Caleb Williams/41

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Traduction par Amédée Pichot.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (tome 2p. 265-272).
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XLI


Mes sinistres présages se sont vérifiés, et le pressentiment qui m’agitait était prophétique. Je vais raconter une nouvelle et terrible révolution dans ma fortune et dans mon âme.

Après avoir essayé tant de situations différentes qui toutes m’amenaient à des résultats uniformes, je me déterminai enfin à me mettre, s’il était possible, hors de la portée de mon persécuteur, en me bannissant volontairement moi-même de ma patrie. C’était ma dernière ressource pour conquérir la tranquillité, une réputation honnête et ces autres privilèges sans lesquels la vie est sans valeur. « Sous quelque lointain climat, me disais-je, sûrement je trouverai la sécurité nécessaire à une carrière suivie, je pourrai là porter la tête haute, m’associer avec les hommes sans que mon titre d’homme me soit dénié, former des liens et les conserver. » Toute l’ardeur de mon âme se concentra sur ce nouveau plan.

Dernière consolation qui me fut encore ravie par l’inexorable Falkland.

Au moment où je formais ce projet, je n’étais pas éloigné des côtes de l’Est, et je résolus de m’embarquer à Warwick, pour passer immédiatement en Hollande. Je me transportai donc aussitôt dans cette ville, et presque à mon arrivée je me rendis au port. Il n’y avait pas pour l’instant de navire prêt à faire voile. Je me retirai dans une auberge où, au bout de quelque temps, je demandai une chambre. À peine y étais-je, que la porte s’ouvrit, et je vis entrer l’homme dont la présence était la plus odieuse pour moi, le détestable Gines. Il referma la porte dès qu’il fut entré.

« Mon jeune garçon, dit-il, j’ai un petit avertissement à vous signifier en particulier. C’est un conseil d’ami que je viens vous donner, pour vous épargner bien de la peine inutile. Ce que vous avez de mieux à faire, c’est de prendre la chose comme je vous la dis. Ma fonction actuelle, faute de mieux, c’est, voyez-vous, de veiller à ce que vous ne passiez pas les limites. Non pas que je me soucie beaucoup d’être aux ordres de personne ni de rester toujours collé aux talons d’un autre ; mais je me sens pour vous une tendresse toute particulière, à cause de quelque bon tour que je n’oublie pas, et c’est ce qui fait qu’avec vous je n’y regarde pas de si près. Vous m’avez déjà fait faire une assez jolie tournée, et, au moyen de l’amitié que je vous porte, il ne tient qu’à vous de m’en faire faire encore autant, si cela vous amuse. Mais ne songez pas à arpenter la grande plaine. Mes ordres ne s’étendent pas jusque-là. Vous êtes prisonnier, voyez-vous, et je crois bien que vous le serez toute votre vie. Rendez-en grâce à la douceur ou plutôt à la faiblesse de votre ancien maître. Si la chose dépendait de moi tout à fait, je vous ferais peut-être aller plus vite. Tant que vous le jugerez à propos, vous pouvez vous promener dans l’enceinte de votre prison ; et l’enceinte que veut bien vous réserver votre très-gracieux squire, c’est toute l’Angleterre, avec l’Écosse et le pays de Galles. Mais ne vous avisez pas de vouloir sortir de ces limites. Le squire est bien décidé à vous avoir toujours à sa portée. En conséquence, il a donné ses ordres ; toutes les fois que vous voudrez tenter de vous échapper, je dois faire de vous, au lieu d’un prisonnier au large comme vous êtes, un prisonnier dans la vraie signification du mot. J’ai avec moi un ami qui vous a suivi tout à l’heure au port, et moi, je n’étais pas loin ; au moindre signe que vous auriez fait pour quitter terre, en un tour de main nous étions sur votre dos, et nous vous retenions par les talons. Je vous donne avis pourtant de vous tenir dorénavant à une distance convenable de la mer, de peur qu’il ne vous arrive pis. Vous voyez que tout ce que j’en dis, c’est uniquement pour votre bien. Quant à moi, si je suivais mon goût, je vous aimerais mieux entre quatre murs, avec une bonne corde au cou et un point de vue d’où vous pourriez apercevoir la potence ; mais je fais ce qu’on m’ordonne, et là-dessus, bonsoir. »

