Cahiers du Cercle Proudhon/1/Pourquoi nous rattachons
Nous avons l’honneur d’ouvrir devant vous notre cercle d’études et de commencer publiquement nos travaux sous le vocale de P.-J. Proudhon. Nous avons pensé que, nous plaçant, nous, nationalistes intégraux sous un tel patronage, il ne serait pas inutile d’expliquer, même pour les personnes averties, le choix de notre patron. Mais avant que de vous dire pourquoi nous rattachons nos travaux à l’esprit proudhonien, je vous demande la permission de vous présenter quelques réflexions sur la formation du cercle lui-même.
Tout d’abord, un point d’histoire. Au mois de mai dernier, quelques-uns de nos étudiants me prièrent de me joindre à eux pour organiser un cercle d’études, non point sociales (je vous dirai tout à l’heure pourquoi), mais économiques. Je ne veux point vous cacher le nom de celui de nos amis chez qui cette idée est née dans la forme que je vous indique. C’est Henri Lagrange. Voilà pour renseigner M. le professeur Bouglé, et pour lui permettre de compléter, dans une seconde édition de sa Sociologie de Proudhon, la note dubitative qu’il a consacrée à notre cercle.
La fondation du cercle présentait quelques difficultés. Lorsque quelques personnes se réunissent pour étudier les problèmes improprement nommés sociaux (car ils ne sont que politiques, ou économiques, ou religieux), il y a un très grand danger. C’est la corruption des principes et des personnes. On risque fort, ou bien de constituer un groupe mondain qui se poussera dans le monde en utilisant son amour des hommes, sa pitié pour les humbles, ou bien de préparer des intellectuels à l’exploitation des passions ouvrières. Vous distinguez très bien que la première forme du danger ne nous menace pas. Nous aurions pu redouter la seconde, si nous nous étions proposé la seule étude des questions ouvrières et la préparation à une sorte d’apostolat social et national parmi les classes ouvrières. Vous savez déjà que nos intentions sont tout autres et qu’elles excluent rigoureusement tout ce qui pourrait rappeler cette forme hypocrite de l’action politique qu’est l’action dite populaire. Vous ne trouverez pas ici des hommes recherchant les moyens d’enseigner le peuple pour lui faire abandonner ses erreurs, et qui auraient la prétention insupportable de le guider, de le diriger, et qui feraient profession d’être ses représentants auprès des classes dirigeantes et des pouvoirs futurs. Le rapport que j’ai eu l’honneur de présenter au dernier Congrès d’Action française vous a donné sur ce point capital les précisions nécessaires.
Nous nous sommes réunis, chacun conservant ici son esprit de famille, de métier, de corps et de classe (de classe surtout), pour faire une œuvre dont j’oserais dire (bien que le terme soit singulièrement déshonoré aujourd’hui) qu’elle sera scientifique, Nous avons tous des idées très nettes sur le problème politique. Nous avons également une conscience parfaite de notre qualité nationale. Il nous reste à connaître, en vue de notre action, en vue de l’organisation à laquelle nous sommes appelés à prendre part, chacun dans notre classe, il nous reste à connaitre le monde où nous vivons, et particulièrement sous l’un de ses aspects qui est parmi les plus obscurs, l’économique. Nous aurons à vivre dans ce monde. Il s’agit pour nous de savoir quelle place nous y occupons, quel rôle nous devrons y tenir, en plaçant toujours au-dessus de nos préoccupations, dans nos études, l’intérêt national. Nous ne pouvons songer à nous en remettre à notre sentiment intérieur (qui n’est naturellement pas exclu), car ce sentiment, s’il doit être le mobile de notre action, est parfaitement aveugle et appelle, pour être satisfait, la collaboration de la connaissance, de l’intelligence. Nous avons à découvrir où sont pour nous, nobles, bourgeois et ouvriers, notre bien et notre mal, dans ce domaine de l’économie, qui a subi des transformations profondes qui ne dépendent ni des princes ni des républiques, et où les notions que nous avons reçues de nos pères ne nous donnent qu’une indication générale et ne nous suffisent plus pour les directions pratiques.
