Caleb Williams/25

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Traduction par Amédée Pichot.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (tome 2p. 44-60).
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XXV


Au milieu de ces réflexions, une autre idée qui ne m’avait pas encore frappé vint se présenter à mon esprit. « Je triomphe, me disais-je, et avec raison, de l’impuissance de mon persécuteur. Mais cette impuissance n’est-elle pas encore plus grande que je ne l’ai cru jusqu’à présent ? Je dis qu’il peut m’ôter l’existence, mais non pas troubler la sérénité de mon âme. Rien n’est plus vrai : mon âme, ma présence d’esprit, la fermeté de mon caractère sont hors de son atteinte ; mais ma vie n’y serait-elle pas également si je le voulais ? Quels sont les obstacles matériels que l’homme ne soit pas parvenu à vaincre ? Est-il une entreprise si difficile dont il ne soit venu à bout ? Et si d’autres l’ont fait, pourquoi ne le ferais-je pas ? Étaient-ils excités par des motifs plus puissants que les miens ? L’existence leur était-elle plus précieuse, ou avaient-ils en eux plus de moyens pour l’animer et l’embellir ? Certainement je l’emporte, à cet égard, sur la plupart de ceux qui ont déployé le plus de persévérance et d’intrépidité. Pourquoi serais-je moins entreprenant ? Un esprit hardi et contemplatif sait donner au diamant et à l’acier la ductilité de l’eau. La puissance de l’esprit humain ne connaît pas de bornes et se rit de la vigilance des tyrans. »

Je repassais cent fois ces idées dans ma tête, et, après quelques instants de contemplation, exalté par l’enthousiasme, je m’écriais : « Non, je ne mourrai pas ! »

Dans ma première jeunesse, j’avais lu toutes sortes de livres. Il m’était tombé entre les mains des histoires de ces hommes pour qui les serrures, les verrous n’étaient qu’un jeu, et qui, pour faire montre de leur habileté, avaient fait l’expérience d’entrer dans la maison la plus fortement barricadée avec aussi peu de bruit et presque aussi peu de peine que d’autres auraient levé un loquet. Il n’y a rien qui intéresse autant un jeune homme que le merveilleux ; il n’y a rien qu’il ambitionne plus vivement que le pouvoir d’étonner les spectateurs par des tours prodigieux de force ou d’adresse. Sans suivre d’autre guide que le cours de mes réflexions, je concevais dès lors que l’âme était essentiellement libre, capable de céder à la raison, mais destinée par la nature à ne jamais être soumise par la force. Comment pourrait-il être au pouvoir d’un homme de me retenir par contrainte ? Pourquoi, si ma volonté était de me soustraire à sa violence, ne serais-je pas en état d’éluder les recherches les plus actives ? Ces membres et ce corps sont, à la vérité, pour la partie pensante, une masse lourde et importune qu’elle est condamnée à traîner avec soi ; mais pourquoi la partie pensante ne viendrait-elle pas à bout d’alléger cette charge de manière à ne la plus sentir ? Ces réflexions des premiers temps de ma jeunesse n’étaient nullement étrangères à l’objet de mes recherches actuelles.

Dans la maison de mon père, notre plus proche voisin était un charpentier. Tout plein du genre de lecture dont j’ai parlé, j’étais extrêmement curieux d’examiner ses outils, leurs effets et leur usage. Ce charpentier était doué d’une rare intelligence, et ses facultés, n’ayant eu guère à s’exercer que dans sa profession, il était devenu fertile en inventions et raisonnait sur son métier d’une manière fort ingénieuse. Sa conversation m’intéressait donc vivement, et mon esprit éclairé par les lumières du sien perfectionnait même quelquefois les idées de mon maître. Je me mis d’abord à travailler avec lui pour mon amusement, et ensuite pendant quelque temps comme son compagnon. J’étais d’une constitution vigoureuse, et par l’habitude du travail j’ajoutai à l’avantage abstrait de ma force celui de savoir l’appliquer, quand je voulais, de manière à n’en pas perdre la moindre partie.

