Cahiers du Cercle Proudhon/5-6/Notre deuxième année

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Collectif
Cahiers du Cercle Proudhon/5-6
Cahiers du Cercle Proudhon (p. 268-272).

NOTRE DEUXIÈME ANNÉE


Nous avons d’abord à nous justifier, auprès de nos lecteurs et de nos amis, du retard vraiment excessif apporté à la publication de nos cinquième et sixième cahiers. Il est certain qu’il eut été bon que ces cahiers parussent vers la fin de 1912, ainsi que l’exigeait la logique propre aux publications périodiques. Mais nous devons dire que nous n’avons jamais regarde nos Cahiers comme devant être soumis aux exigences de la périodicité régulière. Ne les ayant pas conçus comme un organe de lutte directe, mais surtout comme un instrument de critique idéologique, nous avons prévu que nous publierions chaque cahier seulement lorsque nous en aurions réuni la matière. En somme, nous n’avons pas voulu ajouter une revue aux trop nombreuses revues qui sont actuellement répandues. Il nous suffisait de créer un centre où l’on pourrait publier, le moment venu, sans provocation artificielle de la production littéraire, les études qui servent l’objet du Cercle. Voilà notre meilleure justification.

Mais ajoutons que les obligations de chacun de nous ont ajouté de nombreuses causes accidentelles de retard à ces causes essentielles. Une année exceptionnellement chargée, par les travaux, l’action quotidienne, les conférences, nous ont mis, les uns et les autres, dans l’impossibilité de donner à la rédaction des Cahiers, tout le temps que nous eussions voulu lui accorder. Rien ne nous permet de prévoir que ces obligations diminueront au cours de la nouvelle année. Nous avons donc décidé de transformer les Cahiers, de telle manière qu’ils ne souffrent point trop du retard où chacun de leurs rédacteurs pourrait se trouver.

Désormais, les Cahiers du Cercle Proudhon paraîtront, à raison de six par an, en fascicules in-seize couronne, de 32 à 128 pages, et ne contiendront chacun qu’une seule étude de leurs rédacteurs ou de leurs collaborateurs. Ils constitueront en somme une collection de petits ouvrages où les fondateurs du Cercle, leurs amis et leurs alliés, et quelques personnes faisant avec eux une alliance temporaire, publieront un ensemble de travaux originaux se rattachant aux études du Cercle. Les notes et tes chroniques du Cercle seront jointes à ces cahiers sur des feuillets séparés. Sous cette forme les Cahiers se prêteront mieux qu’aujourd’hui à l’œuvre de critique des institutions démocratiques que le Cercle a entreprise et il leur sera plus aisé de pénétrer dans les différents milieux où chacun de leurs rédacteurs entretient des relations intellectuelles qu’il est seul en mesure de raccorder à t’œuvre collective.

C’est donc ainsi que nous pourrons poursuivre, malgré les charges que chacun de nous assume, une œuvre dont l’utilité nous a été largement démontrée par les résultats acquis. Nous tenons pour très important le résultat de nos premiers engagements avec les démocrates, par quoi nous avons repris Proudhon à ses « utilisateurs », à ses « exploiteurs » de la démocratie. Nous avons restitué au patrimoine français une source intellectuelle qui avait été troublée, détournée et gaspillée par les pillards internationaux. C’est une victoire. Elle a été attestée par un observateur que sa position destinait à l’impartialité contre nous, mais que sa loyauté obligeait à publier le vrai, M. Daniel Halévy. Elle a été attestée à l’étranger par un socialiste italien, M. Agostino Lanzillo, qui, dans une belle étude du Resto del Carlino, a repris à son compte les déclarations de M. Halévy et leur a donné d’amples développements en ce qui concerne notre œuvre : « Oui, dit M. Lanzillo après avoir reproduit nos premières déclarations, cette « diane » (questo aquillante diana di guerra) peut être sonnée au nom de Proudhon, parce qu’elle contient les éléments qui tous furent en germe dans l’esprit du grand penseur français, dont les pages les plus véhémentes sont dirigées contre la démocratie ». Victoire acquise, incontestée désormais, car les démocrates se sont enfin tus, et n’ont trouvé d’autre moyen de se rattacher à Proudhon qu’en se réunissant chaque mois en un dîner, auquel ils ont donné le nom de « dîner Proudhon » où les convives échangent les potins de Sorbonne et ceux du Parti unifié, et parlent de tout sauf de ce qui pourrait avoir quelque lien avec la pensée proudhonienne.

