Caleb Williams/23

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Traduction par Amédée Pichot.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (tome 2p. 25-39).
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XXIII


Pour moi, je n’avais jamais vu de prison, et, comme la plupart des hommes, je n’avais guère songé à m’informer quel était le sort de ceux qui avaient commis des offenses contre la société, ou qui lui étaient devenus suspects. Oh ! combien est désirable, en comparaison de ces tristes murailles, le plus pauvre des abris où le journalier va se reposer de ses fatigues !

Tout était nouveau pour moi, ces portes massives, ces verrous et ces serrures retentissantes, ces passages sombres, ces fenêtres grillées, et les regards si caractéristiques des geôliers, accoutumés à s’armer de refus et à défendre leurs cœurs de tout sentiment de sympathie et de pitié. La curiosité et un désir de connaître ma situation me portèrent à fixer les yeux sur leurs figures, mais le moment d’après je les détournai avec un dégoût insurmontable. Il est impossible de dépeindre le genre d’odeur et de malpropreté qui distingue ces affreuses demeures. J’avais bien vu dans ma vie des logements négligés et malpropres, habités par des hommes dont la personne n’était pas mieux soignée ; mais leur visage portait l’empreinte de la santé, et on y lisait l’insouciance plutôt que le malheur. La malpropreté d’une prison s’adresse à l’âme même et a déjà un caractère d’infection et de putridité.

On me retint pendant plus d’une heure dans la chambre du geôlier, tandis que les guichetiers survenaient les uns après les autres pour se familiariser avec ma personne. On me regardait déjà comme coupable d’un crime capital : en conséquence, on me fit subir une perquisition rigoureuse, et on me prit un canif, une paire de ciseaux et tout ce que j’avais de monnaie d’or. On délibéra si ces objets ne seraient pas mis sous le scellé, pour m’être rendus, disait-on, aussitôt que je serais acquitté ; et, si je n’avais pas fait voir dans mes réclamations une vigueur et une fermeté à laquelle ils ne s’attendaient guère, telle était la marche qu’ils allaient continuer de suivre. Quand j’eus subi ces cérémonies, on me poussa dans une chambre où étaient assemblés les détenus pour crime capital[1], au nombre de onze. Chacun d’eux était trop occupé de ses réflexions pour faire attention à moi. De ces onze prisonniers, deux étaient là pour vol de chevaux[2], trois pour avoir volé un mouton, un pour avoir volé dans une boutique[3], un autre pour fausse monnaie, deux pour vol de grand chemin, et deux pour vol avec effraction[4].

Les voleurs de chevaux étaient à faire une partie de cartes, qui fut interrompue par un différend survenu entre eux, accompagné de grandes vociférations et d’appels qu’ils faisaient aux uns et aux autres pour décider le coup, mais fort inutilement, car l’un ne les écoutait pas, et d’autres les laissaient au milieu de leur récit pour aller porter loin de leur tapage leurs angoisses intérieures.

C’est la coutume parmi les voleurs de former entre eux une espèce de tribunal burlesque dont chacun va prendre la décision pour savoir s’il sera acquitté, s’il aura répit ou grâce, ainsi que pour essayer la manière la plus adroite d’établir sa défense. Un des voleurs avec effraction, qui avait déjà passé par cette épreuve, était à se promener fièrement en long et en large dans la chambre avec un air de bravade, en criant à son camarade qu’il était aussi riche que le duc de Bedford ; il possédait cinq guinées et demie, ce qui était bien tout ce qu’il pourrait dépenser dans le mois ; et, quant à ce qui arriverait après cela, c’était l’affaire de Jack Ketch[5] et non la sienne. En disant cela, il se jeta brusquement sur un banc qui était près de lui et parut s’endormir un moment ; mais son sommeil était agité ; sa respiration pénible ressemblait de temps en temps à une sorte de gémissement. Un jeune homme de l’autre côté de la chambre s’en vint doucement, armé d’un grand couteau, à l’endroit où celui-ci était couché, la tête pendante sur un des côtés du banc, et lui appuya sur le cou le dos de la lame avec tant de force que ce ne fut qu’après beaucoup d’efforts que l’autre put venir à bout de se relever. « Ma foi, Jean, dit l’homme au couteau, encore un peu et ton affaire était faite. » Celui-ci, sans témoigner le moindre ressentiment : « Dieu te damne, lui dit il d’un ton chagrin : pourquoi diable n’as-tu pas pris le tranchant ? ç’aurait été le meilleur ouvrage que tu eusses fait depuis longtemps[6] ! »

