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Cady mariée/1

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La Renaissance du livre (p. 1-20).
Chapitre 2  ►

I

Quand la femme de chambre apportant le chocolat frappa à la porte, Cady dormait encore, ou feignait de dormir, couchée à plat ventre au milieu du grand lit, la figure cachée dans l’oreiller.

Son mari, Victor Renaudin, se leva et passa vivement une robe de chambre pour aller prendre Je plateau des mains de Joséphine, au seuil de la pièce.

Il avait, poussée à l’extrême, la pudeur de l’intimité, et il n’avait jamais pu admettre l’insouciance de Cady à cet égard, n1 souffrir qu’une domestique pénétrât dans la chambre conjugale à l’heure du réveil et du lever.

Le plateau déposé sur une table, il pass : dans le cabinet réservé à son usage, y fit une toilette sommaire et revint ouvrir les persiennes des trois fenêtres.

La chambre, vaste et haute de plafond, Itait située à cet angle lumineux et pittoresque du quai qui fait face à la colonnade du palais du Louvre.

Ce matin de mars, le soleil, très vif dans la buée étincelante qui montait de la Seine, traversait en toute liberté les grands arbres défeuillés de la berge, et vint brusquement illuminer l’appartement.

Cady se tourna, d’un souple mouvement de reins, et grogna :

— Dieu, que c’est embêtant !… J’ai encore sommeil, moi !…

Renaudin s’excusa avec contrition :

— Je te demande pardon, ma chérie, mais tu sais qu’il faut que je sois au Palais de très bonne heure ce matin, pour cette affaire…

Elle l’interrompit impatiemment.

— Oui, oui, bon !… Tu déjeunes dehors, c’est toujours cela de gagné !…

Il revint vers elle et, s’asseyant sur le bord du lit, il enlaça tendrement le corps mince de la jeune femme.

— Pourquoi me dis-tu de vilaines choses ? fit-il d’un ton peiné.

Elle s’échappa de ses bras avec une exclamation :

— Comment, le courrier est là et tu ne le dis pas, sale bête !…

En chemise, elle sortit du lit, courut prendre sur le plateau le paquet de lettres et de journaux et revint en trois bonds se reglisser sous les couvertures.

Pendant un court instant, cela avait été, sous la lueur dorée emplissant la chambre, la vision d’une précieuse statuette vivante, audacieusement révélée par la batiste transparente ouvrée de dentelle.

De taille moyenne, très svelte, les seins petits admirablement modelés, les jambes nerveuses, d’un galbe parfait, la jeune femme paraissait compter beaucoup moins que ses vingt-quatre ans accomplis. La tête était délicieuse, avec ses grands yeux gris mélancoliques, sensuels, mutins, semblant tour à tour ou parfois simultanément refléter toutes les flammes de l’enfer et toutes les nuées azurées du paradis. L’ovale du visage, très allongé dans son adolescence, s’était aujourd’hui délicatement arrondi, donnant un air de jeunesse extrême à cette physionomie qui, auparavant, au sortir de l’enfance, semblait déjà mûre. Elle avait gardé une chevelure ni brune ni blonde, qui s’éclairait. d’or au moindre rayon de lumière.

Renaudin ne pouvait détacher d’elle ses regards enivrés, où éclatait l’amour dominateur, exclusif, qui le possédait. Déjà âgé de quarante-trois ans, de physique insignifiant, il avait le front un peu dégarni et sa barbe brune était semée de fils blancs. Entre les mains capricieuses, souvent dédaigneuses, parfois tendres de la jeune femme, le magistrat estimé, l’homme énergique et probe, l’habile et consciencieux juge d’instruction du parquet de la Seine n’était plus qu’un pantin sans volonté.

— Dis, Cady, pourquoi es-tu si méchante ce matin ? demanda-t-il suppliant, en s’emparant sournoisement d’une main étroite et menue qu’il couvrit de gros baisers.

Elle lui sourit, l’esprit ailleurs.

— Que tu m’ennuies !… Ne me lèche pas la main, on dirait l’épagneul du cousin Paul de Montaux… Tiens, vois, il y a un mot de maman… Elle a si peur que je fasse semblant d’oublier son diner qu’elle me rappelle que c’est pour ce soir… Tu seras revenu de ton assassinat, je suppose ?

— Sûrement… Dis-moi, Cady, cela ne te fâche pas que je ne déjeune pas avec toi ?… Ça me désole, tu sais bien, mais je ne peux pas faire autrement, nous devons être à Vincennes à onze heures précises…

Elle lui coupa la parole

— Bon Dieu, qu’est-ce que tu veux que cela ne fiche !… Je déjeunerai très bien toute seule… Ou plutôt non, tiens, j’irai chez Jacques.