C’est une chose étrange, quoique assez ordinaire, que les ressources même qui nous seraient le plus utiles dans une situation critique, quelque familières qu’elles nous soient, ne viennent pas s’offrir à notre esprit quand il s’agirait de les mettre en œuvre. Ainsi, depuis ma détention, mon esprit avait déjà parcouru deux cercles d’idées extrêmement différents avant que ce moyen de délivrance se fût présenté à lui. Dans le premier, mes facultés avaient été accablées ; dans l’autre, elles avaient été exaltées au dernier point ; mais dans l’une et l’autre de ces situations je regardais comme irrévocable la nécessité de me soumettre passivement au bon plaisir de mes persécuteurs.

Pendant le temps que j’avais passé dans cet état d’indécision, et après un peu plus d’un mois de captivité, arrivèrent les assises, qui se tenaient deux fois l’année dans la ville où j’étais prisonnier. Cette fois, mon affaire ne leur fut point présentée, et se trouva dès lors remise à six mois. J’aurais eu, pour espérer d’être acquitté, d’aussi fortes raisons que j’en avais pour attendre une condamnation, que la chose eût toujours été la même. Quand j’aurais été détenu pour la cause la plus frivole pour laquelle jamais juge de paix ait décrété un mendiant vagabond, il n’en aurait pas moins fallu que j’attendisse environ cent soixante-dix jours avant que mon innocence fût légalement reconnue, tant il y a encore d’imperfection dans les lois de ce pays si vanté, où les législateurs restent assemblés de quatre à six mois par année ! Je n’ai jamais pu savoir au juste si ce délai fut l’effet de quelque démarche faite par mon persécuteur, ou s’il fut tout naturellement une suite des formes de l’administration de la justice, trop graves, trop solennelles pour se plier aux droits ou aux besoins d’un obscur individu.

Mais ce ne fut pas là le seul événement survenu pendant ma détention, dont je ne pourrais pas donner de solution satisfaisante. À peu près à la même époque, le geôlier commença à changer de conduite à mon égard. Un matin, il me fit venir dans la partie du bâtiment destinée à son usage ; là, après avoir un peu cherché ses paroles, il me dit qu’il était fâché de ce que je n’avais pas été placé plus commodément, et il me demanda si je m’arrangerais mieux d’avoir une chambre dans sa propre habitation. Frappé d’une question à laquelle je m’attendais si peu, je voulus savoir de lui si quelqu’un lui avait fait pour moi cette demande. Il me répondit que non ; mais que les assises étaient passées, qu’il avait moins de prisonniers sur les bras et un peu plus de temps pour se reconnaître. Il ajouta qu’il me croyait une bonne pâte de jeune homme, et qu’il m’avait pris en amitié. À ce mot, je fixai sur lui un œil scrutateur ; je ne découvris rien sur son visage qui portât l’expression ordinaire d’un pareil sentiment ; il m’avait l’air d’un homme jouant un rôle qui ne va pas à sa figure et qui lui donne de la contrainte et de la gaucherie. Il en vint toutefois à me faire l’offre de manger à sa table, ajoutant que, si cela me convenait, il n’en ferait pas plus gros ordinaire, et il entendait qu’il ne m’en coûtât rien de plus pour cela ; qu’à la vérité, pour lui, il avait toujours tant d’affaires qu’il n’avait pas un moment de reste ; mais que sa femme et sa fille Marguerite seraient enchantées d’entendre causer un homme d’esprit, comme il savait que j’étais, et que peut-être moi-même je ne trouverais pas leur compagnie désagréable.

Je réfléchis sur cette proposition, et je ne fis pas de doute, quoique cet homme m’eût assuré le contraire, qu’elle ne procédait pas d’un mouvement spontané d’humanité de sa part ; mais que, pour parler le langage des gens de sa sorte, il avait de bonnes raisons pour agir ainsi. Je m’épuisais en conjectures sur l’auteur de cet acte d’attention et d’indulgence. Les deux personnes qui se présentaient à mon esprit étaient M. Falkland et M. Forester : je connaissais celui-ci pour un homme austère et inexorable envers ceux qu’il avait une fois jugés vicieux : il se piquait d’être inaccessible à ces mouvements de pitié qui ne sont bons, disait-il, qu’à nous faire manquer à notre devoir. M. Falkland, au contraire, était de la plus exquise sensibilité ; c’était là la source de ses plaisirs et de ses peines, de ses vertus et de ses vices. Quoiqu’il fût l’ennemi le plus cruel que j’eusse à redouter, et quoique aucun sentiment d’humanité ne fût capable de l’arrêter ou de le détourner le moins du monde de la marche qu’il s’était tracée, je le crus bien plus porté que son frère à s’occuper de ma captivité et à vouloir alléger mes souffrances.

