Caleb Williams/21

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Traduction par Amédée Pichot.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (tome 1p. 286-300).
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XXI


Le premier plan qui m’était venu à l’idée, c’était de gagner la grande route la plus voisine, et de prendre le premier carrosse public allant à Londres. J’imaginai que je serais là plus à l’abri des recherches, si la vengeance de M. Falkland le portait à me poursuivre, et je ne doutai pas de trouver bientôt parmi les ressources multipliées de la capitale une manière avantageuse de placer ma personne et mes talents. Dans mon arrangement, je réservais M. Forester comme une dernière ressource, à laquelle je n’aurais recours que dans le cas où j’aurais besoin d’une protection directe contre les traits du pouvoir et de la persécution. Ce qui me manquait surtout, c’était cette expérience du monde qui peut seule nous rendre féconds en ressources ou au moins nous rendre capables de faire une juste comparaison entre celles qui s’offrent à nous.

Après avoir fait mon plan, le cœur rempli de joie, je poursuivis le sentier détourné où je me trouvais poussé. Il faisait une nuit fort sombre, et il tombait une petite pluie très-fine ; mais à peine m’en apercevais-je ; jamais le ciel ne m’avait paru si serein et si brillant. Mes pas touchaient à peine la terre. « Je suis libre, me répétais-je mille fois à moi-même. Qu’ai-je à démêler à présent avec les dangers et les alarmes ? Je sens que je suis libre ; je sens que je resterai toujours libre. Y a-t-il une puissance capable de retenir dans les chaînes une âme ardente et déterminée ? Y a-t-il une puissance qui ait le droit d’infliger la mort à un homme, quand toutes les facultés de son être lui commandent de vivre ? » Je ne reportais plus qu’un œil d’horreur et d’indignation sur le honteux assujettissement dans lequel j’avais été tenu. Je ne sentais pas de haine contre l’auteur de mes infortunes ; je puis le dire : la justice et la vérité ne me désavoueront pas ; je n’éprouvais que de la pitié pour la cruelle destinée à laquelle il semblait condamné. Mais ce n’était qu’avec un dégoût inexprimable que je pensais à ces erreurs qui font que chaque homme est réservé à être plus ou moins esclave ou tyran. Je ne pouvais revenir de l’aveuglement du genre humain, de ce qu’il ne se levait pas tout entier pour secouer le joug insupportable de la misère et de l’ignominie. Quant à moi, je pris bien la résolution (et c’est une résolution à laquelle je n’ai jamais entièrement manqué) de me tenir toujours hors de cet odieux théâtre, et de ne jamais remplir le rôle d’opprimé ni d’oppresseur.

Pendant tout le cours de cette expédition nocturne, mon esprit demeura dans l’enthousiasme, plein de hardiesse et de confiance, accessible seulement à ce qu’il fallait de crainte pour le tenir dans une douce émotion, mais non pour produire rien de pénible ou de douloureux. Après trois heures de marche j’arrivai sans accident au village où je comptais prendre une place dans la voiture publique pour la capitale. Si matin, tout était tranquille, aucun son provenant de créature humaine ne frappa mon oreille. Ce ne fut qu’avec grande difficulté que je parvins à me faire introduire dans la cour d’une auberge, où je trouvai un garçon d’écurie qui pansait ses chevaux. Je reçus de lui l’information peu agréable que, la diligence ne passant par cet endroit que trois fois par semaine, on ne l’attendait pas avant le lendemain six heures du matin.

Cette nouvelle commença à rabattre un peu le transport d’ivresse auquel j’étais livré depuis l’instant où j’avais quitté la maison de M. Falkland. Toute ma fortune en argent comptant montait à environ onze guinées. J’en avais bien à peu près cinquante de plus qui m’étaient venues de la succession de mon père ; mais cette somme était placée de manière à n’être pas à ma disposition pour l’instant, et je doutais même si je ne ferais pas mieux au bout du compte d’y renoncer tout à fait que de m’exposer en la réclamant à laisser un fil à mon persécuteur pour suivre mes traces, ce que j’avais le plus à redouter au monde. Il n’y avait rien que je désirasse aussi ardemment que d’anéantir tout moyen de communication entre nous pour l’avenir, de manière qu’il ne sût pas même si j’existais encore, et que de mon côté je n’entendisse pas seulement prononcer un nom si fatal à mon repos.

