Caliste ou Lettres écrites de Lausanne/Lettre 2

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DEUXIÈME LETTRE.


Eh bien, oui. Un joli jeune Savoyard habillé en fille. C’est assez cela. Mais n’oubliez pas, pour vous la figurer aussi jolie qu’elle l’est, une certaine transparence dans le teint, je ne sais quoi de satiné, de brillant que lui donne souvent une légère transpiration : c’est le contraire du mat, du terne ; c’est le satiné de la fleur rouge des pois odoriférants. Voilà bien à présent ma Cécile. Si vous ne la reconnaissiez pas en la rencontrant dans la rue, ce serait votre faute. Pourquoi, dites-vous, un gros cou ? C’est une maladie de ce pays, un épaississement de la lymphe, un engorgement dans les glandes, dont on n’a pu rendre raison jusqu’ici. On l’a attribué longtemps aux eaux trop froides, ou charriant du tuf ; mais Cécile n’a jamais bu que de l’eau panée ou des eaux minérales. Il faut que cela vienne de l’air ; peut-être du souffle froid de certains vents, qui font cesser quelquefois tout-à-coup la plus grande chaleur. On n’a point de goîtres sur les montagnes ; mais, à mesure que les vallées sont plus étroites et plus profondes, on en voit davantage et de plus gros. Ils abondent surtout dans les endroits où l’on voit le plus d’imbéciles et d’écrouelleux. On y a trouvé des remèdes, mais point encore de préservatifs, et il ne me paraît pas décidé que les remèdes emportent entièrement le mal et soient sans inconvénient pour la santé. Je redoublerai de soin pour que Cécile soit toujours garantie du froid de l’air du soir, et je ne ferai pas autre chose ; mais je voudrais que le souverain promît des prix à ceux qui découvriraient la nature de cette difformité, et qui indiqueraient les meilleurs moyens de s’en préserver. Vous me demandez comment il arrive qu’on se marie quand on n’a à mettre ensemble que trente-huit mille francs, et vous êtes étonnée qu’étant fille unique je ne sois pas plus riche. La question est étrange. On se marie, parce qu’on est un homme et une femme, et qu’on se plaît ; mais laissons cela, je vous ferai l’histoire de ma fortune. Mon grand-père, comme vous le savez, vint du Languedoc avec rien ; il vécut d’une pension que lui faisait le vôtre, et d’une autre qu’il recevait de la cour d’Angleterre. Toutes deux cessèrent à sa mort. Mon père fut capitaine au service de Hollande. Il vivait de sa paye et de la dot de ma mère, qui fut de six mille francs. Ma mère, pour le dire en passant, était d’une famille bourgeoise de cette ville, mais si jolie et si aimable, que mon père ne se trouva jamais pauvre ni mal assorti avec elle ; et elle en fut si tendrement aimée, qu’elle mourut de chagrin de sa mort. C’est à elle, non à moi ni à son père, que Cécile ressemble. Puisse-t-elle avoir une vie aussi heureuse, mais plus longue ! puisse même son sort être aussi heureux, dût sa carrière n’être pas plus longue ! Les six mille francs de ma mère ont été tout mon bien. Mon mari avait quatre frères. Son père donna à chacun d’eux dix mille francs quand ils eurent vingt-cinq ans : il en a laissé encore dix mille aux quatre cadets ; le reste à l’aîné avec une terre estimée quatre-vingt mille francs. C’était un homme riche pour ce pays-ci, et qui l’aurait été dans votre province ; mais quand on a cinq fils, et qu’ils ne peuvent devenir ni prêtres ni commerçants, c’est beaucoup de laisser à tous de quoi vivre. La rente de nos vingt-six ou trente-huit mille francs suffit pour nous donner toutes les jouissances que nous désirons ; mais vous voyez qu’on n’épousera pas Cécile pour sa fortune. Il n’a pourtant tenu qu’à moi de la marier… Non, il n’a pas tenu à moi ; je n’aurais pu m’y résoudre, et elle-même n’aurait pas voulu. Il s’agissait d’un jeune ministre son parent du côté de ma mère, d’un petit homme pâle et maigre, choyé, chauffé, caressé par toute sa famille. On le croit, pour quelques mauvais vers, pour quelques froides déclamations, le premier littérateur, le premier génie, le premier orateur de l’Europe. Nous fûmes chez ses parents, ma fille et moi, il y a environ six semaines. Un jeune lord et son gouverneur, qui sont en pension dans cette maison, passèrent la soirée avec nous. Après le goûter, on fit des jeux d’esprit ; ensuite on joua à colin-maillard, ensuite au loto. Le jeune Anglais est en homme ce que ma fille est en femme, c’est un aussi joli villageois anglais que Cécile est une belle villageoise du pays de Vaud. Il ne brilla pas aux jeux d’esprit, mais