Je vous ai dit que nous ferons œuvre scientifique. Mais vous avez vu que cette œuvre sera faite en vue de l’action. Je crois bien que nous sommes passionnés de connaissance. Mais nous ne sommes point des contemplateurs ; nous ne nous intéressons pas aux phénomènes du monde en spectateurs. Nous ne séparons pas la pensée de l’action. Et nous ne sommes ni gens de salon, ni gens de cabinet. Nous sommes tous au cœur des réalités présentes, et de celles qui sont les plus pressantes. Nous connaissons, non par les livres, mais par l’expérience personnelle, non seulement les problèmes quotidiens de la vie, mais les graves problèmes qui se posent à l’esprit et à l’âme des Français. Si nous voulons faire ici œuvre scientifique, c’est afin de servir notre vie commune, et nos intérêts distincts. Et quelle vie ? C’est la vie française. Quels intérêts ? ce sont nos intérêts de famille, de métier et de classe. Cela vous indique que nous ajoutons, à notre appétit de connaissance, un profond sentiment, une vive passion humaine. Très exactement, nous cherchons à connaitre les formes actuelles de l’économie pour y découvrir les conditions de l’ordre français et, dans la société française, l’ordre des classes, les organes propres à chacune et qui les favoriseront sans rompre les liens nationaux, et sans perdre de vue que toutes ces conditions se rattachent à un ordre éternel, auquel l’ordre français est lié, comme le chêne occidental est lié à la loi de croissance qui gouverne le palmier tropical. Cette connaissance acquise en commun, nous nous séparerons pour l’action pratique ; chacun de nous regagnera son foyer héréditaire, sa femme et ses enfants, son laboratoire, son atelier ou son bureau, son association où il retrouvera ses pairs avec qui il travaillera à l’organisation du pays français, selon sa propre loi, selon le commandement de ses aïeux, et selon la conscience de ses intérêts, dans sa république, sous la protection du roi de France.
Ayant entrepris cette tâche, nous avons cherché un patron. Nous avons voulu qu’il appartînt à la tradition française, à la plus authentique et à la plus ancienne tradition française, celle qui est née et s’est formée au cœur du paysan français, qu’il appartînt en même temps à la race des nouveaux constructeurs, et qu’il réunît en lui-même, outre certaines vertus civiques que nous plaçons très haut, deux forces qui se sont opposées et se sont fait la guerre dans la démocratie du xixe siècle, la force agricole et la force industrielle. Nos intentions vous expliquent l’hommage que nous avons fait à la mémoire de P.-J. Proudhon.
Les personnes qui connaissent l’histoire des idées contre-révolutionnaires ne nous demanderont aucune justification de notre choix. Elles se souviennent que Drumont s’est souvent appuyé sur la pensée proudhonienne, que Maurras a découvert, chez l’auteur de la Fédération en Italie, le sens parfait de la politique française, que Dimier a placé Proudhon parmi les maîtres de la contre-Révolution, que Bainville, enfin, a réuni dans une même dédicace, les zouaves pontificaux et le penseur révolutionnaire qui « dans sa pleine liberté d’esprit, retrouva la politique des rois de France ». Et elles n’ignorent pas que deux écrivains français, qui ont fait en France la plus forte critique de la démocratie, du point de vue syndicaliste, Georges Sorel et Édouard Berth, sont tout pénétrés du plus pur esprit proudhonien.
La part reconnue que Proudhon a prise dans le mouvement des idées contre-révolutionnaires sera donc, aux yeux de tous, notre première justification. Mais il y a plus, croyons-nous. Ce n’est pas seulement Proudhon critique de la démocratie, du socialisme et de l’anarchisme que nous invoquerons ici. C’est Proudhon constructeur. C’est là-dessus que je veux surtout vous donner quelques explications.