Il y avait un des individus détenus pour vol de grand chemin, dont le cas était assez extraordinaire. C’était un simple soldat, de la physionomie la plus séduisante, âgé de vingt-deux ans. Le plaignant, qui avait été volé un soir en revenant très-tard du cabaret, et à qui on avait pris trois shellings[7], avait affirmé que ce jeune homme était son voleur. Il était difficile de trouver un caractère comparable à celui de ce prisonnier. Son état ne l’avait pas empêché de cultiver son esprit ; la lecture de Virgile et d’Horace était son amusement favori. Le contraste de son humble rang et de ses goûts littéraires le rendait singulièrement intéressant. Il était simple et sans affectation. Sachant dans l’occasion déployer de la fermeté, il était doux, timide, inoffensif et ingénu. On le citait pour sa probité. Une dame l’avait une fois employé pour porter une somme de mille livres sterling à quelqu’un à plusieurs milles de distance ; une autre fois un particulier lui avait confié, pendant son absence, la garde de sa maison et de son mobilier, qui valait au moins cinq fois cette somme. Dans sa manière de penser, il avait toujours montré un grand amour de la justice, beaucoup de candeur et de sagesse. Il avait gagné quelque argent à fourbir les armes de ses officiers, métier pour lequel il avait un talent particulier ; mais il avait refusé le grade de sergent ou de caporal qui lui avait été offert, disant qu’il n’avait pas besoin d’argent, et que dans ce nouveau poste il aurait moins de loisirs à donner à l’étude. Il avait aussi refusé constamment des présents que voulaient lui faire des personnes frappées de son mérite ; non que ce fût, de sa part orgueil ou fausse délicatesse, mais parce que, disait-il, il ne croyait pas devoir en conscience accepter des choses dont il ne sentait nullement avoir besoin. Cet aimable jeune homme mourut pendant que j’étais en prison. Je reçus son dernier soupir[8].

J’étais obligé de passer la journée entière dans la compagnie de ces hommes, dont quelques-uns avaient réellement commis les crimes dont ils étaient accusés, et les autres avaient été exposés au soupçon par le malheur de leur condition. Le tout composait un spectacle de misère dont il est impossible de se former une idée, à moins de l’avoir sous les yeux. Les uns étaient extrêmement bruyants, et cherchaient à s’étourdir, par bravade, sur l’idée de leur état ; tandis que les autres, incapables même d’un tel effort, sentaient aggraver les angoisses de leur esprit par le tumulte et le fracas continuels qui se faisaient autour d’eux. Même ceux qui affectaient le plus de résolution offraient encore un front sillonné par les soucis et les chagrins ; au milieu de leur gaieté forcée, de noires pensées qui survenaient à tout moment altéraient leur visage et y faisaient naître soudain l’expression de la douleur la plus cuisante. Pour les habitants de cette triste enceinte, le retour du soleil n’était pas celui de la joie. Un jour succédait à l’autre ; mais leur condition était invariable. L’existence n’était pour eux qu’une longue scène de tristesse continuelle ; chaque moment était un moment d’angoisse, et cependant ils cherchaient encore à le prolonger, dans la crainte que l’instant d’après ne vînt leur apporter une destinée plus affreuse. Le souvenir du passé était accompagné de regrets insupportables, et chacun d’eux eût sacrifié avec plaisir un de ses bras pour avoir encore le choix de cet état de paix et de liberté qu’une folle conduite lui avait fait aliéner. Nous parlons d’instruments de torture ; les Anglais tirent vanité d’avoir banni de leur île fortunée cet usage monstrueux ! Hélas ! celui qui a pu voir les mystères d’une prison peut dire si le fouet et le chevalet des tortionnaires sauraient jamais infliger de torture comparable à l’agonie lente et silencieuse dans laquelle un prisonnier traîne son existence.

