Cahiers personnels, Adélaïde de Brunswick/Adélaïde de Brunswick/2-7

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Chapitre VII (1953 & 1964)
Cahiers personnels ; Notes pour les Journées de Florbelle ; Adélaïde de Brunswick, Texte établi par Gilbert Lely, Jean-Jacques PauvertXIII (p. 325-374).


CHAPITRE VII


Le comte de Mersbourg ne manqua pas de représenter au prince que le mépris seul était dû à de pareils anonymes. Mais avec la ferme résolution qu’avait prise Frédéric de ne pas quitter Venise sans retrouver celle qu’il croyait y être, on sent que rien ne put réussir à le détourner d’un projet dans l’exécution duquel l’entraînait plus que jamais ce singulier avis.

Dès que l’instant convenu approcha, les deux Saxons montèrent dans leur gondole et se firent conduire au rendez-vous indiqué. À peine y sont-ils qu’ils entendent des gondoliers entonner une barcarolle, et les leurs répondre à ces chants. En un instant les deux gondoles s’approchent et se joignent… Ciel ! quel objet s’offre aux regards du mari le plus amoureux ! Un cercueil remplissait le milieu de la gondole ; deux prêtres priaient auprès et un personnage qui se renfonça aussitôt, sans qu’il fût possible de l’apercevoir, jeta le billet suivant dans la gondole du prince.

« Voilà le sort de la princesse de Saxe, et la punition que la République doit à ceux qui veulent conspirer contre elle. Tu la vis hier pour la dernière fois ; on l’arrêtait alors pour la conduire au lieu de son supplice. Profite de l’exemple : la sévérité qui vient de se développer sur la femme pourrait bien avant peu peser sur le mari. Ne sois plus demain dans Venise, et sache que, si tu veux détruire la République de Venise, c’est avec tes troupes qu’il faut te présenter, et non pas avec des complots. »

Pendant que Frédéric lisait en frémissant ce fatal billet, les deux gondoles se séparaient et s’éloignaient en hâte l’une de l’autre.

Il fallut ici toute la force de Mersbourg pour empêcher Frédéric de se précipiter dans la mer. Il voulait, disait-il, expirer sur le cercueil qui renfermait le seul être qu’il eût adoré dans le monde.

— Fuyons fuyons, prince ! s’écria le comte ; c’est l’unique parti que nous ayons à prendre ; songez que vous vous devez à votre peuple, à l’honneur, à la gloire, et que quand votre présence est aussi nécessaire sur le trône de Saxe, la postérité ne vous pardonnera pas la faiblesse de mourir pour une femme dont vous avez surtout autant de sujets de plaintes.

Mais l’amour ne se rend point à ce qu’il appelle les sophismes de la raison, et tout ce qu’on entreprend pour l’éteindre est souvent ce qui le rallume avec plus d’énergie.

Le désespoir du prince fut affreux, aucune expression ne pourrait le rendre.

— Juste Ciel ! je ne la reverrai donc plus, celle que j’aimais ! s’écriait-il en se rejetant comme un furieux hors du lit où on l’avait fait mettre en rentrant chez lui. C’est pour jamais que je la perds ! Les torts dont elle doit m’accuser sont irréparables… Ô Mersbourg, tu veux que je remonte sur un trône qu’elle ne partage plus ! Que peuvent être les grandeurs pour moi, quand je perds celle qui me les faisait chérir ? Ce n’était que sur son cœur que je voulais régner : je l’ai perdue, il faut que je la suive… Et ce peuple insolent qui me défie ! Eh bien, ce sera sur lui que je ferai tomber les sanglants effets de ma juste vengeance : il demande la guerre, je la lui ferai ; je veux que son pays soit réduit en cendres, et ce sera sous les ruines de ses orgueilleux édifices que j’ensevelirai celle qu’ils m’ont arrachée.

Cependant on préparait tout ce qu’exigeait le prompt départ du prince, lorsqu’un inconnu qui disparaît aussitôt lui présente encore un billet. Il l’ouvre avec précipitation et y lit ce qui suit :

« La femme, que vous cherchâtes à entretenir l’autre jour dans la place Saint-Marc a la plus grande envie de renouer cet entretien. Venez ce soir au même endroit où vous la rencontrâtes ; elle sera seule et vous pourrez causer à loisir. »

— Il n’est donc que trop vrai, Mersbourg, dit le prince, que l’on veut me faire perdre la tête dans cette détestable ville ! Que signifie tout cela ? Si la femme de la place Saint-Marc est la princesse, comme je n’en ai jamais douté, la princesse n’était donc pas dans le cercueil que nous rencontrâmes hier sur le canal ! Et si celle du canal est réellement la princesse, ce billet-ci n’est donc pas écrit de sa part ?

— Je ne conçois pas, dit Mersbourg, comment il se peut que l’amour aveugle à ce point. Il faut, mon cher prince, être épris comme vous l’êtes, pour ne pas discerner la vérité dans cet imbroglio. Il n’est malheureusement que trop vrai que la princesse était enveloppée dans la conspiration qui vient d’agiter cette ville, et que c’est elle que la République a punie de la manière affreuse dont vos yeux vous ont, hier, convaincu. À l’égard de cette femme-ci, c’est bien celle de la place Saint-Marc, mais qui n’est autre que la courtisane de Naples, ainsi que vous l’avez entendu dire vous-même à ceux que nous avons interrogés sur son compte.

— Mais cette prétendue Napolitaine, dit Frédéric, a été enlevée sous nos yeux, et tu sais qu’on nous a dit que celle enlevée sous nos yeux était la princesse de Saxe allant au supplice !

— Deux femmes peuvent avoir été enlevées dans le même instant, dit le comte ; mais assurément la princesse l’a été plus secrètement que la courtisane, car ce n’est pas avec un tel éclat que la République procède à ses jugements.

— Soit, mais je veux éclaircir cet affreux mystère ; de plus sages y deviendraient fous, et je ne suis pas assez fort pour supporter tant de cruelles alternatives.

— Vous allez faire une imprudence, prince, répondit le comte, et qui peut-être vous coûtera bien cher. Vous le voulez, j’y consens ; mais c’est à condition que, si rien ne s’éclaircit ce soir, demain ne nous retrouvera plus dans Venise.

Frédéric promit, et fut au rendez-vous.

Aucune femme semblable à celle qu’on cherchait ne parut ; mais un homme, se démasquant et abordant le prince, lui dit avec insolence :

Vous êtes mort si vous vous trouvez demain matin dans Venise.

— Eh bien, dit Mersbourg, une autre fois croirez-vous ce que je vous dis ?

— Elle est donc morte, s’écria le prince en se retirant avec le comte ; je l’ai donc perdue pour jamais ! Cela n’est maintenant que trop sûr !

— Ah ! mon cher prince, dit Mersbourg, en ayant l’air de partager la douleur de son maître, cessons, cessons de nous aveugler sur le malheur. Il paraît toujours si étranger à l’homme, qu’il le repousse quand il veut peser sur sa tête. Partons, prince, partons, que je n’aie pas à déplorer, en revoyant notre patrie, la douloureuse perte des deux objets chéris qui en faisaient tout le bonheur. Il me semble que je vois le glaive suspendu sur vous, et ce n’est point par la main des bourreaux que doit périr le souverain adoré de la Saxe.

Après la nuit la plus affreuse, Frédéric consent enfin au départ, et, dès le même jour, Mersbourg et lui furent coucher à Trieste d’où ils repassèrent en Allemagne.