Dans l’état où étaient mes affaires, je sentis que la frugalité n’était pas une vertu à négliger, hors d’état, comme je l’étais, de prévoir les retards ou les obstacles qui pourraient contrarier mes projets quand une fois je serais arrivé à Londres. Pour cette raison et pour d’autres encore, je crus devoir persister dans mon premier plan de voyager par la diligence ; la seule chose qui me restait à régler, c’était de savoir comment je m’arrangerais pour qu’un délai de vingt-quatre heures ne devînt pas pour moi, par quelque fâcheuse rencontre, une nouvelle source de calamités. Il n’était nullement prudent de passer tout ce temps au village où je me trouvais ; il ne me semblait même pas à propos de l’employer à continuer mon chemin à pied sur la grande route. En conséquence, je me décidai à faire un circuit, dont la direction semblait d’abord s’écarter beaucoup de l’itinéraire que je projetais, mais qui, me jetant tout d’un coup dans un autre chemin de traverse, me ferait gagner, à la chute du jour, une ville de marché plus voisine de douze milles de la capitale.

Après avoir ainsi fait mon arrangement pour la journée, et m’être bien convaincu que c’était le plus convenable pour la circonstance, je chassai de mon esprit toutes mes inquiétudes, et je me laissai aller à tous les divers sujets de distraction qui s’offraient à moi. Je m’arrêtais ou bien je poursuivais ma route, suivant l’impulsion du moment. Tantôt, couché sur une butte de terre, je restais plongé dans une douce rêverie ; tantôt j’examinais en détail tous les sites qui se succédaient les uns aux autres. Les brouillards du matin se dissipèrent, et firent place à un ciel pur. Avec cette souplesse d’imagination qui caractérise si bien la jeunesse, j’oubliai en un instant les alarmes qui étaient depuis longtemps mes compagnes inséparables, et je vis l’avenir se déployer devant moi sous mille formes toujours nouvelles. À peine si, dans tout le cours de mon existence, j’ai passé une journée de jouissances plus délicieuses et plus variées… Contraste marqué et peut-être salutaire avec les terreurs qui l’avaient précédée et les scènes qui devaient la suivre.

J’arrivai le soir au lieu de ma destination ; je m’informai de l’auberge où la diligence avait coutume de s’arrêter. Comme j’entrais dans la cour, je fus abordé par un homme à cheval qui y entrait au même instant, et qui me demanda si je ne m’appelais pas Williams.

Quoiqu’il fît déjà presque nuit quand j’avais gagné l’entrée de la ville, j’avais remarqué ce même homme qui venait en sens contraire au mien, et m’avait croisé à environ un demi-mille de là. Il m’avait lui-même observé avec un air de curiosité qui m’avait déplu, et, autant que j’avais pu le distinguer, il m’avait paru d’assez mauvaise mine. Il n’y avait pas deux minutes qu’il m’avait dépassé, lorsque j’avais entendu le pas d’un cheval qui venait lentement derrière moi. Cette circonstance m’avait causé quelque inquiétude. J’avais d’abord ralenti ma marche, et ceci ne m’ayant servi de rien, je m’étais arrêté pour laisser passer le cavalier, ce qu’il avait fait. Un coup d’œil que j’avais jeté sur lui m’avait fait penser que c’était le même homme que j’avais déjà remarqué. Il avait pressé le pas de son cheval, et était entré dans la ville. J’avais continué, et, peu de temps après, je l’avais vu à la porte d’un cabaret buvant un pot de bière ; ce que je n’avais pu cependant apercevoir à cause de l’obscurité, sinon à l’instant même que j’avais été tout près de lui. J’avais été toujours en avant et ne l’avais pas revu, si ce n’est, comme je l’ai déjà dit, quand il m’aborda dans la cour de l’auberge.

Cette aventure avait, pendant ma route, troublé un moment la sérénité de mon esprit et y avait fait naître mille idées sinistres. Cependant, en y pensant davantage, mes craintes m’avaient paru sans fondement ; si j’étais poursuivi, il me semblait que ce devait être nécessairement par quelqu’un des gens de M. Falkland, et non pas par un étranger. Or, cet homme, j’étais bien sûr de ne l’avoir jamais vu de ma vie. Je m’étais cru dispensé même des précautions les plus simples ; car il était déjà presque nuit. Enfin, je m’étais déterminé à aller jusqu’à l’auberge, pour y prendre les informations dont j’avais besoin.

