Caleb Williams/08
VIII
Rien n’était plus loin des intentions de M. Tyrrel que de laisser ainsi tomber son projet. Il ne se vit pas plus tôt débarrassé de la bonne gouvernante, qu’il changea tout à fait de système dans sa conduite. Enfermant étroitement miss Merville dans son appartement, il voulut la priver de tout moyen de communication au dehors de la maison. Il la mit sous la surveillance d’une servante sur la discrétion de laquelle il comptait, et qui, ayant été autrefois honorée des faveurs secrètes du maître, voyait les égards dont Émilie jouissait à Tyrrel-Place comme une usurpation sur des droits qui lui semblaient beaucoup mieux établis. M. Tyrrel lui-même fit tout ce qui était en son pouvoir pour jeter des nuages sur la réputation de son innocente cousine, et il représenta à tous les gens de sa maison les précautions qu’il prenait à son égard comme absolument nécessaires pour l’empêcher de courir dans les bras de M. Falkland et pour prévenir sa ruine totale.
Dès que miss Melville fut restée ainsi en réclusion pendant vingt-quatre heures et qu’il y eut quelque raison de supposer que cette étroite solitude avait pu abattre sa résolution, M. Tyrrel jugea à propos de l’aller trouver, de lui expliquer les motifs du traitement qu’elle éprouvait et de lui indiquer les seuls moyens qu’elle eût pour espérer quelque changement dans son sort. Émilie ne le vit pas plus tôt, que, se tournant vers lui avec un air plus ferme et plus déterminé qu’elle ne l’avait jamais eu, elle lui parla ainsi :
« Ah ! c’est vous, monsieur ! j’avais besoin de vous voir. Il paraît que je suis ici enfermée par vos ordres ; qu’est-ce que cela veut dire ? Quel droit avez-vous de me faire votre prisonnière ? Vous dois-je quelque chose ? Votre mère m’a laissé cent livres ; m’avez-vous jamais offert de rien ajouter à ma fortune ? Mais, quand vous l’auriez fait, je n’en ai pas besoin. Je ne prétends pas à un meilleur sort que celui des enfants nés de parents pauvres. Je peux bien vivre comme ils font ; j’aime mieux la liberté que les richesses ; je vois bien que la manière déterminée avec laquelle je vous parle vous étonne ; mais croyez-vous que je me laisserai ainsi fouler aux pieds ? Je vous aurais déjà laissé là si Mrs. Jakeman ne m’en eût pas détournée, et c’est ce que vous auriez mérité, si je n’avais pas mieux pensé de vous que je ne le devais, à ce que je vois par votre conduite envers moi. Mais à présent, monsieur, j’entends quitter à l’instant votre maison, et j’insiste pour que vous ne cherchiez pas à m’en empêcher. ».
En disant cela, elle se leva et s’avança vers la porte, tandis que M. Tyrrel était comme pétrifié de son courage. Cependant, la voyant sur le point d’échapper de ses mains, il revint à lui-même et la retint.
« Qu’est-ce que tout ceci veut donc dire ? Ah ! ah ! petite effrontée, avez-vous cru m’en imposer à force d’impudence ? Asseyez-vous là ; tenez-vous tranquille. Ah ! vous voulez savoir, n’est-ce pas, de quel droit vous êtes ici ? Eh bien ! c’est du droit de possession ; cette maison est à moi, et vous êtes en mon pouvoir ; il n’y a pas ici de Mrs. Jakeman pour vous encourager dans vos sottises ; il n’y a pas non plus de Falkland pour vous servir de champion. Dieu me damne, j’ai déjoué toutes vos ruses, j’ai contre-miné tous vos projets. Croyez-vous que je me laisserai ainsi contrecarrer pour rien au monde ? Quand est-ce que vous avez vu personne résister à mes volontés, sans avoir à s’en repentir ? Et je me laisserais insulter en face par une petite fille ! Oh ! que non : je n’en suis pas encore là… Ah ! je n’ai rien fait pour votre fortune, dites-vous ? Et qui est-ce qui vous a donc élevée ? Qui est-ce qui a pris soin de vous ? Et le vêtement, le logement, qui vous les a fournis ? Eh bien ! je vous en donnerai le mémoire. Est-ce que vous ne savez pas qu’un créancier a le droit d’arrêter son débiteur qui s’enfuit ? Ah ! vous en direz tout ce qu’il vous plaira, mais vous resterez ici jusqu’à ce que vous épousiez Grimes. Le ciel et l’enfer conjurés n’empêcheront pas que je ne vienne à bout de faire plier votre obstination.
