Caliste ou Lettres écrites de Lausanne/Jugement

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Jugement sur Caliste par madame Olivier


Nous croyons faire plaisir au lecteur en donnant ici un jugement approfondi sur Caliste, que nous lisons dans la Revue Suisse, recueil périodique qui paraît à Lausanne (n° de décembre 1844). Nous croyons, de plus, ne pas commettre une trop impardonnable indiscrétion, en ajoutant que l’auteur de ce remarquable article est une femme (madame Caroline Olivier) qui honore par son talent ces contrées où vécut madame de Charrière. Le sujet choisi par elle n’est autre qu’une comparaison entre Leone Leoni, Caliste et Manon Lescaut. Déjà indiquée dans un article du Semeur sur madame de Charrière (12 juin 1844), cette comparaison trouve tout son développement dans la Revue Suisse.


« Si nous rapprochons ainsi, est-il dit au début, ces trois ouvrages également singuliers et accomplis, mais non pas également célèbres, ce n’est point par hasard ni par fantaisie, ni même pour faire de leurs auteurs des portraits qui prêtent aux contrastes : c’est parce que, réellement, ils ont mis en action, chacun à leur manière, le même sujet, la même idée romanesque et, chose curieuse, le sujet le plus exceptionnel et le plus délicat. Ce rapprochement nous fournit, en outre, l’avantage d’aborder d’une façon plus discrète et moins superficielle à la fois. moins vulgaire, une des grandes renommées contemporaines : l’avantage aussi d’étudier, à la place qui lui est due et dans tout son jour, l’un des écrivains dont la Suisse française s’honore le plus. Une comparaison naturelle, comme celle qui se présente ici entre madame Sand et madame de Charrière, nous revient de droit : c’est une sorte de bonne fortune littéraire que nous ne pouvions pas négliger, surtout dans un moment où l’attention a été très vivement ramenée sur l’auteur de Caliste. »


Après une première partie consacrée à l’analyse des deux romans de madame Sand et de l’abbé Prévost, l’auteur de l’article en vient à celui qui nous touche, et nous le laissons parler :


« Dans Caliste, la scène se passe en Angleterre, vers la fin du xviiie siècle ; mais, hormis quelques nuances de mœurs, le tableau n’en est pas moins que les précédents général et humain. iMadame de Staël, en créant plus tard dans Corinne son héros anglais dOswald, semble avoir compris, comme madame de Charriére, la réalité plus parfaite quemprunterait un tel personnage d’une telle patrie, où la convenance domine arbitrairement tout le reste. Caliste, dont Corinne est à quelques égards la sœur brillante, exceptionnelle, idéale ; dont Adolphe est une autre image infidèle, parce que, chez Adolphe, il n’y a guère de véritable et de saisissant amour ; Caliste se rapproche davantage encore, par le fond et la vie, de Leoni et de Manon, malgré de très apparentes différences. C’est un même petit récit fait par l’un des amants près de la catastrophe finale, et dans lequel, par un art infini, on sent si bien se dérouler les sentiments, se dessiner les caractères, qu’il faut la réllexion et un retour sur soi-même pour juger au lieu de comprendre. Cette adresse admirable est d’autant plus frappante, que le narrateur, un lord anglais, est celui des deux amants qui a causé le malheur de l’autre, et qu’il sait pourtant exciter notre compassion : il émeut, il attache, en dépit de ses torts de nature ou d’irrésolution, au point de sauver l’impression fâcheuse de sa conduite sur l’intérêt de l’histoire. Quand un des personnages est décidément haïssable, sans qu’on puisse l’oublier, le spectacle de la passion qu’il inspire devient pénible. L’amant de Caliste se fait absoudre avant la réflexion qui le condamne, parce qu’il aime sincèrement à sa manière, parce qu’il ne songe pas à se faire de cet amour une excuse, parce qu’il ne pense à rien, en un mot, qu’à montrer son cœur tel qu’il est et les choses comme elles ont été.