Tels étaient nos jours. Au soleil couché paraissaient nos geôliers, qui ordonnaient à chacun de se retirer pour être enfermé dans son cachot. C’était une circonstance qui aggravait cruellement notre sort que d’être sous la discipline arbitraire de ces êtres durs et despotiques. Jamais hommes ne furent aussi étrangers à toute idée de sensibilité et de commisération. Ils prenaient un plaisir barbare à donner leurs ordres odieux et à observer la répugnance avec laquelle on y obéissait. Quand ils avaient parlé, il n’y avait pas à répliquer ; les fers, le pain et l’eau étaient la rétribution inévitable de la moindre résistance. Leur tyrannie n’avait d’autres bornes que leurs caprices. À qui en appellerait le malheureux prisonnier ? Ira-t-il se plaindre, quand il a la certitude que ses plaintes ne seront pas entendues ? Un rapport sur la rébellion et la nécessité de prendre des précautions sont pour le geôlier un infaillible refuge, et opposent une barrière insurmontable à toute espèce de réparation.

Nos cachots étaient des cellules de sept pieds sur six, creusées plus bas que la terre, humides, sans aucune ouverture pour l’air ou la lumière, si ce n’est quelques trous pratiqués dans la porte. Dans quelques-uns de ces affreux réceptacles, on entassait trois personnes ensemble pour dormir[9]. Je fus assez heureux pour en avoir un à moi seul. Nous étions à l’approche de l’hiver. On ne nous permettait pas d’avoir de chandelle, et, comme je l’ai dit, on nous enfermait dès le coucher du soleil, pour ne nous délivrer que le lendemain au jour. C’était là notre situation pendant quatorze ou quinze heures sur vingt-quatre. Je n’avais, dans aucun temps, été accoutumé à dormir plus de six ou sept heures, et alors j’avais moins de penchant au sommeil que jamais. Ainsi j’étais réduit à passer la moitié de ma journée dans cette effroyable demeure et dans une obscurité complète ; ce qui ne laissait pas d’aggraver mon sort.

Au milieu de mes sombres réflexions, j’exerçais ma mémoire à compter les portes, les ferrures, les verrous, les chaînes, les murs épais, les barreaux et les grilles qui se trouvaient entre moi et la liberté. « Voilà donc, me disais-je, les instruments que la tyrannie, dans le recueillement de ses froides méditations, se plaît à inventer. Voilà l’empire que l’homme exerce sur l’homme. C’est ainsi que l’on tient dans les liens et dans la torpeur un être né pour développer et agrandir toutes ses facultés. Qu’il doit être dépravé ou stupide celui qui ose soutenir ce système d’oppression, où la santé, la gaieté, la sérénité de l’homme vont se perdre sous la fétidité mortelle d’un cachot et sous les rides profondes du désespoir ! »

« Grâces au ciel, dit l’Anglais, nous n’avons pas de Bastille ! grâces au ciel, chez nous aucun homme n’est puni, s’il n’est criminel ! » Misérable privé de sens ! est-ce une terre de liberté que celle où des milliers d’hommes languissent dans les cachots et dans les chaînes ? Va, va, ignorant, va t’instruire dans nos prisons. Apprends à connaître leur insalubrité, leur puanteur, la tyrannie de ceux qui les gouvernent, la misère de ceux qui les habitent. Reviens après ce spectacle, et montre-moi quelqu’un assez déhonté pour dire encore d’un air triomphant : « L’Angleterre n’a pas de Bastille ! » Y a-t-il une accusation si frivole qui n’expose un homme à être plongé dans ces épouvantables demeures ? Y a-t-il quelque basse noirceur qui n’ait pas été mise en œuvre par les officiers de justice et par les accusateurs ? Mais, peut-être, m’allez-vous dire, contre toutes ces injures on obtient des réparations. Des réparations ! Ce mot même est le comble de l’insulte ! Quoi ! ce malheureux réduit au désespoir, qui ne s’est vu acquitter qu’au moment où la langueur et la misère allaient éteindre en lui les restes de la vie, ira poursuivre des réparations ? Où trouvera-t-il assez de loisir, et surtout assez d’argent pour salarier les agents et les ministres de la loi, pour payer ce remède si lent et toujours si chèrement acheté ? Non, non, il est trop heureux de laisser derrière lui son cachot et l’affreux souvenir des moments qu’il y a passés ; les mêmes caprices de l’oppression et de la tyrannie seront l’héritage de l’infortuné qui vient prendre sa place.

