Cahiers personnels, Adélaïde de Brunswick/Adélaïde de Brunswick/2-8

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Chapitre VIII (1953 & 1964)
Cahiers personnels ; Notes pour les Journées de Florbelle ; Adélaïde de Brunswick, Texte établi par Gilbert Lely, Jean-Jacques PauvertXIII (p. 375-398).
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CHAPITRE VIII


Le prince de Saxe n’avait point encore épanché son cœur dans le sein du marquis de Thuringe ; il venait de l’envoyer chercher dans cette intention.

— Vous me voyez le plus malheureux des hommes, mon cher cousin, lui dit-il ; je n’ai retrouvé ma femme que pour le tourment de ma vie. Qu’il eût été heureux pour moi que, toujours restée chez son père, vous ne l’eussiez jamais conduite ici ! Elle est au point de ne pouvoir plus cacher sa honte : au lieu de répondre à mes reproches, elle en rougit, et sa franchise, la seule vertu qui lui reste, ne sert qu’à doubler les tourments de ma vie.

— Mais quelles preuves avez-vous, dit Thuringe des torts que vous lui supposez maintenant ?

— Son embarras, sa confusion lorsque je l’interroge sur sa conduite.

— Ah ! mon prince, que ces preuves sont faibles ! Ne savez-vous pas qu’une semblable explication fait toujours rougir une femme ? Quelle est celle dont la modestie n’est pas alarmée par de telles inculpations ? S’il est vrai que vous soyez revenu de vos soupçons sur le jeune Kaunitz, sur qui peuvent-ils donc porter aujourd’hui ?… Souffrez, mon prince, que je vous le dise : vous êtes le seul artisan de vos peines ; vous n’avez que celles que votre imagination enfante ; revenez des erreurs où elle vous entraîne, et vous serez le plus heureux des hommes.

— Je ne suis pas persuadé comme vous, dit le prince, de son innocence avec Kaunitz… Qu’allait-il faire enfin à ce rendez-vous ? Mais, à supposer même qu’Adélaïde n’eût aucun tort ce jour-là, comment excuserez-vous celui qu’elle a eu en enfreignant mes ordres à Torgau, dont elle ne s’échappa que pour aller courir l’Allemagne que pour devenir tour à tour la maîtresse d’un margrave, d’un chef de bandits et d’un conspirateur ?… Peut-elle justifier de cette multitude de torts ? Et quand je l’interroge, pourquoi ne me répond-elle que par le plus coupable embarras ? Non, mon ami, non, jamais vous ne la justifierez.

— Votre honneur, dit Thuringe, m’étant aussi cher que le mien, mon prince, je vous avoue que j’ai cru devoir prendre aussi quelques éclaircissements sur tout ce qui concerne Adélaïde pendant ses voyages. Bathilde me les a fournis, et cette fille, incapable de tromper, m’a fort assuré qu’il ne s’était rien trouvé de répréhensible dans la conduite de votre épouse. Pendant le cours de son absence jusqu’à cette époque, rien n’a pu lui donner des torts : vous n’avez donc rien à lui reprocher. À l’égard de l’embarras où la jettent vos questions, je vous l’ai dit, prince, ce trouble est celui de la modestie : j’aurais bien mauvaise opinion d’elle si elle vous eût écouté sans pudeur. Revenez donc de vos chimères ; renoncez-y pour toujours et cessez d’affliger la meilleure et la plus malheureuse des femmes.

Cette explication eût peut-être calmé Frédéric si Mersbourg, qui la redoutait, ne fût venu replacer dans l’âme de ce prince tous les serpents de la jalousie.

Lorsque Frédéric fit part au comte de l’entretien qu’il venait d’avoir avec son cousin, et du calme qui en était résulté pour lui :

— Certes, répondit Mersbourg, je ne m’étonne pas de ce que vous me dites, et celui qui rend votre femme coupable doit avoir le plus grand intérêt à vous la faire voir innocente.