— Homme impitoyable ! homme injuste ! ainsi, c’est assez pour vous que je n’aie ici personne pour me défendre ; mais je ne suis pas autant à votre merci que vous l’imaginez. Vous pouvez emprisonner mon corps, mais mon âme brave toutes vos violences. Épouser M. Grimes ! est-ce là le moyen que vous prenez pour m’y déterminer ? Chaque dureté, chaque injustice que je souffre ne fait que reculer encore le but de toutes vos indignités. Vous n’êtes pas accoutumé, dites-vous, à ce qu’on résiste à vos volontés ! Quand y ai-je jamais résisté ? Et, dans une affaire qui ne regarde absolument que moi, ma volonté sera comptée pour rien ! N’éprouvez-vous pas quelque honte d’établir un tel principe pour vous, et de ne pas souffrir qu’aucune autre créature puisse le réclamer pour soi ? Je n’ai pas besoin de vous ; comment osez-vous me disputer le privilége de tout être raisonnable, de vivre paisiblement dans la pauvreté et dans l’innocence ? Vous, qui prétendez à la considération et à l’estime de tous ceux qui vous connaissent, quelle sorte d’homme vous montrez-vous ici à mon égard ? »
Les reproches énergiques d’Émilie avaient d’abord causé à M. Tyrrel un mouvement de surprise, et il se sentait comme frappé de honte et de crainte en présence de cette victime innocente et sans défense ; mais sa confusion n’était qu’une suite de son étonnement. Quand la première émotion fut passée, la fureur reprit sa place ; il se maudit cent fois lui-même de s’être laissé émouvoir aux plaintes d’Émilie, et n’en fut que plus exaspéré contre elle pour avoir osé lui parler sur un ton aussi hardi, dans un moment où elle avait tout à redouter de son pouvoir. Son humeur despotique et implacable était exaltée à un degré qui tenait de la démence. En même temps, son caractère sombre et soucieux le portait à rouler dans sa tête mille projets de vengeance pour punir l’audacieuse qui lui résistait. Il commença à comprendre qu’il y avait peu d’espoir de réussir par la force ouverte ; en conséquence, il résolut d’avoir recours à l’artifice.
Grimes lui offrait un instrument propre à son projet. Ce rustre, qui n’aurait peut-être pas à dessein fait mal à un enfant, était pourtant, par la seule grossièreté de ses idées, capable de commettre les offenses les plus graves. Il ne concevait une injure ou un avantage qu’autant qu’ils avaient quelque rapport aux appétits sensuels, et il regardait comme un principe essentiel de la véritable sagesse de traiter avec mépris la délicatesse niaise de ceux qui se tourmentent pour des infortunes purement idéales. Il se figurait que le plus heureux sort qui pût arriver à une jeune personne était de devenir sa femme, et un terme aussi désirable lui semblait fait pour compenser largement tous les malheurs imaginables qu’elle pourrait avoir à endurer pour y parvenir. Il ne fut donc pas bien difficile à M. Tyrrel, à l’aide de quelque appât qu’il sut bien lui faire entrevoir, de déterminer cet homme à être son complice dans la trame qu’il ourdissait contre miss Melville.
Les choses ainsi disposées, M. Tyrrel, par l’entremise de sa geôlière (car l’épreuve qu’il avait faite d’une discussion personnelle ne l’avait pas engagé à réitérer ses visites), commença par se jouer de sa victime en redoublant ses terreurs. Cette méchante femme, tantôt sous une apparence d’amitié, tantôt sans dissimuler sa malice, informait Émilie, de temps à autre, des préparatifs qui se faisaient pour consommer son mariage. Un jour, c’était M. Tyrrel qui était allé voir une jolie petite ferme qu’il destinait pour habitation aux nouveaux mariés ; un autre jour, c’était un fonds de bétail et des meubles de ménage qu’on venait d’acheter pour que tout fût prêt pour leur réception. Ensuite elle se mettait à lui parler d’une dispense de bans de mariage, d’un ministre qu’on avait fait avertir, et d’un jour qu’on avait fixé pour les noces. Lorsque Émilie, malgré la frayeur involontaire qui la gagnait de plus en plus, s’efforçait néanmoins de tourner en ridicule tous ces préparatifs comme tout à fait illusoires, tant qu’on n’aurait pas son consentement, la maligne gouvernante lui racontait mille histoires de mariages faits par force, et l’assurait que ni les protestations, ni le silence, ni un évanouissement ne pouvaient jamais servir à rien, soit pour suspendre la cérémonie, soit pour en éluder l’effet, quand une fois elle était accomplie.