On s’imagine aisément qu’Adélaïde, uniquement occupée du soin de se dérober à un époux dans lequel elle ne soupçonnait que des fureurs, n’avait aucune part à tout ce qui venait de se passer. Elle s’était bien effectivement trouvée avec la femme de l’armateur dans la place Saint-Marc le jour où Frédéric l’avait abordée ; c’était bien elle que la peur avait fait aussi légèrement évader ; mais aucun des événements subséquents n’avait même été connu d’elle, et elle fit en conséquence de son côté toutes les recherches possibles pour découvrir les fâcheux projets de son mari, afin de se tenir toujours dans une sage opposition avec eux. Elle y travaillait sans relâche, lorsque la signora Bianchi lui remit une lettre de Mersbourg, qui, d’après les décisions qu’elle lui fit prendre, mérite d’être rapportée :

« Vous sortez d’un très grand danger, madame, et j’ose dire, sans prétendre m’en faire un mérite à vos yeux, que c’est à moi qu’est dû le retour de votre tranquillité. Votre mari voulait vous faire enlever, et, servi par les protections qu’il avait trouvées dans le sénat, vous partiez inévitablement avec lui pour la Saxe où de nouveaux fers vous étaient préparés. Vous êtes la plus infortunée des femmes avec un tel époux. Vous n’imaginez pas la quantité de ruses que j’ai été contraint d’employer pour vous soustraire à ses fureurs ; je vous expliquerai tout cela dans des temps plus heureux. Contentez-vous de savoir que nous partons, et qu’à l’instant où vous recevrez celle-ci, nous ne serons plus dans Venise. Soyez certaine que je ne quitterai pas le prince. Voulez-vous maintenant suivre quelques conseils, que ma conduite et mon attachement pour vous m’obligent à vous donner ? Rentrez en Saxe ; le marquis de Thuringe, trop longtemps séparé de vous, désire votre retour avec impatience. Nous y serons, votre époux et moi, quand vous arriverez ; mais ne redoutez rien de lui tant que j’y serai : vous servir de tous mes moyens, vous préserver de tous les dangers, sera toujours mon seul devoir, ma seule occupation. Il est temps de briser vos fers, il est temps de vous rendre heureuse. Mais il est quelques précautions à prendre auparavant ; je les indiquerai à votre sagesse, et je me flatte que vous les approuverez : venez donc sans perdre un instant. Votre mari vous croit morte, il vous regrette : j’ai cru ce moyen bon pour le désarmer. Si votre apparition subite sèche ses larmes et le rend à ses fureurs, je suis là pour vous défendre ; son injustice prêtera des forces au marquis de Thuringe et nous vous soustrairons à ce barbare. Ne le redoutez donc plus, et paraissez sans crainte ; arrivez comme une étrangère à Frédéricsbourg où nous allons nous établir. Faites-moi dire l’instant où vous y paraîtrez, et n’ayez nulle inquiétude sur le reste. »

— Eh ! bien, Bathilde, dit Mme de Saxe en lui faisant part de cette lettre, que penses-tu de ce qu’on m’écrit ?

— Mersbourg fortifie l’opinion dans laquelle j’ai toujours été, madame, que vous n’aviez pas de meilleur ami que lui dans le monde. À l’égard du conseil qu’il vous donne, dès qu’il le garantit je l’approuve. Il est tenu de vous rapprocher de l’objet que vous aimez ; il est tenu de rompre avec celui qui fait votre malheur ; il est tenu, en un mot, de mettre fin à la vie errante que nous menons, et dont vous venez d’apercevoir les dangers d’une manière vraiment effrayante.

— Allons, ma chère Bathilde, disposons-nous à suivre les avis qu’on nous donne ; puissent-ils tourner à notre avantage… Mais que de noirs pressentiments troublent encore mon imagination !

Une autre inquiétude agitait encore la princesse : elle craignait de rencontrer son mari sur la route, en le suivant d’aussi près ; et, avant que le comte n’eût tout préparé, cet événement pouvait avoir des suites dangereuses.

— Alors, madame, dit Bathilde, laissons-lui prendre quelques jours d’avance, mais quittons Venise, et que le temps de ce délai s’écoule dans la première ville agréable que nous trouverons sur notre route.

On partit…

Nos voyageuses entraient à peine en Bavière qu’elles eurent des chemins impraticables. Après avoir traversé péniblement des torrents débordants qui, à chaque instant, entravaient ou retardaient leur marche, elles se trouvent engagées dans une route étroite, resserrée d’un côté par des monts dont le sommet touchait aux nues et bordée de l’autre par un précipice épouvantable.

Enfin la terreur d’Adélaïde est à son comble… Une voiture qui se présente dispute le pas à la sienne ; ses chevaux puissamment excités se lancent avec une impétueuse vitesse ; le conducteur renversé ne peut plus les retenir, et le frein que ces fougueux coursiers blanchissent de leur écume ne peut plus servir à les arrêter… Le précipice est là ; l’œil le plus perçant n’y voit que la mort armée de sa faux cruelle… Les cris que jettent les voyageuses n’effraient que davantage les animaux furieux qui les emportent ; le moindre caillou, sous la roue qui fend l’air, suffit pour les précipiter ; elles vont périr ; toutes les chances de la vie de ces intéressantes créatures vont s’engloutir dans les entrailles de la terre. Le ciel est sourd à leurs cris, et c’est en vain qu’elles l’implorent, lorsqu’un cavalier, accourant au-devant d’elles, et prenant le côté du précipice pour contraindre la voiture à se resserrer au pied des monts, parvient, par cette manœuvre qui l’exposait lui-même, à calmer la fougue des chevaux de la princesse. Plus de dangers… Le cavalier, promptement à terre, se rend maître de la voiture, et le calme est partout rétabli. Mais quelle est la surprise de Mme de Saxe en reconnaissant son libérateur ! Hélas, ce n’était pas la première fois que Dourlach méritait ce titre auprès d’elle.

— Quoi ! Dourlach… Oui, c’est lui, c’est lui-même ! s’écrie la princesse.

— Ô madame, interrompt Dourlach en reconnaissant Adélaïde, quel est donc le nouveau bonheur dont je jouis, puisque après vous avoir sauvée des fureurs du margrave de Bade, je puis encore conserver vos jours dans une occasion aussi périlleuse !

— Ô Dourlach, c’est vous !…

Et Adélaïde se précipitant dans les bras d’un aussi cher ami :

— C’est donc vous !… vous, que je croyais victime de la barbarie du margrave. Qu’il est délicieux pour mon cœur de rencontrer deux fois dans vous un libérateur aussi ardent ! Combien vous avez dû m’accuser chez Krimpser !

— Non, j’ai tout su… Mais pressons-nous de quitter cette route dangereuse. Il y a fort près d’ici Ratisbonne ; j’y vais trouver une sœur qui sera trop heureuse de vous voir : permettez-moi que je vous y conduise, et là, plus à notre aise et bien en sûreté, je pourrai du moins vous instruire des particularités qui m’ont rendu une existence dont je ne fais cas que depuis que la fortune vient de m’offrir les moyens de vous rendre une seconde fois la vôtre.

On gagna comme on put les bords de la rivière ; un bateau offrit à nos voyageuses une manière plus sûre d’atteindre Ratisbonne que celle que leur présentaient d’horribles chemins.

On descendit chez la sœur de Dourlach, avantageusement mariée dans cette ville ; et après la réception la plus agréable et quelques heures de rafraîchissement, le baron apprit à ces dames que, renvoyé par Krimpser au margrave de Bade, celui-ci, après avoir voulu le faire périr et avoir semé partout le bruit de sa mort, avait cependant fini par lui faire grâce sur la promesse de chercher la baronne de Neuhaus par toute l’Allemagne et de la lui ramener aussitôt qu’il l’aurait trouvée ; mais que lui, n’ayant aucune envie de tenir une pareille promesse, était venu s’établir chez sa sœur d’où il avait écrit au margrave, en lui envoyant la démission de ses places, qu’il eût à jeter les yeux sur un autre pour l’exécution d’un soin que son honneur et sa conscience l’empêchaient de remplir, et qu’il n’avait eu l’air d’accepter que pour sauver sa vie… Un voyage d’affaires, ajouta le baron m’amenait du côté où j’ai eu le bonheur de vous trouver. Jugez maintenant, madame, si je dois m’en féliciter, puisque avec l’heureux événement que me préparait le sort, je retrouve l’espoir de vous déterminer, ne fût-ce au moins que par reconnaissance, à m’accorder un jour la félicité d’être à vous.

