Caleb Williams/27

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Traduction par Amédée Pichot.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (tome 2p. 77-87).
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XXVII


Je suivis la ruelle dont j’ai parlé, sans apercevoir aucune créature humaine et sans être aperçu. Les portes et les volets des fenêtres étaient fermés ; tout était encore dans le silence de la nuit. J’arrivai jusqu’au bout de la ruelle sans accident. « Si ceux qui sont à ma poursuite, me dis-je, suivent immédiatement mes traces, ils verront peu de probabilité à ce que j’aie trouvé une retraite dans cet endroit, et en conséquence ils ne manqueront pas de continuer la route que j’aurais été obligé de faire moi-même. » La campagne m’offrait un aspect aride et inculte ; elle était couverte d’épines et de broussailles ; le sol était presque partout sablonneux, et la surface extrêmement irrégulière. Je gravis une petite éminence, et je distinguai à peu de distance quelques chaumières éparses. Cette vue ne me fit pas grand plaisir ; je sentis que pour le moment il était essentiel à ma sûreté de me soustraire à la vue de tout être humain.

Je redescendis donc dans la vallée, et, après l’avoir examinée avec plus d’attention, je m’aperçus qu’elle était parsemée de cavités inégales, mais toutes trop peu profondes pour pouvoir cacher quelqu’un ou même pour qu’on pût les soupçonner de servir à cet usage. Cependant le jour ne faisait que de poindre ; le temps était pluvieux, et pour un étranger à qui ces cavités n’étaient pas bien connues, l’épaisseur de l’ombre qu’elles répandaient en ce moment pouvait bien les faire présumer propres à procurer une retraite. Ainsi, tout faible qu’était le secours que je pouvais en retirer, je crus devoir user de cette ressource, pour l’instant, comme la meilleure dans la circonstance. Il s’agissait de ma vie, et plus était grand le péril auquel elle était exposée, plus elle me paraissait chère. La retraite que j’adoptai comme la plus sûre n’était guère qu’à cinquante toises de l’extrémité de la ruelle et des dernières maisons de la ville.

Il n’y avait pas deux minutes que je m’y tenais, lorsque j’entendis un bruit de pas précipités, et que j’aperçus aussitôt le guichetier ordinaire avec un autre passer tout à côté de ma niche : ils étaient si près de moi que si j’avais allongé la main, je crois que j’aurais pu toucher leurs habits sans remuer de ma place. Comme il n’y avait entre eux et moi aucune partie du monticule sous lequel j’étais, je pouvais les voir en entier, quoique l’ombre fût assez étendue pour me laisser à peu près invisible. Je les entendis se parler entre eux, d’un ton de colère : « Maudit soit le coquin ! disait l’un ; où peut-il être allé ? — Que le diable l’emporte ! disait l’autre. Je voudrais seulement le tenir encore une bonne fois. — N’aie pas peur, répliqua l’autre, il ne peut pas avoir plus d’un demi-mille d’avance sur nous. » Je ne pouvais plus les entendre ; quant à les voir, je n’osais pas seulement m’avancer d’un pouce pour regarder, de peur d’être découvert par ceux qui seraient à ma poursuite dans une autre direction. Par le peu de temps qui s’était écoulé entre l’instant de mon évasion et l’apparition de ces deux hommes, je conclus qu’ils étaient passés par l’issue que j’avais faite moi-même, car il était impossible qu’ils eussent eu le temps de sortir par la porte de la prison et de faire un détour considérable dans la ville, comme ils y auraient été obligés sans cela.

Cette preuve de diligence de la part de l’ennemi m’alarma tellement, que je fus quelque temps sans oser quitter d’un pas le lieu de ma retraite, ni presque changer de posture. Le temps avait été dès le matin couvert d’une brume, qui se changea avec le jour en une pluie presque continuelle. L’aspect triste et nébuleux du ciel et de tous les objets qui m’environnaient, la proximité de ma prison et un manque absolu de nourriture, étaient autant de circonstances qui me firent passer les heures d’une manière peu agréable. Toutefois, ce mauvais temps, qui semblait amener avec lui le silence et la solitude, m’encouragea par degrés à changer mon abri pour un autre de même genre, mais qui semblait m’offrir plus de sûreté. Je ne fis que rôder autour du même coin de terre, pendant tout le temps que le soleil demeura sur l’horizon.