— Thuringe séduirait ma femme !… Oh ! non, cela est impossible.

— Mon prince, j’ai tout découvert : celui qui vous amena pour épouse la fille du duc de Brunswick eût bien désiré la prendre pour lui-même. Tous deux formaient le même vœu, et tout ce qui s’est passé n’en est que le résultat. Le rendez-vous de la volière près de laquelle Kaunitz ne fut apposté que pour vous induire en erreur, l’incendie de Torgau et l’évasion qui en devint la suite, le voyage même dans lequel il engagea votre femme pour la soustraire à votre courroux, cette Bathilde qu’il plaça près d’elle pendant ses courses indécentes mais très utiles à ses projets, tout est l’ouvrage du coupable amour de votre cousin et de la perfidie de votre femme.

— Monsieur, s’écria Frédéric bouillonnant de colère, votre vie me répondra de cette imputation. Fournissez-moi des preuves de ce que vous me dites, et je vous comble de bienfaits ; si vous me trompez, l’échafaud vous attend.

— Quoique ce ne dût pas être par des menaces, monseigneur, dit Mersbourg, qu’il vous fallût recevoir la confidence que je viens de vous faire, je me soumets néanmoins à tout, si je ne fournis la preuve de ce que je vous dis. Les deux amants doivent se trouver ce soir près de la fatale volière où ils se voyaient déjà avant la détention de la princesse ; trouvez-vous-y, prince, et si je vous trompe, que votre épée se plonge à l’instant dans mon sein.

On imagine bien que ce scélérat avait tout arrangé pour la réussite d’un tête-à-tête dans lequel il pouvait trouver tout ce qui devait l’amener à l’accomplissement de ses désirs.

Il lui paraissait essentiel de changer d’abord le lieu des conversations d’Adélaïde et de Thuringe. Depuis le retour de la princesse, on s’était vu dans ses appartements. Mersbourg en fit sentir le danger : il proposa de rétablir les rendez-vous à la volière, et les amants ne s’opposèrent point à un ancien ordre de choses qui paraissait avoir leur plus grande sûreté pour objet. En conséquence dès le lendemain, vers le coucher du soleil, Thuringe accourt où il sait que la princesse l’attend. À peine est-il auprès d’elle qu’il se précipite à ses genoux et la supplie de prononcer seulement qu’elle ne sera jamais à d’autre qu’à lui si elle vient à perdre son époux.

L’imprudente Adélaïde prononce ce coupable serment et le scelle du plus ardent baiser… Ô gage précieux d’un aussi tendre amour, deviez-vous, de vos feux, allumer le flambeau des furies !…

— Traître ! s’écrie Frédéric en saisissant Thuringe, viens, viens donc de ta main anéantir les jours de celui dont tu attends la mort avec tant d’impatience !… Viens, en m’assassinant, briser les nœuds qui troublent ton bonheur. Je devrais te prévenir sans doute ; je devrais t’immoler sur le sein même de la malheureuse que corrompent tes indignes séductions ; je devrais, par des flots de sang puisés dans vos deux cœurs, cimenter les serments que vous venez de vous faire ; mais vos âmes perfides s’uniraient par ce mélange impur. Je veux vous enlever jusqu’à cette jouissance, et, guidé par l’honneur, ce n’est qu’aux Champs de Mars que je dois me venger. Viens-y trouver la mort ou celle que tu aimes. Je veux, si j’y succombe, que mon cœur arraché par tes mains lui soit présenté tous les jours. Tu m’obéiras, Thuringe ; souviens-toi que ce sont mes derniers ordres.

— Allons, prince, marchons, dit le rival de Frédéric en reprenant l’attitude fière que lui donne à la fois et son courage et son amour. Oui, volons au combat ! je vous suis. Sur moi seul doit tomber toute votre fureur. Adélaïde est innocente ; je suis prêt à vous faire telle raison qu’il vous plaira. Fixez l’heure et le lieu : là je vous prouverai que celui que vous jugeâtes digne de tenir les rênes de l’État, l’est aussi de se mesurer avec vous.