— Mon cher baron, dit Adélaïde, asseyez-vous un instant près de moi, et veuillez m’écouter avec attention.

Bathilde voulut se retirer ; sa maîtresse la retint.

— Placée en ce moment, dit Adélaïde, entre la reconnaissance et l’amour le plus tendre dont on puisse brûler, il est de mon devoir et de mon honneur de ne pas vous faire attendre un instant ma réponse. Je vous dois la vie, mon cher Dourlach je le sais ; et sans cette vie que vous m’avez conservée deux fois, que pourrais-je offrir à l’amant qui possède mon cœur ? Rien sans doute ; et cette objection que je me fais à moi-même, vous pourriez me la faire sans que j’y trouvasse aucune réponse. Dans la situation où je suis, je ne puis donc vous dire qu’une chose : je vous rends cette vie que vous m’avez sauvée, elle est à vous, reprenez-la ; mais si vous êtes assez généreux pour me la laisser, songez qu’il est impossible qu’elle soit liée à la vôtre. Puis élevant la voix : des serments indissolubles d’une part, d’une autre, des nœuds que je ne puis rompre, tout, vous le voyez, mon ami, tout établit à jamais d’insurmontables barrières entre nous.

— Ah ! madame, s’écrie Dourlach avec l’accent du désespoir, vous êtes mariée et vous avez un amant, je le vois !

— J’ai plus. J’ai dans ce moment-ci un ami, et c’est vous, Dourlach, c’est vous seul qui êtes cet ami à qui je voudrais tout sacrifier… mais je ne le puis ; les serments tiennent au bonheur de ma vie, les nœuds en font le tourment, mais le devoir les serre, je ne puis les briser. Exigez donc de moi, mon cher baron, tout ce que je puis vous accorder sans crime, et je vous en assure les droits.

— Rien, rien, madame, s’écria Dourlach en fondant en larmes, et je suis le plus malheureux des hommes !

— On ne l’est pas avec une amie sincère, et je suis la vôtre pour la vie.

Le jeune homme continuait de pleurer ; Adélaïde essuyait les larmes de cet ami délicat et sensible.

— Ah ! mon cher Dourlach, lui disait-elle en mêlant ses pleurs aux siens, peut-être un jour votre main désirée par moi ne me rendra plus le même service !

— Vous malheureuse, madame, et je ne serais pas là ?… Par combien de tourments vous déchirez mon cœur !

— Mais qui sait si par des bienfaits je ne pourrai les adoucir un jour ?…

Ici, la princesse se nomma.

— Madame, dit le baron en se jetant aux pieds de cette souveraine, vos titres n’augmentent pas mon amour, mais ils ne lui enlèvent rien, et celui qui adorait la baronne de Neuhaus, demande à la princesse de Saxe le bonheur de lui consacrer ses jours.

— Comme ami, baron, comme ami : tout ce qui peut rester dans mon cœur de qualités aimantes est à vous à ce titre. Des malheurs m’ont écartée quelque temps de ma cour, j’y retourne. Vous viendrez, j’espère, y jouir des droits que vous donne à jamais sur Adélaïde la sincère et durable amitié qu’elle vous jure. Vous savez à quel point les princes ont besoin d’une pareille consolation ; elle est si rare sur le trône… Jurez-moi que je la trouverai toujours dans vous.

Le malheureux jeune homme, qu’étouffaient à la fois ses sanglots et ses larmes, se précipitant une seconde fois aux genoux de la princesse, lui protesta que de ses jours il ne disposerait d’un cœur dont elle ne pouvait accepter l’hommage. Un calme heureux et doux succéda à cette scène touchante, et Dourlach ainsi que sa sœur ne s’occupèrent plus qu’à recevoir, aussi honorablement qu’ils le purent, l’illustre voyageuse que leur envoyait le sort.

Après quelque temps de séjour à Ratisbonne, la princesse dit à Dourlach qu’il fallait enfin se séparer. Le baron, bien loin d’être guéri, pensa s’évanouir à cette affreuse nouvelle. Nous n’entrevoyons jamais sans frémir l’instant qui doit nous séparer de ce que nous aimons, et quand il arrive, il est pour nous la foudre qui nous anéantit sans la voir. Adélaïde partagea la douleur de son ami ; elle lui fit renouveler le serment de la venir voir à Dresde ; et nos deux voyageuses reprirent, toujours incognito pour les raisons que l’on sait, la route de Nuremberg, à dessein de ne se rapprocher qu’au bout de quelques jours de l’endroit où on les attendait. On se souvient des motifs qui les engageaient à ce délai.

Il existait alors, près de Nuremberg, une célèbre abbaye de filles de l’ordre de Saint-Benoît, réformée par sainte Scholastique, sa sœur. Cette maison venait de se soumettre depuis peu aux règles les plus rigoureuses. Relâchée ensuite pendant quelque temps, elle reprit enfin sous sainte Claire toute la rigueur qu’elle avait eue au XIe siècle.

Adélaïde, curieuse de visiter une maison qui aurait peut-être un jour, disait-elle en souriant, quelque rapport avec elle, proposa ce petit voyage à sa fidèle compagne. En conséquence, le lendemain de son arrivée à Nuremberg, la princesse monta à cheval avec Bathilde, et toutes les deux se rendirent seules au monastère situé dans une vallée profonde, aussi sombre qu’agreste. Ce fut dans un ermitage situé sur le penchant de la colline que nos voyageuses laissèrent leurs chevaux et prirent pour les guider dans ce précipice le saint homme, habitant de l’ermitage dont nous venons de parler, et ce fut de là qu’elles commencèrent à descendre à pied.

— Vous venez visiter cette maison dans le meilleur temps, mesdames, leur dit l’ermite ; c’est pendant cette semaine que nos saintes se livrent à leurs exercices les plus pieux.

— Madame, dit Bathilde en se rappelant une des particularités de leur voyage, si cet ermite allait ressembler à celui que nous trouvâmes en sortant de la tour de Schinders ?… Savez-vous que nous aurions furieusement de peine à nous sortir de ce trou-là ?

Puis s’adressant au solitaire :

— Saint homme, lui dit-elle, y a-t-il des religieux là-bas ?

— Il n’en est aucun autre que le directeur de ces dames, répondit l’ermite ; c’est un homme de Dieu, on le nomme Urbain ; il est âgé de soixante ans ; je suis sûr qu’il vous recevra bien : vous serez édifiées de sa conduite.

Pendant ces instructions, l’on continuait de descendre à pic par un petit sentier rempli de lianes, de bruyères et de genêts dont les longues tiges s’entremêlaient désagréablement dans les jambes. Après une marche de deux heures, on découvrit enfin l’abbaye. Elle était tellement entourée de cyprès, de pins et de mélèzes qu’on en distinguait à peine les bâtiments.

— Vous voilà à la porte du saint lieu que vous venez visiter, dit l’ermite ; souffrez que je me retire, je ne saurais aller plus loin. Sonnez, les portes s’ouvriront, et veuillez adresser à Dieu quelques prières pour moi, quand vous serez au pied de ses autels.

Bathilde veut offrir de l’argent à ce brave homme, mais il le refuse en assurant qu’il remplit ces corvées par pénitence et qu’il en perdrait le fruit s’il s’en faisait payer.

Pendant ce petit dialogue, Adélaïde sonnait. Une sœur ouvre, et, en se jetant aux pieds de la princesse, elle lui dit :

— Qui que vous soyez, bénissez-moi, car je suis une grande pécheresse.