Proudhon critique de la démocratie, du socialisme et de l’anarchisme, Proudhon papalin, a été en même temps démocrate, socialiste et anticlérical, sinon anticatholique, et bien qu’il n’eut aucun des caractères que nous connaissons à l’anarchiste, sa réaction contre l’État l’a porté souvent à des mouvements fortement anarchiques. Il est même juste de dire que la plupart de nos contemporains ne le connaissent guère que sous ce dernier aspect, : « La propriété, c’est le vol ! — Dieu, c’est le mal ! » deux formules inséparables, dans l’esprit du plus grand nombre, de la mémoire de Proudhon et qui résument son œuvre. Vous savez combien c’est insuffisant, combien c’est faux, vous savez même ce qu’il faut entendre dans ces cris. Vous savez que la première critique proudhonienne de la propriété a abouti à une des plus fortes défenses de la propriété qui aient jamais été faites ; vous savez également que, parmi les écrivains du xixe siècle, Proudhon est un de ceux qui ont eu la plus profonde intelligence du catholicisme. Mais il n’en reste pas moins que Proudhon est un fils de la Révolution, un enfant perdu de 1789, et qu’il a eu la foi révolutionnaire. Et, néanmoins, c’est un constructeur. Même avec sa foi révolutionnaire, il construit, il a la passion de la construction, de la vie organisée, ordonnée, disciplinée. Même dominé par les idées directrices de la révolution, au point qu’il donnera à sa Théorie de la propriété cette conclusion que le droit du propriétaire est juste et nécessaire parce qu’il assure la Liberté (et il écrit le mot Liberté en lettres capitales, et il l’entend au sens révolutionnaire) ; même dirigé, inspiré, soulevé par l’enthousiasme révolutionnaire, il s’oppose de toutes les forces de son sang, de toute la vigueur de sa pensée, à l’anarchie issue de 1789. Et voilà la vérité qui nous apparaît. Proudhon, c’est la France éternelle qui subit au xixe siècle l’anarchie intellectuelle du xviiie, qui continue de répéter les paroles insensées imposées à sa mémoire, mais dont les mains paysannes, ouvrières, formées par le labeur aux arts de la vie, reproduisent les gestes traditionnels du travail et dont l’intelligence, disciplinée par les siècles, recherche l’ordre dans ce monde nouveau ou elle n’aperçoit plus que les signes du désordre.
Eh bien ! Messieurs, cette angoisse, cette recherche de Proudhon, ç’a été la nôtre, et je dis plus, c’est la nôtre encore. Nous avons été dans la même anarchie morale et intellectuelle que Proudhon. Comme lui, nous avons subi le prestige des nuées quatre-vingt-neuviennes. Mais, grâce au génie de Maurras, nous avons résolu le premier des problèmes, le problème qui commande tous les autres, et sans la solution duquel aucun autre ne peut être résolu, le problème politique, le problème de l’État. Nous sommes consciemment, très consciemment contre-révolutionnaires. Et de notre connaissance des solutions premières, de notre conscience de l’intérêt national découlent des principes qui seront appliqués à l’économie. Mais ici quel travail nous reste-t-il à faire ? Tout un monde de formes nouvelles est né. Quelles sont les formes bonnes, excellentes, et quelles sont les mauvaises, nuisibles ? Nous avons à les découvrir, à les reconnaître, à les estimer, afin de prévoir l’usage que nous en ferons, sous la monarchie, pour notre bien commun et pour notre bien particulier. A quelques jeunes hommes qui le questionnaient un jour sur ces graves problèmes, Maurras répondait : « C’est à la deuxième génération d’Action Française qu’il appartiendra de résoudre ces questions et d’en appliquer les solutions. » Une des premières démarches de ces jeunes hommes a été d’aller à Proudhon. Pour les raisons que je vous ai dites, et pour d’autres encore. Dans ce domaine, Proudhon représente plus que la contre-révolution. L’esprit proudhonien représente une valeur révolutionnaire que nous pouvons incorporer à nos propres valeurs, je dirai mieux : que nous trouvons dans notre propre mouvement.
Lorsque nous considérons le problème français dans toute son étendue, sous tous ses aspects, politique, social, économique, moral, religieux, du point de vue ou nous nous plaçons, à l’Action Française, que voyons-nous et que prévoyons-nous ?