Nous tenons ce résultat pour fort important. Mais nos amis savent que nous nous sommes dévoués à une tâche plus large. Répétons encore que nous n’avons eu à aucun moment le propos de faire de t’exégèse proudhonienne. Nous voulons poursuivre dans notre siècle l’œuvre d’assainissement intellectuel et d’organisation sociale à laquelle Proudhon s’était donné, et c’est par nos œuvres propres et par notre action que nous prouverons que nous n’avons pas pris en vain le nom de notre patron, et que la tradition que nous avons retrouvée chez lui est bien la plus authentique tradition de la France classique.

C’est ce qu’à victorieusement démontré Henri Lagrange, exhumant les grandes pages de critique littéraire où Proudhon avait impitoyablement condamné les romantiques, de Rousseau à Georges Sand, et tous les critiques se sont associés aux fortes conclusions que Lagrange a données à l’étude qu’il a placée en tête de cette réédition (Émule de Nicolas Boileau, héritier spirituel des rois de France, Proudhon reçoit de notre reconnaissance le titre de grand classique). C'est également ce qu’a fait Albert Vincent, publiant dans la collection du Cercle, à la Nouvelle Librairie Nationale, son beau travail, si documenté et si précis, sur les Instituteurs et la Démocratie, travail écrit pour appeler ses collègues, les instituteurs, au nom de Proudhon, au nom de la famille française, au nom de l’ordre français, à collaborer non plus dans l’œuvre de destruction où les pousse la République mais dans l’œuvre de reconstruction où ils trouveront le roi, protecteur des républiques françaises. Le silence de la grande presse démocratique a été forcé par le talent et l’audace de Vincent, et nous avons vu deux notoires représentants de la démocratie, M. Èmile Favre, député, à la Bataille, et M. Eugène Fournière, à la Dépêche de Toulouse gémir longuement sur la ruine des idées démocratiques, que ce vaillant petit livre annonce. Et l’on nous a assuré que M. Ferdinand Buisson ne cachait pas sa détresse.

Cette tâche, nous l’avons continuée au Cercle, et, cherchant dans quel sens la diriger cette année, nous n’avons naturellement trouvé rien de mieux que de consacrer toutes nos séances de travail à renseigner nos amis et nos auditeurs sur les campagnes engagées, dans toutes les parties du monde révolutionnaire, contre la loi de trois ans : annonçant trois semaines avant que la bataille fût engagée, le conflit inévitable entre les patriotes et les révolutionnaires, et invitant dès ce moment nos amis à ne pas être un instant les dupes du gouvernement ni de Joseph Reinach, c’est-à-dire à maintenir entièrement, même pendant cette crise, nos vues sur le syndicalisme et à faire porter leurs coups non sur le syndicalisme, mais sur l’antipatriotisme, non même sur l’antipatriotisme des syndicalistes, mais sur l’antipatriotisme des gens de Sorbonne et d’Institut. Et trois jours avant la réunion du manège du Panthéon, noua pûmes, résumant toutes les campagnes faites au temps de Dreyfus, prévoir la marche des événements au moment où nous nous sentions tout près du premier corps à corps : un premier choc dont le résultat serait à l’avantage de l’adversaire, une période douteuse suivant cette première rencontre et ensuite la victoire nécessaire, assurée des patriotes ; et la conclusion de notre soirée fut que nous devions tous aller à la réunion organisée par les antipatriotes, sans espoir de vaincre ce jour-là, mais afin que notre tâche fût faite. Et elle le fut : le sang versé de nos amis Pierre Lecœur et Thybault en témoigna. Les membres du Cercle Proudhon étant réunit, pour défendre à la fois le nationalisme et le syndicalisme, il convenait qu’ils fussent les premiers à combattre ceux qui, usurpant le nom et les titres du syndicalisme tentaient de conduire les classes ouvrières à ta trahison contre la France.

Enfin, nous avons continué de chercher des républicains. Tous les républicains du Cercle étaient devenus royalistes. En mars dernier, nous vîmes venir à nous un des derniers républicains qui vivent en France celui-là était un vrai, du vieux parti, et laïque, et, chose extraordinaire, il était jeune. Nous l’accueillîmes avec honneur : il fut heureux de passer une soirée avec nous ; nous lui parlâmes de nos espoirs et de nos votontés qui sont ardents ; il nous parla de sa vie chez les républicains, ce qui était en somme assez triste, et il en convenait ; il venait chez nous pour purifier son esprit, et pénètre pour dissoudre son inquiétude, qui était grande. Nous nous quittâmes cordialement, après lui avoir remis des livres. Quelques jours après, il écrivait à l’un de nous une lettre d’adieu. Il s’était « ressaisi » et il nous disait :

Je viens de prendre connaissance de votre livre, et lui ai consacré, tant il a suscité en moi de pensées et remué d’idées, ma soiree entière et une partie de la nuit. Et je vous prie de croire que je suis loin de penser avoir perdu mon temps. C’est qu’en effet, il ne fallait pas moins d’un choc semblable pour me faire reprendre mes sens.