Cette conjecture n’était pas de nature à verser du baume sur mes plaies. Je ne pensais à mon persécuteur qu’avec un mouvement de colère. Comment aurais-je pu voir d’un autre œil l’homme qui, pour contenter sa passion dominante, ne comptait pour rien ni mon honneur ni ma vie ? Je le voyais détruisant l’un et se jouant de l’autre avec un sang-froid et une tranquillité que je ne pouvais me rappeler qu’avec horreur. Je ne savais pas quels étaient ses projets à mon égard ; je ne savais s’il prenait seulement la peine de former un vœu stérile pour la conservation de celui dont il avait flétri l’avenir avec tant d’iniquité. Jusqu’à ce moment j’avais gardé le silence sur mon grand moyen de récrimination ; mais il n’était pas très-certain que je consentisse à périr en silence victime des artifices et de l’opiniâtreté d’un tel homme. De quelque côté que je sondasse mon cœur, je le trouvais partout ulcéré de l’injustice de mon oppresseur, et mon âme se révoltait à l’idée d’une lâche compassion au moment même où son inexorable vengeance cherchait à m’écraser.

Ces sentiments dictèrent ma réponse au geôlier, et je trouvai un secret plaisir à les laisser s’exhaler dans toute leur amertume. Je le regardai avec le sourire du sarcasme, et lui dis que j’étais ravi de le voir devenu tout à coup aussi humain ; que pourtant je savais un peu lire dans l’humanité d’un geôlier, et que je devinais bien comment la sienne lui était venue ; mais qu’il pouvait dire à celui qui le mettait en œuvre qu’il prenait une peine inutile ; que je n’accepterais jamais rien d’un homme qui avait machiné ma perte, et que j’avais assez de courage pour endurer mon mal à l’avenir comme à présent. Le geôlier me regarda d’un air étonné ; puis, en faisant une pirouette sur le talon : « À la bonne heure, mon jeune coq, s’écria-t-il, vous n’en avez pas tant appris pour rien, à ce que je vois. C’est fort bien d’avoir du cœur ; mais il y a temps pour tout, mon garçon : je crois que vous auriez mieux fait de garder votre courage pour le moment où vous en aurez besoin. »

Les assises, qui se passèrent sans rien changer à ma destinée, opérèrent une grande révolution parmi mes camarades de prison. Je séjournai assez longtemps dans cette demeure pour y voir renouveler tous ses habitants. Un des voleurs avec effraction (le rival du duc de Bedford) et le faux monnayeur furent pendus ; deux autres furent condamnés à la déportation, et le reste fut acquitté. Les déportés restèrent avec nous, et, quoique la prison se trouvât ainsi allégée par là de neuf de ses pensionnaires, il y avait, au semestre suivant des assises, autant de personnes, à peu près, que j’en avais trouvé en entrant.

Le soldat dont j’ai parlé vint à mourir, le soir même de l’arrivée des juges, d’une maladie causée par son emprisonnement. Telle fut la justice que trouva dans son pays un être fait pour honorer un siècle ; le plus doux, le plus sensible des hommes, celui dont les mœurs étaient les plus simples et les plus aimables, dont la vie était la plus pure ; il se nommait Brightwell. Si ma plume pouvait immortaliser ce nom, je ne pourrais rien faire de plus doux pour mon cœur. Il avait le jugement sain et plein de pénétration, les idées élevées et claires, en même temps qu’il régnait dans toute sa personne une franchise si naturelle et si confiante, qu’un observateur superficiel l’aurait jugé fait pour se laisser prendre au premier piége dressé contre lui. J’ai bien sujet de me rappeler sa mémoire avec affection. Il fut le plus chaud, je dirais presque, hélas ! le dernier de mes amis, et à cet égard je ne fus pas en reste avec lui. Dans le fait, il y avait, si j’ose le dire, une grande conformité entre nos deux caractères, si ce n’est que je ne saurais prétendre l’égaler pour la mâle originalité de son esprit, ni même me comparer à lui pour l’extrême pureté de sa conduite. Je lui racontai mon histoire, du moins ce que je crus pouvoir lui en apprendre ; il l’écouta avec intérêt, il l’examina avec une véritable impartialité, et, s’il conçut quelques doutes au premier moment, les fréquentes occasions qu’il eut de m’observer dans les instants où j’étais le moins sur mes gardes, lui apprirent bientôt à m’accorder une confiance sans réserve, et lui donnèrent une parfaite conviction de mon innocence.