Pour moi, je contemplais les murs tout autour de moi, et ma pensée devançait déjà la mort prématurée que tout me présageait ; je redescendais au fond de mon cœur ; je n’y trouvais que l’innocence, et je me disais : « Voilà donc ce que c’est que la société. Voilà cette distribution de justice qui est le but de la raison humaine ! Voilà le fruit des méditations des sages, l’ouvrage auquel ils ont consacré tant de veilles ! Le voilà ! »

Le lecteur me pardonnera de m’être écarté du principal sujet de mon histoire par cette digression. S’il trouvait que je me suis laissé aller à des remarques générales, qu’il se souvienne que celles-ci sont le résultat d’une expérience chèrement payée. C’est de la plénitude d’un cœur qui ne peut plus se contenir que l’invective coule de ma plume. Ce ne sont pas les déclamations d’un homme qui prétend à l’éloquence. Les fers de cet esclavage ont torturé mon âme.

Je ne pouvais pas croire que tant de misère et d’infortune fût jamais tombé en partage à aucune créature humaine. Je me rappelais avec surprise mon empressement puéril à faire juger ma conduite et à démontrer mon innocence. Je le détestais comme l’effet de la plus sotte et de la plus insoutenable pédanterie. Je m’écriais, dans l’amertume de mon cœur : « Hé, qu’est-ce donc que la réputation ? C’est un hochet d’enfant pour amuser les hommes. Si j’avais su mépriser cette chimère, je pourrais jouir de la tranquillité de mon cœur, goûter les biens de la paix et de la liberté, et entretenir dans de douces occupations l’activité de mon esprit. Et pourquoi soumettre mon bonheur à l’arbitrage des autres ? Mais quand même une bonne réputation serait un bien de la plus haute valeur, un pareil moyen de la recouvrer ne serait-il pas réprouvé par le sens commun ? Le langage que ces institutions tiennent à l’infortuné qui les invoque n’est-il pas celui-ci : « Allons, sois privé de la lumière du jour, associe-toi à ceux que la société a marqués comme les objets de son exécration ; rends-toi l’esclave des geôliers ; laisse-toi charger de chaînes ; tu pourras ensuite espérer d’être purgé d’une injuste accusation, et de recouvrer l’honneur et la réputation ? » Tels sont donc les moyens de consolation qu’offre la loi à ceux que la méchanceté ou la sottise, une inimitié privée ou une assertion indiscrète font gémir, sans le plus léger fondement, sous le poids de la calomnie ! Pour mon compte, j’étais bien certain de mon innocence, et l’examen m’a bientôt fait voir que les trois quarts de ceux qui sont habituellement assujettis à un traitement semblable sont des personnes contre lesquelles nos cours de justice, malgré leur prévention dédaigneuse et leur précipitation, ne trouvent pas assez de preuves pour opérer une conviction. Il faut donc qu’un homme soit bien mal instruit ou bien dépourvu de jugement pour commettre aux hasards d’une telle protection son honneur et sa vie.

Mais je me trouvais dans un cas encore bien plus désespéré. J’étais intimement convaincu qu’un examen tel que ces institutions peuvent le faire, devait répondre dignement à ces odieux préliminaires. Après les souffrances que j’endurais, quelle chance avais-je pour espérer d’être acquitté ? Quelle probabilité y avait-il que les juges devant lesquels j’aurais à paraître m’écouteraient plus favorablement que ceux qui avaient déjà prononcé sur ma cause dans la maison de M. Falkland ? Non, non, je me voyais condamné par anticipation.

Ainsi, dépouillé de tous les biens que donne l’existence, déchu de ces belles espérances auxquelles je m’étais si souvent livré, arraché de cette carrière d’honneur et de vertu au-devant de laquelle mon âme ardente aimait tant à s’élancer ; tout ce que m’offrait l’avenir, c’était quelques semaines consommées dans ce lieu misérable, pour aller ensuite recevoir la mort des mains de l’exécuteur public. Il n’y a pas de langage pour exprimer l’indignation et le dégoût affreux que ces idées excitaient dans mon âme. Mon ressentiment ne s’arrêtait pas à mon persécuteur, il s’étendait à la machine sociale tout entière. Je ne pouvais croire que tout ce qui m’arrivait fût le résultat d’institutions inséparables du bien général. Toute l’espèce humaine me paraissait composée de bourreaux et de tortionnaires. Je les regardais tous comme conjurés pour me déchirer en pièces ; et cet immense tableau d’une persécution inexorable me jetait dans un état d’angoisse impossible à décrire. J’examinais tour à tour ma situation sous ces deux faces. J’étais innocent : j’avais droit à l’assistance des hommes ; mais je ne voyais pas un cœur qui ne fût endurci contre moi, pas un bras qui ne fût prêt à prêter son secours pour précipiter ma ruine. Un homme qui n’a pas senti, dans les plus grands intérêts de sa vie, la justice, l’éternelle vérité, l’inaltérable équité, liées inséparablement à sa cause, et de l’autre côté la force brutale, l’opiniâtreté stupide et l’orgueilleuse insolence conjurées contre lui, ne peut pas imaginer ce qui se passait en moi. Je voyais la perfidie et le mensonge rayonnant d’honneur et triomphant ; je voyais la faible innocence broyée en poussière sous la main toute-puissante du crime.