Vers le soir, les nuages commencèrent à se dissiper, et la lune reparut dans tout son éclat, comme le soir précédent. Pendant tout le jour, je n’avais pas vu trace d’homme, si ce n’est la rencontre dont j’ai parlé. Peut-être en avais-je été redevable à l’état du ciel ; dans tous les cas, je trouvais que c’était une épreuve trop dangereuse que de m’aventurer à quitter ma retraite par une nuit aussi éclairée. Je fus donc obligé d’attendre le coucher de la lune, ce qui n’eut lieu qu’à cinq heures du matin. Tout ce que je pus faire pour me soulager fut de m’étendre au fond de ma petite caverne, ne pouvant presque plus me tenir sur mes pieds. Là je tombai dans un assoupissement pénible et interrompu à tout moment, résultat d’une nuit aussi laborieuse, et d’une journée aussi triste et aussi fatigante ; je luttai d’ailleurs par la pensée avec le sommeil, qui, joint à la fraîcheur du temps, devait me faire plus de mal que de bien.

L’intervalle d’obscurité dont j’étais résolu de profiter pour me retirer à une plus grande distance de ma prison, était tout au plus de trois heures dans toute sa durée. Quand je voulus me lever, j’étais accablé par la faim et la fatigue ; ce qu’il y avait de pis encore, l’humidité du jour précédent, jointe au froid sec et piquant de la nuit, m’avait presque perclus les membres. Je me levai néanmoins, et tâchai de me mouvoir, appuyé contre un des côtés de la butte ; je me mis à étendre dans tous les sens les muscles des extrémités, et à la fin je parvins à sortir de cet état d’engourdissement, ce qui n’eut lieu qu’au prix de douleurs incroyables. Après avoir quitté ma retraite, j’avançai d’abord d’un pas faible et incertain ; mais à mesure que j’allais, je hâtais ma marche. Les friches qui bordaient ce côté de la ville n’étaient, du moins en cet endroit, frayées par aucun sentier ; mais j’avais les étoiles qui me guidaient, et j’étais déterminé à m’éloigner le plus possible de l’odieux séjour où j’avais été retenu si longtemps. Ma marche était très-irrégulière : tantôt il fallait gravir un chemin escarpé, tantôt franchir un fossé profond ; quelquefois même le passage était si dangereux, que je me trouvais obligé de m’écarter considérablement de ma direction. Néanmoins j’avançais toujours avec autant de rapidité que tous ces obstacles pouvaient me le permettre. Le mouvement de la marche et l’activité de l’air me rendirent plus dispos et plus alerte : j’oubliai tous les inconvénients de ma situation, et je sentis renaître mon ardeur et mon énergie.

J’avais déjà gagné le bord des bruyères, et j’entrais dans ce qu’on appelle ordinairement la forêt. Quelque étrange que la chose puisse paraître, torturé par la faim comme je l’étais, dépourvu de toute espèce de moyen de pourvoir à mes besoins et environné de mille sujets d’alarmes, je sentis une joyeuse animation. Je voyais les plus redoutables difficultés de mon entreprise surmontées, et je ne pouvais pas croire qu’après en avoir tant fait, rien de ce qui me restait à faire fût capable de m’arrêter. Je me rappelais avec horreur les chaînes que j’avais portées, et le sort affreux que j’avais vu si longtemps suspendu sur ma tête : jamais homme ne savoura plus délicieusement que je le fis alors, les douceurs de la liberté ; jamais homme ne sentit avec plus d’énergie combien la pauvreté indépendante l’emporte sur les trompeuses amorces d’une vie de servitude. J’étendis mes bras avec transport, et en battant des mains je m’écriai :