Renaudin approuva, content.

— C’est cela, l’ami Laumière sera enchanté. Cady éteignit une courte flamme ironique sous ses paupières promptement abaissées. Je ne sais pas du tout s’il sera enchanté, dit-elle avec nonchalance, mais je suis certaine que moi j’aurai du plaisir à bavarder avec lui… il y a très longtemps que je ne l’ai vu.

Victor sourit, objectant. :

— Voyons, il a dîné ici avant-hier.

Elle haussa les épaules, méprisante.

— Comme cela, ça ne compte pas… Il y avait du monde… et puis toi qui nous espionnais tout le temps.

Et, narquoise, fouillant le regard de son mar de ses yeux hardis :

— T’imagines-tu que devant toinous sommes, Jacques et moi, comme quand nous nous trouvons seuls ?…

La sérénité du visage de Renaudin ne se troubla pas. Il observa avec bonté :

— Je crois que tu veux me rendre jaloux de Laumière…

Elle le nargua, une lueur rose aux joues, s’énervant au jeu méchant qu’elle risquait, agacée par l’entêtement de son mari à refuser d’y entrer.

— Pourquoi pas ?… Y aurait sujet, tu sais ?… Mais c’est comme pour Paul de Montaux… Tu nous pincerais en flagrant délit que tu dirais : « Y a rien de fait ! »

Cette fois, une ombre de contrariété passa sur la physionomie du mari confiant.

— Tu es exaspérante, ce matin, ma chère petite !…

Elle répéta, moqueuse :

— Oh ! « chère petite ! » Appelle-moi donc Hélène, pendant que tu y es !…

Il dit, un peu sentencieusement :

— Je le devrais, c’est ton nom… J’ai tort de continuer à te donner un surnom qui aurait dû disparaître avec la fillette mal élevée que tu étais jadis et que je voudrais bien ne jamais revoir en toi, si légèrement, si fugitivement que ce soit !…

Elle siffla ironiquement.

— Phutt ! quelle blague !… Ça t’embêterait rudement si je n’était plus Cady…

Il protesta avec vivacité.

— Cela non, je te le jure !…

Elle rejeta d’un geste le drap qui la couvrait et se montra quasi nue, la poitrine appuyée sur ses genoux relevés, qu’elle entoura de ses deux bras, gaminement.

— Allons donc !… Ce que tu aimes en moi, veux-tu que je te le dise ?…

Il se détourna et commença de s’habiller, un peu tremblant par suite de l’effort qu’il s’imposait pour ne pas envelopper ce jeune corps tentant de ses bras et le dévorer de caresses.

— Cady, tu vas dire des bêtises, gronda-t-il.

— Ce que tu aimes en moi, c’est l’inceste…

Il tressaillit, péniblement cinglé.

— Tu es folle !… Tu emploies des mots révoltants à tort et à travers !…

Elle poursuivit, imperturbable !

— Pas du tout… Je me comprends très bien, et toi aussi tu me comprends, malgré que tu fasses la bête hypocrite… Évidemment, c’est pas de l’inceste pour de vrai inceste, mais c’est de l’inceste imaginatif… parce que tu m’as vue toute petite, et que tu étais comme un papa pour moi… une espèce de papa à la manque, une manière d’être vertueux vicieusement.

Il s’habillait avec des gestes fébriles et maladroits.

— Cady, ne parle pas ainsi !… Tu ne sais pas combien cela m’est désagréable !…

Elle riposta :

— Pardi, parce que c’est vrai.

Il renonça à discuter et s’enfuit dans son cabinet de toilette.

Alors, passant à un autre sujet, Cady cria :

— Tu sais qui il y a au dîner de maman ?…

Il répondit : « Non ! » d’une voix étouffée.

— Un tas de gens chics, fit-elle railleusement, c’est pour cela qu’on a besoin de moi pour les allumer un peu… Le président du conseil, le général Blot, Mazure, l’auteur dramatique, et puis d’autres… et puis ma cousine Alice avec son mari, le très illustre avocat Me Albert Crépeaux, le ménage le plus collet-monté et le plus laid de tout Paris… Heureusement qu’ils amènent le secrétaire d’Albert, ce délicieux garçon de Félix Argatte… Il va me faire une cour effrénée et je l’accueillerai très bien, je t’en préviens, pour pas que ça t’épate… Et puis, ma cousine Marie-Annette, et le plus bel officier de cavalerie démissionnaire de France, son cher époux, Paul Granier de Montaux — Granier tout court pour ceux de son patelin qui n’en ignorent de ses origines. — Ça, c’est mon flirt d’avant-hier, je l’enverrai coucher… seul, cette fois, il me crispe, à présent… Et puis, cette horrible vieille proxénète de mère Durand de l’Ile…