La situation de miss Melville était tout à fait digne de pitié ; elle n’avait de commerce qu’avec ses persécuteurs. Elle n’avait pas autour d’elle un être humain qu’elle pût consulter et qui pût lui dire un mot de consolation ou d’encouragement. Elle avait du courage ; mais ce courage n’était ni fortifié, ni guidé par les conseils de l’expérience : on ne pouvait donc pas s’attendre qu’il fût aussi inflexible qu’il eût pu l’être avec plus de connaissance des choses. Elle avait le jugement sain et l’âme élevée, mais elle n’était pas tout à fait exempte des faiblesses de son sexe ; son âme succomba sous les coups redoublés et continuels des terreurs dont on l’accablait, et sa santé en fut sensiblement altérée.
Sa fermeté étant ainsi ébranlée, Grimes, en conséquence des instructions qu’il avait reçues, eut soin, dans la première entrevue, d’insinuer que, pour son compte, il se souciait assez peu du mariage projeté, et que, puisqu’elle avait tant de répugnance, il ne serait pas fâché que l’affaire n’eût pas lieu. Avec cela, disait-il, il se trouvait placé entre le marteau et l’enclume, et, bon gré, mal gré, il fallait bien finir ce mariage. Pour peu qu’il parût vouloir reculer, les deux squires qui avaient arrangé cette affaire, ne manqueraient pas de le perdre, comme ils étaient accoutumés à perdre tout inférieur assez hardi pour contrarier leur volonté. Émilie fut charmée de trouver son prétendu dans des dispositions aussi favorables, et elle le pressa vivement de ne pas laisser sans effet une déclaration si pleine de raison et d’humanité ; elle lui parla avec l’éloquence la plus énergique. Le feu qui l’animait parut émouvoir Grimes ; mais il objectait toujours la crainte de déplaire à M. Tyrrel et à son propre seigneur. À la fin cependant, il insinua à Émilie l’idée d’un projet d’après lequel il pourrait l’aider dans sa fuite, sans qu’il en parvînt la moindre chose à leur connaissance, comme en effet il y avait peu de probabilité que leurs soupçons, en pareil cas, vinssent à se fixer sur lui, « Miss Émilie, dit-il, vous m’avez refusé d’une manière un peu dédaigneuse, je peux bien dire cela ; vous m’avez pris, je crois, pour une bête brute ; mais je ne vous en veux pas malgré cela, et je vous ferai voir que je n’ai pas plus de fiel qu’un enfant. C’est une bien drôle de manie que vous avez, de n’écouter comme cela que votre tête, et de désobliger tous vos amis ; mais si vous êtes résolue, ma foi, je ne me soucie guère d’être le mari d’une fille qui n’y va pas d’aussi bon cœur que moi : partant, je vous aiderai de mon mieux à vous mettre à même de suivre votre inclination, et de vous en aller où vous voudrez. »
Émilie saisit avec empressement l’idée que Grimes lui suggérait, et s’y attacha vivement ; mais, quand on en vint à discuter les détails de l’entreprise, son premier feu se refroidit un peu. Il fallait, suivant Grimes, que sa fuite eût lieu à la nuit close. Il se cacherait lui-même dans le jardin et se munirait de fausses clefs pour la délivrer de sa prison. Ces circonstances n’étaient guère propres à calmer son imagination troublée. Aller se jeter, pour ainsi dire, dans les bras d’un homme qui lui avait été proposé pour mari, et qui, sous ce rapport, était pour elle le plus insupportable des hommes, c’était sans doute une démarche fort extraordinaire. Les ténèbres, la solitude, tous ces accessoires chargeaient encore le tableau. La situation du château de Tyrrel était singulièrement solitaire ; il y avait trois milles de distance au plus prochain village, et pas moins de sept à celui où demeurait la sœur de Mrs. Jakeman, auprès de laquelle miss Melville était résolue d’aller chercher un asile. Ce n’est pas que le caractère ingénu et franc d’Émilie lui permît de soupçonner Grimes capable d’abuser de ces avantages d’une manière indigne et brutale ; mais son âme se révoltait involontairement à l’idée de se mettre ainsi seule à la merci d’un homme qu’elle avait pris l’habitude de regarder comme l’instrument des noirceurs de son perfide parent.