Les deux rivaux se séparèrent. Frédéric donna des ordres pour qu’on emportât Adélaïde évanouie, et chacun se retira en attendant l’issue de ce grand événement.

— Ô Mersbourg, dit le prince en revoyant son perfide ami dès le même jour, quel affreux service vous m’avez rendu ! C’en est un, sans doute, mais il est bien cruel !

— Prince, répondit le comte, je n’ai pu souffrir plus longtemps les outrages dont on vous couvrait ; je vous ai rendu les services que m’inspiraient l’honneur et l’amitié !

— Ô mon ami, qu’ils sont terribles ! Que vais-je faire de cette malheureuse, maintenant ?

— Vous n’aurez plus le droit d’en disposer, répondit le comte ; les suites du combat vont décider de son sort. Si vous aviez le malheur d’y succomber, celui qui vous succéderait la soustrairait bientôt au châtiment que vous lui auriez imposé ; si vous êtes vainqueur, la politique vous oblige à faire grâce. Je vous l’ai dit, une conduite différente vous brouillerait avec votre beau-père, et vous connaissez les raisons qui doivent s’opposer à cette rupture. Mais il est une autre précaution, prince, dont vous devez vous occuper et qu’exige de vous la tranquillité de vos sujets. Le sort des armes est incertain ; rarement fixé par le bon droit, le hasard le règle souvent : vous devez donc vous nommer un successeur.

— J’y pensais, dit Frédéric, et voici quelles sont mes idées : je laisse, si je meurs, la régence de mes états à ma femme. Cette générosité la touchera ; quelques-unes de ses larmes couleront au moins sur mes cendres. Par le même testament, je lui enjoindrai d’épouser celui qu’elle croira mon meilleur ami… tu t’es nommé, Mersbourg, je le vois…

— Non, prince, cela ne se peut : dès qu’Adélaïde aime Thuringe, c’est lui qu’il faut nommer au trône.

— Je ne porterai point la grandeur d’âme jusque-là. J’aime à croire ma femme innocente, mais je ne puis voir Louis du même œil.

— Eh bien, que votre testament porte que la régente donnera sa main à celui qu’elle jugera le plus digne du trône.

— J’y consens !

Le testament s’écrit ; revêtu des formes exigées par les lois de ce siècle, il acquiert la force dont il est susceptible ; Frédéric le signe, et tout se prépare pour le combat.

— Madame, dit Mersbourg à la princesse chez laquelle il passa dans la matinée qui suivit l’événement sur lequel se fixaient les yeux de toute la Saxe, nous touchons à l’époque la plus intéressante de votre vie.

— La plus affreuse, monsieur, la plus déchirante pour mon cœur ! Il faut que ce jour terrible m’enlève ou mon époux ou mon amant ; que vais-je devenir dans l’un ou l’autre cas ?

Ici Mersbourg apprit à la princesse le contenu du testament.

— Moi, s’écria Adélaïde, moi régner si je perds mon époux par les mains de Thuringe ! ou régner si je perds mon amant par celles de mon époux !… Ah ! le pourrais-je hélas !

— Des raisons d’État vous y forcent. Le prince veut, s’il succombe, que vous épousiez après lui l’être que vous jugerez le plus capable de gouverner son peuple, et par conséquent, le plus digne de vous. Si quelque considération vous empêche de choisir le marquis, vos yeux, madame, peuvent se porter sur tel objet qu’il vous plaira.

— Mais, monsieur, qui donc est cause cette fois de tous les malheurs qui m’accablent ?

— Votre seule imprudence, madame… imprudence que j’aurais à l’instant prévenue, s’il m’eût été possible de vous voir. Un écuyer du prince se promenait auprès du lieu de votre rendez-vous : à peine en a-t-il compris l’objet qu’il vole tout apprendre au prince, que sa jalousie naturelle a porté dans l’instant vers le lieu qu’on lui désignait. Un peu plus de confiance en moi, madame, eût prévenu tous ces malheurs ; mais vous n’en eûtes jamais, et voilà où de fausses craintes nous conduisent.

