Caliste ou Lettres écrites de Lausanne/Lettre 21

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VINGT-UNIÈME LETTRE


Mon histoire est romanesque, madame, autant que triste, et vous allez être désagréablement surprise en voyant des circonstances à peine vraisemblables ne produire qu’un homme ordinaire.

Un frère que j’avais et moi naquîmes presque en même temps, et notre naissance donna la mort à ma mère. L’extrême affliction de mon père, et le trouble qui régna pendant quelques instants dans toute notre maison fit confondre les deux enfants qui venaient de naître. On n’a jamais su lequel de nous deux était l’aîné. Une de nos parentes a toujours cru que c’était mon frère, mais sans en être sûre, et son témoignage, n’étant appuyé ni contredit par personne, a produit une sorte de présomption, et rien de plus ; car l’opinion qu’on avait conçue s’évanouissait toutes les fois qu’on en voulait examiner le fondement. Elle fit une légère impression sur moi, mais n’en fit jamais aucune sur mon frère. Il se promit de n’avoir rien qu’en commun avec moi, de ne se point marier si je me mariais. Je me fis et à lui la même promesse ; de sorte que n’ayant qu’une famille entre nous deux, ne pouvant avoir que les mêmes héritiers, jamais la loi n’aurait eu à décider sur nos droits ou nos prétentions.

Si le sort avait mis entre nous toute l’égalité possible, il n’avait fait en cela qu’imiter la nature ; l’éducation vint encore augmenter et affermir ces rapports. Nous nous ressemblions pour la figure et pour l’humeur, nos goûts étaient les mêmes, nos occupations nous étaient communes ainsi que nos jeux ; l’un ne faisait rien sans l’autre, et l’amitié entre nous était plutôt de notre nature que de notre choix, de sorte qu’à peine nous nous en apercevions ; c’étaient les autres qui en parlaient, et nous ne la reconnûmes bien que quand il fut question de nous séparer. Mon frère fut destiné à avoir une place dans le parlement, et moi à servir dans l’armée : on voulut l’envoyer à Oxford, et me mettre en pension chez un ingénieur ; mais, le moment de la séparation venu, notre tristesse et nos prières obtinrent que je le suivrais à l’université, et j’y partageai toutes ses études comme lui toutes les miennes. J’appris avec lui le droit et l’histoire, et il apprit avec moi les mathématiques et le génie ; nous aimions tous deux la littérature et les beaux-arts. Ce fut alors que nous appréciâmes avec enthousiasme le sentiment qui nous liait ; et, si cet enthousiasme ne rendit pas notre amitié plus forte ni plus tendre, il la rendit plus productive d’actions, de sentiments, de pensées ; de sorte qu’en étant plus occupés, nous en jouissions davantage. Castor et Pollux, Oreste et Pilade, Achille et Patrocle, Nisus et Euryale, David et Jonathan furent nos héros. Nous nous persuadâmes qu’on ne pouvait être lâche ni vicieux ayant un ami, car la faute d’un ami rejaillirait sur l’autre ; il aurait à rougir, il souffrirait ; et puis quel motif pourrait nous entraîner à une mauvaise action ? Sûrs l’un de l’autre, quelles richesses, quelle ambition, quelle maîtresse pourraient nous tenter assez pour nous faire devenir coupables ? Dans l’histoire, dans la fable, partout nous cherchions l’amitié, et elle nous paraissait la vertu et le bonheur.

Trois ans s’étaient écoulés ; la guerre avait commencé en Amérique : on y envoya le régiment dont je portais depuis longtemps l’uniforme. Mon frère vint me l’apprendre, et, parlant du départ et du voyage, je fus surpris de lui entendre dire nous au lieu de toi ; je le regardai. Avais-tu cru que je te laisserais partir seul, me dit-il ? Et voyant que je voulais parler : ne m’objecte rien, s’écria-t-il, ce serait le premier chagrin que tu m’aurais fait, épargne-le-moi. Nous allâmes passer quelques jours chez mon père, qui, de concert avec tous nos parents, pressa mon frère de quitter son bizarre projet. Il fut inébranlable, et nous partîmes. La première campagne n’eut rien que d’agréable et d’honorable pour nous. Un sous-lieutenant de la compagnie où je servais ayant été tué, mon frère demanda et obtint sa place. Habillés de même, de même taille, ayant presque les mêmes cheveux et les mêmes traits, on nous confondait sans cesse, quoiqu’on nous vît toujours à côté l’un de l’autre. Pendant l’hiver, nous trouvâmes le moyen de continuer nos études, de lever des plans, de dessiner des cartes, de jouer de la harpe, du luth et du violon, tandis que nos camarades perdaient leur temps au jeu et avec des filles. Je ne les condamne pas. Qui est-ce qui peut ne rien faire et n’être avec personne ?

Au commencement de la seconde campagne… mais à quoi bon vous détailler ce qui amena pour moi le plus affreux des malheurs ? Il fut blessé à mes côtés : pauvre William, dit-il, pendant que nous l’emportions, que deviendrez-vous ? Trois jours je vécus entre la crainte et l’espérance ; trois jours je fus témoin des douleurs les plus vives et les plus patiemment souffertes. Enfin le soir du troisième jour, voyant son état empirer de moment en moment : fais un miracle, ô Dieu, rends-le-moi ! M’écriai-je. — Daigne toi-même le consoler, dit mon frère d’une voix presque éteinte. Il me serre faiblement la main et expire.

Je ne me souviens pas distinctement de ce qui se passa dans le temps qui suivit sa mort. Je me retrouvai en Angleterre ; on me mena à Bristol et à Bath. J’étais une ombre errante, et j’attirais des regards de surprise et de compassion sur cette pauvre, inutile moitié d’existence qui me restait. Un jour, j’étais assis sur l’un des bancs de la promenade, tantôt ouvrant un livre que j’avais apporté, tantôt le reposant à côté de moi. Une femme que je me souvins d’avoir déjà vue, vint s’asseoir à l’autre extrémité du même banc ; nous restâmes longtemps sans rien dire, je la remarquais à peine ; je tournai enfin les yeux de son côté, et je répondis à quelques questions qu’elle m’adressa d’une voix douce et discrète. Je crus ne la ramener chez elle, quelques moments après, que par reconnaissance et politesse ; mais le lendemain et les jours suivants je cherchai à la revoir, et sa douce conversation, ses attentions caressantes me la firent bientôt préférer à mes tristes rêveries, qui étaient pourtant mon seul plaisir. Caliste (c’est le nom qui lui était resté du rôle qu’elle avait joué avec le plus grand applaudissement la première et unique fois qu’elle avait paru sur le théâtre), Caliste était d’une extraction honnête, et tenait à des gens riches ; mais une mère dépravée et tombée dans la misère, voulant tirer parti de sa figure, de ses talents, et du plus beau son de voix qui ait jamais frappé une oreille sensible, l’avait vouée de bonne heure au métier de comédienne, et on la fit débuter par le rôle de Caliste, dans The fair penitent. Au sortir de la comédie, un homme considérable l’alla demander à sa mère, l’acheta pour ainsi dire, et dès le lendemain partit avec elle pour le continent. Elle fut mise à Paris, malgré sa religion, dans une abbaye distinguée sous le seul nom de Caliste, fille de condition, mais dont on cachait le nom de famille par des raisons importantes.