Après avoir roulé quelque temps toutes ces circonstances dans sa tête, il lui vint à l’idée de prier Grimes d’engager la sœur de Mrs. Jakeman à se trouver à la porte du jardin en dehors pour l’attendre. Mais Grimes refusa nettement cette proposition, qui même parut le mettre en colère.
« C’était, dit-il, avoir bien peu de reconnaissance de ce qu’il faisait, que de vouloir le forcer à admettre d’autres personnes dans la confidence du rôle dangereux dont il se chargeait dans cette affaire. Quant à lui, il était bien déterminé, pour sa propre sûreté, à n’y paraître pour rien aux yeux d’âme qui vive. Si miss Émilie ne l’avait pas cru sincère quand il lui avait fait, par bonté de cœur, la proposition de la servir, et si elle ne voulait pas se fier à lui pour la moindre chose, elle n’avait qu’à en courir les risques elle-même. Il était bien résolu à ne pas se plier davantage à tous les caprices d’une personne qui avait toujours été avec lui si défiante et si hautaine. »
Émilie fit ses efforts pour l’apaiser ; mais toute l’éloquence de son nouveau confédéré ne put venir à bout de la faire départir de sa répugnance. Elle demanda jusqu’au lendemain pour y réfléchir. Le jour d’après était fixé par M. Tyrrel pour la cérémonie du mariage ; en même temps, le sort qui la menaçait de si près lui fut perfidement annoncé sous mille formes différentes. On apporta dans les préparatifs de sa torture la continuité et la méthode qui pouvaient rendre son angoisse plus vive et plus poignante. Si son cœur avait un instant de relâche, sa cruelle surveillante ne manquait pas, par un mot perfide ou par quelque raillerie amère, de mettre bientôt fin à cette tranquillité passagère. Elle se voyait, comme elle l’a depuis observé elle-même, seule, sans expérience, ayant à peine quitté, pour ainsi dire, les lisières de l’enfance, sans découvrir autour d’elle une seule créature vivante qui prît intérêt à son sort. Elle, qui jusqu’alors n’avait su ce que c’était qu’un ennemi, n’avait pas depuis trois semaines rencontré un coup d’œil dont elle n’eût pas au moins à se défier, si même elle n’y lisait pas le désir de la tourmenter et de la perdre. Elle sentait, pour la première fois, toute l’étendue de son malheur, de n’avoir jamais connu ses parents, et d’avoir été abandonnée à la charité de gens qui étaient trop loin d’être ses égaux pour qu’elle eût à en attendre des sentiments d’amitié.
Les idées les plus inquiétantes la tourmentèrent pendant toute la nuit. Quand un moment d’oubli passager venait assoupir ses sens, aussitôt son imagination malade appelait autour d’elle mille images de trahison et de violence ; elle se voyait dans les mains de ses impitoyables ennemis, acharnés sans relâche et sans remords à consommer sa perte. À son réveil, elle n’avait pas d’idées plus consolantes : c’en était trop pour sa faible constitution. À l’approche du matin, elle prit la résolution de se mettre à tout hasard dans les mains de Grimes. Cette détermination ne fut pas plus tôt prise, qu’elle sentit son cœur soulagé. Quelques fâcheuses conséquences qui pussent résulter d’une telle démarche, il lui sembla qu’elles ne pouvaient entrer en balance avec les malheurs qui l’attendaient inévitablement dans cette fatale demeure.
Quand elle fit part à Grimes du parti auquel elle s’était décidée, il eût été difficile de dire s’il en ressentit du plaisir ou de la peine. Il sourit, à la vérité ; mais ce sourire fut accompagné d’une contraction convulsive dans sa figure, qui laissait deviner si c’était le rire de la malignité ou celui de la satisfaction. Toutefois, il renouvela l’assurance d’être fidèle à ses engagements et ponctuel dans l’exécution. Pendant ce temps, la journée se passait en présents de noces et en préparatifs, qui tous indiquaient combien les machinateurs de ce complot étaient résolus et sûrs du succès. Émilie avait espéré qu’à mesure que la crise approchait, ses gardiens se relâcheraient un peu de leur vigilance ordinaire. Dans ce cas, elle était résolue, si elle en trouvait l’occasion, de faire à la fois faux-bond à ses geôliers et à son nouveau confident. Mais, malgré tous les soins qu’elle prit pour arranger ce plan, elle en trouva l’exécution impraticable.
