Cahiers du Cercle Proudhon/5-6/L’Action française, l’expérience Poincaré et le syndicalisme

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Cahiers du Cercle Proudhon/5-6
Cahiers du Cercle Proudhon (p. 273-276).

L’ACTION FRANÇAISE, L’EXPÉRIENCE POINCARÈ
ET LES SYNDICALISTES


On me permettra de joindre, aux notes qui précédent, quelques réflexions que je veux soumettre à notre ami Darville dont nos amis ont lu plus haut l’admirable étude. Je tiens à fournir à notre ami, ici même, quelques réponses aux questions qu’il pose dans ses conclusions. Mais je les lui fournirai, non plus seulement comme membre du Cercle Proudhon, mais comme ligueur d’Action française.

Darville se demande, en somme, si l’Action française sera de force à surmonter l’expérience Poincaré, à donner à la crise où nous sommes la solution qu’exige le salut public, sans me laisser affaiblir par les infiltrations rationalistes (rationalisme étant ici opposé en quelque sorte à l’héroïsme guerrier) et sans se laisser confondre avec les exploiteurs du patriotisme qui conduisent aujourd’hui, au gouvernement, la campagne pour les trois ans.

Pour l’expérience Poincaré, la chose nous paraît définitivement jugée. Le poincarisme, dont on pouvait craindre qu’il déterminât une deviation du patriotisme au profit de la démocratie, n’a absolument rien produit dans ce sens. Son impuissance est reconnue de tous aujourd’hui. Il y a bien une quantité de braves gens qui vont l’acclamer chaque fois qu’il se déplace. Mais ce sont de bonnes foules qui ne font pas i’opinion, et qui, surtout, ne font jamais de révolutions ni sociales, ni nationales. Chez tous ceux dont le jugement compte dans l’élaboration des jugements publics, et qui conduiront l’action des Français dans les temps de crise profonde, l’expérience Poincaré est terminée. On s’est arrêté un instant devant la daumont présidentielle, sans grand espoir, mais avec l’illusion qu’il allait en descendre un homme qui essaierait de mettre fin au re~ne des bavards. On n’en a vu descendre qu’un homme au front soucieux qui allait inaugurer des hôpitaux et des voies publiques. C’est fini, c’est fini ; on n’en parle plus, et l’on n’y pense même plus. Jamais l’Action française n’a fait tant de progrès que depuis le poincarisme. La question, aujourd’hui, ce n’est pas : la vraie république du vieux parti, ou la république patriote, avec Poincaré, ou l’empire, ou la monarchie ; c’est la France ou l’anti-France, la Patrie ou la Mort, et toutes les intelligences averties traduisent : la Monarchie ou la République. Voyez Sembat lui-même, cet homme habile. Que dit-il ? « Faites un roi, sinon faites la paix. » Et le vrai peuple parisien, lorsqu’il suit les retraites, ne croyez pas qu’il crie : Vive Poincaré ! Il crie : Vive l’armée ! et jamais, jamais : Vive la République !

Mais est-il vrai qu’il y ait chez nous trop de rationalisme, et que ce rationalisme puisse quelque jour nous entraver ? Non cher Darville, laissez-moi vous dire que je connais bien l’Action française et ses troupes : je puis vous assurer que jamais ce rationalisme que vous imaginez n’arrêtera notre élan. Oui, nous sommes rationalistes en ce sens que nous faisons un très large usage de notre raison, de notre intelligence pour démontrer la nécessité de la monarchie ou la nécessité de la patrie, — pour démontrer d’une manière générale que si l’élan, le sentiment qui nous pousse à l’action eat indispensable, il est non moins indispensable de savoir où il aboutira (je vous dirai très vulgairement : il faut savoir, avant de prendre son élan, où le saut va vous porter).

Mais, en même temps, nous sommes profondément traditionalistes et nous cultivons toutes les ressources que l’enthousiasme peut donner à l’homme. Nous exigeons simplement que cet enthousiasme soit éclairé, que l’esprit sache où il veut souffler… Si nous rendons justice à France, parce qu’il a sauvé la langue française au temps de la barbarie symboliste, ce n’est pas chez lui que nous allons chercher une philosophie. Peut-être avez-vous vu cette douce philosophie, alexandrine, amollissante, démoralisante, chez quelques jeunes lettrés qui, au café, trouvaient quelque élégance à dire leur sympathie éloignée pour l’Action française ? Ce sont des spectacles que l’on peut voir à l’une de nos frontières ; mais allez, je vous prie, au front : si vous aviez vu Plateau et Maxime Réal del Sarte au manège du Panthéon, Pimodan et Lacour place d’Italie, Barral et Lagrange rue Cujas, et cent autres avec eux, vous sauriez ce que pèse l’alexandrinisme à l’Action française, et vous sauriez ce que sont nos valeurs héroïques.