— Cady !…

— Oh ! ne dis pas que je la décore de ce qu’elle ne mérite pas !… Tu n’es pas dans mon oreille pour avoir entendu toutes les propositions qu’elle m’a faites… à peine voilées, je te dis… Si je l’avais écoutée, le Sénat et la vieille garde du Palais-Bourbon n’auraient plus de secrets pour moi… car elle ne marche qu’en faveur de la décrépitude parlementaire.

— Pourquoi n’as-tu pas averti de cela Mme Darquet ?…

— Maman ?… Ça ne serait pas à faire… Pour sûr qu’elle le sait très bien, et ce qu’elle m’enverrait dinguer, en prétendant que je mens !… La mère Durand, elle ne peut s’en passer, c’est son rabatteur… Oh ! naturellement, pas pour des affaires de rigolade, il y a beau temps qu’elle est sérieuse, maman !… mais pour lui emplir son salon d’individus de la politique… Depuis que papa est mort, elle ne peut se consoler de n’être plus ministre, et il faut conserver à tout prix l’illusion de rester la « femme la plus influente de Paris ».

Renaudin rentrait dans la chambre, ajustant son col et sa cravate.

— Elle l’est, en effet… Pour Paris comme pour l’étranger, c’est toujours la veuve du grand président du conseil.

— Si tu veux… moi, je m’en fous.

— Cady !

— Sers-moi du chocolat, il est assez froid comme cela.

— Lève-toi, tu vas encore en répandre sur les draps.

— Ça m’est égal. Je ne veux pas m’habiller à présent… Y a que ça de bon d’être nue dans une chambre chaude quand il fait du soleil…

Et, sans transition, elle reprit :

— Au diner, il y aura aussi les Voisin… La belle Fernande, qui se chamaillera avec son auteur, la mère Durand, et son mari, cet affreux petit Hubert Voisin, qui m’offrira encore dix mille deux francs vingt-cinq centimes pour me « connaître », comme on dit chastement dans la sainte Bible.

S’efforçant de rester calme et insensible Renaudin demanda :

— Qu’est-ce que ce compte ridicule ?

— Mais c’est exact !… C’est un jour qu’il me promenait dans son auto… Je lui ai demandé deux francs vingt-cinq pour acheter une dorine. En me les donnant, il m’a montré dix billets de mille qu’il avait dans son portefeuille, et il a dit qu’il les ajouterait bien si je voulais… Enfin, oui, ça se comprend, quoi…

Dominant de son mieux sa profonde contrariété, Renaudin jeta, frémissant :

— Comment se fait-il que tu sois allée en auto avec Voisin ? Quand cela ?

— Oh je ne sais plus… Il y a quinze jours, un mois… plus… non, moins… Maman m’avait chargée d’une commission pressée pour Fernande, alors tu parles si j’avais envie de me trotter jusqu’à la rue Pergolèse !… Je suis tout bonnement entrée au Paris-Soir, j’ai demandé « M. le directeur ». Juste, Voisin sortait, il m’a cueillie et déposée au Louvre, où j’avais affaire, précisément pour cette boîte de poudre que je n’avais pas d’argent pour acheter.

— Tu pouvais attendre au lendemain. C’était absurde d’emprunter cette somme à Voisin !…

— Je ne la lui ai pas empruntée !… Penses-tu que je lui ai rendu ses quarante sous ?… Quant à attendre, sûr que non… ma boite était vide rasibus… j’étais malheureuse comme tout…

— Je t’en prie, Cady, ne recommence pas une chose pareille… Voisin est pis que mal élevé… C’est un sale individu. Ne sois pas familière avec lui, tu vois qu’il en abuse tout de suite.

Cady hocha la tête philosophiquement.

— Oh ! pas plus que tout le monde, va !…

— Tu veux dire ?

— Eh bien, qu’on ne peut pas être seule avec un homme sans qu’il vous offre ou non de l’argent selon son genre de beauté, mais l’intention profonde — si j’ose m’exprimer ainsi — est toujours la même…

Le front de Renaudin se plissa ; son visage exprima une vive souffrance. Il repoussa sa tasse à moitié vide, s’assit sur le lit ; et, prenant Cady dans ses bras, il l’étreignit avec une tendresse que son chagrin faisait chaste, vraiment paternelle.