— Croyez-moi, mon cher comte, je ne mérite point ce reproche : ne serez-vous pas demain peut-être le seul ami qui me restera ?

— Ah ! persuadez-vous bien, madame, que je serai toujours le plus sincère !

En ce moment, la trompette sonne ; les hérauts font ranger les spectateurs. Mersbourg, nommé maréchal du camp, fait jurer aux princes que leur cause est juste et que leurs droits sont bons. Les armes se vérifient et le gant est jeté dans la lice où les témoins se trouvent déjà. Les barrières s’ouvrent ; les combattants paraissent ; ils prennent du champ.

Au signal convenu, tous deux montés sur leur palefroi, armés de leur lance, couverts de leur écu, fondent avec rapidité l’un sur l’autre. La victoire est longtemps indécise ; leurs écus étincellent du choc des lances dont ils se frappent mutuellement ; mais celle de Thuringe, fortement appuyée au défaut de l’armure de Frédéric, lui fait vider les arçons et le renverse au milieu de l’arène bientôt inondée de son sang.

Thuringe aussitôt à terre que celui qu’il vient de terrasser, cherche en vain à le secourir. Ses larmes se mêlent au sang de son ennemi ; il pleure sur des lauriers qu’il eût voulu ne moissonner jamais, et court néanmoins les porter aux genoux de celle qu’il adore. Mais ce n’est qu’avec peine qu’on trouve la princesse qui, soigneusement renfermée chez elle, n’ose connaître l’issue d’un combat qui, quelle qu’elle puisse être, ne peut lui coûter que bien des larmes.

— Princesse, lui dit enfin Thuringe dès qu’elle est contrainte à reparaître, jamais victoire ne fut aussi malheureuse pour moi ; je ne suis plus, à vos yeux, que le meurtrier de votre époux : de quel droit puis-je prétendre à votre main ?

— Monsieur, dit Adélaïde, combien je vous estime en vous voyant convaincu de l’idée que cette malheureuse victoire élève d’éternelles barrières entre vous et moi. Le testament de mon époux me remet provisoirement un sceptre qui n’appartient qu’à vous. Les Saxons accoutumés à marcher sous vos ordres aimeront voir dans vos mains ce sceptre que vous entourâtes si souvent de lauriers : acceptez-le, monsieur, il est digne de vous ; mais en remplissant tout ce qu’il vous impose, oubliez une femme infortunée qui ne peut plus partager ces soins glorieux avec vous, et pour avoir conçu le criminel désir de le pouvoir et pour avoir perdu par vos mains l’unique arbitre de mon sort. Montez sur un trône qui n’appartient qu’à vous, monsieur ; et si, du haut de ce trône que vous occuperez seul, votre âme encore revolait vers la mienne, et qu’elle retrouvât dans cette âme qui vous appartint quelques traces d’un feu mal éteint, n’achevez pas de la déchirer en lui reprochant le sacrifice qu’elle s’impose et qu’elle préfère à toutes les trompeuses illusions d’un amour trop coupable… Régnez, monsieur… je vais pleurer ; nous aurons tous deux rempli nos devoirs, et le bonheur d’être content de soi-même l’emporte sur toutes les puissances de la vie.

La princesse, en finissant ces mots, rentra dans son appartement. Thuringe veut la retenir en se précipitant à ses pieds… : vainement…, elle fuit.