Où pouvais-je chercher du soulagement à ces sensations ? Était-ce au milieu de ce chaos de licence et d’exécration où je passais la journée, et où chaque figure me réfléchissait l’image d’une angoisse qui ne le cédait qu’à la mienne ? Celui qui voudrait se former une idée des régions infernales n’aurait besoin que d’assister pendant quelques heures à l’affreux spectacle que j’ai eu sous les yeux pendant plusieurs mois. Il ne m’était pas permis de me soustraire un moment à cette complication d’horreurs, ni de me réfugier dans le calme de la méditation. L’air, l’exercice, l’attention, la variété des objets, tous ces grands mobiles de l’activité de l’homme m’étaient interdits pour toujours par l’inexorable tyrannie qui me tenait en son pouvoir. La solitude nocturne de mon cachot n’était pas moins insupportable. Je n’y avais pas d’autre meuble que la paille qui servait à mon repos. Il était étroit, humide et malsain. Un esprit épuisé comme le mien par la plus accablante uniformité, auquel ne s’offrait jamais ni amusement ni occupation pour tromper l’ennui de ses pénibles heures, ne pouvait trouver qu’un sommeil court, agité et peu propre à rafraîchir les sens. La perplexité et le désordre de mon imagination me tourmentaient encore plus dans mes rêves que dans les pensées de mes veilles. À ces intervalles de sommeil succédaient les heures que le régime de la prison m’obligeait de passer, quoique éveillé, dans ces ténèbres solitaires. Là, je n’avais ni livres, ni plumes, ni rien qui fût propre à fixer mon attention ; c’était l’uniformité du néant. Quelle misère pour un esprit actif et infatigable comme le mien ! Je ne pouvais pas me plonger dans la léthargie ; je ne pouvais pas oublier mes malheurs ; cette horrible image me poursuivait sans relâche avec la malignité d’un démon. Barbare, inexorable politique des institutions humaines, qui condamne un homme à des tourments aussi douloureux, qui les sanctionne au moins par sa coupable indifférence et les appelle la sauvegarde de la liberté ! Mille fois j’aurais brisé ma tête proscrite contre les murs de mon cachot ; mille fois j’ai soupiré après la mort, et j’ai embrassé avec une ardeur inexprimable l’espoir de trouver un terme à mon horrible martyre ; mille fois j’ai formé le projet de porter sur moi-même une main homicide, et j’ai délibéré, dans l’amertume de mon âme, sur les différents moyens de secouer le fardeau de l’existence. Qu’avais-je à faire de la vie ? J’en avais assez vu pour ne la plus regarder qu’avec horreur. Pourquoi attendrais-je les lentes formalités du despotisme légal ? N’oserais-je donc mourir qu’au moment et de la manière décrétée par ses odieux ministres ? Cependant une puissance inexplicable retenait mon bras. Avec l’ardeur du désespoir je m’accrochai encore à ce fantôme d’existence, à ses mystérieuses affinités, à ses perspectives trompeuses.



  1. Felony, crime capital.
  2. Horse-sterling. D’après une loi d’Édouard VI, le vol d’un cheval ou d’un mouton faisait encourir la peine de mort sans bénéfice du clergé.
  3. Shop-lifting, vol dans une boutique pour une valeur de cinq livres sterling.
  4. Burglary.
  5. Jack Ketch, le bourreau.
  6. Un ami de l’auteur a été témoin, à Newgate, il y a quelques années, d’un fait absolument semblable à celui-ci.
  7. Le shelling vaut la vingtième partie d’une livre sterling c’est-à-dire environ 1 fr. 25 c.
  8. On trouve une histoire toute semblable dans le Calendrier de Newgate, vol. I, p. 382.
  9. Voyez Howard, sur les Prisons.