Caleb Williams/30
XXX
Je fus frappé de ce raisonnement ; je ne pus répondre autre chose à M. Raymond, sinon qu’il était mieux fait que personne pour bien juger de la conduite qu’il lui convenait de tenir ; mais que j’aimais à croire que la chose n’était pas aussi désespérée qu’il se l’imaginait.
Nous n’agitâmes pas cette question davantage, et elle fut même en quelque sorte chassée de ma pensée par un accident d’une nature fort extraordinaire.
J’ai déjà parlé de la rancune profonde que me gardait l’infernale portière de cette demeure solitaire. Gines, ce membre exclu de la société, avait été son favori particulier. Elle avait, à la vérité, souffert son expulsion, parce qu’elle sentait son génie dompté par l’énergie et l’ascendant supérieur de M. Raymond ; mais c’était en murmurant et avec la rage dans le cœur qu’elle s’était soumise à cet arrêt. N’osant pas se révolter contre celui qui avait été le principal auteur de l’affaire, ce fut sur moi que se porta tout le fiel de son ressentiment.
À l’offense impardonnable que j’avais ainsi commise dans cette première circonstance, se joignit la thèse que j’avais soutenue dernièrement contre la profession de voleur. Le respect dû à ce métier était un article fondamental du credo de cette vieille scélérate, et elle ne dissimulait pas plus la surprise et l’horreur que lui causaient mes objections, que ne l’eût fait une vieille d’un autre genre de confrérie devant laquelle on s’aviserait de disputer sur les angoisses et la mort du créateur du monde, ou sur la robe sans tache qui est préparée pour envelopper les âmes des élus. De même que les bigots religieux, elle était très-disposée à employer les armes des vengeances mondaines contre ceux qui déclaraient la guerre à ses opinions.
Moi, cependant, je riais de sa malice impuissante comme d’un sentiment à mépriser plutôt qu’à craindre. Elle s’aperçut, à ce que j’imagine, du peu de cas que je faisais d’elle, et cela ne put que contribuer beaucoup à augmenter l’orage qui grossissait contre moi.
Un jour, on me laissa seul dans la maison, sans autre compagnie que cette noire sibylle. La veille, les voleurs étaient sortis pour une expédition, environ deux heures après le coucher du soleil, et ils n’étaient pas rentrés, comme à leur ordinaire, le matin avant la pointe du jour. C’était une circonstance qui arrivait quelquefois, et qui ne donna lieu par conséquent à aucune inquiétude extraordinaire. Tantôt la piste du gibier les conduisait au delà du terme qu’ils s’étaient prescrit ; tantôt c’était la crainte d’être poursuivis : rien n’est plus incertain que la vie d’un voleur. Pendant la nuit, la vieille avait été occupée à apprêter le repas qui les attendait à leur retour. Quant à moi, j’avais pris d’après eux l’habitude de ne plus songer au retour régulier des différentes parties de la journée, et de faire, jusqu’à un certain point, du jour la nuit et de la nuit le jour.
Il y avait déjà plusieurs semaines que j’étais dans cette demeure, et la saison était fort avancée. J’avais passé quelques heures de la nuit à méditer sur ma situation. Le caractère et les mœurs des gens parmi lesquels je vivais avaient quelque chose qui me causait un véritable dégoût. Leur ignorance grossière, leurs habitudes farouches et leurs manières brutales, au lieu de me paraître plus supportables avec le temps, ne faisaient qu’ajouter de jour en jour à l’aversion qu’elles m’avaient inspirée dès l’origine. Je ne pouvais pas rapprocher la force d’esprit extraordinaire et l’extrême fertilité d’invention qu’ils déployaient dans l’exercice de leur métier, avec l’odieux de ce métier et leur dépravation habituelle, sans éprouver des sensations si pénibles, qu’elles me devenaient intolérables. La vue du mal moral me semblait être, au moins pour un esprit qui n’est pas encore dompté par la philosophie, une des sources les plus fécondes de malaise et de tourment. La société de M. Raymond ne me soulageait nullement de ce genre de peine. Il était à une distance immense de ses vicieux compagnons ; mais je n’en étais pas moins vivement affecté de le voir ainsi hors de sa place, dans une telle compagnie, et employant ses rares talents d’une manière aussi méprisable. J’avais essayé de déchirer le voile qui l’aveuglait ainsi que les autres membres de la bande, mais j’avais trouvé dans mon entreprise des obstacles plus grands que je ne l’avais imaginé.