L’assemblée des États est convoquée le lendemain par elle. Elle s’y rend couverte des ornements royaux dont elle doit se parer pour la dernière fois de sa vie, et là, du ton le plus auguste et le plus solennel, elle dit :

— Magnanime et respectable nation, un grand événement vient de se tracer dans vos annales. Vous regrettez comme moi la perte d’un souverain que vous aimiez comme un père et que je révérais comme le plus sage et le plus vertueux des époux. En me nommant au trône, il me laisse le soin d’y placer celui que vous et moi croirons le plus digne de lui succéder : il a nommé Thuringe en formant ce désir. Celui qui sut si bien vous conduire à la gloire, qui, dans le cours des voyages de mon époux, sut si bien tenir les rênes de l’État, celui-là, dis-je, est le seul qui puisse remplacer Frédéric. Mais en vous désignant Thuringe pour son successeur, je ne puis cependant vous le présenter comme mon mari. Frédéric est tombé sous ses coups, et le sang précieux qu’il répandit par cette victoire l’éloigne à jamais de moi. Les torts du marquis de Thuringe, liés peut-être trop malheureusement aux miens, ne me laissent plus d’autre parti que la plus profonde retraite ; souffrez que j’aille m’y ensevelir pour jamais.

Se dépouillant à ces mots des ornements qui la couvraient : « Trouvez bon, messieurs, continua-t-elle, que je remette en vos mains les attributs de ma grandeur. Je les laisse en dépôt à Thuringe ; qu’il en orne le front de celle qu’il choisira pour s’asseoir près de lui sur un trône qui ne peut être dignement occupé que par lui ; et si vous et lui, respectables Saxons, m’honorez quelquefois d’un souvenir auquel je n’ose pourtant pas aspirer, veuillez dire en prononçant le nom de celle qui vous fut chère : « Elle eût vécu pour notre félicité puisqu’elle se sacrifia pour l’honneur. »

Des larmes coulèrent de tous les yeux. Plusieurs voix s’élevèrent pour retenir cette femme intéressante sur un trône dont sa conduite actuelle la rendait si digne. Mais Adélaïde ne composait point avec sa conscience : elle persiste à fuir et quitte l’assemblée.

Thuringe, entraîné par les grands de l’État, ne doit plus, ne peut plus s’occuper que des nouveaux soins qui lui sont confiés.

Il est couronné dès le lendemain.

Mersbourg, furieux de tout ce qui se passe, désolé de voir se réduire à rien toutes les peines qu’il s’est données pour le succès de ses crimes, se détermine à en commettre un dernier qui le mette enfin à la tête d’une nation qu’il ne voit qu’avec désespoir régie par son rival. Une conspiration éclate ; Thuringe est prêt à perdre la vie : tout est l’ouvrage du comte. Mais Thuringe triomphe ; Mersbourg est arrêté, conduit au tribunal des pairs pour y être jugé. Lui-même convient de tous ses crimes, et voilà les aveux qui sortent de sa bouche :