Elle fut adorée des religieuses et de ses compagnes, et le ton qu’elle aurait pu contracter avec sa mère la décelait si peu, qu’on la crut fille du feu duc De Cumberland, et cousine par conséquent de notre roi ; et, quand on lui en parlait, la rougeur que lui donnait le sentiment de son véritable état fortifiait le soupçon, au lieu de le détruire. Elle fit bientôt tous les ouvrages de femme avec une adresse étonnante. Elle commença à dessiner et à peindre ; elle dansait déjà assez bien pour que sa mère eût pensé à en faire une danseuse ; elle se perfectionna dans cet art si séduisant ; elle prit aussi des leçons de chant et de clavecin. J’ai toujours trouvé qu’elle jouait et chantait comme on parle ou comme on devrait parler, et comme elle parlait elle-même : je veux dire qu’elle jouait et chantait, tantôt de génie, tantôt de souvenir, tout ce qu’on lui demandait, tout ce qu’on lui présentait, se laissant interrompre et recommençant mille fois, se livrant rarement à ses propres impressions, et prenant surtout plaisir à faire briller le talent des autres. Jamais il ne fut plus aimable musicienne, jamais talent ne para tant la personne ; mais ce degré de perfection et de facilité, ce ne fut pas à Paris qu’elle l’acquit, ce fut en Italie, où son amant passa deux ans avec elle, uniquement occupé d’elle, de son instruction et de son plaisir. Après quatre ans de voyages, il la ramena en Angleterre, et demeurant avec elle, tantôt chez lui à la campagne, tantôt à Londres chez le général D ***, son oncle, il eut encore quatre ans de vie et de bonheur ; mais le bonheur et l’amour ne fléchissent pas la mort : une inflammation de poitrine l’emporta. — Je ne lui laisse rien, dit-il à son oncle un moment avant de mourir, parce que je n’ai plus rien ; mais vous vivez, vous êtes riche, et ce qu’elle tiendra de vous lui sera plus honorable que ce qu’elle tiendrait de moi : à cet égard, je ne regrette rien, et je meurs tranquille.

L’oncle, au bout de quelques mois, lui donna, avec une rente de quatre cent pièces, cette maison à Bath, où je la voyais. Il y venait passer quelques semaines toutes les années, et, quand il avait la goutte, il la faisait venir chez lui. Elle vous ressemble, madame, ou elle vous ressemblait, je ne sais lequel des deux il faut dire. Dans ses pensées, dans ses jugements, dans ses manières, elle avait comme vous je ne sais quoi qui négligeait les petites considérations pour aller droit aux grands intérêts, à ce qui caractérise les gens et les choses. Son âme et ses discours, son ton et sa pensée étaient toujours d’accord : ce qui n’était qu’ingénieux ne l’intéressait point, la prudence seule ne la détermina jamais, et elle disait ne savoir pas bien ce que c’était que la raison ; mais elle devenait ingénieuse pour obliger, prudente pour épargner du chagrin aux autres, et elle paraissait la raison même quand il fallait amortir des impressions fâcheuses et ramener le calme dans un cœur tourmenté ou dans un esprit qui s’égarait. Vous êtes souvent gaie et quelquefois impétueuse ; elle n’était jamais ni l’un ni l’autre. Dépendante, quoique adorée, dédaignée par les uns tandis qu’elle était servie à genoux par d’autres, elle avait contracté je ne sais quelle réserve triste qui tenait tout ensemble de la fierté et de l’effroi ; et, si elle eût été moins aimante, elle eût pu paraître sauvage et farouche. Un jour, la voyant s’éloigner de gens qui l’avaient abordée avec empressement, et la considéraient avec admiration, je lui en demandai la raison. — Rapprochons-nous d’eux, me dit-elle ; ils ont demandé qui je suis, vous verrez de quel air ils me regarderont ! Nous fîmes l’essai : elle n’avait deviné que trop juste, une larme accompagna le sourire et le regard par lequel elle me le fit remarquer. — Que vous importe ? lui dis-je. — Un jour peut-être cela m’importera, me dit-elle en rougissant. Je ne l’entendis que longtemps après. Je me souviens qu’une autre fois, invitée chez une femme chez qui je devais aller, elle refusa. — Mais pourquoi ? lui dis-je, cette femme et tous ceux que vous verrez chez elle ont de l’esprit et vous admirent. — Ah ! dit-elle, ce ne sont pas les dédains marqués que je crains le plus, j’ai trop dans mon cœur et dans ceux qui me dédaignent de quoi me mettre à leur niveau ; c’est la complaisance, le soin de ne pas parler d’une comédienne, d’une fille entretenue, de milord, de son oncle. Quand je vois la bonté et le mérite souffrir pour moi, et obligés de se contraindre ou de s’étourdir, je souffre moi-même. Du vivant de milord, la reconnaissance me rendait plus sociable ; je tâchais de gagner les cœurs pour qu’on n’affligeât pas le sien. Si ses domestiques ne m’eussent pas respectée, si ses parents ou ses amis m’avaient repoussée, ou que je les eusse fuis, il se serait brouillé avec tout le monde. Les gens qui venaient chez lui s’étaient si bien accoutumés à moi, que souvent, sans y penser, ils disaient devant moi les choses les plus offensantes. Mille fois j’ai fait signe à milord en souriant de les laisser dire ; tantôt j’étais bien aise qu’on oubliât ce que j’étais, tantôt flattée qu’on me regardât comme une exception parmi celles de ma sorte, et en effet ce qu’on disait de leur effronterie, de leur manége, de leur avidité ne me regardait assurément pas. — Pourquoi ne vous a-t-il pas épousée ? lui demandai-je. — Il ne m’en a parlé qu’une seule fois, me répondit-elle ; alors il me dit : Le mariage entre nous ne serait qu’une vaine cérémonie qui n’ajouterait rien à mon respect pour vous, ni à l’inviolable attachement que je vous ai voué ; cependant, si j’avais un trône à vous donner ou seulement une fortune passable, je n’hésiterais pas ; mais je suis presque ruiné, vous êtes beaucoup plus jeune que moi ; que servirait de vous laisser une veuve titrée sans bien ? Ou je connais mal le public, ou celle qui n’a rien gagné à être ma compagne que le plaisir de rendre l’homme qui l’adorait le plus heureux des mortels, en sera plus respectée que celle à qui on laisserait un nom et un titre[1].