Je n’eus pas plutôt entendu le bruit du cheval, à mon entrée dans la cour, ainsi que la question qui me fut faite par le cavalier, qu’aussitôt j’eus l’esprit frappé de l’affreuse certitude de tout ce que je craignais. Tout incident qui avait quelque liaison avec la situation à laquelle je venais d’échapper était fait pour me glacer d’effroi. Ma première idée fut de m’enfuir à travers champs et de me fier pour ma sûreté à la vitesse de mes jambes ; mais la chose n’était guère praticable ; je remarquai que mon adversaire était seul, et il me sembla que d’homme à homme je pouvais raisonnablement espérer, de manière ou d’autre, de m’en débarrasser, soit par une ferme résolution, soit par les ressources de mon esprit.

Cette détermination prise, je lui répondis d’un ton brusque et résolu que j’étais bien celui qu’il avait nommé. « Je devine, ajoutai-je, pourquoi vous venez, mais c’est inutile ; vous voudriez me ramener au château de Falkland, mais on ne m’arrachera jamais en vie de l’endroit où nous sommes. Je n’ai pas pris mon parti avant d’y avoir bien réfléchi, ni sans avoir de fortes raisons ; et, puisque je l’ai pris, l’univers entier ne me le ferait pas changer. Je suis Anglais ; et, Dieu merci, le privilège d’un Anglais, c’est d’être seul maître et seul juge de ses actions.

— Hé ! là, là, me dit-il, calmez-vous un peu. Pourquoi, diable ! vous presser si fort de deviner mes intentions et de me dire les vôtres ? Mais, au reste, vous avez deviné juste, et peut-être avez-vous à vous applaudir de ce qu’il n’y a rien de plus fâcheux pour vous dans ma commission. Ce qu’il y a de sûr, c’est que M. Falkland compte bien que vous allez revenir avec moi ; et, de plus, j’ai une lettre pour vous ; peut-être, quand vous l’aurez lue, ne serez-vous pas aussi obstiné. Si cela ne suffit pas, on verra après ce qu’on aura à faire. »

En disant ceci, il me donna la lettre ; elle était de M. Forester, qu’il avait laissé, à ce qu’il me dit, à la maison de mon maître. Voici ce qu’elle portait :


« Williams,

« Mon frère Falkland a envoyé le porteur de la présente pour vous chercher. Il espère que, si on vous trouve, vous reviendrez à la maison. Je m’y attends aussi. Cela est de la dernière conséquence pour votre honneur et votre réputation. Quand vous aurez lu ceci, si vous êtes un bas et méprisable coquin, vous chercherez peut-être à vous enfuir. Si votre conscience vous dit que vous êtes innocent, il n’y a pas le moindre doute que vous reviendrez. Que je sache si j’ai été votre dupe et si, au moment où je me laissais aller à votre extérieur de candeur et de simplicité, je n’étais que l’instrument d’un déterminé fripon. Si vous venez, j’engage ma foi que, pourvu que vous laviez votre réputation, non-seulement vous aurez la liberté d’aller partout où il vous plaira, mais que vous aurez de moi tous les secours qui peuvent être en mon pouvoir. Prenez-y garde ! je ne m’engage à rien de plus.

» Valentin Forester. »


Quelle lettre ! pour une âme comme la mienne, brûlante de l’amour de la vertu ; une pareille lettre était capable de ramener, d’un bout de la terre à l’autre, celui à qui elle était adressée. Mon âme était pleine de confiance et d’énergie. J’étais sûr de mon innocence et bien résolu à la prouver. Tout à l’heure je consentais à être fugitif dans le monde ; je me réjouissais même d’errer sans secours et sans autre ressource que mon industrie. Jusque-là je laissais faire Falkland : je lui abandonnais les biens de la fortune. Mais ma liberté, mais mon honneur, c’était bien différent ! « Je ne souffrirai pas, dis-je, qu’il souille mon nom ! »

Je repassai dans mon esprit chaque incident remarquable qui avait pu m’arriver dans la maison de M. Falkland. Excepté l’affaire du coffre mystérieux, je ne me rappelais rien dont on pût faire sortir l’ombre d’une accusation criminelle. Dans cette affaire, ma conduite, sans nul doute, avait été extrêmement répréhensible, et je n’y avais jamais pensé sans me la reprocher vivement. Mais je ne voyais pas que cette action fût de la nature de celles qu’on peut soumettre à la censure des lois. Bien moins encore pouvais-je me persuader que M. Falkland, que la seule possibilité de se voir découvert faisait frissonner, et qui devait se regarder comme entièrement à ma discrétion, osât jamais mettre en avant un fait si étroitement lié avec la cause de ses éternelles angoisses. En un mot, plus je méditais sur les expressions du billet de M. Forester, moins je pouvais m’imaginer la nature des scènes dont elles étaient en quelque sorte le prélude.