— Si l’amour le plus violent pouvait servir d’excuse aux crimes les plus noirs, peut-être mériterais-je un peu de pitié de la part de ceux dont naguère je ne voulais exiger que des respects ; mais je n’attends plus que la mort ; je la mérite, écoutez-moi. Une autre passion que celle qui me prend aujourd’hui motiva mon premier crime : vous savez la fin désastreuse de Mme de Kaunitz. Ses refus me piquèrent ; ils irritèrent mon amour-propre : je la fis empoisonner. Mon courroux s’étendit jusque sur son fils, et voulant compromettre la princesse qui captivait déjà mon cœur, et susciter contre elle à la fois et la jalousie de son amant et celle de son époux, je fis tomber sur le sein du jeune Kaunitz le poignard dont Frédéric voulait percer l’amant d’Adélaïde. J’excitai donc de plus en plus la jalousie du prince de Saxe, imaginant avec raison que ce moyen ferait tourner en ma faveur la catastrophe que je désirais. En préparant d’avance le duel, bien sûr que Thuringe en sortirait vainqueur, j’immolai d’abord l’un de mes concurrents ; il me devenait facile après de me défaire de l’autre : toutes mes manœuvres n’ont jamais eu d’autre intention. La clôture de la princesse à Torgau ne remplissait pas assez les desseins de celui qui ne voulait que couvrir cette femme de torts pour la perdre aux yeux de son époux. Par une multitude de pièges dans lesquels je sus toujours l’entraîner, je la rendis malheureuse en lui donnant sans cesse la physionomie d’une coupable. De ce moment, indigne de régner ou incapable d’occuper le trône, autrement que sous la régence d’un homme tel que moi, étranger à ces fautes, il me fallait, en conséquence, la faire évader de Torgau. Mais comme il était impossible d’agir par séduction, je fis mettre le feu à la forteresse. Au sortir de mon château, dont elle avait accepté l’asile, je la fis arrêter par Schinders, scélérat à mes gages. Elle passa de là au tribunal secret où je la fis conduire de même et d’où elle ne serait pas si facilement sortie sans la médiation du père de Bathilde dont j’ignorais l’existence à ce tribunal. Les nouveaux troubles qui se manifestèrent en Saxe furent également le résultat de mes cabales auprès de l’empereur Henri : j’éloignais par là Frédéric d’un trône que je faisais occuper par Thuringe, qui était guidé par moi et qui m’obéissait en vertu du pouvoir que j’avais acquis sur lui en me rendant le maître des secrets de son cœur. Frédéric m’échappant pour aller reprendre le timon des affaires, je le fis arrêter par les impériaux et conduire dans la forteresse d’Altenbourg où je le fixai pendant que je continuais d’engager sa femme dans de nouvelles aventures qui tournaient toutes au profit de mon amour et de mon ambition, et qui, comme je viens de le dire, rendant la princesse indigne du trône, ainsi que Thuringe, son amant, m’y plaçaient dès lors sans difficulté. Toujours dans les mêmes vues, je fus l’instigateur des amours du margrave pour Adélaïde et des dangers qu’elle courut chez le brigand du mont Brenner. Des fils perpétuellement tendus et qu’elle n’apercevait pas l’enveloppèrent, par mes soins, dans la conspiration de Contarino. Désespérant presque de la posséder alors, je voulais du moins l’enchaîner à Venise, jusqu’à ce que, montant moi-même sur le trône de Saxe, les Vénitiens ne pussent me la disputer. Combien croissait la masse des torts que je lui composais alors aux yeux de la Saxe entière et à ceux de son époux, tantôt par les réponses inquiétantes que ce dernier reçut de Krimpser, tantôt par un prétendu nécromancien dont je me servis pour achever de déranger l’esprit de Frédéric auquel je faisais, par d’autres moyens, perdre la confiance de son peuple… Dernièrement enfin, j’ai conduit le rendez-vous d’Adélaïde avec le marquis de Thuringe, et je l’ai fait surprendre par Frédéric, bien certain du combat, de son issue et du testament qui en deviendrait la suite. La noblesse et la grandeur d’âme d’Adélaïde ayant déjoué mes projets, je n’avais plus que des poignards pour les raffermir. La conspiration qui vient d’ébranler le trône de mon rival vous prouve mon acharnement dans le crime. Le ciel est juste ; Thuringe est sur le trône, et l’échafaud m’attend : faites-y couler mon sang. Vous devez cet exemple aux siècles à venir ; la postérité ne doit trouver que vertus dans vos fastes immortels : pressez-vous d’en effacer jusqu’aux traces de l’infamie. »

La condamnation de ce scélérat fut bientôt prononcée : il s’était accusé lui-même. Le spectacle de sa mort fut donné à toute la ville de Dresde, et son sang cimenta le trône du marquis de Thuringe, qui n’employa les longues années de sa vie qu’à rendre les Saxons heureux.

Cependant ces nouvelles, avec tous leurs détails, parvinrent bientôt à Adélaïde qui ne s’occupa plus dès lors qu’à presser sa retraite. Ses dernières dispositions furent en faveur de Bathilde et du baron de Dourlach, auquel elle devait tant de reconnaissance. Elle chargea le prince régnant d’acquitter les dettes de son cœur. Ce fut avec une profusion, une délicatesse infinies que Thuringe accomplit les derniers désirs d’une femme qu’il n’avait cessé d’adorer et à laquelle il conserva son cœur jusqu’au dernier soupir de sa vie.