Vous êtes étonnée peut-être, madame, de l’exactitude de ma mémoire, ou peut-être me soupçonnerez-vous de suppléer et d’embellir. Ah ! Quand j’aurai achevé de vous faire connaître celle de qui je rapporte les paroles, vous ne le croirez pas, et vous ne serez pas surprise non plus que je me souvienne si bien des premières conversations que nous avons eues ensemble. Depuis quelque temps surtout elles me reviennent avec un détail étonnant ; je vois l’endroit où elle parlait, et je crois l’entendre encore. Je reviens, pour vous la peindre mieux, aux comparaisons que je n’ai cessé de faire depuis le premier moment où j’ai eu le bonheur de vous voir. Plus silencieuse que vous avec les indifférents, aussi aimante que vous, et n’ayant pas une Cécile, elle était plus caressante, plus attentive, plus insinuante encore avec les gens qu’elle aimait ; son esprit n’était pas aussi hardi que le vôtre, mais il était plus adroit ; son expression était moins vive, mais plus douce. Dans un pays où les arts tiennent lieu d’une nature pittoresque, qui frappe les sens et parle au cœur, elle avait la même sensibilité pour les uns que vous pour l’autre. Votre maison est simple et noble, on est chez une femme de condition peu riche ; la sienne était ornée avec goût et avec économie, elle épargnait tout ce qu’elle pouvait de son revenu pour de pauvres filles qu’elle faisait élever ; mais elle travaillait comme les fées, et chaque jour ses amis trouvaient chez elle quelque chose de nouveau à admirer, ou dont on jouissait. Tantôt c’était un meuble commode qu’elle avait fait elle-même, tantôt un vase dont elle avait donné le dessin, et qui faisait la fortune de l’ouvrier. Elle copiait des portraits pour ses amis, pour elle-même des tableaux des meilleurs maîtres. Quel talent, quel moyen de plaire cette aimable fille n’avait-elle pas !

Soigné, amusé par elle, ma santé revint, la vie ne me parut plus un fardeau si pesant, si insipide à porter ; je pleurai enfin mon frère, je pus enfin parler de lui ; j’en parlais sans cesse. Je pleurais et je la faisais pleurer. — Je vois, dit-elle un jour, pourquoi vous êtes tendre, doux, et pourtant un homme. La plupart des hommes qui n’ont eu que des camarades ordinaires et de leur sexe, ont peu de délicatesse et d’aménité, et ceux qui ont beaucoup vécu avec des femmes, plus aimables d’abord que les autres, mais moins adroits, moins hardis aux exercices des hommes, deviennent sédentaires, et avec le temps pusillanimes, exigeants, égoïstes et vaporeux comme nous. Vos courses, vos jeux, vos exercices avec votre frère vous ont rendu robuste et adroit, et avec lui votre cœur naturellement sensible est devenu délicat et tendre. Qu’il était heureux ! s’écria-t-elle un jour que, le cœur plein de mon frère, j’en avais longtemps parlé ; heureuse la femme qui remplacera ce frère chéri ! — Et qui m’aimerait comme il m’aimait, lui dis-je. — Ce n’est pas cela qu’il serait difficile de trouver, me répondit-elle en rougissant. Vous n’aimerez pas une femme autant que vous l’aimiez ; mais, si vous aviez seulement cette tendresse que vous pouvez encore avoir, si on se croyait ce que vous aimez le mieux à présent que vous n’avez plus votre frère… Je la regarde, des larmes coulaient de ses yeux. Je me mets à ses pieds, je baise ses mains. — N’aviez-vous point vu, dit-elle, que je vous aimais ? — Non, lui dis-je, et vous êtes la première femme qui me fasse entendre ces mots si doux. — Je me suis dédommagée, dit-elle en m’obligeant à m’asseoir, d’une longue contrainte et du chagrin de n’être pas devinée ; je vous ai aimé dès le premier moment que je vous ai vu ; avant vous, j’avais connu la reconnaissance et non point l’amour ; je le connais à présent qu’il est trop tard. Quelle situation que la mienne ! Moins je mérite d’être respectée, plus j’ai besoin de l’être. Je verrais une insulte dans ce qui aurait été des marques d’amour ; au moindre oubli de la plus sévère décence, effrayée, humiliée, je me rappellerais avec horreur ce que j’ai été, ce qui me rend indigne de vous à mes yeux et sans doute aux vôtres, ce que je ne veux, ce que je ne dois jamais redevenir. Ah ! Je n’ai connu le prix d’une vie et d’une réputation sans tache que depuis que je vous connais. Combien de fois j’ai pleuré en voyant une fille, la fille la plus pauvre, mais chaste, ou seulement encore innocente ! à sa place, je me serais allée donner à vous, je vous aurais consacré ma vie, je vous aurais servi à tel titre, à telle condition que vous auriez voulu ; je n’aurais été connue que de vous, vous auriez pu vous marier, j’aurais servi votre femme et vos enfants, et je me serais enorgueillie d’être si complétement votre esclave, de tout faire et de tout souffrir pour vous. Mais moi, que puis-je faire ? Que puis-je offrir ? Connue et avilie, je ne puis devenir ni votre égale ni votre servante. Vous voyez que j’ai pensé à tout ; depuis si longtemps je ne pense qu’à vous aimer, au malheur et au plaisir de vous aimer. Mille fois j’ai voulu me soustraire à tous les maux que je prévois ; mais qui peut échapper à sa destinée ? Du moins, en vous disant combien je vous aime, me suis-je donné un moment de bonheur. — Ne prévoyons point de maux, lui dis-je, pour moi je ne prévois rien ; je vous vois, vous m’aimez. Le présent est trop délicieux pour que je puisse me tourmenter de l’avenir. Et, en lui parlant, je la serrais dans mes bras. Elle s’en arracha. — Je ne parlerai donc plus de l’avenir, dit-elle : je ne saurais me résoudre à tourmenter ce que j’aime. Allez à présent, laissez-moi reprendre mes esprits ; et vous, réfléchissez à vous et à moi : peut-être serez-vous plus sage que moi, et ne voudrez-vous pas vous engager dans une liaison qui promet si peu de bonheur. Croire que vous pourrez toujours me quitter et ne pas être malheureux, ce serait vous tromper vous-même ; mais aujourd’hui vous pouvez me quitter sans être cruel. Je ne m’en consolerai point, mais vous n’aurez aucun reproche à vous faire. Votre santé est rétablie, vous pouvez quitter cet endroit. Si vous revenez demain, ce sera me dire que vous avez accepté mon cœur, et vous ne pourrez plus, sans éprouver des remords, me rendre tout-à-fait malheureuse. Pensez-y, dit-elle en me serrant la main, encore une fois vous pouvez partir, votre santé est rétablie. — Oui, dis-je, mais c’est à vous que je la dois. Et je m’en allai.