Voyons-nous tout simplement une nation qui a fait quelques erreurs intellectuelles et qui s’est donné un régime absurde, et prévoyons-nous tout simplement qu’un changement de régime, dont les effets s’étendraient dans la nation à travers tous les corps, tous les groupes existant actuellement, nous apportera à nous, Français, tous les bienfaits que nous attendons ? Nous, nationalistes français, nous savons parfaitement que de telles vues et de telles prévisions seraient tout à fait insuffisantes. Nous savons parfaitement que l’on ne peut rien entendre, absolument rien, aux problèmes politiques et économiques actuels, si l’on ne les regarde à la lumière de l’admirable et profonde théorie de Maurras sur les Quatre États confédérés. Sous cette lumière éclatante, tout s’éclaire. La nation française apparaît comme une nation conquise, privée de son État national, et dominée par une confédération de quatre groupements. Juifs, Protestants, Maçons, Métèques, qui constituent un État distinct, dont les intérêts sont tout à fait opposés aux nôtres, qui traite avec l’Étranger selon son intérêt particulier et qui s’associe à lui pour le pillage de la nation. Et ces Quatre États, cette Confédération, cet État qui est surtout, actuellement, juif, et qui est parfois soit un prolongement de l’État allemand, soit un prolongement de l'État anglais, n’est pas du tout construit à l’image du désordre que nous constatons dans la société française. Il a un ordre politique qui maintient la cohésion dans la Confédération mais dont la fonction est d’entretenir le désordre dans la société française, qui fait en quelque sorte ce que les Mandchous faisaient dans la société chinoise. La Confédération qui règne en France nous impose un ordre moral, un ordre social, un ordre religieux, qui sont créés pour assurer sa domination ; elle a surtout un ordre économique qui lui permet, de nous exploiter, de nous dépouiller et même de nous expulser, de nous prendre notre sol, ceci au bénéfice de l’Étranger. En somme, en France, actuellement, il n’y a plus d’ordre français. Il y a un ordre, à la défense duquel participent un certain nombre de Français, traîtres conscients ou demi-dupes, ou dupes, ou ignorants (comme il y a des Hindous qui défendent l’ordre de Sa Majesté Britannique aux Indes), mais cet ordre, ce n’est pas le nôtre. Et devant cette situation, notre mouvement est nécessairement à la fois contre-révolutionnaire, en ceci qu’il tend à rétablir la pièce maîtresse de l’ordre français, la monarchie, et révolutionnaire, en ceci qu’il tend à détruire l’ordre social étranger qui nous est imposé et à créer des institutions qui s’appuient sur la tradition française mais qui seront de formes nouvelles, puisque le monde de l’économie a subi des transformations matérielles extraordinairement profondes qui rendent impossible la reconstitution des vieux organes de défense que le peuple français s’était créés.
C’est ici que nous rencontrons Proudhon, comme Maurras et Bainville l’ont rencontré dans la chancellerie royale. Cette passion révolutionnaire qui anime Proudhon, c’est la nôtre. Dans la France où il vivait, avec l’ordre français inscrit dans son sang, Proudhon ne reconnaissait pas dans cet ordre social qui était déjà l’ordre capitaliste étranger, le prolongement, dans le monde économique nouveau, de l’ordre français transformé selon sa tradition. On lui a reproché d’être un adversaire de l’ordre social, d’être en tout anarchiste. Ah ! Messieurs, ceux qui lui ont adressé ce reproche n’ont pas vu la flamme qui éclaire son œuvre ; ils n’ont pas vu que l’ordre social qu’ils défendaient eux-mêmes n’était pas l’ordre social dont leurs pères leur avaient légué la tradition, que c’était déjà l’ordre étranger, et que le vrai défenseur de nos intérêts, de nos droits historiques, à nous, Français, c’était P.-J. Proudhon. C’est en ceci, en cette réaction profonde que se manifeste l’esprit proudhonien ; c’est cet esprit que nous invoquons pour présider à nos travaux. Avec cet esprit, avec cette passion, nous continuerons la recherche proudhonienne, mais avec d’autres méthodes, et guidés par des doctrines politiques inattaquables, nous chercherons à connaître notre monde, le monde français enrichi et transformé par l’industrie de nos pères, pour y vivre selon notre loi et notre droit.