Ce message me causa une révolution subite. Je dédaignai de répondre et même de m’occuper le moins du monde de l’infernal démon qui en était porteur. Il y a aujourd’hui trois jours que cette scène s’est passée, et depuis ce moment tout mon sang est dans une fermentation continuelle. Mes pensées vont et viennent avec une rapidité incroyable d’une horrible image à une autre. Je n’ai plus de sommeil. À peine puis-je pendant deux minutes conserver la même posture. C’est avec une extrême difficulté que j’ai pu me contenir assez pour ajouter encore quelques pages à mon histoire. Mais, dans l’affreuse incertitude où je suis des événements qui peuvent se succéder d’un instant à l’autre, j’ai cru devoir me forcer moi-même à achever cette pénible tâche. Je ne me sens pas dans un état régulier. Comment ceci finira-t-il ? Dieu le sait. En vérité, il y a des moments où je tremble que ma raison ne m’abandonne tout à fait.

Quel sombre et mystérieux tyran ! quel barbare et implacable ennemi !… Est-il bien possible que les choses en soient venues là !… Quand Néron et Caligula tenaient le sceptre de Rome, il était terrible d’offenser ces maîtres sanguinaires. L’empire s’étendait déjà aux bouts du monde et embrassait les deux mers. Si leur malheureuse victime fuyait aux climats où l’astre du jour paraît sortir des ondes de l’Océan, le bras du tyran pouvait encore la saisir. Si elle volait à l’occident, si elle courait s’ensevelir dans les ténèbres de l’Hespérie ou dans les déserts glacés de Thulé, elle n’était pas encore à l’abri du pouvoir de son féroce ennemi… Falkland ! es-tu descendu de ces tyrans pour nous en conserver la vivante image ? L’univers et tous ses climats ont-ils donc été créés en vain pour ta malheureuse et innocente victime ?

Tremble !

Ils ont tremblé, ces tyrans qu’environnaient les armées de leurs janissaires ! Qui pourrait te mettre à l’abri de ma rage ?… Je ne me servirai pas de poignards ! Non… Je raconterai mon histoire… Je te montrerai au monde tel que tu es, et il n’y aura pas un homme vivant qui ne sente que la vérité a dicté ces pages… T’es-tu figuré que je n’étais qu’un être passif, qu’un vermisseau, organisé seulement pour souffrir et incapable des émotions du ressentiment ? T’es-tu figuré que tu ne courais aucun risque à m’infliger des supplices, quelque douloureux qu’ils fussent, à m’accabler de persécutions, quelque intolérables qu’elles pussent être ? M’as-tu donc supposé impuissant et stupide, sans intelligence pour combiner ta perte, et sans énergie pour la consommer.

Je dirai mon histoire… la justice nationale m’entendra… tous les éléments de la nature se bouleverseraient vainement pour m’interrompre… Je parlerai avec une voix plus redoutable que la foudre ! Pourquoi supposerait-on qu’un motif honteux m’ouvre la bouche ? Je suis pas maintenant sous les serres de la persécution ! Je n’aurai pas l’air de charger ta tête d’une accusation criminelle pour la repousser de la mienne… Verrai-je d’un œil affligé l’abîme que je vais creuser sous tes pas ?… Trop longtemps tu m’as trouvé compatissant et sensible ! Quel avantage ai-je recueilli de ma clémence abusée ? Y a-t-il un mal que tu aies balancé à ajouter à tous ceux que tu as accumulés sur moi ? Je ne balancerai pas non plus. Tu n’as pas montré la moindre pitié ; n’en attends aucune de moi… Je serai calme… J’aurai un courage inébranlable, mais mesuré et recueilli.