Adélaïde s’émeut en la relevant : les âmes sensibles s’épanchent, se dilatent toutes les fois qu’on fait vibrer les cordes de leur existence.

— Ma sœur, lui dit la princesse, croyez que quelque grands que soient vos péchés, le ciel vous les pardonnera quand il verra votre repentir… Peut-on pénétrer dans cette sainte retraite ? Peut-on s’animer au feu divin de vos âmes célestes ?

— Veuillez me dire qui vous êtes, madame, répondit la sœur et je vais prévenir l’abbesse.

— Vous lui direz que je suis conduite chez elle par le seul désir de m’édifier, et que mon nom, d’après cela, devient inutile à savoir.

— J’y vais, madame, dit la sœur, et ma réponse sera prompte à venir.

— Si cette pauvre fille est une pécheresse, dit Bathilde, que sommes-nous donc, nous madame ?

Adélaïde poussa un soupir.

— Oui, dit-elle, oui, ma chère amie, nous sommes bien loin de cette perfection !

Cependant la sœur revint et dit à ces dames que les religieuses étaient à l’office, et que l’abbesse les priait d’y assister, en attendant qu’elle pût venir les recevoir elle-même.

Elles entrèrent donc. Mais de quelle touchante émotion elles se sentirent saisies l’une et l’autre à l’aspect de plus de cent femmes à genoux, les bras élevés vers le ciel, et récitant, dans cette attitude, ces mêmes paroles sublimes qui semblaient entrouvrir la voûte pour être plus tôt recueillies par l’être suprême à qui ces âmes pieuses les adressaient. Quelle ardeur enflamme Adélaïde quand sa voix récite, avec les autres, ce verset du 61e psaume :

« Que mes ennemis rougissent et soient remplis de crainte ; qu’ils se retirent très précipitamment et qu’ils soient couverts de confusion. »

Qu’Adélaïde est belle dans cette situation que caractérisent à la fois le repentir, la vengeance et la religion ! Ce n’est plus son âme qui s’exprime, c’est celle du roi prophète, quand il enfanta ce verset. On la regarde, on l’admire ; et les paroles suivantes impriment sur ses traits une touche différente de componction :

« Je reconnaîtrai ma faute ; je m’accuserai moi-même en présence de tous, et le Seigneur, dans le même temps me pardonnera l’énormité de mon péché. »

Ce n’est plus une femme, c’est un ange qui mérita pendant quelques instants la colère des cieux, et qui fut enfin pardonné. Des larmes inondent ses beaux yeux, et les religieuses qui la voient se trouvent édifiées elles-mêmes par celle qui vient chercher l’édification dans leur couvent.

Dès que l’office fut terminé, elles reçurent, en se signant, la bénédiction que leur donna le prêtre qui les dirigeait. Quelques-unes d’entre elles se relevèrent, et s’élançant aux genoux du prêtre, elles parurent s’accuser, à basse voix, de quelque tiédeur dans leurs saints exercices.

— Dieu vous entend, mes filles, leur dit le saint homme ; il est le père des miséricordes, et ses bras, toujours ouverts au pécheur, le consolent s’il se convertit.

Une cloche se fit entendre ; toutes se levèrent, et, défilant deux à deux, par le cloître, elles gagnèrent le réfectoire où les attendait la plus frugale collation. L’abbesse invita la princesse et sa compagne à se placer près d’elle, et dans quelques minutes fut terminé le léger repas où le plus grand silence venait de régner.

En sortant, l’abbesse les invita à passer dans sa chambre ; elles y trouvèrent le directeur, et la conversation s’engagea. Cet entretien fut court et précis du côté de l’abbesse ; tout se réduisit à connaître le motif du voyage de ces dames, et les réponses de celles-ci convainquirent la supérieure qu’il n’entrait qu’une pieuse curiosité de leur part dans la visite qu’elles faisaient. Le directeur, qui regardait Mme de Saxe avec une attention mêlée de surprise, loua son motif d’un air distrait, lorsque la cloche de retraite appela les religieuses au repos. Ces dames furent alors conduites dans deux cellules où elles ne trouvèrent absolument que les choses de première nécessité, sans aucune espèce de luxe.

À leur réveil, le directeur vint les chercher pour leur faire voir la maison, ainsi qu’elles l’avaient désiré. En parcourant le dortoir, elles furent étonnées de la sévérité qu’elles y virent régner : ces malheureuses couchaient dans leur bière ; aucune autre couverture que leurs habits ; aucun meuble propre à s’asseoir ; pour seul ornement, un crucifix à leur chevet ; nulle clôture à leur porte, les surveillantes de la maison devant avoir la possibilité de circuler à tout instant dans ces asiles de sommeil.

Des dortoirs, on ramena ces dames à l’église qu’elles avaient peu vue en arrivant. Ce sanctuaire du Très-Haut pouvait à peine contenir celles qui devaient y prier. Une boiserie brune l’entourait ; au fond de la basilique se voyait un autel simple mais convenablement décoré, au pied duquel était un tombeau de marbre noir où se voyait un sceptre entrelacé de serpents.

— Qui repose là ? demande Adélaïde avec une sorte de frémissement qu’elle ne put contenir.

— Une princesse de Saxe qui régnait il y a cent ans, répondit le Père Urbain. Ses crimes produisirent enfin des remords dont sa pénitence fut le fruit : elle vint mourir en cette abbaye, après avoir donné elle-même le plan de son tombeau. Voyez ce sceptre, madame, les serpents qui l’entourent prouvent d’une manière bien forte que l’infortune suit l’homme au faîte même des grandeurs. Vous qui vivez dans le monde, vous avez dû entendre parler de cette princesse ?

— Oui, mon Père, dit Adélaïde fort troublée ; mais les malheurs qu’elle éprouva ne furent pas ceux du sceptre, ils n’émanèrent que de sa conduite.

— Cela est vrai, dit Urbain ; mais cette conduite ne fut mauvaise que par l’abus qu’elle fit du sceptre : il est donc des malheurs attachés au suprême rang, et l’emblème qu’elle imagina fut donc juste.

— Et sa conversion ?

— Elle fut parfaite : nous la croyons dans le sein d’un Dieu qui pardonne quand le repentir est sincère.

— Mais si les malheurs nous forcent aux crimes, mon Père, ces crimes, presque nécessités, sont-ils toujours aussi graves aux yeux de l’Éternel ?

— L’homme est toujours coupable de n’avoir pas employé toute la force qu’il reçut de Dieu pour supporter les malheurs qu’il éprouve et qui le portent au crime : car il ne se livre alors à ce dernier excès de l’égarement humain que parce qu’il croit s’affranchir du malheur. Qu’il apprenne à le supporter, et il ne se livrera pas à ce qu’il croit devoir le lui épargner ; qu’il réfléchisse que le nouveau malheur où l’entraînera le crime doit nécessairement être plus affreux que celui dont il cherche à se garantir par le crime même ; et s’il fait bien cette réflexion, le voilà certainement préservé. Tout vient donc de la faiblesse humaine, et cette faiblesse ne dérive que de la tiédeur que nous mettons à nous rendre dignes des grâces de l’Éternel, et surtout à les lui demander.

— Ô mon Père, dit Adélaïde, qui pourrait suivre vos conseils serait à l’abri de bien des maux !

— Qu’il descende dans notre retraite, dit Urbain ; qu’il y vienne et il éprouvera bientôt que le calme et la tranquillité n’existent que loin des hommes et du tourbillon empoisonné de leurs dangereuses passions. Ce n’est que dans la retraite que l’homme peut jouir de son âme et l’épurer au point d’être à la fin digne de son auteur. Il est étranger à toutes les passions douces, celui qui n’a pas connu les attraits de la solitude ; mais il faut être pur pour en savourer les charmes : il ne doit rien avoir à redouter en lui, celui qui ne consent à vivre qu’avec lui-même. De ce moment, il peut être heureux, puisqu’il abandonne pour jamais tous les faux plaisirs de ce monde.