C’est donc une œuvre nouvelle que nous entreprenons et, comme vous l’a dit Galland, nous ne ferons pas ici d’exégèse proudhonienne. Mais nous ne nous priverons pas du concours de l’analyste révolutionnaire ; nous lirons ses œuvres, et nous les commenterons, ce qui est d’ailleurs indispensable pour comprendre quelques aspects de la vie intellectuelle française et de l’organisation ouvrière. Quelqu’un qui est plus qualifié que moi-même vous parlera de Proudhon lui-même et de toute son œuvre. Mais je ne puis me retenir de vous citer, ce soir, quelques pages qui viennent à l’appui de ce que je vous ai dit. Je souhaite que ceux qui sont venus ici et qui ne connaissent pas Proudhon emportent le souvenir de quelques paroles, où ils reconnaîtront un accent qui ne rappelle en rien l’accent de Genève ou de Kœnigsberg, qu’ils sachent bien quelle intelligence Proudhon avait de notre histoire, et quel respect il avait pour elle. Voici une page extraite de la Solution du problème social :
Parlez-moi de la propriété féodale qui a duré jusqu’en 1789, qui s’était propagée, enracinée profondément parmi les bourgeois et les paysans, mais qui, depuis soixante ans, a subi, jusque dans les campagnes, des modifications si profondes, Ici encore, le principe de la division des industries existant à peine, la propriété était tout ; la famille était comme un petit monde fermé et sans communications extérieures. On passait des années entières presque sans argent ; on ne tirait rien de la ville ; chacun chez soi, chacun pour soi ; on n’avait besoin de personne. La propriété était une vérité ; l’homme, par la propriété, était complet. C’est à ce régime que s’était formée la forte race qui accomplit l’ancienne révolution. Aussi, voyez quels hommes ! quels caractères ! quelles vigoureuses personnalités ! Auprès de ces natures de fer, nous n’avons que des tempéraments mous, flasques et lymphatiques. Telle était en 1789 l’économie générale de la société : l’indépendance des fortunes faisait la sécurité du peuple. Aussi nos aïeux purent-ils supporter dix ans de régime révolutionnaire, soutenir et vaincre les efforts de l’Europe conjurée : tandis que nous, race désappropriée, race appauvrie, avec six fois plus de richesses cependant, nous ne tiendrions pas six mois, non pas à la guerre étrangère, ni à la guerre civile, mais à la seule incertitude !…
Reconnaissez-vous le Français, le vrai Français, l’homme de la terre de France ? Et vous allez le reconnaitre encore, vous reconnaitrez le paysan qui a défendu son sol, qui a combattu avec Jeanne d’Arc, avec Henri IV, avec Turenne, et dans les armées de la République et de l’Empire ; le Français soldat, le Français guerrier, mais plus grand que nature, voyant ses armes tracer les caractères d’une loi du monde. Ouvrons ce livre admirable, la Guerre et la Paix :
Salut à la guerre ! C’est par elle que l’homme, à peine sorti de la boue qui lui servit de matrice, se pose dans sa majesté et dans sa vaillance ; c’est sur le corps d’un ennemi abattu qu’il fait son premier rêve de gloire et d’immortalité. Ce sang versé à flots, ces carnages fratricides, font horreur à notre philanthropie. J’ai peur que cette mollesse n’annonce le refroidissement de notre vertu. Soutenir une grande cause dans un combat héroïque, où l’honorabilité des combattants et la présomption du droit sont égales, et au risque de donner ou recevoir la mort, qu’y a-t-il là de si terrible ? Qu’y a-t-il surtout d’immoral ? La mort est le couronnement de la vie comment l’homme, créature intelligente, morale et libre, pourrait-il plus noblement finir ?
Les loups, les lions, pas plus que les moutons et les castors, ne se font entre eux la guerre : il y a longtemps qu’on a fait de cette remarque une satire contre notre espèce. Comment ne voit-on pas, au contraire, que là est le signe de notre grandeur ; que si, par impossible, la nature avait fait de l’homme un animal exclusivement industrieux et sociable, et point guerrier, il serait tombé, dès le premier jour, au niveau des bêtes dont l’association forme toute la destinée ; il aurait perdu, avec l’orgueil de son héroïsme, sa faculté révolutionnaire, la plus merveilleuse de toutes et la plus féconde ! Vivant en communauté pure, notre civilisation serait une étable. Saurait-on ce que vaut l’homme sans la guerre ? Saurait-on ce que valent les peuples et les races ? Serions-nous en progrès ? Aurions-nous seulement cette idée de valeur, transportée de la langue du guerrier dans celle du commerçant ?… Il n’est pas de peuple, ayant acquis dans le monde quelque renom, qui ne se glorifie avant tout de ses annales militaires : ce sont ses plus beaux titres à l’estime de la postérité. Allez-vous en faire des notes d’infamie ? Philanthrope, vous parlez d’abolir la guerre ; prenez garde de dégrader le genre humain[2]…
M. le professeur Bouglé nous dira que cette apologie de la guerre se termine par une condamnation de la guerre. Eh ! nous le savons mieux que lui. Nous avons lu à la fin du livre la phrase que Proudhon a écrite en lettres capitales L’HUMANITÉ NE VEUT PLUS DE LA GUERRE. Mais nous savons aussi par quelle erreur, que quelques-uns d’entre nous ont connue dans leur esprit, Proudhon était arrivé à cette conclusion. Et ils savent bien, eux, que ce livre, qui se termine par une affirmation antiguerriére, demeure, de la première ligne à la dernière, un livre guerrier ; ils savent que si Proudhon concluait ainsi, c’est qu’il croyait, non à la disparition, mais à la transformation de la guerre.