Il parlait sans amertume de l’injustice dont nous étions victimes l’un et l’autre, et il prédisait qu’il viendrait un temps où la possibilité même d’une oppression aussi intolérable n’existerait plus ; mais c’était un bonheur, disait-il, réservé à la postérité ; nous ne pouvions pas espérer d’en jouir nous-mêmes. Il trouvait quelque consolation à penser qu’il n’y avait pas dans toute sa vie passée un moment dont il pût, d’après son jugement, désirer un meilleur emploi. Il pouvait dire avec autant de raison que beaucoup d’autres hommes, qu’il avait rempli ses devoirs ; mais il prévoyait ne pas survivre à son infortune actuelle. C’étaient là ses discours quand il avait encore toute sa présence d’esprit ; car on peut dire, dans un sens, que ses malheurs lui avaient fait perdre courage, mais au moins, si on peut lui appliquer cette expression, il faut convenir que jamais désespoir ne fut plus calme ni plus résigné que le sien.

Dans tout le cours de mes aventures, je n’ai pas éprouvé de chagrin plus amer qu’à la mort de cet homme infortuné. Les circonstances de son sort se présentèrent à mon esprit dans toute leur complication de dureté et d’injustice. Après avoir chargé d’exécrations tout gouvernement humain qui pouvait être l’instrument d’un aussi abominable forfait, je me reportai sur moi-même. Je voyais d’un œil d’envie la fin de mon ami Brightwell. Mille fois je désirai que mon corps fût froid et insensible à la place du sien ; je n’étais conservé à la vie, à ce que je me persuadais, que pour endurer des maux inexprimables. Dans peu de jours il aurait été acquitté, il aurait recouvré sa liberté, sa réputation ; peut-être que les hommes, touchés des injustices qu’il avait eu à essuyer, se seraient montrés empressés à réparer ses infortunes et à effacer jusqu’au souvenir de son traitement ignominieux. Mais il venait de mourir, cet infortuné, et moi je restais ! Moi, victime d’une iniquité non moins révoltante, mais qui ne pouvais espérer de réparation, qui étais marqué d’infamie pour toute la durée de ma triste existence, et qui devais emporter en mourant le mépris et l’exécration de mes semblables !

Telles furent en partie les premières réflexions que me fit naître le sort de ce martyr de nos barbares institutions. D’un autre côté, cependant, mes relations avec le malheureux Brightwell ne laissaient pas de m’avoir fourni quelques motifs de consolation. Je me disais : « Il a vu au travers de ces tissus de calomnie qui m’enveloppent ; il a reconnu mon cœur, et m’a donné son amitié. Pourquoi désespérer ? Ne pourrai-je pas rencontrer par la suite des âmes aussi libérales que la sienne, qui me rendront justice et compatiront à mes infortunes ? Que j’aie ce bonheur, et je serai content. Je me réfugierai dans les bras de l’amitié, et j’y oublierai la méchanceté des hommes. Je vivrai satisfait au sein d’une obscurité paisible, en cultivant les jouissances du cœur et de l’esprit, en me livrant dans un petit cercle aux douceurs de la bienfaisance. » Ainsi mon âme s’excitait au projet que j’allais entreprendre.

