Cahiers du Cercle Proudhon/2/Le bilan de la démocratie
Dans son Histoire de quatre ans, 1997-2001, Daniel Halévy nous fait assister à l’épanouissement de la démocratie. Corrompu jusqu’aux moelles par les « libéraux populistes », qui ressemblent comme des frères à nos socialistes unifiés, le peuple français court à l’abîme. Il s’abandonne à toutes les aberrations des sens : intoxication par l’alcool, l’opium et la morphine, débauche raffinée ; il s’adonne au spiritisme, à l’occultisme. Aussi les asiles sont-ils pleins d’aliénés et les hommes de la rue sont-ils des dégénérés. Paris et sa banlieue comptent 6 millions d’habitants ; par contre, la terre est abandonnée : « Qu’elle était grandiose et triste, pourtant, cette campagne qu’ils parcouraient, et qu’elle eût surpris les regards d’un homme du xixe siècle ! Elle était déserte et semblable à une brousse immense. »
Mais l’ordre a encore des défenseurs. Contre le régime abject se dressent enfin les positivistes, les syndicalistes et les catholiques austères. Ils se subordonnent étroitement le suffrage universel et soumettent leurs compatriotes à une rude discipline.
Les positivistes, les syndicalistes, les royalistes n’attendront pas l’an 2000 pour pratiquer une solide et nécessaire alliance. Le temps presse : tout ce que prévoyait Halévy se réalise dès à présent sous nos yeux.
Il est incontestable que la France se démocratise avec régularité. L’idéalisme politique grandit d’année en année. L’État devient, théoriquement, de plus en plus pur, de plus en plus éthéré. Mais, comme dit Marx, « l’idéalisme politique porté à sa perfection, c’est, en même temps, le matérialisme bourgeois à son apogée ». Le solidarisme au pouvoir, c’est l’égoïsme porté à sa perfection.
La liberté grandissante que nous donne la démocratie est très spéciale : c’est « la liberté de l’homme égoïste, c’est-à-dire le droit à un essor effréné de tous les éléments spirituels et matériels qui forment le contenu de sa vie ». C’est, très réellement, l’excuse de toutes les turpitudes, l’encouragement de toutes les licences.
De cet « essor effréné », on constate aujourd’hui les résultats. Ils constituent le bilan de la démocratie.
Alcoolisme d’abord ! La consommation alcoolique fait en France de rapides progrès. En trois années, pas plus, elle a augmenté de 10 p. 100. La bande ivre des QM, qui avait déjà maintenu le privilège des bouilleurs de cru, vient de s’opposer à la limitation des débits de boisson.
La morphine et l’opium sont consommés clandestinement. On ne peut donc donner des chiffres à leur sujet. Mais personne n’ignore que l’usage de ces poisons devient courant.
Faut-il parler de la luxure et de la pornographie ? En ce qui les concerne, chaque jour nous apporte son scandale jugé, par le public, avec une indulgence sans bornes.
L’individu était autrefois le membre d’institutions élémentaires qui réglaient ses démarches et ses pensées. Sur cette trame solide, toujours pareille, l’homme ordinaire se contentait de broder un honnête dessin ; l’homme de génie pouvait improviser de brillantes variations.
Aujourd’hui, tout n’est que fantaisie individuelle, caprice évanoui aussitôt né, désarroi et tourmente. N’étant plus lesté, l’esprit risque de sombrer. Tout se paye : à l’aliénation sociale grandissante correspondent les inquiétants progrès de l’aliénation mentale. En 1871, nos asiles recevaient 49 789 fous ; en 1908, ils en ont reçu 96 247. Nous avons aujourd’hui plus de 100 000 aliénés.
Notre démocratie est toute au Progrès, au Bonheur, à la Vie. L’enseignement de la démocratie est follement optimiste. En paroles, la démocratie a toutes les audaces. En fait, jamais l’individu n’a eu une telle peur de vivre, jamais il n’a étalé une telle incapacité de supporter bravement la souffrance. En 1872, il y avait en France 5 275 suicides par an ; en 1887, on en comptait 8 202 ; en 1904, on atteignait 8 876 et 9 945 en 1907. Nous dépassons aujourd’hui le chiffre de 10 000.
Fille de Rousseau, la démocratie chérit Émile. Notre siècle est « le siècle de l’enfant », comme dit un pédagogue contemporain. La démocratie accable l’enfant de ses effusions romantiques et de ses tendres bégaiements. Elle va bien plus loin : voulant éviter toute peine à l’enfant, elle refuse de « lui infliger la Vie ». La démocratie est malthusienne.
L’an dernier, quand M. Edouard Berth l’affirma, les démocrates ricanèrent : « C’est une phobie. Il voit la démocratie partout. » Cependant les faits sont là : plus notre république devient démocratique et plus elle hait l’enfant. Elle le hait : voyez plutôt cette cruauté si naturelle, si allant de soi, de M. Vautour refusant de louer des appartements au père de famille : elle n’indigne personne.
Notre natalité qui, de 1871 à 1880, était encore de 25,4 p. 1.000, est tombée à 23,9 p. 1.000 de 1881 à 1890, à 22,2 p. 1.000 de 1891 à 1900.
La république quatrième, celle qui date de la révolution dreyfusienne, a accéléré le mouvement de chute. En 1901, les naissances s’élevaient à 22 p. 1.000 ; elles sont descendues, aujourd’hui, à 19,6 p. 1.000.