De nouveaux travaux eussent sans doute corrigé et complété ces conclusions. Sur ce point, comme sur tant d’autres, on peut imaginer que Proudhon eût connu l’aventure qui, de ses premiers mémoires sur la propriété, l’amenait à cette forte Théorie de la propriété, où l’on trouve tant de pages que plusieurs d’entre nous signeraient, s’ils n’en trouvaient les termes un peu rudes. — Du cri : « La propriété, c’est le vol ! », de cette première négation, qui, selon lui, était la première démarche du critique, de l’explorateur social, à quoi Proudhon aboutit-il ? à ceci :
La propriété, si on la saisit l’origine, est un principe vicieux et antisocial, mais destiné à devenir, par sa généralisation même et par le concours d’autres institutions, le pivot et le grand ressort de tout le système social[3].
Le principe de propriété est ultra-légal, extra-juridique, absolutiste, égoïste de sa nature jusqu’à t’iniquité : il faut qu’il soit ainsi.
Il a pour contre-poids la raison d’État, absolutiste, ultra-légale, illibérale et gouvernementale, jusqu’à l’oppression : il faut qu’il soit ainsi.
Voilà comment, dans les prévisions de la raison universelle, le principe d’égoïsme, usurpateur par nature et improbe, devient un instrument de justice et d’ordre, à ce point que propriété et droit sont idées inséparables et presque synonymes. La propriété est l’égoïsme idéalisé, consacré, investi d’une fonction politique et juridique.
Il faut qu’il en soit ainsi parce que jamais le droit n’est mieux observé qu’autant qu’il trouve un défenseur dans l’égoïsme et dans la coalition des égoïsmes[4].
Que reprocherions-nous à ces analyses et à ces fortes affirmations ? D’être trop rudes, de trop négliger l’adoucissement qu’ont apporté à l’État et à la propriété des siècles de civilisation chrétienne et française. Mais l’esprit, mais la doctrine sont nôtres, presque sans réserves. — Il serait vain de se demander jusqu’à quel point Proudhon aurait continué ses reconnaissances, ses découvertes. Je ne sais si les sentiers, si les rudes chemins hasardeux qu’il suivait l’eussent amené à la route royale. Mais, à coup sur, il était sur une route française, et nous savons bien où porte la courbe de sa pensée prolongée dans notre siècle. La maison où nous parlons est un des points où revit l’esprit proudhonien. M. le professeur Bouglé et M. Herriot peuvent appeler Proudhon à leur secours ; ce n’est pas chez eux que passe la pensée proudhonienne ; M. Herriot fait de la politique démocratique, M. Bouglé fait des livres pour la démocratie ; qu’est-ce que cela peut avoir faire avec l’œuvre proudhonienne ?
Les fils de Proudhon, c’est nous ; nous, qui ne sommes ni des politiciens, ni des fabricants de livres, nous qui voulons travailler et qui travaillons à l’organisation de notre pays. C’est nous qui faisons revivre ces deux vertus françaises, dont l’une au moins anime toute l’œuvre proudhonienne et dont l’autre y affleure, je veux dire cet esprit d’indépendance, du fierté républicaine et ce loyalisme monarchique qui font que le Flamand, le Breton, le Lyonnais, le Provençal, tout homme du pays français enfin, se fera tuer pour la défense des droits, des libertés qui assurent sa vie, parce qu’il veut vivre en travaillant ou mourir en combattant, mais est prêt à mourir aussi, avec joie, avec bonheur, pour notre Sire le Roi de France.