Je ne délibérai, ni ne balançai, ni ne combattis, et cependant, comme si quelque chose m’avait retenu, je ne sortis de chez moi que fort tard le lendemain. Le soir fort tard je me retrouvai à la porte de Caliste sans que je puisse dire que j’eusse pris le parti d’y retourner. Ciel ! Quelle joie je vis briller dans ses yeux ! — Vous revenez, vous revenez ! S’écria-t-elle. — Qui pourrait, lui dis-je, se dérober à tant de félicité ! Après une longue nuit, l’aurore du bonheur se remontre à peine ; pourrais-je m’y dérober et me replonger dans cette nuit lugubre ? Elle me regardait, et assise vis-à-vis de moi, levant les yeux au ciel, joignant les mains, pleurant et souriant à la fois avec une expression céleste, elle répétait : Il est revenu ! Ah ! Il est revenu ! La fin, dit-elle, ne sera pas heureuse. Je n’ose au moins l’espérer, mais elle est éloignée peut-être. Peut-être mourrai-je avant de devenir misérable. Ne me promettez rien, mais recevez le serment que je fais de vous aimer toujours. Je suis sûre de vous aimer toujours ; quand même vous ne m’aimeriez plus, je ne cesserais pas de vous aimer. Que le moment où vous aurez à vous plaindre de mon cœur soit le dernier de ma vie ! Venez avec moi, venez vous asseoir sur ce même banc où je vous parlai pour la première fois. Vingt fois déjà je m’étais approchée de vous ; je n’avais osé vous parler. Ce jour-là je fus plus hardie. Béni soit ce jour ! Bénie soit ma hardiesse ! Béni soit le banc et l’endroit où il fut posé ! J’y planterai un rosier, du chèvre-feuille et du jasmin. En effet, elle les y planta. Ils croissent, ils prospèrent, c’est tout ce qui reste d’heureux de cette liaison si douce.

Que ne puis-je, madame, vous peindre toute sa douceur, et le charme inexprimable de cette aimable fille ! Que ne puis-je vous peindre avec quelle tendresse, quelle délicatesse, quelle adresse elle opposa si longtemps l’amour à l’amour ; maîtrisant les sens par le cœur, mettant des plaisirs plus doux à la place de plaisirs plus vifs, me faisant oublier sa personne à force de me faire admirer ses grâces, son esprit et ses talents ! Quelquefois je me plaignais de sa retenue, que j’appelais dureté et indifférence, alors elle me disait que mon père me permettrait peut-être de l’épouser ; et quand je voulais partir pour demander le consentement de mon père : « Tant que vous ne l’avez pas demandé, disait-elle, nous avons le plaisir de croire qu’on vous l’accorderait. » Bercé par l’amour et l’espérance, je vivais aussi heureux qu’on peut l’être hors du calme, et quand tout notre cœur est rempli d’une passion qu’on avait longtemps regardée comme indigne d’occuper le cœur d’un homme. — O mon frère ! Mon frère ! Que diriez-vous ? m’écriais-je quelquefois ; mais je ne vous ai plus, et qui était plus digne qu’elle de vous remplacer ?

Mes jours ne s’écoulaient pourtant pas dans une oisiveté entière. Le régiment où je servais ayant été enveloppé dans la disgrâce de Saratoga, il eût fallu, si on eût voulu me renvoyer en Amérique, me faire entrer dans un autre corps ; mais mon père, d’autant plus désolé d’y avoir perdu un fils qu’il n’approuvait pas cette guerre, jura que l’autre n’y retournerait jamais, et, profitant de cette circonstance de la capitulation de Saratoga, il prétendit que, ma mauvaise santé seule m’ayant séparé de mon régiment, je devais être regardé comme appartenant encore à une armée qui ne pouvait plus servir contre les Américains ; de sorte qu’ayant en quelque façon quitté le service, quoique je n’eusse pas encore quitté l’uniforme ni rendu mon brevet, je me préparais à la carrière du parlement et des emplois, et, pour y jouer un rôle honorable, je résolus, en même temps que j’étudierais les lois et l’histoire de mon pays, d’apprendre à me bien exprimer dans ma langue. Je définissais l’éloquence le pouvoir d’entraîner quand on ne peut pas convaincre, et ce pouvoir me paraissait nécessaire avec tant de gens, et dans tant d’occasions, que je crus ne pouvoir pas me donner trop de peine pour l’acquérir. A l’exemple du fameux lord Chatham, je me mis à traduire Cicéron et surtout Démosthène, brûlant ma traduction et la recommençant mille fois. Caliste m’aidait à trouver les mots et les tournures, quoiqu’elle n’entendît ni le grec ni le latin ; mais, après lui avoir traduit littéralement mon auteur, je lui voyais saisir sa pensée souvent beaucoup mieux que moi ; et, quand je traduisais Pascal ou Bossuet, elle m’était encore d’un plus grand secours.