Je touche au moment terrible… Je sens… oui, je crois sentir que je sortirai triomphant et que j’écraserai mon redoutable ennemi… Mais, quand il en serait autrement, il n’aura pas du moins le succès qu’il se propose. Sa renommée ne sera pas immortelle, comme il s’en flatte. Ce papier sera le dépositaire de la vérité ; un instant viendra où il sera mis au jour, et où le monde nous rendra justice à tous deux. Avec cette idée, je ne mourrai pas sans quelque consolation. Il ne sera pas dit que le règne de la tyrannie et de l’imposture doit être éternel.

Que les précautions de l’homme sont faibles et impuissantes contre ces immuables lois qui gouvernent le monde intellectuel ! Ce Falkland a inventé contre moi mille noires accusations ; il m’a poursuivi, comme une proie, de ville en ville. Il a tracé un cercle autour de moi pour que je ne pusse jamais échapper à sa puissance. Il a tenu sa meute à figures d’hommes sur mes traces, et l’a sans relâche animée à ma poursuite. Il peut me relancer jusqu’aux extrémités du monde… Vains efforts ! avec cette seule arme, avec cette faible plume, je brave toutes ses machinations, je lui enfonce le poignard à l’endroit même qu’il cherche le plus à défendre.

Collins, c’est maintenant à vous que je m’adresse. J’ai consenti à me priver de votre assistance dans la situation épouvantable où je me trouve. Je mourrais plutôt mille fois que de rien faire qui puisse troubler votre bonheur… Mais, souvenez-vous-en… vous n’en êtes pas moins mon père… Je vous en conjure, par tout l’amour que vous m’avez porté, par tant de bienfaits que j’ai reçus de vous, par cette tendresse si vive et si touchante que vous m’inspirez, et qui pénètre au plus profond de mon cœur, par mon innocence… Car, si ces mots sont les derniers que je puis écrire, je veux mourir en protestant de mon innocence… par tous ces nœuds sacrés, par d’autres encore, s’il en est d’autres qui puissent vous toucher, je vous en conjure, écoutez ma dernière prière… conservez ce papier, gardez-le de la destruction, gardez-le de Falkland. C’est là tout ce que je vous demande. J’ai pourvu à un moyen sûr de faire passer cet écrit dans vos mains, et j’ai une ferme confiance (confiance que je ne veux jamais perdre) qu’un jour il sera rendu public.

Ma plume se ralentit sous mes doigts tremblants… Me reste-t-il encore quelque chose à dire ?… Jamais je n’ai pu parvenir à m’assurer de ce que contenait ce coffre funeste d’où sont sorties toutes mes infortunes. J’ai pensé autrefois qu’il renfermait ou un instrument de meurtre ou un monument quelconque de la catastrophe du malheureux Tyrrel. À présent je suis persuadé que le secret qui y est renfermé est un récit fidèle de cet événement avec toutes ses circonstances, déposé comme une arme de réserve et une extrême ressource pour arracher au naufrage la réputation de M. Falkland, dans le cas où, par quelque accident imprévu, son crime viendrait à être pleinement divulgué. Mais, que cette conjecture soit bien ou mal fondée, c’est ce qui n’importe guère. Si Falkland n’est jamais dévoilé aux yeux de l’univers, il est vraisemblable que, dans ce cas, son écrit ne verra jamais le jour. Alors les mémoires que je trace y suppléeront.

Je ne sais d’où me vient cette solennité. J’ai un secret pressentiment que je ne serai plus maître de moi. Si je réussis dans l’entreprise que je médite à l’égard de Falkland, alors toutes mes mesures pour conserver cet écrit auront été superflues, je ne serai plus réduit à recourir au secret et à l’artifice. Si je succombe, cette précaution paraîtra sagement prise.