Enfin arriva cette nuit si critique pour elle. Son âme ne pouvait manquer d’être dans une extrême agitation. Elle avait d’abord employé toute son adresse à mettre en défaut la vigilance de sa surveillante ; mais au lieu de se relâcher de ses mesures ordinaires, cette insolente et impitoyable geôlière n’avait voulu que se jouer des tourments de sa victime. En conséquence, elle se cacha, et, laissant croire à Émilie qu’il n’y avait personne autour d’elle, elle l’attendit au bout de la galerie, au haut de l’escalier. « Que faites-vous donc là, mon enfant ? lui dit-elle d’un ton insultant. Comment donc, cette chère petite se croit assez fine pour m’attraper ; mais vraiment vous êtes maligne, petite espiègle ? Allons, allons, mon cœur, retournez à votre chambre ; marchons. »
Émilie sentit vivement le tour qu’on lui avait joué. Elle soupira, mais elle dédaigna de répondre à cette basse et cruelle raillerie. Rentrée dans sa chambre, elle se jeta dans un fauteuil et y demeura plus de deux heures ensevelie dans une rêverie profonde. Ensuite elle courut à ses armoires, renversa toutes ses hardes, ôta et remit pêle-mêle, sans savoir ce qu’elle faisait, son linge et ses robes, pensant confusément à préparer ce qu’il lui fallait pour sa fuite. L’officieuse geôlière suivait tous ses pas et se contentait d’observer en silence toutes ses actions. Il était l’heure de se coucher.
« Bonne nuit, mon enfant, dit cette méchante femme, faisant mine de se retirer ; il est temps de fermer votre porte. Vous avez encore quelques heures à être maîtresse de votre personne, profitez-en de votre mieux. J’espère, mon petit cœur, que vous ne vous en irez pas par le trou de la serrure, n’est-ce pas ? À huit heures bien précises vous me reverrez ; et puis, ajouta-t-elle en se frottant les mains, tout sera dit. Vous et votre honnête prétendu vous ne ferez qu’un, aussi sûr qu’il fera jour demain. »
Il y avait dans le ton avec lequel avaient été prononcés ces derniers mots quelque chose qui fit dire à Émilie en elle-même : Qu’entend-elle donc par là ? Serait-il possible qu’elle eût connaissance de ce qui va se passer dans quelques heures d’ici ? »
C’est la première fois que ce soupçon s’offrait à sa pensée, et il ne s’y arrêta pas longtemps. Le cœur navré, elle fit un paquet du peu de hardes qu’elle crut devoir prendre avec elle. Ensuite elle prêta l’oreille avec une telle inquiétude, que le mouvement d’une feuille n’eût pu lui échapper. De temps en temps elle s’imaginait entendre marcher ; mais le bruit des pas, si c’était des pas qu’elle entendait, était si léger, qu’elle ne pouvait assurer si c’était un son véritable ou une illusion de son imagination. Ensuite tout devint calme, comme si la nature entière eût été dans un repos parfait. L’instant d’après, elle crut distinguer un petit murmure confus comme de gens qui parlaient bas ; le cœur lui battit très-fort : une seconde fois elle en revint à se défier de Grimes. Cette idée la tourmenta plus cette fois que la première, mais il était trop tard. Au moment même elle entend le bruit d’une clef à la porte de sa chambre, et voit paraître Grimes. Son cœur palpite à cette vue : Sommes-nous découverts ? lui dit-elle : ne vous ai-je pas entendu parler à quelqu’un ? »
Grimes s’avança sur la pointe du pied, le doigt sur la bouche.
« Non, non, dit-il, tout va bien ; » il la prit par la main, la conduisit sans rien dire hors de la maison et ensuite à travers le jardin. Émilie examinait avec soin les portes et les passages à mesure qu’elle avançait, et promenait de tous côtés autour d’elle un œil craintif et soupçonneux ; mais tout paraissait être aussi tranquille qu’elle eût pu le désirer. Grimes ouvrit une porte de derrière du jardin, qui n’était que poussée, et qui conduisait dans un sentier très-peu fréquenté. Il y avait deux chevaux tout équipés pour le voyage, attachés par la bride à un poteau qui n’était pas à trois toises du jardin. Grimes tira la porte après lui. « Par ma foi, dit-il, j’ai eu une fière peur : en passant là le long, pour vous joindre, ne voilà-t-il pas que j’ai vu le cocher qui sortait par la porte de derrière pour aller à l’écurie ? Il n’avait qu’un pas à faire pour être sur moi ; mais il avait sa lanterne et il ne pouvait pas me voir, parce que j’étais dans l’obscurité. »
En disant cela, il aidait miss Melville à monter. Il l’importuna fort peu pendant la route ; au contraire, il fut singulièrement silencieux et pensif, ce qui ne fut rien moins qu’agréable à Émilie, qui n’aimait guère sa conversation.