De peur de négliger les occupations que je m’étais prescrites, nous avions réglé l’emploi de ma journée, et quand, m’oubliant auprès d’elle, j’en avais passé une dont je ne devais pas être content, elle me faisait payer une amende au profit de ses pauvres protégées. J’étais matineux : deux heures de ma matinée étaient consacrées à me promener avec Caliste. Heures trop courtes, promenades délicieuses où tout s’embellissait et s’animait pour deux cœurs à l’unisson, pour deux cœurs à la fois tranquilles et charmés ; car la nature est un tiers que des amants peuvent aimer, et qui partage leur admiration sans les refroidir l’un pour l’autre ! Le reste de mon temps jusqu’au dîner était employé à l’étude. Je dînais chez moi, mais j’allais prendre le café chez elle. Je la trouvais habillée ; je lui montrais ce que j’avais fait, et quand j’en étais un peu content, après l’avoir corrigé avec elle, je le copiais sous sa dictée. Ensuite, je lui lisais les nouveautés qui avaient quelque réputation, ou, quand rien de nouveau n’excitait notre curiosité, je lui lisais Rousseau, Voltaire, Fénelon, Buffon, tout ce que votre langue a de meilleur et de plus agréable. J’allais ensuite à la salle publique, de peur, disait-elle, qu’on ne crût que, pour me garder mieux, elle ne m’eût enterré. Après y avoir passé une heure ou deux, il m’était permis de revenir et de ne la plus quitter. Alors, selon la saison, nous nous promenions ou nous causions, et nous faisions nonchalamment de la musique jusqu’au souper, excepté deux jours dans la semaine où nous avions un véritable concert. J’y ai entendu les plus habiles musiciens anglais et étrangers déployer tout leur art et se livrer à tout leur génie. L’attention et la sensibilité de Caliste excitaient leur émulation plus que l’or des grands. Elle n’y invitait jamais personne ; mais quelquefois des hommes de nos premières familles obtenaient la permission d’y venir. Une fois des femmes firent demander la même permission ; elle les refusa. Une autre fois des jeunes gens, entendant de la musique, s’avisèrent d’entrer. Caliste leur dit qu’ils s’étaient mépris sans doute, qu’ils pouvaient rester pourvu qu’ils observassent le plus grand silence, mais qu’elle les priait de ne pas revenir sans l’en avoir prévenue. Vous voyez, madame, qu’elle savait se faire respecter, et son amant même n’était que le plus soumis comme le plus enchanté de ses admirateurs. O femmes ! femmes ! Que vous êtes malheureuses, quand celui que vous aimez se fait de votre amour un droit de vous tyranniser, quand, au lieu de vous placer assez haut pour s’honorer de votre préférence, il met son honneur à se faire craindre et à vous voir ramper à ses pieds !

Après le concert, nous donnions un souper à nos musiciens et à nos amateurs. Il m’était permis de faire les frais de ces soupers, et c’était la seule permission de ce genre que j’eusse. Jamais il n’y en eut de plus gais. Anglais, Allemands, Italiens, tous nos virtuoses y mêlaient bizarrement leur langage, leurs prétentions, leurs préjugés, leurs habitudes, leurs saillies. Avec une autre que Caliste, ces soupers eussent été froids, ou auraient dégénéré en orgies ; avec elle, ils étaient décents, gais, charmants.

Caliste, ayant trouvé que l’heure qui suivait le souper était, quand nous étions seuls, la plus difficile à passer, à moins que le clair de lune ne nous invitât à nous promener, ou quelque livre bien piquant à en achever la lecture, imagina de faire venir un petit violoncelle, ivrogne, crasseux, mais très habile. Un signe imperceptible fait à son laquais évoquait ce petit gnome. Au moment où je le voyais sortir comme de dessous terre, je commençais par le maudire et je faisais mine de m’en aller ; mais un regard ou un sourire m’arrêtait, et souvent le chapeau sur la tête, et appuyé contre la porte, je restais immobile à écouter les choses charmantes que produisaient la voix et le clavecin de Caliste avec l’instrument de mon mauvais génie. D’autres fois je prenais en grondant ma harpe ou mon violon, et je jouais jusqu’à ce que Caliste nous renvoyât l’un et l’autre. Ainsi se passèrent des semaines, des mois, plus d’une année, et vous voyez que le seul souvenir de ce temps délicieux a fait briller encore une étincelle de gaieté dans un cœur navré de tristesse.

à la fin, je reçus une lettre de mon père : on lui avait dit que ma santé, parfaitement remise, ne demandait plus le séjour de Bath ; il me parlait de revenir chez lui et d’épouser une jeune personne, dont la fortune, la naissance et l’éducation étaient telles qu’on ne pouvait rien demander de mieux. Je répondis qu’effectivement ma santé était remise, et après avoir parlé de celle à qui j’en avais l’obligation, et que j’appelai sans détour la maîtresse de feu lord L ***, je lui dis que je ne me marierais point à moins qu’il ne me permît de l’épouser ; et le suppliant de n’écouter pas un préjugé confus qui pourrait faire rejeter ma demande, je le conjurai aussi de s’informer à Londres, à Bath, partout, du caractère et des mœurs de celle que je voulais lui donner pour fille. — Oui de ses mœurs, répétais-je, et si vous apprenez qu’avant la mort de son amant elle ait jamais manqué à la décence, ou qu’après sa mort elle ait jamais donné lieu à la moindre témérité, si vous entendez sortir d’aucune bouche autre chose qu’un éloge ou une bénédiction, je renonce à mon espérance la plus chère, au seul bien qui me fasse regarder comme un bonheur de vivre, et d’avoir conservé ou recouvré la raison. Voici la réponse que je reçus de mon père.

« Vous êtes majeur, mon fils, et vous pouvez vous marier sans mon consentement : quant à mon approbation, vous ne l’aurez jamais pour le mariage dont vous me parlez, et, si vous le contractez, je ne vous reverrai jamais. Je n’ai point désiré d’illustration, et vous savez que j’ai laissé la branche cadette de notre famille solliciter et obtenir un titre, sans faire la moindre tentative pour en procurer un à la mienne ; mais l’honneur m’est plus cher qu’à personne, et jamais de mon consentement on ne portera atteinte à mon honneur ni à celui de ma famille. Je frémis à l’idée d’une belle-fille devant qui on n’oserait parler de chasteté, aux enfants de laquelle je ne pourrais recommander la chasteté sans faire rougir leur mère. Et ne rougiriez-vous pas aussi quand je les exhorterais à préférer l’honneur à leurs passions, à ne pas se laisser vaincre et subjuguer par leurs passions ? Non, mon fils, je ne donnerai pas la place d’une femme que j’adorais à cette belle-fille. Vous pourrez lui donner son nom, et peut-être me ferez-vous mourir de chagrin en le lui donnant, car mon sang frémit à la seule idée ; mais, tant que je vivrai, elle ne s’asseyera pas à la place de votre mère. Vous savez que la naissance de mes enfants m’a coûté leur mère, vous savez que l’amitié de mes fils l’un pour l’autre m’a coûté l’un des deux ; c’est à vous à voir si vous voulez que le seul qui me reste me soit ôté par une folle passion, car je n’aurai plus de fils, si ce fils peut se donner une pareille femme. »

Caliste, me voyant revenir chez elle plus tard qu’à l’ordinaire, et avec un air triste et défait, devina tout de suite la lettre ; m’ayant forcé à la lui donner, elle la lut, et je vis chaque mot entrer dans son cœur comme un poignard. — Ne désespérons pas encore tout-à-fait, me dit-elle, permettez-moi de lui écrire demain ; à présent je ne pourrais. Et s’étant assise sur le canapé, à côté de moi, elle se pencha sur moi, et elle me caressait en pleurant avec un abandon qu’elle n’avait jamais eu. Elle savait bien que j’étais trop affligé pour en abuser. J’ai traduit de mon mieux la lettre de Caliste, et je vais la transcrire.