Adélaïde, égarée, se jeta au pied du tombeau de la princesse de Saxe : elle ne prononçait pas une seule parole, mais une sorte de délire, en suspendant la circulation de son sang, déjà l’associait aux incompréhensibles décrets de l’éternité.

— Croyez-vous, mon Père, s’écria-t-elle enfin, que je puisse un jour être placée dans le cercueil de cette princesse ?

Urbain la considérant avec attention :

— Oui, madame, lui répondit-il d’un ton solennel, car vous êtes aussi la princesse de Saxe et vous avez des droits à partager la tombe de celle qui vous précéda d’un siècle.

— Passons quelques instants dans votre cellule, mon Père, j’ai besoin de causer avec vous. Votre présence m’intimide et m’éclaire : vous produisez sur moi l’effet des feux célestes du front de Moïse éclairant l’Israélite dans le désert. Il faut absolument que je vous connaisse.

Urbain fait signe à ces dames de le suivre, et les ayant conduites dans son humble demeure :

— Écoutez-moi, leur dit-il, l’une et l’autre, puisque vous voulez savoir qui je suis et comment je sais qui vous êtes… Vous vous souvenez, madame, dit-il en s’adressant à Adélaïde, du sort affreux qu’éprouva le malheureux Kaunitz quand votre époux le soupçonna si injustement d’une intelligence avec vous ? Eh bien, madame, vous voyez en moi le père de cette victime infortunée de la jalousie de Frédéric, ou bien plutôt celle de la cruauté du persécuteur de ma famille, puisque ma femme mourut empoisonnée par la même main qui devait plonger le poignard dans le sein de mon fils. Le désespoir où me jeta la perte d’une épouse chérie me fit renoncer au monde : je m’engageai dans les ordres, et suis prêtre depuis cette époque. Entièrement livré à l’éducation de mon fils, je crus trouver dans ce devoir et dans le nouvel état que je venais d’embrasser un peu d’adoucissement à mes maux… Je me trompais. Que de nouvelles douleurs me fit éprouver la mort de ce fils chéri !… De ce moment, je me vouai à la retraite la plus absolue. Il fallait un ecclésiastique dans cette maison ; j’avais avec l’abbesse quelque alliance du côté de ma femme : elle m’obtint la place que je sollicitais, et depuis la mort de mon enfant, n’ayant plus que Dieu pour objet, je consacrai mes jours à le servir. Au moyen des instructions que les âmes pieuses qui habitent cette thébaïde veulent bien recevoir de moi, en fortifiant les autres, je me fortifie moi-même dans les principes que le monde ne fait que trop souvent oublier. Vous concevez, d’après cela, princesse, si je dois connaître l’épouse de mon maître, et de quel prix est pour moi le bonheur de m’humilier aujourd’hui devant elle : car, vous n’avez aucune part, madame, au meurtre de mon fils, je le sais. Ce fut par une atroce méchanceté qu’on le fit trouver à un rendez-vous que vous étiez loin de lui avoir accordé, puisque vous ne le connaissiez même pas. Hélas ! tout vient de la même source, et le poison qui termina les jours de ma femme et le poignard qui trancha ceux de mon fils… tout, madame, tout, je vous le répète, est dirigé par la même main. J’eus longtemps le désir de la connaître ; une juste vengeance légitimait cette curiosité… La religion me le défend, et je veux expirer dans ces lieux, sans connaître ceux qui m’ont fait du mal et sans vouloir me venger d’eux : prendre ce soin moi-même serait douter de la justice du ciel, et c’est en lui seul que je mets toute ma confiance. Ne croyez pourtant pas, madame, que je l’implore à ce dessein : je jure par les cendres de ces deux êtres qui me furent si chers que je n’ai jamais demandé, pour leurs bourreaux, que le bonheur dont ils sont indignes, que leur repentir et leur conversion.

— Ah ! saint homme, dit Adélaïde, souffrez que je pleure avec vous ces victimes d’une rage féroce ; et j’avoue que si je trouve quelque douceur à remonter sur le trône de Saxe, ce n’est que pour découvrir vos ennemis et pour vous en venger.

— Non, non, madame, dit Urbain ; en désirant de répandre leur sang je serais aussi méchant qu’eux. C’est une jouissance pour moi d’être malheureux sans qu’ils le soient… Ne troublez pas la dernière que je puisse encore goûter dans ma retraite.

— Vous avez autant de délicatesse que de piété, mon Père, et vous méritez dans le ciel la place que ces scélérats n’occuperont jamais.

— Et pourquoi donc, s’ils se sont repentis ?

— Vénérable et malheureux Urbain, reprend la princesse, veuillez jeter encore un peu de jour sur cette terrible aventure. Pourquoi, lorsque je m’échappai de la forteresse incendiée de Torgau, suivie de Bathilde, cette compagne de mon sort, pourquoi, dis-je, fûmes-nous arrêtées par des gens qui se dirent de votre famille et sous le glaive desquels nous avons pensé périr toutes deux ?

— Je l’ignore madame, je n’ai plus aucun parent dans le monde ; nul ami même n’a pu prendre ma défense, ayant toujours caché mes maux avec le plus grand soin.

— La main qui cause vos malheurs, ô mon Père, est la même qui me persécute ; il faut que nous la connaissions.

— Ne le désirons pas, madame ; la vengeance n’est pas si douce que le pardon.

En ce moment, l’abbesse entra pour proposer aux étrangères de voir les jardins et les travaux de la maison. Adélaïde à voix basse défendit à Urbain de la faire connaître, et l’on se transporta à l’extérieur. Toutes les religieuses travaillaient à la terre.

— Que font-elles là ? demanda la princesse.

— Madame, répondit Urbain, elles préparent le sol qui doit les recevoir un jour ; elles l’amollissent par les larmes de la pénitence, et la nuit elles s’enveloppent du linceul qui doit les ensevelir. Si cette malheureuse vie n’est qu’un point dans l’éternité, peut-on s’occuper d’autre chose que de l’heureux instant qui la termine ? Celui qui pense toujours à la mort ne meurt point ; il est déjà loin de la vie ; déjà les ténèbres de la nuit des temps l’environnent ; il n’a plus la douleur de les entrouvrir pour s’y plonger. Celui-là seul qui tient à la vie la regrette. Ah ! qu’il tourne les yeux sur ce sentier de ronces que ses pas viennent de fouler : pourra-t-il vouloir s’y engager de nouveau pour y ressentir encore les douleurs dont il voit le terme. Cette fin qu’il a la faiblesse de craindre est l’aurore des jours paisibles qui l’attendent, et qui ne doit plus éclairer que le bonheur puisqu’elle dissipe le tourbillon de l’infortune.

— Et ces jardins, mon Père ?

— Ils sont agrestes, vous le voyez, madame ; ils n’offrent aux yeux que l’utile. La terre est un prêt que Dieu nous a fait pour vivre ; n’en abusons pas pour le luxe. Tout parle ici, madame, tout y a le sentiment de la sagesse et de la religion : ce jardin est l’image de la vie, il est semé d’épines comme elle, et nous n’y trouvons ce qui la soutient qu’au milieu de ce qui la détruit.

En ce moment, on vint avertir Urbain qu’une religieuse expirait. Quoiqu’en y allant, il eût recommandé à l’abbesse de s’opposer à ce qu’Adélaïde le suivît, celle-ci fit tant d’instances que l’abbesse la laissa aller.

Une croix de cendres tracée au pied de l’autel reçut le corps de celle qui rendait l’âme. On l’y étendit après l’avoir couverte d’un drap mortuaire. Urbain, près d’elle, l’exhortait et ne lui parlait que du bonheur qu’elle allait goûter en quittant une vie aussi remplie de travers. Cette exhortation fut si tendre, si pleine d’onction et d’énergie, que la moribonde s’écria en se relevant : « Ô mon Dieu, daignez donc me rejoindre promptement à vous, puisque je ne dois trouver le bonheur que dans votre sein ! »… et elle expira.