Je n’eus pas plutôt conçu l’idée d’une évasion, que, pour m’en faciliter les préparatifs, je me déterminai au plan que voici. Je résolus de me mettre dans les bonnes grâces du concierge. Dans le monde, en général, j’ai trouvé toutes les personnes qui étaient au fait des apparences de mon histoire, disposées à ne me regarder qu’avec une sorte de dégoût et d’horreur qui les portait à me fuir, comme si j’eusse été frappé de la peste. La supposition que j’avais d’abord volé mon maître, et qu’ensuite, pour me laver, je l’avais accusé lui-même d’avoir voulu me suborner, me mettait dans une classe particulière, et infiniment plus odieuse que les criminels ordinaires. Mais cet homme-ci était trop passé maître dans sa profession pour entretenir de l’aversion contre un de ses semblables pour de pareils motifs. Il considérait les personnes commises à sa garde comme autant de corps humains dont il était responsable, et qu’il était tenu de représenter en temps et lieu ; mais quant à la différence de l’innocent et du coupable, c’était une affaire qu’il jugeait au-dessous de son attention. Ainsi, en cherchant à me faire bien venir de lui, je n’avais pas à lutter contre ces préventions que, dans une foule d’autres cas, j’ai trouvées si cruellement enracinées. Ajoutez que, dans cette circonstance, j’avais encore pour moi l’influence de ce même motif, quel qu’il pût être, qui l’avait rendu si généreux dans ses offres à mon égard.

Je lui parlai de mon talent pour la menuiserie, et je m’offris de lui faire une demi-douzaine de jolies chaises, s’il voulait me procurer les moyens et les outils nécessaires ; car il ne fallait pas espérer, sans son consentement, de pouvoir exercer paisiblement une industrie de ce genre, quand même mon existence en eût entièrement dépendu. Il me regarda d’abord fixement, comme cherchant en lui-même ce que voulait dire cette nouvelle proposition ; ensuite, prenant un air gracieux, il me dit qu’il était ravi de me voir ainsi m’humaniser un peu avec les gens, et qu’il verrait ce qu’il pouvait faire. Deux jours après, il me signifia qu’il m’accordait ma demande. Il ajouta que, quant au présent que je voulais lui faire, il n’avait rien à me dire là-dessus, que je ferais comme il me plairait ; mais que je pouvais compter sur lui pour toutes les douceurs qu’il pourrait me procurer sans se compromettre, pourvu que quand il se montrerait civil envers moi je ne m’avisasse pas une seconde fois de le rebuter et de lui répondre par de mauvais propos.

Ces préliminaires ainsi gagnés, j’amassai successivement des outils de différentes espèces, tarières, perçoirs, ciseaux, etc. Enfin je me mis à l’ouvrage : les nuits étaient longues ; mon geôlier, malgré son ostentation de générosité, était excessivement pressé. Je sollicitai donc encore, et j’obtins un bout de chandelle pour pouvoir travailler une heure ou deux de plus, après que j’étais enfermé dans mon cachot. Néanmoins je ne travaillais pas constamment à l’ouvrage que j’avais entrepris, et mon geôlier laissait percer à tout moment des signes d’impatience. Peut-être avait-il peur que je n’eusse pas le temps de finir avant d’être pendu. J’insistai toutefois sur la liberté de travailler à mon loisir et quand il me plairait, ce qu’il n’osa pourtant pas me contester expressément. Pour surcroît de bonne fortune, je parvins à me procurer secrètement un levier de fer, par le moyen de miss Marguerite, qui venait de temps en temps à la geôle examiner les prisonniers, et qui paraissait m’avoir pris particulièrement en amitié.

Ici il est facile de reconnaître comment le vice et la duplicité naissent nécessairement de l’injustice. Je ne sais si mes lecteurs me pardonneront le profit peu délicat que je comptais tirer de l’indulgence inexplicable de mon geôlier envers moi. Mais je ne dois pas taire mes faiblesses ; c’est mon histoire et non mon apologie que j’ai voulu écrire ; et je ne me sentais pas préparé à conserver dans ma conduite une franchise invariable, dont le prix était toujours une mort prématurée.