« Souffrez, monsieur, qu’une malheureuse femme en appelle de votre jugement à vous-même, et ose plaider sa cause devant vous. Je ne sens que trop la force de vos raisons ; mais daignez considérer, monsieur, s’il n’y en a point aussi qui soient en ma faveur, et qu’on puisse opposer aux considérations qui me réprouvent. Voyez d’abord si le dévouement le plus entier, la tendresse la plus vive, la reconnaissance la mieux sentie, ne pèsent rien dans la balance que je voudrais que vous daignassiez encore tenir et consulter dans cette occasion. Daignez vous demander si votre fils pourrait attendre d’aucune femme ces sentiments au degré où je les ai et les aurai toujours, et que votre imagination vous peigne, s’il se peut, tout ce qu’ils me feraient faire et supporter : considérez ensuite d’autres mariages, les mariages qui paraissaient les mieux assortis et les plus avantageux, et, supposé que vous voyiez dans presque tous des inconvénients et des chagrins encore plus grands et plus sensibles que ceux que vous redoutez dans celui que votre fils désire, n’en supporterez-vous pas avec plus d’indulgence la pensée de celui-ci, et n’en désirerez-vous pas moins vivement un autre ? Ah ! S’il ne fallait qu’une naissance honorable, une vie pure, une réputation intacte pour rendre votre fils heureux ; si avoir été sage était tout ; si l’aimer passionnément, uniquement, n’était rien, croyez que je serais assez généreuse, ou plutôt que je l’aimerais assez pour faire taire à jamais le seul désir, la seule ambition de mon cœur.

Vous me trouvez surtout indigne d’être la mère de vos petits-enfants. Je me soumets en gémissant à votre opinion, fondée sans doute sur celle du public. Si vous ne consultiez que votre propre jugement, si vous daigniez me voir, me connaître, votre arrêt serait peut-être moins sévère ; vous verriez avec quelle docilité je serais capable de leur répéter vos leçons, des leçons que je n’ai pas suivies, mais qu’on ne m’avait pas données ; et, supposé qu’en passant par ma bouche elles perdissent de leur force, vous verriez du moins que ma conduite constante offrirait l’exemple de l’honnêteté. Tout avilie que je vous parais, croyez, monsieur, qu’aucune femme de quelque rang, de quelque état qu’elle puisse être, n’a été plus à l’abri que moi de rien voir ou entendre de licencieux. Ah ! Monsieur, vous serait-il difficile de vous former une idée un peu avantageuse de celle qui a su s’attacher à votre fils d’un amour si tendre ? Je finis en vous jurant de ne consentir jamais à rien que vous condamniez, quand même votre fils pourrait en avoir la pensée ; mais il ne peut l’avoir, il n’oubliera pas un instant le respect qu’il vous doit. Daignez permettre, monsieur, que je partage au moins ce sentiment avec lui, et n’en rejetez pas de ma part l’humble et sincère assurance. »

En attendant la réponse de mon père, toutes nos conversations roulèrent sur les parents de Caliste, son éducation, ses voyages, son histoire en un mot. Je lui fis des questions que je ne lui avais jamais faites. J’avais écarté des souvenirs qui pouvaient lui être fâcheux ; elle m’ôta mes craintes et mes ménagements. Je voulus tout approfondir, et, comme si cela eût dû favoriser notre dessein, je me plaisais à voir combien elle gagnait à être plus parfaitement connue. Hélas ! ce n’était pas moi qu’il fallait persuader. Elle me dit que, par un effet de l’extrême délicatesse de son amant, personne, ni homme ni femme, dans aucun pays, ne pouvait affirmer qu’elle eût été sa maîtresse. Elle me dit n’avoir pas essuyé de sa part un seul refus, un seul instant d’humeur ou de mécontentement, ou même de négligence. Quelle femme que celle qu’un homme, son amant, son bienfaiteur, son maître pour ainsi dire, peut traiter pendant huit ans comme une divinité ! Je lui demandai un jour si jamais elle n’avait eu la pensée de le quitter. — Oui, dit-elle, je l’ai eue une fois, mais je fus si frappée de l’ingratitude d’un pareil dessein, que je ne voulus pas y voir de la sagesse : je me crus la dupe d’un fantôme qui s’appelait la vertu, et qui était le vice, et je le repoussai avec horreur.

Pendant trois jours que tarda la lettre de mon père, j’eus la permission de laisser là mes livres et le public. Je venais chez elle le matin ; le chagrin nous avait rendus plus familiers sans nous rendre moins sages. Le quatrième jour, Caliste reçut cette réponse. Au lieu de la transcrire ou de la traduire, madame, je vous l’envoie, vous la traduirez, si vous voulez que votre parent la lise un jour : je n’aurais pas la force de la traduire.