Que faire donc ? attendrais-je, en fervent missionnaire, l’issue de la conversion que j’avais tentée, ou bien me retirerais-je sur-le-champ ? Si je prenais le parti de m’en aller, devais-je exécuter ce projet furtivement, ou bien, au contraire, déclarer hautement ma résolution, et tâcher ainsi d’achever par la force de l’exemple ce que mes arguments n’avaient pu faire ? Certes, refusant, comme je le faisais, de prendre la moindre part aux expéditions des voleurs, ne payant pas de ma personne dans les dangers dont ils tiraient leur subsistance, et ne cherchant point à prendre leurs habitudes, il ne convenait pas que je continuasse mon séjour chez eux plus longtemps que ne l’exigeait la nécessité. D’ailleurs, il y avait une circonstance qui rendait cette délibération fort urgente. Ils avaient le projet de quitter sous peu de jours leur habitation actuelle, pour aller gagner un autre gîte qu’ils avaient dans une province éloignée. Si je ne me proposais pas de rester avec eux, peut-être ne serait-il pas bien de les accompagner dans cette émigration. L’état d’infortune inouïe où m’avait plongé mon inflexible persécuteur m’avait réduit à regarder comme la plus heureuse des aventures la rencontre d’une caverne de voleurs. Mais le temps qui s’était écoulé depuis avait probablement été suffisant pour ralentir l’activité des recherches dirigées contre moi. Je soupirai donc pour cet état de solitude et d’obscurité, pour cet asile contre les persécutions du monde, et même contre sa simple attention, que mon imagination s’était créé avec tant de plaisir au moment où j’avais brisé mes chaînes.
Telles étaient les réflexions qui m’occupaient. À la fin, voulant me distraire de ce conflit de mon esprit, je tirai de ma poche un Horace qui m’avait été légué par mon cher Brighwell. Je lus avec avidité son épître au grammairien Fuscus, dans laquelle il lui fait une si belle description de la tranquillité et de l’indépendance délicieuse d’une vie champêtre. Le soleil vint alors à se lever derrière les collines qui bornaient ma vue à l’orient, et j’ouvris ma fenêtre pour jouir de ce spectacle. Le jour commençait avec un doux éclat, et il était paré de tous ces charmes que les poëtes de la nature, comme on les appelle, ont tant de plaisir à décrire. Dans cette scène magnifique, surtout après une contention d’esprit assez longue, il y avait quelque chose de ravissant qui m’entraînait au repos. Insensiblement une rêverie confuse s’empara de toutes mes facultés, je quittai ma fenêtre, je me jetai sur mon lit et m’endormis.
Je ne me rappelle pas précisément les images qui me passèrent dans l’esprit pendant ce sommeil ; mais je sais qu’elles se terminèrent par l’idée d’une personne, agent de M. Falkland, qui s’approchait de moi pour m’assassiner. Vraisemblablement cette vision m’avait été suggérée par le projet que je méditais de rentrer dans le monde et de me rejeter dans la sphère où sa vengeance pouvait encore m’atteindre. Il me semblait que l’assassin avait le dessein de venir sur moi par surprise, que je voyais son dessein, et que pourtant, par quelque enchantement, je n’avais nul moyen de l’éviter. J’entendais les pas du meurtrier qui s’avançait lentement et avec précaution. Sa respiration, qu’il cherchait à retenir, frappait néanmoins mon oreille ; je le sentis arriver jusqu’à l’endroit où j’étais placé, et puis s’arrêter.