La certitude qu’il remplirait les devoirs que lui prescrivait Adélaïde fut transmise à cette princesse dans un billet qu’il signa de son sang. Adélaïde le baisa, le mit sur son cœur et partit pour cette sainte retraite où nous l’avons vue descendre sur la fin de ses voyages. Elle y arriva seule et à pied.

— Je reviens à vous, saint homme, dit-elle au père Urbain en l’embrassant ; vous voyez que je vous tiens la parole que je vous avais donnée.

Et après avoir passé quelques jours dans cette maison, elle annonça le désir d’y prendre le voile.

Elle demanda à l’abbesse la permission de faire elle-même décorer l’église comme elle voulait qu’elle le fût le jour de cette grande cérémonie… On y consentit.

Par ses ordres, tout est tendu de noir ; le tombeau de l’ancienne princesse de Saxe est ouvert ; vingt lampes brûlent autour. Un siège d’ébène est placé en face du tombeau.

Toute la communauté garnit les nefs latérales sans obstruer celle du milieu. Ces deux files de religieuses ont à leur tête, à droite. Urbain, à gauche la supérieure. Il est minuit.

L’accent douloureux et plaintif des cloches du couvent semble avertir le ciel du sacrifice qui se prépare. Les saintes cénobites, entièrement étendues sur la terre, entonnent le « de profundis » à voix basse… On dirait que ces organes sombres et ténébreux s’élancent du sépulcre une dernière fois vers l’Éternel pour lui adresser ces mots sacrés du prophète : « C’est du fond des abîmes que nous élevons nos voix vers le Seigneur… Seigneur, écoutez-nous, écoutez-nous, et voyez nos larmes. »

Après ce verset, les religieuses se lèvent, et les mains croisées sur leur poitrine, elles prêtent la plus grande attention à ce qu’Adélaïde va prononcer.

— Vous qui m’écoutez, saintes filles, leur dit-elle, vous dont la place est déjà marquée dans les cieux, ne regrettez pas la promesse que vous avez faite de vous détacher à jamais d’un monde où l’homme ne peut vivre qu’au milieu des pièges qui l’entraînent journellement à sa perte ; veuillez déplorer en moi la malheureuse victime de ces pièges. Aurais-je couru tous les dangers qui viennent de semer d’épines la carrière de ma vie, si, dès mes tendres années, je fusse venue partager vos travaux et vos prières ? Et qu’ai-je trouvé parmi ces hommes pervers ? des mensonges et des perfidies, des trahisons et des forfaits, des inquiétudes et des peines, près de quelques instants de plaisir dont l’aurore ne parut jamais que pour mieux éclairer l’abîme où leurs mains trompeuses me plongeaient. Ah ! chères sœurs, la facilité de pouvoir conserver son âme pure n’existe même pas dans ce monde imposteur. Il semble qu’empoisonné de l’air qu’on y respire, il faille se perdre et se corrompre avec les méchants qui l’habitent ; et comme nous nous trouvons toujours avec eux dans la nécessité ou de feindre ou d’être trompés, on dirait que la faiblesse qui nous constitue ne puisse nous laisser d’autre parti que de pleurer avec la vertu ou de rougir avec le vice. Veut-on vivre dans une dangereuse inertie ? On tombe bientôt dans le mépris où l’inutilité nous plonge. Avez-vous fait tête à l’orage ? Alors ou vous remplissez le premier rang ou vous rampez dans le second ; que de poignards s’élèvent sur vous dans le premier cas ; que de fers vous captivent dans l’autre !… Où donc est le bonheur ? Là, poursuit Adélaïde en montrant la tombe ; ce n’est que là où la fin de nos maux nous attend et par conséquent le bonheur, car le bonheur est nul sur la terre. Le malheureux le rêve et ne le voit jamais, et l’être qui croit le réaliser le perd dès qu’il en a conçu l’image. Avouons-le, mes sœurs, l’absence du malheur est la seule joie que puisse goûter l’homme en ce monde, et c’est Dieu qui le voulut ainsi, pour nous apprendre qu’étant lui seul la source de toutes les félicités, ce n’est que dans son sein que l’homme peut y croire. Remercions-le donc quand nous touchons à ce moment, et gardons-nous d’en reculer les bornes. Non, non, encore une fois, ce n’est point dans la vie qu’est le bonheur : il n’est pour nous que dans la tombe, parce que c’est là seulement que nous cessons de respirer le venin des serpents que nos pas pressent tous les jours. C’est donc, mes chères sœurs, cette ferme résolution de me soustraire aux fléaux de la vie qui me fait prendre aujourd’hui le parti que j’embrasse.