Madame,

« Je suis fâché d’être forcé de dire des choses désagréables à une personne de votre sexe, et j’ajouterai de votre mérite ; car, sans prendre des informations sur votre compte, ce qui serait inutile, ne pouvant être déterminé par les choses que j’apprendrais, j’ai entendu dire beaucoup de bien de vous. Encore une fois, je suis fâché d’être obligé de vous dire des choses désagréables ; mais laisser votre lettre sans réponse serait encore plus désobligeant que la réfuter. C’est donc ce dernier parti que je me vois forcé de prendre. D’abord, madame, je pourrais vous dire que je n’ai d’autre preuve de votre attachement pour mon fils que ce que vous en dites vous-même, et une liaison qui ne prouve pas toujours un bien grand attachement ; mais, en le supposant aussi grand que vous le dites, et j’avoue que je suis porté à vous en croire, pourquoi ne penserais-je pas qu’une autre femme pourrait aimer mon fils autant que vous l’aimez, et, supposé même qu’une autre femme qu’il épouserait ne l’aimât pas avec la même tendresse ni avec un si grand dévouement, est-il bien sûr que ce degré d’attachement fût un grand bien pour lui, et trouvez-vous apparent qu’il ait jamais besoin de fort grands sacrifices de la part d’une femme ? Mais je suppose que ce soit un grand bien ; est-ce tout que cet attachement ? Vous me parlez des chagrins qu’on voit dans la plupart des ménages ; mais serait-ce une bien bonne manière de raisonner que de se résoudre à souffrir des inconvénients certains, parce qu’ailleurs il y en a de vraisemblables ? De passer par-dessus des inconvénients qu’on voit distinctement pour en éviter d’autres qu’on ne peut encore prévoir, et de prendre un parti décidément mauvais, parce qu’il y en aurait peut-être de pires ? Vous me demandez s’il me serait difficile de prendre bonne opinion de celle qui aime mon fils, vous pouviez ajouter : et qui en est aimée. Non, sans doute, et j’ai si bonne opinion de vous, que je crois qu’en effet vous donneriez un bon exemple à vos enfants, et que, loin de contredire les leçons qu’on pourrait leur donner, vous leur donneriez les mêmes leçons, et peut-être avec plus de zèle et de soins qu’une autre. Mais pensez-vous que dans mille occasions je ne croirais pas que vous souffrez de ce qu’on dirait ou ne dirait pas à vos enfants et touchant vos enfants, et sur mille autres sujets ? Et ne pensez-vous pas aussi que plus vous m’intéresseriez par votre bonté, votre honnêteté et vos qualités aimables, plus je souffrirais de voir, d’imaginer que vous souffrez, et que vous n’êtes pas aussi heureuse, aussi considérée que vous mériteriez à beaucoup d’égards de l’être ? En vérité, madame, je me saurais mauvais gré à moi-même de n’avoir pas pour vous toute la considération et la tendresse imaginables, et pourtant il me serait impossible de les avoir, si ce n’est peut-être pour quelques moments, quand je ne me souviendrais pas que cette femme belle, aimable et bonne est ma belle-fille ; mais, aussitôt que je vous entendrais nommer comme j’entendais nommer ma femme et ma mère, pardonnez ma sincérité, madame, mon cœur se tournerait contre vous, et je vous haïrais peut-être d’avoir été si aimable que mon fils n’eût voulu aimer et épouser que vous ; et, si dans ce moment je croyais voir quelqu’un parler de mon fils ou de ses enfants, je supposerais qu’on dit : c’est le mari d’une telle, ce sont les enfants d’une telle. En vérité, madame, cela serait insupportable, car, à présent que cela n’a rien de réel, l’idée m’en est insupportable. Ne croyez pourtant pas que j’aie aucun mépris pour votre personne ; il serait très injuste d’en avoir, et je suis disposé à un sentiment tout contraire. Je vous ai obligation, et c’est sans rougir de vous avoir obligation, de la promesse que vous me faites à la fin de votre lettre, sans bien savoir pourquoi j’y ai une foi entière. Pour vous payer de votre honnêteté et du respect que vous avez pour le sentiment qui lie un fils à son père, je vous promets, ainsi qu’à mon fils, de ne rien tenter pour vous séparer, et de ne lui jamais reparler le premier d’aucun mariage, quand on me proposerait une princesse pour belle-fille, mais à condition qu’il ne me reparle jamais non plus que vous du mariage en question. Si je me laissais fléchir, je sens que j’en aurais le regret le plus amer, et, si je résistais à de vives sollicitations, comme je ferais sûrement, outre le déplaisir d’affliger un fils que j’aime tendrement et qui le mérite, je me préparerais peut-être des regrets pour l’avenir ; car un père tendre se reproche quelquefois contre toute raison de n’avoir pas cédé aux instances les plus déraisonnables de son enfant. Croyez, madame, que ce n’est déjà pas sans douleur que je vous afflige aujourd’hui l’un et l’autre. »