» Il a rencontré une jeune femme, seule, sur un banc, dans une promenade, et cette femme a eu compassion de la douleur morne et maladive où il était plongé. Il venait de perdre, avec un frère jumeau, la moitié de sa vie et le centre de ses pensées. Peu à peu le charme insinuant, noble et doux, de cette inconnue le pénètre et le console. Il renaît au goût de l’existence avec un sentiment nouveau dont il s’aperçoit très tard. 11 n’ignore point cependant la triste position de Caliste. Jeune fille, au moment où elle débutait avec éclat au théâtre, elle fut achetée par un lord qui est mort ruiné, laissant à ses parents le soin d’assurer le sort de sa compagne. Elle avait si bien mérité leur estime, qu’en effet elle froua près d’eux l’appui, la protection, la société même d’une famille. Mais le monde, toutefois, la connaissait seulement par la place qu’elle avait occupée, et ne poutenir compte de ses vertus personnelles. Admis a la voir de plus près, le malade qu’elle a guéri pressent avec une singulière naïNeté d égoïsme le bonheur d’être aimé d’une telle femme, et, sans aucun projet indigne d’elle, il en laisse échapper le désir. Ce premier aveu est accueilli par Caliste avec une franchise pleine à la fois d’élévation passionnée et de courage dévoué :


« Je vous ai aimé dès le premier moment que je vous ai u : avant vous, j’avais connu la reconnaissance et non point l’amour ; je le connais à présent qu’il est trop tard. Quelle situation que la mienne ! moins je mérite d’être respectée, plus j’ai besoin de l’être… » (Voir précédemment, Lettre XXI, page l42.)


»… Le lendemain, il retourne auprès de Caliste, dont l’amour enivrant et pur, l’esprit charmant et le caractère dévoué prennent sur lui un ascendant auquel il ne songe plus à se soustraire. Ils s’aiment avec une honnêteté et un respect réciproque qui rend plus touchante encore l’intimité de leurs âmes et de leurs habitudes. Une passion vraie éclate dans leurs moindres impressions. Le jeune lord ne songe point à réhabiliter son amie en l’épousant ; elle-même ne pense à rien qui la regarde : elle est heureuse, elle craint par pressentiment et par expérience de la vie toute tentative pour changer leur situation. Mais lui, il a besoin d’elle, il faut qu’elle devienne sa femme, que rien ne puisse jamais la lui arracher, que leurs sentiments soient consacrés et deviennent complets. Il essaie donc d’obtenir le consentement de son père. Celui-ci le refuse, en alléguant les raisons qu’on peut aisément imaginer contre une personne de la classe de Caliste, en faveur de qui il fait pourtant une exception honorable et inutile. La justesse et la modération des lettres qu’il écrit alors à son fils apportent dans les dispositions et dans la conduite de celui-ci un tempérament dont Caliste prévoit l’effet, sans user davantage, même pour défendre sa vie et son bonheur, du pouvoir qu’elle conserve : elle l’emploie tout entier à remplir de douces et innocentes félicités les jours de celui qu’elle aime Affectueux et habile dans son inertie apparente, le père n’oppose au courant invincible de cet amour réciproque que des obstacles d’un effet insensible et presque sur. Adolphe a bien moins de peine à résister aux volontés impérieuses et aux attaques directes de l’omnipotence paternelle. Peu à peu le faible amant de Caliste se laisse amener à une extrémité où il faut prendre une résolution pour elle ou contre elle. Il ne se décide pas et la laisse désespérer de son affection. Elle épouse, dans cet abandon, un honnête homme qui l’aime, et qui la rendrait heureuse, si elle pouvait l’être par autre chose que par son fatal amour. De son côté, lord**** se marie. Une jeune et belle veuve, lady Betty, sa parente, que son père lui destinait en secret, se trouve là pour entraîner son irrésolution : convenable et sotte union, qui ne lui donne ni repos de cœur, ni bonheur domestique. Solitaire, et devenu indifférent à sa femme, il rencontre tout à coup avec Caliste, seule aussi, dans une loge de théâtre.