Toutefois, le mystère caché sous ces expressions ne suffisait pas pour accabler mon courage. Mon caractère semblait subir une révolution complète. Quelque timide, quelque embarrassé que j’eusse été quand je regardais M. Falkland comme mon ennemi secret, je comprenais que les circonstances étaient totalement changées. « Falkland, me dis-je, accuse-moi ouvertement : si nous devons lutter ensemble, que ce soit à la face du jour ; et, quelque redoutables que soient tes armes, je ne te crains pas ! »

L’innocence et le crime me paraissaient les deux choses du monde les plus opposées. Je ne pouvais me persuader que la première pût jamais être confondue par l’autre, à moins que l’innocent ne fût trahi par son propre courage. Un des rêves favori de ma jeunesse était la vertu supérieure à la calomnie, déjouant par sa simplicité franche les artifices du vice, et faisant retomber sur son adversaire toute la honte dont il avait espéré la couvrir. J’étais décidé à ne pas contribuer à la perte de M. Falkland, mais je ne l’étais pas moins à obtenir moi-même justice.

Je vais raconter le résultat de cette confiance ; et ce fut avec cette candeur généreuse que je me précipitai dans une ruine complète.

« Ami, dis-je au porteur de la lettre après un long silence, vous avez raison. Vous m’avez remis une lettre bien extraordinaire, en vérité ; mais certainement je vous suivrai, quelles qu’en soient les conséquences. Jamais personne ne pourra jeter de blâme sur moi, tant qu’il sera en mon pouvoir de me justifier. »

Je sentis, dans la position où me mettait la lettre de M. Forester, non pas seulement la volonté, mais l’empressement et l’impatience de retourner. Nous nous procurâmes un second cheval, et nous fîmes notre route, mon compagnon et moi, dans le plus parfait silence. Pendant ce temps, mon esprit était sans cesse occupé à chercher l’explication de la lettre de M. Forester. Je connaissais bien toute la rigueur et l’obstination de M. Falkland à poursuivre les desseins qu’il avait le plus à cœur ; mais je savais aussi que tout principe de vertu et de magnanimité était naturel à son caractère.

Quand nous arrivâmes, il était plus de minuit, et nous fûmes obligés de réveiller un des domestiques pour nous ouvrir. Je trouvai que M. Forester, dans l’idée que je pourrais arriver pendant la nuit, avait laissé un billet pour moi, dans lequel il me marquait de me mettre aussitôt au lit, et de prendre soin de n’être pas dans un état de fatigue ou d’épuisement pour l’affaire du lendemain. Je tâchai de me conformer à son avis, mais j’eus un sommeil agité et très-peu propre à réparer mes forces. Mon courage n’en fut pas abattu ; la singularité de ma situation, mes conjectures sur le présent, mes craintes sur l’avenir, ne m’auraient pas même laissé la possibilité de m’abandonner à la langueur et à l’inactivité.

Le lendemain matin, la première personne que je vis fut M. Forester. Il me dit qu’il ne savait pas encore ce que M. Falkland avait à alléguer contre moi, parce qu’il n’avait pas voulu le savoir. Il était venu le jour précédent à la maison de son frère, où il avait un rendez-vous pour régler quelques affaires indispensables, avec l’intention de repartir aussitôt que les affaires seraient terminées, sachant bien que cette façon d’agir serait la plus agréable à M. Falkland. Mais il avait trouvé toute la maison en émoi, parce qu’on venait d’avoir depuis quelques heures la première alerte de mon évasion. M. Falkland avait dépêché des domestiques à ma poursuite sur tous les points, et il en était revenu un au moment de l’arrivée de M. Forester, portant la nouvelle qu’une personne conforme au signalement donné, avait été vue le matin à la ville, demandant une voiture pour Londres.

M. Falkland avait paru extrêmement troublé de ce rapport, et s’était emporté contre moi avec la dernière aigreur, m’appelant le plus ingrat et le plus dénaturé coquin du monde.