« C’est à présent que je suis un homme ! hier, ces bras étaient meurtris par des fers ; chaque mouvement que je faisais pour me lever ou pour m’asseoir était marqué par le bruit de mes chaînes ; j’étais lié par terre comme une bête sauvage, et un cercle de quelques pieds de circonférence était le seul espace où je pusse m’étendre. Aujourd’hui, je puis courir comme le lévrier en chasse et bondir comme le jeune daim sur les montagnes. Grand Dieu (s’il est un Dieu qui daigne compter les battements solitaires d’un cœur rempli d’anxiété) ! toi seul, tu pourrais dire avec quelles délices un prisonnier qui vient de briser sa chaîne goûte le bonheur de se retrouver libre ! Moment sacré, moment ineffable, où l’homme se ressaisit de ses droits ! Est-il possible que ma vie soit menacée, parce qu’un homme sans foi a osé soutenir ce qu’il sait bien être un mensonge ; suis-je donc destiné, au printemps de mon âge, à recevoir une mort ignominieuse, de la main de mes semblables, parce qu’aucun d’eux n’a eu assez de pénétration pour reconnaître la vérité ; parce qu’ils ont pris pour des impostures des paroles qui partaient d’un cœur trop plein de sa conviction ! Chose étrange, que les hommes se soumettent de génération en génération à laisser dépendre leur vie du souffle d’un autre, et cela simplement pour que chacun ait à son tour le pouvoir de jouer, au nom de la loi, le rôle de tyran ! Ô Dieu, donne-moi la pauvreté ! fais pleuvoir sur moi toutes les contrariétés possibles de la vie, je les recevrai avec mille actions de grâces. Mais que je sois livré aux bêtes féroces plutôt que de redevenir la victime de ceux que l’autorité a revêtus de sa robe ensanglantée ! permets au moins que ma vie soit mon bien. Que j’aie à la défendre, j’y consens, de la fureur des éléments, de la rage des tigres affamés, ou de la vengeance effrénée des barbares, mais jamais de la froide prévoyance des rois et de tous ceux qui font leur monopole du pouvoir. »

Quel heureux enthousiasme que celui qui m’inspirait cette énergie, au milieu des horreurs de la faim, de la pauvreté et de l’abandon universel !

J’avais déjà fait au moins six milles. D’abord j’avais mis beaucoup d’attention à éviter les habitations qui se trouvaient sur ma route, dans la crainte d’être vu par les personnes du dedans, et de laisser après moi des traces à ceux qui étaient à ma poursuite. À mesure que j’avançai, je crus pouvoir me relâcher un peu de mes précautions. Dans ce moment, j’aperçus plusieurs individus qui, sortis d’un endroit un peu plus fourré du bois, venaient droit à moi. Je ne vis rien que de favorable dans cette rencontre. J’étais dans la nécessité d’éviter l’entrée des villes et des hameaux du voisinage ; mais en même temps je ne pouvais plus longtemps me passer de quelque nourriture, et il était assez vraisemblable que je trouverais à cet égard un peu d’assistance auprès de ces gens-ci. Dans ma situation présente, leur profession était une considération fort indifférente. Je n’avais guère à craindre de la part des voleurs, et des voleurs même, à ce que je pensais, ne pouvaient manquer d’être, tout aussi bien que d’honnêtes gens, touchés de compassion pour mon état. Ainsi, bien loin de les éviter, j’allai droit à eux.

C’étaient des voleurs. Un de la bande s’écria : Qui va là ? arrêtez. Je les abordai. « Messieurs, leur dis-je, je suis un pauvre voyageur, presque… » Pendant que je parlais, ils m’entourèrent ; et celui qui avait crié le premier Qui va là ? se mit à dire : « Que diable viens-tu nous chanter avec ton pauvre voyageur ? Il y a dix ans que nous n’entendons que cela. Allons, allons, commence par retourner tes poches, afin que nous sachions si la prise est bonne.