Mon plan était tout fait. Je pensai qu’à l’aide du levier il me serait aisé de soulever sans beaucoup de bruit la porte de mon cachot hors de ses gonds, ou bien, qu’en cas de nécessité, je pourrais enlever la serrure. Cette porte donnait dans un passage étroit où était d’un côté l’enfilade des cachots, et de l’autre les logements du geôlier et des guichetiers, au delà desquels était l’entrée ordinaire de la rue. Je n’osai pas tenter cette sortie, de peur de réveiller les personnes contre la porte desquelles il m’aurait fallu nécessairement passer. Je me déterminai donc à choisir celle de l’autre extrémité du passage, qui était bien barricadée et donnait sur une espèce de jardin appartenant au geôlier. Je n’étais jamais entré dans ce jardin, mais j’avais eu occasion de le voir de la fenêtre de notre chambre commune, la chambre même étant immédiatement au-dessus des cachots. Un mur très-élevé terminait le bâtiment de ce côté, à ce que j’avais appris par mes camarades de prison, et au delà était une ruelle assez longue qui aboutissait à une des extrémités de la ville. Après avoir bien examiné le local et avoir longtemps réfléchi sur ce sujet, il me sembla que si une fois je pouvais gagner le jardin, il me serait facile, à l’aide de perçoirs et d’autres outils fichés à des distances convenables, de me faire une espèce d’échelle avec laquelle j’escaladerais le mur, et reprendrais bientôt possession de ma chère liberté. Je préférai ce mur à celui qui bornait immédiatement mon cachot, parce que celui-ci donnait sur une rue très-peuplée.

Je laissai écouler deux jours depuis le moment où j’eus tout à fait arrêté mon plan ; et puis, dans le milieu de la nuit, je commençai à me mettre à l’exécution. Je trouvai les plus grandes difficultés à venir à bout de la première porte ; mais enfin je surmontai cet obstacle. La seconde était fermée en dedans, ainsi il me fut très-facile d’en repousser les verrous. Mais la serrure, qui en faisait alors la principale sûreté, fermait à double tour, et la clef était ôtée. J’essayai avec mon ciseau de faire jouer le pêne, mais vainement. Alors je me mis à démonter les vis de la serrure ; et dès que je fus parvenu à l’enlever, la porte ne m’opposa plus de résistance.

Jusque-là mes tentatives avaient été suivies du plus heureux succès ; mais tout près de la porte, de l’autre côté, il y avait une loge avec un énorme mâtin, dont je n’avais pas la moindre connaissance. Quoique je prisse les plus grandes précautions en marchant, le chien m’entendit et se mit à aboyer. Je fus bien déconcerté ; mais je tâchai d’adoucir cet animal par des caresses, et je réussis. Je revins alors sur mes pas le long du passage, pour écouter si le bruit du chien n’avait pas réveillé quelqu’un ; résolu, si cela était, de rentrer dans mon cachot, et de tâcher de remettre les choses dans le premier état. Mais tout me parut parfaitement tranquille, ce qui m’encouragea à poursuivre.

J’avais déjà gagné le mur, et j’étais même monté presque à la moitié de sa hauteur, quand j’entendis une voix qui criait de la porte du jardin : « Holà ! qui est là ? Qui a ouvert la porte ? » L’homme qui criait ne reçut point de réponse, et la nuit était trop noire pour qu’il pût distinguer les objets à une certaine distance. En conséquence, à ce que je m’imaginai, il retourna sur ses pas pour prendre de la lumière. Pendant ce temps-là, le chien, qui comprit le ton sur lequel ces questions étaient faites, recommença à aboyer plus fort que jamais. Il n’y avait plus moyen de songer à faire retraite, mais je n’étais pas sans espoir de pouvoir encore venir à bout de mon dessein, et de franchir le mur. Par malheur, tandis que cet homme était allé chercher sa lanterne, il en survint un second ; et comme pendant ce temps j’avais atteint le sommet du mur, je fus aperçu de ce dernier. Celui-ci, dès qu’il me vit, poussa un grand cri et me lança une énorme pierre qui me rasa de fort près. Dans une situation aussi critique, je ne vis pas d’autre ressource que de me laisser aller de l’autre côté, sans prendre les précautions nécessaires, et dans ma chute je me démis presque la cheville du pied.

Il y avait dans le mur une porte dont je n’avais aucune connaissance, et au moyen de laquelle les deux hommes furent en un moment de l’autre côté avec la lanterne. Ils n’avaient pas autre chose à faire que de courir le long de la ruelle jusqu’à l’endroit où j’étais descendu. Je voulus me relever ; mais la douleur de ma chute était si vive, que je pouvais à peine me tenir debout ; après m’être traîné l’espace de quelques pas, je sentis mon pied fléchir sous moi, et je retombai par terre. Il fallut tranquillement me laisser reprendre.