« Qu’on juge de notre étonnement, de notre émotion, de notre joie ! cor tout autre sentiment céda dans l’instant même à la joie de nous revoir… « (Voir précédemment, page 181.)


»… Caliste lui raconte ensuite que ses efforts pour trouver la paix dans le bonheur de son mari ont été suivis, au bout de quatre mois, d’une catastrophe cruelle. Elle n’a pu surmonter ni cacher l’impression terrible du mariage de l’homme qu’elle aimait. Son mari, justement blessé, ne le lui a point pardonné, et l’a laissée, avec un dédaigneux respect, se retirer momentanément à Londres, chez ce parent d’adoption auquel elle avait été léguée… (Relire la page dans le Roman.)

»… Aussi incapable de se détacher de Caliste que de se donner à elle, lord***, après cette entrevue, prend un de ces partis intermédiaires qui sont dans son caractère. Il part pour le continent. Pendant ce voyage, Caliste meurt réconciliée avec son mari, mais toujours la même. Elle a marché résignée vers une mort qui n’est pour elle que le repos. Son cœur brisé reste infatigable seulement pour se relever, en faisant du bien et malgré tout le monde, d’une flétrissure dont on est d’autant plus tenté d’accuser l’injustice que Caliste ne s’en plaint pas.

» Dans une personne dont la nature n’a point fait une charmante scélérate comme Manon, cette rigueur contre elle-même est un trait de bon goût et de haute distinction. Une délicatesse si droite ôte au personnage la couleur un peu vulgaire qu’il aurait prise en se classant, de sa propre autorité, dans les êtres opprimés par l’aveuglement de la société, parmi les coupables innocents, les grandes âmes méconnues. Caliste, en prenant parti pour le monde contre ses droits individuels au bonheur et à l’estime, rend en quelque sorte innocent, en même temps que plus vif, l’intérêt qu’on lui porte. Cet intérêt s’attache à elle uniquement, et il n’en retourne rien de mal à propos indulgent vers son ancienne condition. Dans les efforts même qu’elle tente pour amener le père de son amant à permettre leur mariage, il y a toute la dignité d’un cœur capable de comprendre l’innocence et la bonne renommée dans ce qu’elles ont de plus sévèrement nécessaire à la vie des femmes. Son amour seul, qui se connaît aussi pour ce qu’il vaut, lui paraît avoir droit d’obtenir grâce : jamais une autre, elle en est sûre, ne saura tirer toutes choses d’un sentiment si infini. Elle a dit vrai ; un tel amour est une puissance à laquelle on n’a pas impunément touché : toute autre félicité en est d’avance dévorée. Lord *** a beau s’éloigner de Caliste, la sacrifier, elle est maîtresse de tout ce qui reste sensible en lui ; elle le sera toujours, même du fond de sa tombe.