— Monsieur, répliquai-je, je ne possède pas un shelling dans le monde, et, par-dessus le marché, je suis à demi mort de faim. — Pas un shelling ! reprit mon adversaire, c’est-à-dire donc que tu es pauvre comme un voleur ? Mais, si tu n’as pas d’argent, tu as des habits, et il faut que tu t’en débarrasses.

— Mes habits ! m’écriai-je avec indignation ; il n’est pas possible que vous vouliez exiger pareille chose. N’est-ce pas assez que je sois sans argent ? J’ai été obligé de passer toute la nuit en plein air ; voici le second jour que je n’ai pas mangé un morceau de pain. Auriez-vous bien le courage de me laisser nu par le temps qu’il fait, au milieu de ce bois ? Non, non ; vous êtes de braves gens ; cette haine de l’oppression qui a armé vos mains contre l’insolence des riches vous dira de soulager ceux qui périssent de besoin comme moi. Pour l’amour de Dieu, donnez-moi quelque chose à manger ! Ne me dépouillez pas au moins du seul bien qui me reste ! »

Pendant que je leur adressais cette harangue avec l’éloquence improvisée du sentiment, il ne me fut pas difficile, malgré la faible lueur du jour, de m’apercevoir à leurs gestes que deux ou trois d’entre eux paraissaient disposés à prendre mon parti. L’homme qui s’était déjà constitué l’interprète de la troupe s’en aperçut comme moi ; et, soit par brutalité de caractère, soit par jalousie de pouvoir, il voulut s’épargner la honte d’avoir le dessous. En conséquence, il se hâta de prévenir les autres, en se ruant brusquement sur moi et en me repoussant de plusieurs pas de la place où j’étais. La secousse que j’avais reçue attira sur moi un autre de la bande qui n’était pas du nombre de ceux qui m’avaient paru écouter ma remontrance, et celui-ci répéta la même brutalité. Ce traitement m’indigna au dernier point, et, après avoir été ballotté deux ou trois fois en avant et en arrière, je me dégageai de mes assaillants en faisant volte-face, et me mis en posture de me défendre. Le premier qui s’avança jusqu’à ma portée était celui qui avait commencé l’attaque. Je n’écoutai alors que le mouvement de ma colère, et l’étendis par terre tout de son long. Au même instant, je fus assailli de tous côtés ; ils tombèrent sur moi avec de gros bâtons noueux, et je reçus un coup qui me fit presque perdre connaissance. Celui que j’avais renversé s’était relevé, et, au moment où je tombai, il m’asséna un revers de coutelas qui me fit une large blessure entre le cou et l’épaule. Il allait redoubler ; les deux dont l’animosité avait paru s’ébranler dans le commencement se mirent aussi, à ce qu’il me sembla, en devoir de se joindre à l’attaque, soit par une sorte de mouvement machinal, soit par esprit d’imitation. Cependant un d’eux, à ce que j’ai su depuis, saisit le bras du voleur qui se disposait à me frapper une seconde fois de son coutelas, et qui allait vraisemblablement mettre fin à ma faible existence. J’entendis ces mots :

« Assez, assez donc. Que diable, Gines ! c’est être aussi trop mauvais !…

— Pourquoi cela ? reprit une seconde voix : il va languir ici dans le bois et mourir à petit feu ; c’est une charité que de l’achever pour l’empêcher de souffrir…. »

On s’imagine bien que je n’entendais pas cette espèce de débat sans intérêt ; je fis un effort pour parler, mais la voix me manqua. J’étendis la main d’un air suppliant.

— Vous ne le frapperez pas, pardieu ! dit une des voix : à quoi bon être des assassins ?… »

Enfin, le parti de la clémence l’emporta. Ils se contentèrent donc de me dépouiller de mon habit et de ma veste, et puis de me rouler dans un fossé à sec qui était près de là. Ensuite ils me laissèrent, sans s’occuper le moins du monde de la malheureuse situation où j’étais, ni de l’abondance du sang qui coulait de ma blessure.