« Monsieur, avait repris M. Forester, prenez un peu plus garde à ce que vous dites ; c’est un terme bien dur que celui de coquin, et il ne faut pas s’en servir légèrement. Les Anglais sont libres, et un homme ne doit pas être appelé coquin pour avoir voulu chercher une autre manière de gagner sa vie. »

M. Falkland avait secoué la tête, et, avec un sourire plein d’amertume : « Mon frère, mon frère, avait-il dit, vous êtes la dupe de ses artifices. Pour moi, il m’a toujours été suspect, et je me doutais de la perversité de son caractère ; mais je viens de découvrir…

— Arrêtez, monsieur, avait interrompu M. Forester ; je croyais, je l’avoue, que dans un moment d’aigreur vous pouviez employer contre lui des expressions dures sans y attacher de sens déterminé ; mais si vous avez quelque grief sérieux contre Williams, je vous prie qu’il n’en soit pas question entre nous avant que je sache si ce garçon est à portée d’être entendu. Pour mon propre compte, je ne me soucie guère de l’opinion des autres. C’est une chose que le monde accorde ou retire avec si peu d’examen, qu’il est impossible de rendre la moindre raison des jugements qu’il porte. Mais cette considération ne m’autorise pas à prendre légèrement une mauvaise opinion de quelqu’un. Le moins que je puisse faire en faveur de ceux qui sont assez malheureux pour encourir le mépris et la haine publiques, c’est d’exiger qu’ils aient été préalablement entendus dans leur défense. Une règle très-sage dans nos lois veut que le juge monte sur le siége sans rien connaître du fond de la cause sur laquelle il va prononcer ; et, comme particulier, je suis décidé à me conformer à cette règle. Je trouve juste de procéder contre un coupable d’une manière sévère et inflexible ; mais plus je mettrai de rigueur dans les conséquences, plus je veux d’impartialité dans les préliminaires. »

Pendant que M. Forester me rapportait ces détails, il me voyait prêt à l’interrompre à chaque mot, tant j’étais tourmenté du besoin d’exprimer une partie des sentiments qu’excitait en moi son récit ; mais il ne voulut jamais me laisser parler. « Non, non, Williams, me dit-il, je n’ai pas voulu entendre M. Falkland contre vous ; je ne veux pas non plus entendre votre défense. Dans ce moment-ci je suis venu pour vous parler, et non pas pour vous écouter. J’ai cru à propos de vous avertir de votre danger ; mais je n’ai rien de plus à faire pour le présent. Réservez pour un autre moment ce que vous avez à dire ; arrangez votre défense du mieux qu’il vous sera possible ; qu’elle soit vraie, si la vérité, comme je l’espère, peut vous amener à votre but, sinon la plus plausible et la plus ingénieuse que vous pourrez l’imaginer. Le soin de notre propre défense exige le concours de tous nos moyens ; un homme qui se trouve mis en jugement a tout le monde contre lui, et reste seul contre tout le monde. Adieu, que le ciel vous envoie une heureuse délivrance. Si l’accusation de M. Falkland, quelle qu’elle soit, n’était que l’effet de la précipitation, comptez sur moi comme sur un ami plus zélé que jamais ; sinon, voici le dernier témoignage d’amitié que vous recevrez de moi. »

On peut croire que cette harangue si singulière, si grave, si chargée de menaces conditionnelles, n’était guère propre à calmer l’anxiété de mon âme. J’ignorais totalement les griefs qu’on m’imputait, et ce n’était pas un petit sujet de surprise pour moi, tandis qu’il était en mon pouvoir d’être pour M. Falkland le plus formidable des accusateurs, de voir cependant tous les principes de l’équité assez complétement renversés pour que l’homme innocent et muni d’une arme aussi forte fût la partie accusée et souffrante, au lieu d’avoir, comme il était juste, le véritable criminel à sa merci. J’étais encore plus étonné de cette puissance surnaturelle qui semblait être dans les mains de M. Falkland pour ramener ainsi, d’une manière irrésistible, dans la sphère de son autorité, l’objet de sa persécution ; réflexion qui ne laissait pas de décourager un peu cette soif d’indépendance qui était alors la passion dominante de mon âme.

Mais ce n’était pas le moment des réflexions. Pour l’homme opprimé et malheureux, les événements paraissent s’écarter de leur cours naturel, tandis qu’entraîné lui-même avec eux par une force insurmontable, tous ses efforts ne peuvent en modérer la rapidité. On me laissa seulement quelques instants pour me recueillir, et l’on procéda à l’instruction de mon procès. Je fus conduit à la bibliothèque où j’avais passé tant de moments heureux dans les plus paisibles méditations. Là, je trouvai M. Forester et trois ou quatre des gens de la maison, déjà assemblés, et qui m’attendaient ainsi que mon accusateur. Tout était disposé de manière à me faire sentir que je n’avais à compter que sur la justice des parties intéressées, et que je ne devais rien attendre de leur merci. M. Falkland entra par une porte presqu’au moment où j’entrais par l’autre.



FIN DU TOME PREMIER