— Vous le voyez, madame, dit Urbain, elle est morte heureuse. Il ne faut point faire voir au navigateur l’océan sur lequel il vient de courir des dangers ; c’est le port qu’il faut lui montrer. Qu’on cesse donc de blâmer les heureux cénobites dont j’aime à suivre l’exemple : l’éternité n’effraie que celui qui ne l’envisagea de sa vie.

La princesse, extrêmement émue de tout ce qu’elle voyait, était néanmoins trop jeune, trop emportée par la passion qui la dominait, pour en profiter comme elle l’aurait dû.

— Je mûrirai toutes vos grandes idées, mon Père, dit-elle en prenant congé du saint homme ; mais malheureusement pour moi, je sens qu’elles ont besoin d’être méditées et je ne suis pas encore digne de vous.

Adélaïde demanda à Urbain ce qu’elle pourrait faire pour lui, quand elle serait rétablie sur le trône de Saxe.

— Rien, madame, répondit le sage directeur ; nos corps trouvent ici tout ce qu’il leur faut, et nos âmes ont la paix et la tranquillité que ne connaissent pas ceux qui ne vivent que dans le siècle. Si vous daignez nous revenir voir, vous mettrez le comble à vos bontés.

— Oui, oui, j’y reviendrai, dit Adélaïde avec une sorte d’abandon qu’elle ne put retenir ; j’y reviendrai, soyez-en bien sûr. Vous avez promis de me recevoir ; venez en prononcez le serment sur le tombeau de la princesse de Saxe.

Urbain fit la promesse désirée… Adélaïde, en y disant sa prière, ne put s’empêcher de verser des larmes, et les deux voyageuses regagnèrent, non sans une fatigue incroyable, l’ermitage où elles avaient laissé leurs chevaux.

— Que dis-tu de tout ce que nous venons de voir ? dit à Bathilde la princesse de Saxe, dès qu’elles se furent remises en route.

— À quel point j’en suis encore émue, madame ! Sans l’attachement que je vous ai voué pour la vie, j’y restais, soyez-en bien sûre.

— Ah ! sans le seul homme que j’aime au monde, je t’imiterais, sois-en certaine… Je suis si lasse des tourments de la vie !

— Sans compter ceux auxquels nous allons nous exposer peut-être.

— Je l’avoue, Bathilde, je tremble comme toi de tout ce qui nous attend.

— Cependant, madame, rassurées par Mersbourg, nous ne devons avoir rien à craindre.

— On est si souvent trompé dans le monde ; les vrais amis sont si rares aujourd’hui, et particulièrement sur le trône !

Enfin, en fort peu de temps, la princesse entra dans Frédéricsbourg, mais non sans un frémissement universel.

Se conformant en tout à ce qui lui avait été recommandé, elle descendit, déguisée, dans une auberge, et fit dire au comte qu’elle l’attendait : il accourt.

— Que votre arrivée me cause de joie, madame ! lui dit-il aussitôt qu’il l’aperçut. Tout est disposé comme je le désirais : le marquis de Thuringe est ici ; votre époux a repris les rênes du gouvernement et vient d’arriver de Dresde. Je l’ai pressenti sur la possibilité d’avoir été trompé à Venise et sur celle de votre retour : sa surprise a été mêlée d’un sentiment qu’il m’a été difficile de bien discerner.

— Et vous ne redoutez rien de ce sentiment inconnu ?

— Non…, c’est de l’amour, je pense…, de l’amour contraint qu’il veut se dissimuler à lui-même, et peut-être encore plus aux autres. En vous faisant, à ses yeux, sortir du cercueil où je vous avais fait descendre à Venise, j’ai vu tout de suite ce sentiment dont je vous parle, et je vous assure que si la vengeance et la jalousie s’y mêlent, le fond en est bien certainement de l’amour ; et quel que soit d’ailleurs ce sentiment, nous sommes là, je vous l’ai dit.

— Verrai-je Thuringe avant lui ?

— Vous le désirez, et moi aussi sans doute. Mais si cet empressement nuisait à la prudence qui doit régler toutes nos démarches ?

— Alors ne le faisons pas.

— Couchez dans cette auberge et passez-y encore demain toute la journée dans le même déguisement que vous avez pris. Je vous verrai de bonne heure, et nous arrangerons tout le mieux qu’il nous sera possible.

On imagine aisément quel dut être le trouble d’Adélaïde jusqu’au moment où le comte reparut. Il n’arriva le lendemain qu’à la chute du jour.

— Vous allez revoir Thuringe avant tout, lui dit-il avec empressement.

— En vérité, je me repens de ce désir ; il me donne déjà des remords.

— Ce serait sans fondement, madame : est-on la maîtresse de son cœur ?… Le choix que vous avez fait de Thuringe est l’ouvrage de ce cœur sensible : la politique a fait le reste ; elle vous enchaîne à Frédéric ; devez-vous donc balancer un instant ? D’ailleurs les procédés de votre époux sont-ils faits pour vous attacher à lui ? Que vous a-t-il offert depuis que son sort est lié au vôtre ? De la cruauté, de la jalousie et des fers… À combien de malheurs ne vous a-t-il pas exposée en vous contraignant à le fuir ? Si vous aviez péri, comme cela pouvait être, n’avait-il pas votre mort à se reprocher, et croyez-vous devoir quelque chose à un tel homme ?… Arrivez, arrivez, dit-il à Thuringe en le voyant entrer ; venez m’aider à vaincre les préjugés d’une femme qui vous adore et qui n’ose ni vous le dire, ni se l’avouer.

Alors Thuringe tombant aux pieds de la princesse :

— Ô divin objet de mes plus chères pensées, s’écria-t-il avec transport, vous que je n’ai jamais cessé d’adorer, est-il vrai que vous n’osez partager l’ardeur des sentiments dont je brûle pour vous ? Se peut-il que vous vouliez les anéantir ou les taire ?

— Pardonne, ô mon plus tendre ami ! dit Adélaïde, pardonne aux craintes qui me retiennent ; ton image ne m’en est pas moins chère ; mais tu connais aussi bien que moi tous les obstacles que forment entre nous les malheureux liens qui me fixent dans les bras d’un autre.

— On peut, interrompit le comte, trouver des moyens d’affaiblir ces nœuds ou de les rendre nuls.

— Je ne puis consentir à aucun de ces partis, dit Adélaïde ; mon devoir me le défend, et ce ne sera pas vous, Thuringe, vous qui savez si bien respecter les vôtres, non, ce ne sera pas vous qui m’engagerez à mépriser les miens. Ces lauriers glorieux dont vous venez de couvrir votre front pendant l’absence de Frédéric, vous ne les flétrirez point par des actions que désavouerait l’honneur.

— Pouvez-vous donc croire, s’écria Thuringe, que jamais l’honneur puisse désavouer ce qui doit me lier à vous ?

— Ô madame, dit Mersbourg, vous n’aimez pas mon ami comme il vous aime.

— N’est-ce donc pas l’aimer que de chérir sa gloire ?

— Mais, dit le comte, si Frédéric vous préparait encore des fers ?

— Je m’y soustrairais comme je l’ai déjà fait… Vous m’en garantiriez tous deux, et si rien ne réussissait, j’aimerais encore mieux souffrir que de trahir mes devoirs.

— Ah ! dit Thuringe avec l’expression du plus tendre amour, je fais le serment à vos genoux de périr mille fois plutôt que de vous voir exposée à de nouveaux malheurs ! Ce serait moi qui vous vengerais alors.

— Loin de vous cette affreuse idée, s’écria Mme de Saxe ; légitime peut-être dans tout autre cas, elle deviendrait criminelle dans celui-ci.