— Ma petite, oh ! ma petite ! fit-il d’une voix altérée.

Elle se renversa étonnée et froide.

— Et puis, quoi ?

De grosses larmes jaillissaient sous les paupières baissées de l’homme et coulaient sur ses joues, se perdant vite dans la barbe.

— Rien.

Elle dit doucement :

— Rien ?… et tu pleures… Pourquoi ?

Il eut un sanglot bref, aussitôt réprimé.

— Rien, et tout… Tu le sais bien… Mais ce n’est pas de ta faute… Je n’aurais pas dû t’aimer, ni t’épouser.

Elle se serra contre lui, coquette.

— Tu le penses ?…

Il frémit sensuellement de tout son être à ce contact toujours neuf, toujours irritant pour sa passion.

— Oui ! cria-t-il désespérément. Oui ! parce que tu étais trop jeune… et puis, surtout, que tu étais une pauvre petite fille mal élevée, mal dirigée, dévoyée comme à plaisir par des parents égoïstes et inconscients… Et que, telle que tu étais, je devais te savoir incapable de devenir une épouse… Ou alors, il aurait fallu que tu aimasses ton mari… un mari de ton âge… Que tu l’aimasses d’amour, profondément, follement !… Oui, cela seul pouvait agir sur toi, te métamorphoser, chasser de toi toutes les scories qui y étaient amassées… Au lieu que moi !…

Elle l’écoutait sans émotion, en souriant affectueusement. Elle répéta, gentiment moqueuse :

— En vérité, tu regrettes que je sois ta femme ? Moi, je croyais que tu m’aimais… Voyez comme on se trompe !…

Il gémit douloureusement.

— Cady, ne t’amuse pas à me faire mal !… Je t’adore !… Mais tu ne saurais imaginer quelle souffrance aiguë c’est pour moi… quel remords atroce je ressens lorsque je me demande parfois si, comme tu le disais tout à l’heure, il n’y a pas du vice dans mon amour… Si je n’ai pas fermé les yeux lâchement et commis un crime en unissant ta jeunesse, ta gaminerie, ta tête folle à mon âge mûr !…

Elle rit :

— Oh ! un crime, c’est beaucoup dire !… Et puis, qu’est-ce que ça te fait ?… Il est légitime… la loi le bénit !… D’ailleurs, tu ne m’aimes pas que comme cela…

Il reprit avec ardeur ;

— Tu as raison !… Oh ! oui, ma chérie, je ne t’aime pas uniquement comme tu me le reproches… Tu es ma vie, mon tout… Je n’ai pas de passé qui ne soit toi, pas d’avenir où tu n’absorbes toute la place… Tu emplis tout mon cœur, tout mon esprit, toute mon imagination…

Il s’arrêta pendant un instant, haletant, et recommença à voix plus basse, plus lente, pénétrée d’émotion.

— Je t’aime à ce point que si, pour ton bonheur, il fallait me sacrifier, m’effacer, me retirer de ta vie… oui, je crois que je pourrais le faire… Peut-être pas maintenant… pas tout de suite… mais lorsque quelques années de plus auront fait de moi tout à fait un vieil homme… Je t’aime bien, je t’aime sainement, puisque tout ce que j’adore, tout ce qui me fascine en toi de trouble, d’inconnu, d’énigmatique, je voudrais quand même l’extirper de toi, pour que tu sois plus parfaite… aussi pour que tu sois plus sûrement heureuse… Tiens, il faut que je te le dise aujourd’hui, où j’ai le courage de te parler à cœur ouvert… J’ai peur pour toi… Je ne suis pas un guide assez sévère… Je ne sais pas me faire obéir, et tu as insuffisamment confiance en moi… Tu abuses de ma faiblesse, tu vas vers de mauvais chemins, je le sens, et je redoute l’avenir, la voie où tu nous engages… Si je devais être seul à souffrir, je ne dirais rien, mais, ma pauvre petite, toi aussi, tu seras atteinte !… Ma Cady, dans la vie, il faut non seulement qu’une femme soit honnête et chaste ; il lui faut être prudente…

De ses doigts légers, gentiment, Cady caressait les paupières toujours baissées, encore humides de son mari.

— Là, là, calme-toi !… Que diable te prend-il, ce matin, d’être si sensible ?… C’est ton assassinat qui te porte sur les nerfs ?…

Il l’abandonna en soupirant.