Pour le premier semestre de 1911, les décès surpassent les naissances de 18 279 unités. 65 départements français offrent un excédent de décès et, comme de juste, les départements « avancés », Rhône, Isère, Var, Gard, Yonne, etc., donnent l’exemple. Dans beaucoup de départements, notre natalité, inférieure à 15 p. 1.000, se rapproche rapidement de 10 p. 1.000. Le Lot a 154 décès pour 100 naissances. Il est vrai qu’il a donné le jour à Gambetta ! Dans le Gers, on trouve 157 décès pour 100 naissances ; enfin, dans le Tarn-et-Garonne, pour 100 naissances, on constate 158 décès.
Nos lecteurs nous excuseront d’aller si bas chercher nos exemples : considérez les politiciens et vous vous rendrez compte que — de l’extrême-droite à l’extrême-gauche — les professionnels de la démocratie n’ont que haine pour le foyer et la famille nombreuse. De Gambetta à Briand, en passant par Waldeck-Kousseau, les pères de la démocratie pratiquent le célibat ou l’union libre ou la « génération consciente ». Ils n’ont rien à apprendre de ces démocrates exaspérés que sont les anarchistes.
Afin de donner le change, la démocratie dit aimer la famille. Et pour le prouver, les moralistes démocrates nous présentent la famille sous un jour idyllique. Mais comme ils connaissent bien leur monde ! Pour engager l’individu à se marier et à procréer, ils lui racontent qu’en fondant une famille, c’est son propre bonheur qu’il assure. C’est toujours de l’individu que part la démocratie, c’est toujours l’individu qu’elle flagorne et satisfait.
Mais les démocrates, hommes et femmes (hommes sans virilité et femmes sans pudeur), effectuent savamment les mutations, les transpositions qui avantagent leur cher « moi ». Ils savent fort bien que le mariage fécond c’est, en réalité, la vie rendue plus âpre et plus difficile ; qu’il implique le renoncement aux plaisirs (aux Joies de la Vie, disent les démocrates), l’adieu souvent définitif aux distractions, l’acceptation de peines, de chagrins, de douleurs, d’angoisses. Il faut se dévouer et souffrir. Aussi les démocrates reculent-ils devant le cortège de devoirs quotidiens qui menace leur « Droit au Bonheur ».
Pour des raisons analogues, la démocratie use de plus en plus du divorce. La moyenne des divorces, qui était de 1,4 p. 100 en 1886, est aujourd’hui de 4,1 p. 100. Elle a presque triplé en 25 ans : ainsi s’est produit le « tassement » que nous promettaient les démocrates bon teint qui chaperonnèrent la loi sur le divorce. Dans les départements urbains, on approche de 10 divorces pour 100 mariages.
Tous ces faits liés s’expliquent très bien quand on songe que la démocratie est d’essence urbaine. L’idéal démocratique, il n’est point dans les « nuées ». Il n’est que le reflet de l’existence des citadins désœuvrés. Il postule la vie facile, les agréments, les commodités de l’existence, une liberté anarchique, la réduction du temps de travail, l’accroissement indéfini des loisirs.
Conséquence inéluctable : au fur et à mesure que se développe la démocratie, on est certain d’assister au déracinement des ruraux et à leur ruée vers les villes. De fait, en France, malgré notre faible natalité, les départements urbains continuent à s’hypertrophier aux dépens des campagnes saignées à blanc.
La Seine, où les décès surpassent les naissances, augmente cependant sa population de 305 424 âmes en cinq ans : à elle seule, elle vide un département rural. Le Rhône, qui devrait perdre 15 000 habitants, en gagne 57 674. C’est, au bas mot, 70 000 âmes qu’il enlève aux départements ruraux qui l’avoisinent.
Mêmes remarques pour la Seine-et-Oise, les Bouches-du-Rhône, la Gironde, départements malthusiens, qui s’accroissent de la substance des campagnes. Nombreux sont les départements qui, d’un recensement à l’autre, perdent 2, 3, 4 et même 5 p. 100 de leur population. Le fief de Joseph Reinach, les Basses-Alpes, dépasse cette dernière proportion.
Aussi notre agriculture est-elle menacée. Elle ne se maintient qu’au prix de tarifs protecteurs destinés à satisfaire l’électeur paysan. Rien que pour les céréales, de 1906 à 1911, nos ensemencements en blé, seigle et méteil ont disparu sur une surface de 300 000 hectares (exactement 298 499). Il en va de même pour toutes les cultures. Les villages « tombent à rien ».
Une à une, les maisons de nos campagnes se vident, se lézardent, s’effondrent. La propriété, le sol tant aimé par nos aïeux, se perd. La friche et la lande règnent à nouveau.
Ce bilan est clair. La démocratie ruine tout ce qu’elle touche. Rien ne résiste à son infernal génie de destruction. Elle peut à bon droit se réjouir : elle nous a avilis ; elle a réussi à corrompre le peuple lui-même.
Cependant, la démocratie aurait tort d’escompter une victoire définitive. Il y a dans ce pays des forces encore intactes, des hommes qui, tout pleins de notre passé, se sont gardés purs. Les gens qui sont « dans la maison » française mettront à la raison les démocrates qui font « la foire sur la place ».
La démocratie est très puissante, si l’on considère les résultats qu’elle a donnés et les forces administratives et policières dont elle dispose. Mais elle est en même temps extrêmement faible. Qui donc a-t-elle pour la défendre ? Les politiciens qu’elle gave, les clients qu’elle engraisse, la presse qui vit de la déchéance commune et les petits vieillards, les apprentis QM des « jeunesses républicaines ». C’est peu, très peu, trop peu pour la sauver.