— Je respecterai ses jours s’il protège les vôtres, je les détruis s’il vous outrage.

Enfin, après mille preuves d’un amour également senti de part et d’autre, les deux amis prièrent Adélaïde de leur raconter l’histoire de ses voyages. Elle le fit ; et lorsqu’elle en fut à la rencontre qu’elle avait fait du père de Kaunitz :

— Avouez, dit-elle à Mersbourg, qu’il est bien étonnant que le jour où j’attendais Thuringe près de ma volière, ce soit le fils de ce bon vieillard qui l’ait remplacé et qui ait péri sous les poignards de la jalousie de mon époux ; c’est un bonheur, sans doute, mais en est-il moins extraordinaire ?…

Ici Mersbourg se troubla sans fournir aucun éclaircissement de ce fait vraiment incroyable ; mais se remettant aussitôt de ce léger mouvement d’embarras :

— Allons, dit Mersbourg, il est temps de se séparer. Vous, madame, je vous conseille de rester encore ici cette nuit. Préparez-vous à revoir votre époux demain ; il faut que ce soit ici qu’il vous retrouve ; je lui réserve cette surprise, et nous en verrons les effets.

— Je l’avais prévu, monseigneur, dit le même jour le comte à Frédéric, nous avons été trompés à Venise : votre épouse est vivante, et c’est dans une hôtellerie de Frédéricsbourg qu’elle attend sa grâce de vous.

— Adélaïde respire !… Ah ! mon cher comte, pourquoi n’est-elle pas ici ?… Qui l’empêche de se jeter dans mes bras ?

— La crainte de vous retrouver les mêmes sentiments qui vous portèrent à l’enfermer dans Torgau.

— Peut-elle me les supposer ? C’est à moi, juste ciel ! de tomber à ses pieds, et quand Adélaïde souffre, il n’y a plus de coupable que moi.

— Monseigneur, avant de vous livrer à ces épanchements, réfléchissez aux soins de votre gloire… Vous régnez, prince, et ne pouvez, sans souiller votre trône, le partager avec une épouse qui se serait déshonorée par des crimes.

— Des crimes ! et quels sont ceux de mon Adélaïde ?

— Oubliez-vous donc le motif qui vous a fait sévir contre elle ? Et si elle a débuté, dans votre cour, par le jeune Kaunitz, qui sait ce qu’elle a fait pendant une aussi longue absence ? Une épouse qui osa être infidèle aux yeux de son mari doit l’être inévitablement quand elle s’en éloigne, et dans ce cas-là, cher prince, jamais une femme ne reste au premier pas. Elle m’a raconté hier l’histoire de ses voyages ; que de choses obscures on y trouve ! N’est-il pas démontré d’abord qu’elle n’entra dans la conspiration de Venise que parce qu’elle était la maîtresse du sénateur qui la fomentait ?… Que faisait-elle à Bade où l’on ne la connaissait que sous des noms empruntés ?

— Que crois-tu qu’elle y fît, Mersbourg ?

— Mais, monseigneur, ces faits sont connus de toute l’Allemagne ; elle y vivait publiquement avec le margrave. Et ce chef des bandits de la montagne qui vous reçut avec tant d’insolence, elle était sa maîtresse. Adélaïde, en un mot, est une femme perdue, déshonorée et qui nuirait à votre gloire.

— Conduisez-moi vers elle ; c’est avec elle que je veux m’éclaircir ; je ne croirai rien que de sa bouche.

— Monseigneur, dit le comte, je ne prétends point vous séparer de votre femme ; il faut qu’elle reparaisse sur le trône, mais elle ne doit plus partager votre lit. Ne vous brouillez point avec le duc de Brunswick, son père ; mais que l’honneur soit aussi sacré pour vous que la politique : en donnant quelque chose à celle-ci, accordez beaucoup à l’autre. Surveillez la conduite de cette femme aussitôt que vous lui aurez accordé la faveur de la réunir à vous. Si elle redevient honnête et qu’elle vous fasse oublier le passé, laissez alors parler votre indulgence ; mais il est bien rare qu’une femme revienne à la vertu dès qu’elle s’est jetée dans la carrière du vice. Que les moyens les plus violents l’en retirent alors, si elle continue de s’y plonger. César disait que sa femme ne devait pas même être soupçonnée : ce grand homme eût-il parlé ainsi, s’il n’eût été persuadé que la honte dont se couvre une femme rejaillit toujours sur le front de l’époux ? Allons, prince, allons, votre Adélaïde vous attend ; ayez autant de fermeté dans cette entrevue que vous montrâtes de courage quand vous eûtes des preuves de son premier crime : il n’est permis aux princes de penser à l’amour que quand la gloire n’en est point obscurcie. Claude eût été peut-être un grand empereur sans les turpitudes de Messaline. Surtout, prince, n’ayez jamais l’air de savoir de moi les particularités dont je vous instruis ; vous m’ôteriez les moyens de vous servir.

Frédéric parut enfin devant sa femme dans un tel état d’amour, d’incertitude et de jalousie, qu’il n’eut pas la force de s’exprimer le premier. Mersbourg sortit.

— Prince, mon seigneur et mon maître, dit la tremblante Adélaïde en se jetant aux pieds de Frédéric, j’étais aussi empressée de vous revoir que de me justifier.

— Vous justifier, madame ! dit le prince en relevant son épouse, cela me paraît bien difficile… Peut-être même en serais-je fâché pour votre franchise.

— Ce n’est qu’en m’écoutant, répondit Mme de Saxe, que je me flatte de vous convaincre.

Et revenant sur les différentes époques de sa vie, elle prouva son innocence dans toutes les situations par lesquelles elle était passée.

— Quel crime j’ai donc commis en immolant Kaunitz, s’écria Frédéric.

— Cette erreur est affreuse sans doute, dit Adélaïde ; mais monseigneur était trompé, et son amour pour moi légitimait un acte de jalousie que, dans cette hypothèse, il m’est impossible de blâmer.

Le prince alors se précipita dans les bras de sa femme.

— Ô chère moitié de ma vie, s’écria Frédéric en fondant en larmes, tu n’as donc jamais cessé de m’aimer ?…

Mais Adélaïde n’était point fausse : embarrassée sur la manière de recevoir cet épanchement, elle ne put y mettre que cette fierté franche qui ne veut pas qu’on suppose un crime qu’on n’a point commis, mais qui répugne néanmoins à soutenir qu’on ne fut peut-être pas coupable d’une faiblesse. Cette situation de son âme ne fut pas assez bien rendue. Frédéric attendri, et qui brûlait du désir de voir les pleurs de sa femme se mêler à ceux qui coulaient de ses yeux, sentit les siens s’arrêter tout à coup, et ne démêlait dans le sang-froid d’Adélaïde que ce qui pouvait réveiller ses soupçons au lieu de les éteindre. Il se remet, embrasse froidement son épouse, et, lui présentant la main :

— Venez, madame, lui dit-il, la Saxe vous attend ; que votre présence en impose à la calomnie.

Adélaïde suivit son époux, et, dès le lendemain, des fêtes célébrèrent dans tous les états soumis à Frédéric et le retour de la princesse et son raccommodement avec son époux. Des ambassadeurs du duc de Brunswick arrivèrent chargés de présents et de félicitations, et l’on ne s’occupa plus que de plaisirs.


— Ô Bathilde ! dit un jour Adélaïde à l’aimable compagne de ses voyages, maintenant sa première dame d’honneur, ô ma chère Bathilde, je crains bien de n’avoir pas persuadé mon époux : que veux-tu qu’on dise quand le cœur n’inspire rien ? Je n’ai ni la fausseté nécessaire à une femme infidèle, ni la force de cesser de l’être.

— Comme le marquis de Thuringe vous adore, madame !

— Te parle-t-il quelquefois de moi ?