Après deux milles de marche environ, ils arrivèrent à un bois qu’il fallait traverser pour gagner la route qui conduisait à leur destination. La nuit était fort obscure, en même temps que l’air était très-doux, car on était alors dans le cœur de l’été. Ils avaient déjà pénétré au milieu de cette sombre solitude, lorsque Grimes, sous prétexte de chercher la route, poussa son cheval en avant, tout contre celui de miss Melville, et ensuite, étendant la main tout à coup, il lui saisit la bride. « Je crois, dit-il, que nous ferons bien de nous arrêter ici un moment.
— Nous arrêter ! s’écria Émilie avec surprise. Et pourquoi donc nous arrêter, monsieur Grimes ; que voulez-vous donc dire ?
— Allons, allons, dit-il, ne faites pas tant l’étonnée. Est-ce que vous m’avez bonnement cru assez oison pour prendre tant de peine pour rien ? Ah ! bien oui, je suis bien d’humeur à être comme ça le bardot des sottises des autres. Ce n’est pas, en vérité, que j’aie d’abord eu grande envie de vous, mais toutes vos petites façons suffiraient pour émoustiller mon grand-père ! Il n’y a pas de plus exquis morceau que celui qui coûte cher et vient de loin. Vous faisiez tant la difficile pour donner votre consentement, que M. Tyrrel a cru qu’il était plus sûr de vous le demander comme ça à la brune ; et, comme il m’a dit qu’il ne voulait pas qu’une pareille affaire se fît dans sa maison, voilà pourquoi, mon petit cœur, nous sommes venus jusqu’ici.
— Au nom du ciel, M. Grimes, pensez à ce que vous dites ! Vous ne pouvez pas être assez bas, assez lâche pour perdre une malheureuse créature qui s’est mise elle-même sous votre protection.
— Bon, bon, vous perdre ! oh ! que non ; je ferai de vous une honnête femme après cela. Allons, allons, laissez là tous vos grands airs ; vous avez beau chercher et attendre, il ne passe personne ici ; allez, je vous tiens aussi sûr que le poisson dans la nasse ; il n’y a pas seulement une chaumière d’ici à plus d’un mille, et, si je vous laisse échapper, ma belle, vous pouvez bien m’appeler une bûche. Par ma foi, vous êtes un morceau délicat, et il n’y a pas de temps à perdre.
Miss Melville n’eut qu’un instant pour recueillir toutes ses idées. Elle sentit qu’il y avait peu d’espoir de toucher la brute opiniâtre et insensible qui la tenait en son pouvoir. Mais la présence d’esprit et l’intrépidité qui lui étaient particulières ne l’abandonnèrent pas. À peine Grimes avait-il achevé sa harangue, qu’avec une forte et brusque secousse, elle lui arracha la bride de la main, et mit en même temps son cheval au galop. Elle avait déjà quelques pas d’avance, lorsque Grimes, revenu de sa surprise et mortifié au dernier point d’avoir à si bon marché perdu son avantage, se mit à la poursuivre. Le bruit de son cheval ne servit qu’à exciter celui d’Émilie ; soit hasard, soit sagacité, cet animal suivit sans se tromper le sentier étroit et tortueux qui menait à la route, et la chasse des deux coursiers continua ainsi dans toute la longueur du bois.
À l’extrémité de ce bois il y avait une porte. Cette circonstance, que Grimes se rappela, adoucit son dépit, parce qu’il se regardait comme certain de mettre par là un terme à la course de sa victime fugitive, et qu’il n’était guère probable que dans le silence et les ténèbres de la nuit il y eût là personne pour l’interrompre. Cependant, par le plus grand hasard du monde, il se trouva un homme à cheval qui attendait à cette porte. « À l’aide ! au secours ! s’écria Émilie, au voleur ! au meurtre ! au secours ! » Cet homme était M. Falkland. Grimes reconnut sa voix, aussi ne résista-t-il que faiblement. Deux autres hommes, que l’obscurité l’avait d’abord empêché d’apercevoir et qui étaient des domestiques de M. Falkland, accoururent au bruit, alarmés pour la sûreté de leur maître ; et alors Grimes, voyant que sa proie lui était échappée, pressé par la crainte et la honte qui suivent le crime, prit la fuite sans dire un seul mot.