» Il y a dans cette énergique et discrète peinture, dont nous avons cité les moments les plus vifs, une remarquable puissance. Elle est si réelle, qu’elle ne paraît bien qu’à la réflexion. N’est-il pas singulier qu’entre ces trois ouvrages où l’amour éclate par tout ce qu’il y a de plus puissant dans sa nature étrange, ce soit précisément la force qui distingue les deux chefs-d’œuvre féminins, tandis que la naïveté et la douceur marquent celui que nous devons à un homme ? La force de madame Sand, ardente et ferme, s’exprime dans son sujet avec un entier abandon, avec l’audace de ce qui ne relève que de soi-même, et non d’aucune autre opinion. Il en résulte un tableau des plus audacieux et tout à part dans le monde moral, en même temps qu’une création littéraire, mais, dans cette double action, madame Sand est bien maîtresse de ses moyens, et les déploie librement ; elle n’est point emportée par l’idée, elle en mesure les gradations, aussi bien qu’elle en possède, quelle en rend toute la passion. L’énergie voilée de madame de Charrière est, comme Caliste elle-même, pleine de charme, de retenue et d’insinuation : elle tisse avec des riens une chaîne de vie et de mort. Autant que lord ***, si ce n’est mieux, on pleure sur son malheur, non pas de ces larmes stériles comme celles qu’arrache Ellénore, à qui, malgré ses qualités, on dirait volontiers ce que pense trop souvent Adolphe : Allez ! puissiez-vous être heureuse, pourvu que je ne m’en mêle pas ! Et dans cette fascination sincère, qui met toute la vie de Caliste à la merci des irrésolutions et des actes de son amant, on lui sait presque gré, tant on la comprend, d’essayer de s’y soustraire au moyen du bonheur qu’elle peut encore donnera un honnête homme. En un mot, à part la tache originelle de son histoire, Caliste est une des héroïnes qui réunissent au plus haut degré la simplicité, la passion, le naturel exquis des âmes élevées, l’attrait des esprits ornés, fins et doux, l’idéal enfin, avec un je ne sais quoi de parfaitement humain qui se trouve aussi chez Manon, mais moins peut-être chez Juliette ou chez Leoni. Dans ce dernier roman, l’idée est plus vraiment humaine que les caractères ne sont réels, tandis que ce double mérite est entier dans les deux autres. L’abbé Prévost semble y avoir atteint par bonhomie et par inspiration, madame de Charrière par un suprême effort de talent, par une distinction et une profondeur singulières. Le point commun dans la manière des trois auteurs, c’est une certaine spontanéité qui semble venir du cœur et que le talent gouverne, dispose, assujettit, en lui laissant son coloris et sa verve ; c’est aussi la bonne loi de ce talent qui respecte sa propre tâche, la prend pour but unique, s’y dévoue sans arrière-pensée, et n’y mélange rien d’étranger au sujet, rien qui vienne altérer l’effet d’un drame dont, le premier, l’auteur subit l’influence, accepte l’impression. Il y a beaucoup de pouvoir dans une fascination que le narrateur lui-même semble éprouver.

» Madame Sand y mêle les jets de flamme et l’entraînement sans frein de la passion, telle que, dans notre monde du xixe siècle, l’ont acclimatée la fantaisie de Byron, l’ardeur rêveuse, éloquente et sensualiste de Rousseau, toutes les théories enfin qui, en l’établissont comme de droit naturel, lui enlèvent son voile et sa pudeur de coupable. Ce sentimentalisme raisonné qui la légitime au grand jour précisément par la fatalité de son charme, de sa force et de son malheur, est une de nos prétentions philosophiques les plus étranges. Aussi, tout accompli qu’il soit, et sobre, plus qu’aucun autre roman de madame Sand, de ces réflexions qui précisent les vues de l’auteur en rappelant celui-ci au travers de ses personnages. Leone Leoni est un livre attachant, mais triste, un livre qui trouble et fait peur, un livre plein de prescience ou d’expérience amère et fatale. Qu’espérer, en effet, pour le sort individuel de l’homme, pour l’avenir même de l’humanité, s’il n’y a pas d’autre domination sous le ciel que les instincts passionnés, de plus en plus débarrassés d’entraves ?