À ces mots, l’abbesse s’approche d’elle, et l’ayant revêtue des habits de l’ordre, elle lui couvre la tête de ce voile sacré qui, la réunissant à son Dieu, l’éloigne à jamais d’un monde dont la sainteté de son état la sépare.

Dès le même jour, sœur Adélaïde veut remplir tous les devoirs de la maison et se soumettre à toutes les règles qui rendent cette sainte congrégation la plus sévère de l’Europe chrétienne. Les plus douces vertus remplacent en elle cet orgueil, cette fierté qu’on lui connaissait depuis longtemps. Toujours la première à l’église, la plus ardente à la prière, la plus active aux travaux de la maison elle devint bientôt l’exemple de celles chez qui elle avait cru trouver des modèles.

Mais une telle contrainte sur son caractère, une telle austérité dans sa conduite, une telle violence sur ses affections peut-être encore mal éteintes, des pratiques si dures et si neuves pour elle, altérèrent bientôt sa santé : une maladie de consomption vint affaiblir tous ses organes…

On veut l’obliger à quelques remèdes, elle les refuse constamment.

— Ô mon Père, dit-elle à Urbain qui les lui présente, ce n’est pas pour continuer de vivre que je suis venue dans votre maison ; c’est pour apprendre à mourir. Ce dernier moment où je touche remplit mon cœur d’une joie céleste… Laissez-moi le goûter sans effroi… Mon âme émanée de la divinité veut s’y rejoindre : comment pourriez-vous croire que ce rapprochement céleste ne devienne pas l’objet de mes plus chers désirs ? Ce dieu si bon me recevra sans doute avec indulgence. Ah ! de quel œil de mépris verrai-je alors toutes les vanités qui m’attachent à la terre ! Ma faible voix réunie à celles des anges sera peut-être entendue du Seigneur, et c’est alors que j’aurai trouvé ce bonheur si vainement recherché dans le monde… Qu’il est aveugle, qu’il est endurci dans le crime, celui qui se refuse à admettre ce bonheur céleste auquel je me crois déjà si étroitement associée !… Ô mon Père, mon Père…, mes sens se troublent…, mes yeux, éblouis de la majesté de ce Dieu qui me tend les bras, ne distinguent plus rien de ce qui n’est pas lui… Faites promptement tracer aux pieds des autels cette croix de cendre où je veux que mon corps, étendu comme celui du fils de l’Éternel, aille rendre son dernier soupir… Je voulais partager la tombe d’une princesse : je renonce à ce frivole honneur. Mes mains ont creusé ma sépulture sous un des saules de notre jardin : que mes dépouilles mortelles y soient déposées comme celles de mes compagnes ; et si mes malheurs ont pu vous inspirer quelque pitié, que vos pleurs, arrosant mon tombeau, accompagnent les vœux que vous adresserez pour moi et que le ciel exaucera toujours quand ils seront offerts par vous.

Telles furent les dernières paroles de la princesse de Saxe.

Ô vous qui lirez un jour son histoire, quand une femme cruellement outragée et bien faiblement coupable vous donne un pareil exemple, à quoi vous condamnerez-vous si vos crimes sont plus grands que les siens ?