L’image devint alors trop terrible, je tressaillis, j’ouvris les yeux, que vis-je ? L’exécrable sorcière fondant sur moi avec un couperet de boucher dans les mains. J’esquivai le coup avec une vitesse plus rapide encore que la pensée, et l’instrument, qu’elle dirigeait sur ma tête, tomba impuissant sur le lit. Avant qu’elle eût le temps de se remettre en posture pour un second coup, je sautai sur elle, je saisis l’arme qu’elle tenait, et je la lui avais presque ôté des mains ; mais en un instant elle reprit ses forces et sa soif de sang ; il y eut entre nous une lutte furieuse, elle, animée par la haine et le désespoir, et moi, combattant pour ma vie. C’était une véritable amazone pour la vigueur, et jamais je ne me suis trouvé en tête d’un adversaire plus formidable. Elle avait le coup d’œil sûr, les mouvements prompts comme l’éclair, et de temps en temps, se ruant sur moi de toute la force de son corps, elle me donnait des secousses d’une violence inconcevable. À la fin pourtant, j’eus la victoire, je lui arrachai des mains son instrument de mort, et le jetai par terre. Jusqu’à ce moment, l’attention qu’elle mettait à diriger ses efforts avait contenu sa furie ; mais alors elle se prit à grincer des dents, à rouler des yeux égarés qui semblaient lui sortir de la tête, et dans les convulsions de sa rage à s’agiter comme une démoniaque.
« Scélérat et démon ! s’écriait-elle. Que penses-tu donc faire de moi ? »
Jusqu’à ce moment la scène avait été complétement muette.
« Rien, lui répondis-je ; va-t’en, infernale sorcière, et laisse-moi en repos.
— Que je te laisse ! Oh ! que non. Je veux t’enfoncer mes dix doigts dans les côtes, t’arracher le cœur et boire ton infâme sang !… Ah ! tu crois venir à bout de moi ! Ah ! bien oui !… Tu verras… Je t’étoufferai sous moi, je te ferai rôtir à petit feu avec du soufre, je t’écraserai tes entrailles sur les yeux. Ah ! ah ! »
Elle se releva et se prépara à m’attaquer avec un redoublement de furie. Je lui saisis les mains et la forçai de s’asseoir sur le lit. Dans cette attitude, elle continua à exprimer sa rage par des grincements de dents, par des mouvements de tête frénétiques, et de temps en temps par de violents efforts pour se dégager de moi. Ses contorsions et ses soubresauts étaient de la nature de ces accès où quatre personnes ne peuvent quelquefois suffire à contenir le convulsionnaire ; mais, dans les circonstances où j’étais, je trouvai, par expérience, que j’avais assez de ma force seule. Rien n’était plus effroyable que le spectacle de cette mégère au milieu de ses agitations. À la fin pourtant sa frénésie commença à se ralentir, et elle demeura convaincue de l’inutilité de ses efforts.
« Laissez-moi aller, dit-elle ; pourquoi me tenez-vous ? Je ne veux pas qu’on me tienne.
— Je ne veux autre chose, sinon que vous vous en alliez tout de suite, répliquai-je. Me laisserez-vous tranquille à présent ?
— Oui, oui, je te dis qu’oui, bâtard du diable ! oui, scélérat ! »
Je la lâchai sur-le-champ ; elle courut aussitôt à la porte, et, la tenant entre-bâillée : « Je saurai bien encore venir à bout de te faire rendre l’âme, me dit-elle ; va, avant qu’il soit vingt-quatre heures, je réponds de toi ! » En disant ces mots, elle tira la porte et m’enferma à la clef. Une action à laquelle je m’attendais aussi peu me fit tressaillir. Où la vieille était-elle allée ? Quel était son dessein ? Je ne pouvais pas supporter l’idée de périr par les machinations d’une pareille sorcière. La mort, sous quelque forme qu’elle soit, quand elle fond sur nous par surprise et sans que l’esprit ait eu le temps de s’y préparer, apporte une terreur impossible à décrire. Mes idées s’égaraient dans un dédale d’horreur et de confusion ; il n’y avait dans ma tête que chaos et tumulte. Je voulus forcer la porte, mais en vain. Je tournai tout autour de la chambre en cherchant quelque outil propre à m’aider. À la fin pourtant je me précipitai sur cette porte avec un effort de désespoir auquel elle céda, et qui me jeta presque au bas de l’escalier.
Je descendis avec toute la précaution et la prudence possibles. J’entrai dans la cuisine, mais je n’y vis personne. Je cherchai dans les autres pièces avec aussi peu de succès : je sortis de la maison ; je ne pus venir à bout de trouver aucune trace de mon adversaire. C’était une chose bien étonnante : que pouvait-elle être devenue ? Que devais-je conclure de cette disparition ? Je réfléchis à la menace qu’elle m’avait faite en partant : qu’avant qu’il fût vingt-quatre heures, elle répondait de moi ! Cette phrase était énigmatique ; elle ne paraissait pas renfermer une menace d’assassinat.