» La donnée première a beau être toute pareille dans Manon, il ne ressort pas moins du ton, de la manière et du dénouement de l’abbé Prévost une morale différente ; il tient compte de tout, dans une certaine mesure, en peignant avec un entier abandon les égarements d’un invincible amour. Sa naïveté, d’ailleurs, est plus tendre, plus sensible que la fougue passionnée et l’habile séduction graduée dans Leoni avec un art si merveilleux. Il réussit mieux à rendre tout simplement le lecteur son complice ; et ce reproche, que la conscience lui adresse, est un éloge littéraire qu’il ne faut pas trop regretter d’accorder à un tort involontaire et nécessaire à l’intérêt. L’abbé Prévost n’a point les moyens de madame Sand, l’éclat du style, l’art et la variété des tableaux, la magie pour ainsi dire extérieure qui revêt les personnages de couleurs poétiques et brillantes ; tout son art vient du dedans, d’une chaleur sensible et doucement exprimée, qui donne aux traits du récit et aux figures le coloris de l’âme plutôt que celui du sang. Il est assez difficile d’aimer Leoni, à moins d’excentricité extrême dans les goûts ; il est plus difficile encore de ne pas aimer un peu Manon : c’est tout au plus par curiosité qu’on s’inquiète de l’un, lorsqu’il disparaît ; mais, tout mérité qu’il soit, le sort de l’autre intéresse assez pour qu’on ne consente point à l’abandonner dans son exil. Dès lors elle attache toujours davantage ; il est vrai qu’alors aussi elle s’attendrit : elle se corrige, elle montre des facultés de cœur réelles, quoique tardives : elle fait réparation aux vertus outragées, par le bonheur qu’elle cherche et qu’elle trouve dans ce retour.

» La portée morale de Caliste est de tout autre sorte. Caliste, flétrie par son passé, est une personne telle que, s’il pouvait entrer dans la tête d’une femme raisonnable d’attaquer comme un préjugé les lois éternelles de la pudeur et de l’honneur, on pourrait soupçonner madame de Charrière d’avoir créé ce caractère ravissant tout exprès pour cela. Jamais être mis en dehors de la société ne fut, à une seule tache près expliquée et ensevelie, plus digne du bonheur qui lui est impitoyablement refusé. Mais madame de Charrière, esprit juste et élevé autant que distingué, n’a point voulu toucher le moins du monde aux généralités d’une semblable thèse. Entraînée par la veine féconde d’un sujet où elle déploie à la fois les ressources d’un art littéraire finement ingénieux et l’élan naturel qui produit les sincères émotions, madame de Charrière semble se prendre avec son lecteur au piège qui laisse échapper lord ***. Caliste est si noble, si humble, elle aime tant, qu’un la voudrait, au rebours de ce qu’on sent pour Leoni, encore plus, encore mieux aimée. On ne pardonne pas à son amant une hésitation juste, une froideur raisonnable, un manque de courage contre l’opinion qui semble devenir une cruelle lâcheté. Mais, au milieu de tout cela pourtant, ce qui reste grandit et subsiste : ce n’est ni la justification du passé de Caliste, ni ses droits comme innocente : c’est l’effroi, c’est l’horreur de l’égoïsme de nature, de race, de vertu même et d’honneur, devant lequel la destinée des autres se brise sans miséricorde ; c’est le respect qu’on doit aux sentiments vrais, n’importe chez qui on les trouve : c’est enfin une émouvante et énergique plainte du faible contre le fort, de l’amour contre les calculs, de la victime contre le meurtrier. Or, il n’y a guère de danger à prêcher ainsi, par le fait, le sacrifice de soi-même et de ses intérêts.

» La vigueur et la passion, dans le roman de madame de Charrière, sont beaucoup plus voilées que dans celui de madame Sand, sans être moins réelles. Caliste a des traits d’une sensibilité contenue, des nuances de la vie de l’âme plus pénétrantes et plus hautes que Manon ou des Grieux : moins de bonhomie, il est vrai, mais plus d’esprit, et surtout, une distinction remarquable et soutenue. Leoni est le roman des jeunes cœurs ardents et des libres imaginations. Manon se glissera partout où la pensée romanesque, simple, tendre, rêveuse, ne reculera pas devant des incidents trop positifs, c’est-à-dire partout ou ont les livres d’amour, dont celui-ci est le naïf et commun chef-d’œuvre. Caliste restera un ouvrage de choix et de goût, général par les émotions qu’il soulève, plus littéraire peut-être que les deux autres par le fini, le mélange exquis de leurs qualités. Même dans ses pages les plus vives, on y sent une touche délicate et savante qui réclame l’examen approfondi pour être complètement appréciée. Dans les tableaux de madame de Charrière rien ne frappe qu’à l’étude, et presque au second regard. Les proportions, la sobriété, la perfection du dessin, l’idée et l’esprit des choses, au lieu de leur matérialité, voilà son talent. Si nous y insistons, c’est que son nom, moins connu que les deux autres, exige cette explication ; c’est que tous ceux qui lisent un roman ont lu Leone Leoni, que les gens qui se piquent de littérature n ignorent point le prix de Manon Lescaut, mais que trop peu de personnes connaissent Caliste.