Il reste, dites-vous, que l’on n’a pas dénoncé assez vigoureusement la tactique gouvernementale contre le syndicalisme. Je pense que l’essentiel a été fait. Toutes les distinctions entre le patriotisme vrai et le patriotisme d’affaires ont été faites, et Maurras n’a pas manqué de signaler, en même temps que la Bataille, le caractère singulier de l’article de M. Tardieu à la Revue des Deux Mondes. Mais ces distinctions sont éparses dans des articles fournit pour une campagne de plusieurs mois. Peut-être aurait-on pu condenser toutes ces distinctions ? Mais vous-même, mon cher ami, et nos amis du Cercle, et moi-même ? Nous aurions dû protester au début de la campagne, et encore au moment de la comédie de répression qui a abouti à l’arrestation de quelques douzaines de syndicalistes. Nous ne l’avons pas fait. Nous y avons bien pensé ; nous avons même préparé une protestation. Nous ne l’avons pas écrite. Pourquoi ? Parce que nous étions en pleine bataille, et parce que le temps manquait, et parce qu’il était prodigieusement difficile de nuancer nos élans de combat au point de serrer la main droite de nos adversaires et de leur tordre le poignet gauche. Le conflit éclatait brusquement. Il fallait prendre position rapidement contre le roi de Prusse et ses alliés de l’intérieur. C’est ce qui a été fait. C’est ce que tous nos amis du Cercle ont fait, parmi les premiers. Mais cela ne nous a pas empêché de dénoncer partout l’impuissance démocratique, l’impuissance du gouvernement et l’exploitation du patriotisme par les amis de Poincaré et de Barthou.

Aussi bien, les syndicalistes ne s’y sont pas trompés. Ils nous ont reconnus comme les vrais et seuls patriotes. Croyez bien que ceux qui parlent au nom du syndicalisme attaquent actuellement beaucoup plus le patriotisme vrai que le patriotisme d’affaires ; celui-ci, c’est le prétexte pour attaquer la Patrie. Mais je connais, nous connaissons, Darville, quelques gaillards qui trafiquent dans le syndicalisme et que le patriotisme d’affaires ne gêne en aucune manière parce qu’il s’accommoderait fort bien de leur syndicalisme d’affaires. Ce que ceux-là veulent atteindre, c’est le patriotisme vrai. Et c’est pourquoi ils nous ont désignés comme leurs ennemis. Et nous le sommes, au même titre que nous sommes les ennemis d’Étienne et des requins du patriotisme, parce que nous savons que les uns et les autres sont tout prêts à marcher ensemble à un nouveau Triomphe de la République contre nous. Nous n’avons là-dessus aucune illusion. Seulement nous pensons que l’on ne pourra pas nous escamoter comme l’on a escamoté la Patrie française au cours de la révolution dreyfusienne. La situation d’aujourd’hui n’est pas celle de 1898. En 1898, il y avait un patriotisme qui ne savait où il allait devant un gouvernement dont les principes étaient très fermes, et dont le jeu était de se taire lorsque les poussées rationalistes étaient un peu fortes. En 1913, il y a un patriotisme parfaitement conscient, parfaitement organisé, que guide l’Action française, qui a grandi lentement, s’est incorporé des éléments de premier ordre, et dont les doctrines occupent la première place de la vie politique. Devant elle, un gouvernement qui ne croit plus à lui-même, et qui est obligé de singer l’Action française pour tenir son rôle, un gouvernement dont les membres empruntent leurs plus fortes expressions au vocabulaire de l’Action française. Devant un tel spectacle, le peuple francais, qui entend bien, ou qui comprend confusément, fait ce qu’il a déjà fait et ce que font tout les peuples lorsqu’ils voient leurs gouvernements accepter les idées de l’opposition : il acclame les opposants et devient leur complice. C’est l’histoire de notre grande Révolution ; c’est l’histoire de la récente révolution portugaise. C’est notre histoire aujourd’hui ; mais les directions ont changé. Nos gouvernants sont en train de tuer proprement la République. Ils veulent se donner l’allure d’un véritable État ; ils amènent le pays à désirer l’instauration de l’État militaire dont vous déplorez l’absence. Écoutez bien ce qui se dit auprès d’eux : Faites un roi, sinon faites la paix. Il y a plus de choses dans ces quelques mots de Sembat que n’en contient, aujourd’hui, mon cher ami, toute notre philosophie.

Georges Valois.