Il paraîtra peut-être étrange que M. Falkland se fût ainsi trouvé une seconde fois le libérateur de miss Melville, et cela au moment où on devait le moins s’y attendre. Rien n’est cependant plus aisé à expliquer. Il avait entendu dire qu’on avait vu rôder un homme dans ce bois pour voler ou pour quelque autre mauvais dessein, et qu’on conjecturait que cet homme était Hawkins, autre malheureuse victime de la tyrannie de M. Tyrrel, dont je vais bientôt parler, et qui avait déjà si vivement intéressé la compassion de M. Falkland. Il avait fait de vains efforts pour le découvrir et lui faire du bien ; et naturellement il lui vint à l’idée que si la conjecture se trouvait vraie, il aurait non-seulement le pouvoir de faire pour cet infortuné ce qu’il avait déjà projeté, mais encore d’arracher un homme qui lui avait paru pénétré de bons principes aux dangers terribles d’une offense contre les lois et la société. Il avait pris avec lui deux domestiques, parce qu’allant à dessein à la rencontre de voleurs, si réellement il y en avait, il se serait cru inexcusable de ne pas se prémunir contre tous les accidents possibles. Mais, en même temps, il leur avait donné ordre de se tenir seulement à la portée de sa voix et de ne pas se laisser voir ; ce n’était que leur zèle pour leur maître qui les avait fait s’approcher dans cette occurrence.
Cette nouvelle aventure promettait quelque chose d’extraordinaire. M. Falkland ne reconnut pas tout de suite miss Melville, et, quant à Grimes, il ne se rappelait pas l’avoir jamais vu : mais il n’était pas difficile de juger du besoin extrême qu’on avait de son secours. La contenance déterminée de M. Falkland, la crainte qu’inspirait à Grimes un tel adversaire, jointe au sentiment intérieur de son crime, mirent bientôt le ravisseur en fuite. Émilie resta seule avec son libérateur ; il la trouva beaucoup plus recueillie et plus calme qu’on n’aurait pu l’attendre d’elle dans une situation naguère si alarmante. Elle lui nomma le lieu où elle désirait aller, et il se mit aussitôt en devoir de l’y accompagner. Pendant le chemin, elle reprit toute sa tranquillité et sentit naître en elle le besoin de confier ce qui lui était arrivé à l’homme auquel elle avait de si grandes obligations et qui était l’objet de toutes ses pensées. M. Falkland l’écouta avec autant d’intérêt que de surprise. Quoiqu’il eût vu déjà bien des exemples de la basse jalousie de M. Tyrrel et de son caractère despotique et inexorable, ce trait surpassait tous les autres, et à peine pouvait-il en croire ses oreilles. Tout ce qu’on avait imaginé des passions des démons lui paraissait réalisé dans l’âme de son odieux voisin. Miss Melville fut obligée, dans le cours de son récit, de parler du reproche qu’on lui avait fait de nourrir dans son cœur de l’amour pour M. Falkland, et elle en parla avec une naïveté et une confusion charmantes. Quoique cette partie de son récit fût pour son libérateur le sujet d’une peine réelle, cependant on ne peut pas croire que la partialité flatteuse qu’avait montrée pour lui cette malheureuse jeune fille ne contribuât pas à augmenter l’intérêt qu’il prenait à elle, et l’indignation que lui inspirait son infernal parent.
Ils arrivèrent sans accident à la maison de la bonne dame qu’Émilie avait choisie pour se mettre sous sa protection. M. Falkland fut charmé de pouvoir la laisser dans ce lieu de sûreté. Des complots du genre de celui auquel la pauvre Émilie venait d’échapper ne peuvent avoir de succès contre la personne qui en est l’objet qu’autant qu’elle est hors de la portée de tout secours, et une fois connus ils ne sont plus à craindre. Sans doute un pareil raisonnement paraîtra en général assez bien fondé, et M. Falkland le trouva parfaitement applicable à la circonstance ; mais il se trompait.