» Quant au style, en ces trois romans, il est partout à merveille, et ce qu’il devait être : il est la chose même, il se meut avec les objets : abondant et plein d’éclat chez madame Sand ; flexible, candide, touchant et vrai dans l’abbé Prévost : sobre, nerveux, pénétrant et ferme sous la plume virile de madame de Charrière. Lorsque les qualités de premier ordre de cette femme distinguée seront remarquées comme elles le méritent, même dans le second rang littéraire dont sa figure ne quittera jamais le demi-jour, on observera en elle, parmi des singularités qui témoignent d’une grande puissance d’esprit, le privilège très rare d’avoir écrit en province comme on ne le fait qu’à Paris. Elle a le tour précis, bref, spirituel et courant de la langue toute française, telle qu’on ne l’apprend et qu’on ne l’emploie guère hors du centre qui la conserve et la vivifie continuellement. Le talent de madame de Charrière semble en avoir toujours possédé l’esprit : en se jouant, elle en trouve les formes dans toute leur clarté rapide, dans leur aisance hardie et pittoresque, dans leur goût châtié et capricieux. Cela lui vient, non comme par une étude bien faite, mais comme par un don inné, partout très rare à ce degré-là, mais surtout remarquable chez une femme qui passa presque toute sa vie en Hollande, à Lausanne, et dans une terre près de Neuchàtel. Si cette réclusion n’a pu arrêter ou borner le développement d’une intelligence si forte et si indépendante des ressources extérieures, celles-ci, en revanche, ont manqué au succès ; du moins on peut le croire en comparant la réputation à peine admise de madame de Charrière avec son mérite d’auteur et surtout d’écrivain. D’autres causes peut-être aussi, en elle, contribuèrent à cette obscurité, et rendirent Caliste une merveille sans sœur parmi les œuvres nombreuses de madame de Charrière. Elles sont cependant dignes d’attention, mais à un point de vue presque uniquement littéraire. Le talent qui les a produites est du petit nombre de ceux qu’il faut regarder d’un peu près, parce qu’ils ont plus de distinction que d’apparence, plus de finesse que de couleur, et plus de pénétration que d’éclat.

» Mais, lorsqu’on s’en approche ainsi, il est difficile de ne pas entrevoir, de ne pas chercher la personne et sa destinée derrière l’auteur et sa vocations si marquée. Là, quelle tristesse intérieure ! dans cet esprit si distingué, quelle ombre de découragements accumulés ! Cette femme si aimable, si bonne, si forte de pensée et de cœur, qui avait tout reçu de la fortune et de la nature pour le bonheur et pour la gloire, ne connut ni la gloire, ni, semble-t-il, le plus humble bonheur. Sa vie, qu’elle avait pourtant arrangée à son gré, fut vide et consumée. L’absence d’un rayon secret, d’une illusion ou d’une foi quelconque, nécessaire à tous les horizons de la terre, même sans parler de ceux du ciel, se fait toujours sentir dans son âme et dans ses écrits. Quand on l’a bien comprise, elle excite autant de pitié que d’admiration. A quoi servent, se dit-on, les plus beaux dons et les plus rares ? à mieux mesurer, à mieux sentir l’aride obscurité de la vie humaine dans tout ce qui lui appartient en propre. Prise comme but, elle est stérile et dérisoire ; comme un passage et un moyen, elle s’explique et ne promet plus rien qu’elle ne puisse tenir. »

(Madame Caroline Olivier.)