— Ah ! tu as raison, c’est absurde… Je m’oublie, je m’attarde… et je suis ridicule !…

Il disparut pendant quelques instants dans le cabinet de toilette et revint complètement habillé, redevenu l’homme mesuré, au masque tranquille qu’il était d’ordinaire. Seuls, ses yeux gardaient une angoisse au profond extrême du regard.

Il se pencha sur la jeune femme, songeuse et souriante, sans la toucher, la respirant avec une passion contenue.

— Tu m’as dit tout à l’heure, Cady, que J’avais tort de ne pas être jaloux… Non, je ne suis pas jaloux… et sais-tu pourquoi ?

— Ma foi non. Je te donne toute raison de l’être, pourtant !…

— Vois-tu, Cady, c’est que je crois en toi de toute mon âme, de tout mon être… que j’ai besoin de cette foi absolue, que je n’existerais pas sans elle… Je sais que tu es coquette, audacieuse étourdie… Ton éducation n’est pas arrivée à poser sur toi le vernis de réserve, de pudeur, la plupart du temps menteur chez les jeune filles et les femmes. Mais, je te crois au fond honnête, loyale, plus sensible et tendre que tu ne veux le paraître, et incapable de vilenie réelle… Si tu me trompais, Cady, tout s’effondrerait autour de moi, car je devrais reconnaître que tout ce que je crois, tout ce dont je suis persuadé, toute ma religion de toi, tout ce que mes yeux aperçoivent, tout ce que mon cœur sent serait faux, erroné, illusoire !…

Elle l’interrompit.

— Chut ! chut ! ne fais pas de grandes phrases pompeuses… je te comprends très bien… Et c’est parce que toi seul… Oh ! mon Dieu, oui, toi seul au monde !… tu révères ta petite folle, tu l’estimes envers et contre tout, que je t’aime bien, que je te suis reconnaissante de ta chaude, de ta solide tendresse… et que je voudrais ne jamais te causer de peine, si c’est possible.

Il l’embrassa avec émotion.

— C’est possible et ce serait facile, Cady !…

Elle secoua la tête, un souci fugitif en sa physionomie mobile.

— Oh ! facile, non !… C’est très compliqué, au contraire.

Il s’arracha d’auprès d’elle.

— Allons, il me faut partir… On va m’at

Et secouant les derniers vestiges de son trouble, il reprit, en mettant ses gants :

— Alors, tu déjeunes chez Laumière ?

Elle le regarda fixement, hésita imperceptiblement, puis répondit avec assurance :

— Oui.

Et elle ajouta en riant :

— Si, décidément, tu n’en es pas jaloux :

Renaudin fit un geste.

— Oh ! Laumière, ce serait si abominable, si incompréhensible ! Un homme de mon âge, un vieux camarade, qui t’a vue toute petite, que tu n’as pour ainsi dire pas connu tout jeune !…

— Eh bien, mais, comme toi !

Il sourit un peu tristement.

— Moi ?… Je suis un mari, pas un amant.

Elle le retint comme il se dirigeait vers la porte, insistant :

— Et Paul de Montaux ? Pourquoi n’en es-tu pas jaloux ? Il est jeune, lui.

Renaudin eut une brusque indignation.

— Montaux ! Cet imbécile, ce crétin ! Il faudrait que tu fusses la dernière des dernières pour te toquer d’un animal de ce calibre ! Sans compter que c’est le mari de ta cousine, de ta meilleure amie !

Il sortit en faisant claquer la porte.

Cady se rejeta dans le lit, en marmottant des paroles inintelligibles. Puis, allongeant le bras, elle sonna. À la femme de chambre qui parut elle commanda, tout en se débarrassant de sa chemise :

— Mon tub.

Joséphine sourit largement.

— Monsieur est donc parti, qu’on se met comme ça à l’aise ?

— Pardi ! fit Cady d’un ton bref.

Mais, comme la domestique commençait une niaise histoire qui sournoisement ridiculisait « monsieur », la jeune femme lui imposa silence impérieusement.

— En voilà assez, n’est-ce pas ? Si vous croyez que vous me faites rire !

Une heure plus tard, Cady Renaudin sortait, correctement vêtue d’un tailleur sombre, coiffée d’un grand chapeau de velours noir, une immense étole de fourrure et un non moins immense manchon mettant sur elle l’indispensable note saugrenue de la mode actuelle.

La domestique rejoignit l’office en bougonnant :

— Après tout, cette petite garce-là, elle ne ferait pas son mari cocu, et elle serait au bout du compte chipée pour lui que ça ne m’étonnerait pas !

— On a vu plus rare, observa paisiblement la cuisinière, que ses gras profits dans la maison, qu’elle dirigeait seule, laissaient indulgente pour la patronne.