— Pendant toutes les fêtes, il ne s’occupait que de vous, et s’il vous quittait un instant, ce n’était que pour me parler du bonheur qu’il avait d’être enfin rapproché de tout ce qu’il aimait.

— Et Frédéric ne te parle jamais ?

— Bien rarement, madame ; on ne distingue en lui que de la contrainte et de l’affectation.

— Combien je redoute de le voir encore tramer quelque chose contre la tranquillité de mes jours !… et que dis-tu de Mersbourg ?

— Je persiste à le croire franc. Vous avez vu avec quel empressement, lui-même nous amena Thuringe, le lendemain de votre arrivée ?

— Je désire bien que nous ne nous trompions pas.

La preuve de leur erreur, déjà démontrée par la première conversation du comte avec le prince, eût bien mieux paru dans la seconde si ces deux femmes l’eussent entendue.

— Eh bien, monseigneur, dit Mersbourg à son prince dans ce nouvel entretien, vous ne m’avez point encore dit si vous étiez content de la princesse.

— Je croyais que mon air te l’apprendrait, mon cher comte : ne vois-tu pas comme je la traite ? et le sang-froid que j’affecte même avec cette Bathilde, compagne de son inconduite et qu’elle honore de sa confiance ?

— Il ne faut pas non plus vous livrer à une trop forte inquiétude, mon prince ; peut-être nous trompons-nous.

— Non, Mersbourg, non, son flegme et son embarras, le jour de notre première entrevue, m’ont suffisamment éclairé : elle baissait les yeux, elle n’osait répondre. Elle est coupable, te dis-je, et je ne sais si je fais bien de la conserver près de moi : cette femme achèvera peut-être de me déshonorer… Mais la citadelle de Torgau est réparée et des flammes ne la consumeront pas toujours.

— Non, seigneur, gardez-vous d’employer ce moyen ; il serait aussi dangereux qu’inutile : les torts de la fille du duc de Brunswick vous en donneraient auprès de son père. Les souverains de l’Allemagne ne doivent pas se brouiller aujourd’hui ; la réunion de leurs forces est nécessaire dans une circonstance où des princes étrangers veulent nous envahir. Restez toujours avec votre épouse dans cette sorte d’éloignement qui convient à un homme tel que vous quand il est outragé, et continuons d’observer la conduite de cette femme adultère. Je crains que jusqu’à ce moment nous ne nous soyons trompés d’objet, et si quelqu’autre coupable vient à paraître, il faudra le punir plutôt qu’elle.

— Et qui soupçonnes-tu ?

— Mes idées sur cela sont encore trop vagues pour que je puisse vous les communiquer ; mais je travaille à les assurer, et je ne découvrirai rien que vous n’en soyez aussitôt instruit.

Passant de là chez la princesse :

— Madame, dit Mersbourg, la conduite de Frédéric envers vous commence à me donner une bien vive inquiétude. Si je ne sentais combien il est important de vous engager à ne plus quitter une cour où l’intérêt de votre réputation doit vous retenir, je ne sais si je ne vous conseillerais pas une seconde absence ; mais elle vous compromettrait… Restez.

— Eh quoi, s’écria Adélaïde très inquiète, y a-t-il donc encore quelque chose d’alarmant pour moi ?

— Ce sont toujours les mêmes soupçons qui produisent les mêmes effets. Vous ne cherchâtes pas assez, l’autre jour, à détruire ces malheureux soupçons : ils augmentent, et suggèrent aussitôt à votre époux différents partis plus violents les uns que les autres. Il fallait mettre plus de force à vous défendre.

— Le pouvais-je, quand je suis coupable ? La seule apparence d’un tort lui en fait supposer mille, et je suis la plus malheureuse des femmes !

— Je crains maintenant qu’il n’observe Thuringe, et s’il en venait là, que deviendrions-nous ?

— Je fuirais plutôt que de lui faire courir le moindre danger !

— Vous le désabuseriez mieux en restant ; et votre départ, inutile d’ailleurs, ferait mourir votre amant de chagrin. Soyez tranquille, je surveillerai tout. Si nous avons besoin de grands moyens, il faudra pourtant les employer.

— Juste ciel ! de quels moyens parlez-vous donc ?

— Je ne sais encore ceux qu’exigeront les circonstances, mais, dans tous les cas, il vous faudra plus de courage que vous n’en avez montré jusqu’à présent.

— Ah ! je ne veux jamais être heureuse au prix d’un forfait.

— Vous laisserez faire au moins ; on agira pour vous.

— Je ne consentirai jamais au crime.

— En est-il pour les souverains ? Oh ! je désespère de vous, si vous tenez à de telles erreurs.

— Mais que voulez-vous dire ?… Expliquez-vous au moins.

— Je ne le puis encore ; tout cela tient aux événements.

— N’en faites jamais naître qui puissent affliger ma conscience.

— Songez que les grands crimes sont quelquefois aussi nécessaires que les grandes vertus, et que, pour arriver au bonheur, on est souvent obligé de se les permettre.


— Je ne sais, Bathilde, dit Mme de Saxe quelques jours après cet entretien, je ne sais ni ce qu’on veut me dire, ni ce qu’on veut faire mais je m’aperçois qu’on trame quelque chose d’incompréhensible. Mersbourg parle de projets criminels… En voudrait-on aux jours de mon époux ? Ah ! je ne souffrirai jamais rien qui puisse les mettre en danger.

— Ne craignez rien, madame, dit Bathilde ; je rends trop de justice à la loyauté du marquis de Thuringe pour le croire capable d’employer de tels moyens.

— Tâche de démêler quelque chose, Bathilde, et estime assez ta maîtresse pour la croire toujours incapable d’horreurs et de tout ce qui peut y conduire.

— Je vous connais trop, madame, pour n’être pas convaincue de cette vérité.

Cependant le marquis de Thuringe continuait d’entretenir sa belle amie chaque fois qu’il en trouvait l’occasion.

— À quoi me servira, madame, le bonheur de vous avoir retrouvée si nulle circonstance ne peut jamais nous rapprocher plus intimement ?

— Ne comptez-vous donc pour rien le bonheur de se voir tous les jours ?

— Ce bonheur ne sert qu’à rendre plus ardent le désir de ne jamais vous quitter.

— Vous voyez que cela est impossible, et que nous ne pouvons même, sans crime, en pressentir l’instant.

— Le comte me paraît avoir plus d’espoir que vous.

— Vous a-t-il dit quelque chose qui puisse faire naître cette opinion en vous ?

— Pas encore, mais je le vois profondément occupé de ce qui nous intéresse.

— Ô mon tendre ami, ne pensons à rien qui puisse nous donner des remords ; les sentiments que nous nous permettons ne sont déjà que trop criminels.

— Je n’y vois rien de coupable : ne m’aimâtes-vous pas, Adélaïde, avant de connaître celui qui trouble aujourd’hui toute votre félicité ?

— Je n’ai que cette idée pour calmer ma conscience ; je l’appelle souvent à mon secours ; bien plus souvent je la rejette, puis, en vous voyant, j’oublie tout…

— Chère et délicate amie, pourquoi donc le ciel ne nous a-t-il pas créés l’un pour l’autre ?… Qui sait ce qu’il nous réserve !

— Fatale destinée sans doute que celle qui ne place pour nous le bonheur qu’à côté du crime.

— Je n’en vois qu’à se désunir, Adélaïde ; ne commets celui-là de ta vie.

— Voilà, dit la princesse en posant sa main sur le cœur du marquis, voilà l’autel où je fais le serment de te chérir toute ma vie.

— Ah ! laissez-moi, s’écria le marquis, le sceller du mien sur cette main que j’ambitionne ! Qu’il périsse à l’instant celui des deux qui enfreindra un serment aussi sacré…

Et le baiser le plus ardent sur cette main fortement pressée par le plus tendre amant devint le gage de leur éternelle fidélité.