Cécile eut bien plus d’indulgence pour son mauvais français que pour le fade bel esprit de son cousin, ou, pour mieux dire, elle ne prit point garde à celui-ci ; elle s’était faite la gouvernante et l’interprète de l’autre. À colin-maillard vous jugez bien qu’il n’y eut point de comparaison entre leur adresse ; au loto, l’un était économe et attentif, l’autre distrait et magnifique. Quand il fut question de s’en aller : Jeannot, dit la mère, tu ramèneras la Cécile ; mais il fait froid, mets ta redingote, boutonne-la bien. La tante lui apporta des galoches. Pendant qu’il se boutonnait comme un porte-manteau, et semblait se préparer à un voyage de long cours, le jeune Anglais monte l’escalier quatre à quatre, revient comme un trait avec son chapeau, et offre la main à Cécile. Je ne pus pas m’empêcher de rire, et je dis au cousin qu’il pouvait se désemmaillotter. Si auparavant son sort auprès de Cécile eût été douteux, ce moment le décidait. Quoiqu’il soit fils unique de riches parents, et qu’il doive hériter de cinq ou six tantes, Cécile n’épousera pas son cousin le ministre ; ce serait Agnès et le corps mort : mais, au lieu de ressusciter, il pourrait devenir plus mort. Ce corps mort a un ami très vivant, ministre aussi, qui est devenu amoureux de Cécile pour l’avoir vue deux ou trois fois chez la mère de son ami. C’est un jeune homme de la vallée du lac de Joux, beau, blond, robuste, qui fait fort bien dix lieues par jour, qui chasse plus qu’il n’étudie, et qui va tous les dimanches prêcher à son annexe, à une lieue de chez lui ; en été sans parasol, et en hiver sans redingote ni galoches : il porterait au besoin son pédant petit ami sur le bras. Si ce mari convenait à ma fille, j’irais de grand cœur vivre avec eux dans une cure de montagne ; mais il n’a que sa paye de ministre pour toute fortune, et ce n’est pas même la plus grande difficulté : je crains la finesse montagnarde, et Cécile s’en accommoderait moins que toute autre femme ; d’ailleurs mes beaux-frères, ses tuteurs, ne consentiraient jamais à une pareille alliance, et moi-même je n’y consentirais qu’avec peine. La noblesse, dans ce pays-ci, n’est bonne à rien du tout, ne donne aucun privilège, aucun droit, aucune exemption ; mais, si cela la rend plus ridicule chez ceux qui ont de la disposition à l’être, cela la rend plus aimable et plus précieuse chez un petit nombre d’autres. J’avoue que j’ai ces autres dans la tête plutôt que je ne les connais. J’imagine des gens qui ne peuvent devenir ni chanoines, ni chevaliers de Malte, et qui paient tous les impôts, mais qui se sentent plus obligés que d’autres à être braves, désintéressés, fidèles à leur parole ; qui ne voient point de possibilité pour eux à commettre une action lâche ; qui croient avoir reçu de leurs ancêtres, et devoir remettre à leurs enfants, une certaine fleur d’honneur qui est à la vertu ce qu’est l’élégance des mouvements, ce qu’est la grâce, à la force et à la beauté ; qui conservent ce vernis avec d’autant plus de soin qu’il est moins définissable, et qu’eux-mêmes ne savent pas bien ce qu’il pourrait supporter sans être détruit ou flétri. C’est ainsi que l’on conserve une fleur délicate, un vase précieux. C’est ainsi qu’un ami bien ami ne donne rien au hasard quand il s’agit de son ami, qu’une femme ou une maîtresse bien fidèle veille même sur ses pensées. Adieu, je vais m’amuser à rêver aux belles délicates choses que je viens de vous dire. Je souhaite qu’elles vous fassent aussi rêver agréablement.

P. S. Peut-être ce que j’ai dit est-il vieux comme le monde, et je le trouve même de nature à n’être pas neuf : mais n’importe ; j’y ai pris tant de plaisir, que j’ai peine à ne pas revenir sur la même idée, et à ne pas vous la détailler davantage. Ce privilège de la noblesse, qui ne consisterait précisément que dans une obligation de plus, et plus stricte et plus intimement sentie ; qui parlerait au jeune homme plus haut que sa conscience, et le rendrait scrupuleux malgré sa fougue ; au vieillard, et lui donnerait du courage malgré sa faiblesse : ce privilège, dis-je, m’enchante, m’attache et me séduit. Je ne puis souffrir que cette classe, idéale peut-être, de la société, soit négligée par le souverain, qu’on la laisse oubliée dans l’oisiveté et dans la misère ; car si elle s’enrichit par un mariage d’argent, par le commerce, par des spéculations de finance, ce n’est plus cela : la noblesse devient roturière, ou, pour parler plus juste, ma chimère s’évanouit.