Tout à coup le papier apporté par Larkins revint à ma mémoire. Serait-il bien possible que ce fût là le motif caché de ses dernières paroles ? Serait-elle partie pour dénoncer elle-même ma retraite ? Mais n’y aurait-il pas un grand danger pour la troupe à amener ainsi sans la moindre précaution les officiers de justice dans notre retraite ? Il n’y avait peut-être pas lieu de craindre qu’elle pût se porter à un pareil acte de désespoir. Pourtant, on ne pouvait guère répondre de ce dont elle était capable dans l’état où elle était. Était-il prudent d’attendre, et d’aventurer ma liberté sur une pareille chance ?
Je répondis bien vite par la négative à cette dernière question. J’étais déjà déterminé à quitter dans peu le séjour que j’habitais ; un peu plus tôt ou un peu plus tard ne faisait pas une différence importante. Il n’était ni sage ni agréable de résider sous le même toit avec quelqu’un qui m’avait donné de pareilles preuves d’une haine implacable. Mais de toutes mes réflexions celle qui avait sans comparaison le plus de poids sur mon esprit, c’était l’idée de la prison, du procès, du supplice. Plus ces objets avaient été depuis longtemps la matière de mes méditations, plus je me sentais invinciblement porté à tout faire pour les éviter. J’avais déjà beaucoup fait dans cette vue ; je m’étais décidé à un grand nombre de sacrifices ; et si je venais à échouer dans mes projets, je ne croyais pas que ce pût jamais être faute de précaution et de courage de ma part. La seule idée du sort que me réservaient mes persécuteurs me mettait à la torture ; et plus je voyais de près l’oppression et l’injustice, plus je me sentais profondément pénétré de l’horreur qui leur est due.
Tels furent les motifs qui me décidèrent à quitter sur-le-champ, brusquement et sans aucun témoignage d’adieu ou de remercîment pour tant de bons offices que j’y avais reçus, une habitation qui, pendant un espace de six semaines, m’avait, certainement, protégé contre les horreurs d’un procès, d’une condamnation et d’une mort ignominieuse. J’y étais entré sans un penny, et j’en sortais avec quelques guinées que M. Raymond m’avait obligé de prendre pour ma part du dividende dans un butin commun. Quoique j’eusse bien quelque raison de supposer que l’activité des recherches suscitées contre moi s’était un peu ralentie par le laps de temps, toutefois la crainte des malheurs qu’un hasard défavorable pouvait attirer sur ma tête me fit prendre le parti de ne pas négliger une seule précaution.
Je songeai à ce papier d’avis qui était la cause de mes frayeurs actuelles, et je compris qu’un des principaux dangers dont je fusse menacé était que ma figure fût reconnue par quelqu’un qui m’aurait vu autrefois, ou même par des étrangers qui auraient lu mon signalement. En conséquence, il me parut prudent de me déguiser le plus efficacement possible. À cet effet, j’eus recours à un paquet de guenilles qui était dans un des coins de notre demeure. Le déguisement que j’adoptai fut celui d’un mendiant. D’après ce plan, je quittai ma chemise. Je m’attachai autour de la tête un mouchoir avec lequel j’eus soin de couvrir un de mes yeux, et par-dessus je mis un vieux bonnet de nuit en laine. Je choisis le plus mauvais habit qu’il me fut possible de trouver, et je lui donnai encore l’air plus misérable au moyen de déchirures que j’y fis à dessein en plusieurs endroits. Affublé de cet accoutrement, je me regardai dans un miroir. Mon travestissement me sembla parfait, et personne ne m’aurait soupçonné de ne pas appartenir à la confrérie dont je voulais passer pour membre.
« Voilà, me dis-je à moi-même, la forme sous laquelle la tyrannie et l’injustice m’obligent de chercher un refuge ; mais il vaut mieux, mille fois mieux, encourir le mépris sous les haillons de la misère et parmi la lie de l’espèce humaine, que de compter sur la compassion et la sensibilité de ceux qui se croient supérieurs aux autres hommes. »