Je serais bien peu homme de goût, Monsieur, si je n’avais apprécie d’emblée la valeur philosophique et morale de votre ouvrage, abstraction faite de la richesse de la forme. Comme on voit que vous ne vous êtes pas départi de ce puissant esprit critique qui fouille, pénètre et frappe l’obstacle et dont peuvent s’enorgueillir seuls, les privilégiés que développe une forte culture anarchiste ou socialiste ! l’esprit critique, c’est-à dire le seul facteur de progrès !…

Mais si l’ensemble constitue un tout d’une homogénéïté parfaite, il me faut vous avouer loyalement que, pour cette raison même, je repousse en bloc, complètement, absolument, sans qu’il me soit possible d’en garder la moindre miette, le développement de votre pensée, puisque les premisses, la base, le soutènement de votre œuvre me paraissent rigoureusement inacceptables et dangereux.

Combien, Monsieur, je suis heureux que soit dissipé désormais tout malentendu entre nous ! Étudier Proudhon, tel est bien mon plus vif désir, mais serait-ce le même homme que nous aurions en vue ? J’ai bien peur que non. Le mien c’est celui qui n’a pas craint de dire : « Je ne veux être ni gouvernant, ni (soulignant ce mot) gouverné' et c’est surtout celui qui a dit : notre tâche à nous, publicistes, c’est de préserver la Révolution des périls dont sa route est semée ». J’en voit un, plus dangereux que d’autres, et c’est pour le combattre que je me réclame de Proudhon, le seul socialistequi l’ait vu aussi. Enfin, « mon » Proudhon c’est celui qui a dit : « J’ai refusé de concourir à une restauration monarchique… »

Voici qui est net, je pense, et vous ne me tiendrez pas rigueur de vous avoir parlé loyalement comme on s’exprime entre Français de vieille souche. Et, comme j’ai pu apprécier la charmante courtoisie dont vous avez bien voulu user en mon endroit, de même j’opposerai à la sympathie que je porte à votre personne, l’intransigeance d’une opposition absolue à votre œuvre…

Dans l’ancienne France les adversaires se saluaient avant de tirer l’épée. Je vous salue, Monsieur, vous et les vôtres, vous exprimant encore fois la haute estime que j’ai pour vous et la haine que je ressens à l’égard de votre œuvre…

C’était très net et d’une belle franchise. Nous remerciâmes l’auteur de la lettre, non sans lui exprimer notre regret. Mais devons-nous dire qu’il est revenu parmi nous ? Il veut rester républicain (et nous l’entendons bien), mais c’est chez nous seulement qu’il trouve l’intelligence des problèmes sociaux. Nous sommes heureux de lui souhaiter ici la bienvenue, et nous le remercions du précieux témoignage qu’il nous apporte.

Nous remettons à un prochain Cahier la reproduction d’articles que les journaux et les revues ont consacrés au Cercle, à ses Cahiers et à ses publications. Nous remercions simplement aujourd’hui le Devoir, de Montréal, la Société Nouvelle, de Bruxelles, la Revue hebdomadaire, les Cahiers du Centre, Pages Libres, l’Indépendance Bretonne, l’Univers, la Revue roumaine, l’Opinion Publique de Prague, le Bien Public de Gand, l’Avant-Garde de Normandie, etc., etc… de n’avoir pas respecter la loi du silence à notre égard. Nous aurons à répondre longuement à quelques pages qui nous concernent dans une longue étude que le P. du Passage a publiée aux Études où l’éminent religieux nous attribue des illusions que nous n’avons guère, des pensées que nous n’avons pas. La part que plusieurs d’entre nous ont prise, dans les rangs de l’Action Française, dans la campagne pour la défense nationale, indique assez que nous ne nous méprenons pas un instant sur le rôle que l’on veut faire jouer au syndicalisme révolutionnaire contre l’État et contre la Patrie. Mais nous maintenons, même et surtout aujourd’hui, que la pensée qui préside au développement du syndicalisme est une pensée d’organisation utile, heureuse, féconde, et que si le syndicalisme est actuellement entraîné contre la Patrie, c’est qu’il est, selon le mot de Maurice Pujo, saboté, saboté par la Maçonnerie, saboté par les Sorbonnards, saboté par quelques-une de ses représentants ou de ses inspirateurs, dupes ou complices de l’Étranger de l’intérieur.