je trouvai Caliste assise à terre, la tête appuyée contre le marbre de sa cheminée. — C’est la vingtième place que j’ai depuis une heure, me dit-elle ; je m’en tiens à celle-ci parce que ma tête brûle. Elle me montra du doigt la lettre de mon père qui était ouverte sur le canapé. Je m’assis, et pendant que je lisais, s’étant un peu tournée, elle appuya sa tête contre mes genoux. Absorbé dans mes pensées, regrettant le passé, déplorant l’avenir et ne sachant comment disposer du présent, je ne la voyais et ne la sentais presque pas. à la fin je la soulevai et je la fis asseoir. Nos larmes se confondirent. — Soyons au moins l’un à l’autre autant que nous y pouvons être, lui dis-je fort bas, et comme si j’avais craint qu’elle ne m’entendît. Je pus douter qu’elle m’eût entendu ; je pus croire qu’elle consentait, elle ne me répondit point, et ses yeux étaient fermés. — Changeons, ma Caliste, lui dis-je, ce moment si triste en un moment de bonheur. — Ah ! dit-elle en rouvrant les yeux et jetant sur moi des regards de douleur et d’effroi, il faut donc redevenir ce que j’étais. — Non, lui dis-je après quelques moments de silence, il ne faut rien, j’avais cru que vous m’aimiez. — Et je ne vous aime donc pas, dit-elle en passant à son tour ses bras autour de moi, je ne vous aime donc pas ! Peignez-vous, s’il se peut, madame, ce qui se passait dans mon cœur. A la fin je me mis à ses pieds, j’embrassai ses genoux ; je lui demandai pardon de mon impétuosité. — Je sais que vous m’aimez, lui dis-je, je vous respecte, je vous adore, vous ne serez pour moi que ce que vous voudrez. — Ah ! dit-elle, il faut, je le vois bien, redevenir ce qu’il me serait affreux d’être, ou vous perdre, ce qui serait mille fois plus affreux. — Non, dis-je, vous vous trompez, vous m’offensez : vous ne me perdrez point, je vous aimerai toujours. — Vous m’aimerez peut-être, reprit-elle, mais je ne vous en perdrai pas moins. Et quel droit aurais-je de vous conserver ? Je vous perdrai, j’en suis sûre. Et ses larmes étaient près de la suffoquer ; mais, de peur que je n’appelasse du secours, de peur de n’être plus seule avec moi, elle me promit de faire tous ses efforts pour se calmer, et à la fin elle réussit. Depuis ce moment, Caliste ne fut plus la même ; inquiète quand elle ne me voyait pas, frémissant quand je la quittais, comme si elle eût craint de ne me jamais revoir ; transportée de joie en me revoyant ; craignant toujours de me déplaire, et pleurant de plaisir quand quelque chose de sa part m’avait plu, elle fut quelquefois bien plus aimable, plus attendrissante, plus ravissante qu’elle n’avait encore été ; mais elle perdit cette sérénité, cette égalité, cet à-propos dans toutes ses actions qui auparavant ne la quittait pas, et qui l’avait si fort distinguée. Elle cherchait bien à faire les mêmes choses, et c’étaient bien en effet les mêmes choses qu’elle faisait ; mais, faites tantôt avec distraction, tantôt avec passion, tantôt avec ennui, toujours beaucoup mieux ou moins bien qu’auparavant, elles ne produisaient plus le même effet sur elle ni sur les autres. Ah ciel ! Combien je la voyais tourmentée et combattue ! émue de mes moindres caresses qu’elle cherchait plutôt qu’elle ne les évitait, et toujours en garde contre son émotion, m’attirant par une sorte de politique, et, de peur que je ne lui échappasse tout-à-fait, se reprochant de m’avoir attiré, et me repoussant doucement, fâchée le moment d’après de m’avoir repoussé ; l’effroi et la tendresse, la passion et la retenue se succédaient dans ses mouvements et dans ses regards avec tant de rapidité, qu’on croyait les y voir ensemble. Et moi, tour à tour embrasé et glacé, irrité, charmé, attendri, le dépit, l’admiration, la pitié, m’émouvant tour à tour, me laissaient dans un trouble inconcevable. — Finissons, lui dis-je un jour, transporté à la fois d’amour et de colère en fermant sa porte à la clef, et l’emportant de devant son clavecin. — Vous ne me ferez pas violence, me dit-elle doucement, car vous êtes le maître. Cette voix, ce discours m’ôtèrent tout mon emportement, et je ne pus plus que l’asseoir doucement sur mes genoux, appuyer sa tête contre mon épaule, et mouiller de larmes ses belles mains en lui demandant mille fois pardon ; et elle me remercia autant de fois d’une manière qui me prouva combien elle avait réellement eu peur ; et pourtant elle m’aimait passionnément et souffrait autant que moi, et pourtant elle aurait voulu être ma maîtresse. Un jour je lui dis : vous ne pouvez vous résoudre à vous donner, et vous voudriez vous être donnée. — Cela est vrai, dit-elle. Et cet aveu ne me fit rien obtenir ni même rien entreprendre. Ne croyez pourtant pas, madame, que tous nos moments fussent cruels, et que notre situation n’eût encore des charmes ; elle en avait qu’elle tirait de sa bizarrerie même et de nos privations. Les plus petites marques d’amour conservèrent leur prix. Jamais nous ne nous rendîmes qu’avec transport le plus léger service. En demander un était le moyen d’expier une offense, de faire oublier une querelle ; nous y avions toujours recours, et ce ne fut jamais inutilement. Ses caresses, à la vérité, me faisaient plus de peur que de plaisir, mais la familiarité qu’il y avait entre nous était délicieuse pour l’un et pour l’autre. Traité quelquefois comme un frère, ou plutôt comme une sœur, cette faveur m’était précieuse et chère.

Caliste devint sujette, et cela ne vous surprendra pas, à des insomnies cruelles. Je m’opposai à ce qu’elle prît des remèdes qui eussent pu déranger entièrement sa santé, et je voulus que tour à tour sa femme de chambre et moi nous lui procurassions le sommeil en lui faisant quelque lecture. Quand nous la voyions endormie, moi, tout aussi scrupuleusement que Fanny, je me retirais le plus doucement possible, et le lendemain, pour récompense, j’avais la permission de me coucher à ses pieds, ayant pour chevet ses genoux, et de m’y endormir quand je le pouvais. Une nuit je m’endormis en lisant à côté de son lit, et Fanny, apportant comme à l’ordinaire le déjeuner de sa maîtresse à la pointe du jour (on abrégeait les nuits le plus qu’on le pouvait), s’avança doucement et ne me réveilla pas tout de suite. Le jour devenu plus grand, j’ouvre enfin les yeux, et je les vois me sourire. — Vous voyez, dis-je à Fanny, tout est bien resté comme vous l’avez laissé, la table, la lampe, le livre tombé de ma main sur mes genoux. — Oui, c’est bien, me dit-elle, et, me voyant embarrassé de sortir de la maison : allez seulement, monsieur, et, quand même les voisins vous verraient, ne vous mettez pas en peine. Ils savent que madame est malade, nous leur avons tant dit que vous viviez comme frère et sœur, qu’à présent nous aurions beau leur dire le contraire, ils ne nous croiraient pas. — Et ne se moquent-ils pas de moi ? Lui dis-je. — Oh ! Non, monsieur, ils s’étonnent, et voilà tout. Vous êtes aimés et respectés l’un et l’autre. — Ils s’étonnent, Fanny, repris-je, ils ont vraiment raison ! Et quand nous les étonnerions moins, cesseraient-ils pour cela de nous aimer ? — Ah ! Monsieur, cela deviendrait tout différent. — Je ne puis le croire, Fanny, lui dis-je, mais en tout cas, s’ils l’ignoraient… — Ces choses-là, monsieur, me dit-elle naïvement, pour être bien cachées, ne doivent pas être. — Mais. — Il n’y a point de mais, monsieur ; vous ne pourriez vous cacher si bien de James et de moi que nous ne vous devinassions. James ne dirait rien, mais il ne servirait plus madame comme il la sert, comme la première duchesse du royaume, ce qui prouve toujours qu’on respecte sa maîtresse, et moi, je ne dirais rien, mais je ne pourrais rester avec madame, car je penserais : si on le sait un jour, cela me sera reproché tout le reste de ma vie ; alors les autres domestiques, qui m’ont toujours entendue louer madame, soupçonneraient quelque chose, et les voisins, qui savent combien madame est bonne et aimable, soupçonneraient aussi, et puis il viendrait une autre femme de chambre qui n’aimerait pas madame autant que je l’aime, et bientôt on parlerait. Il y a tant de langues qui ne demandent qu’à parler ! Qu’elles louent ou blâment, c’est tout un, pourvu qu’elles parlent. Il me semble que je les entends. Vous voyez, diraient-ils. Et puis fiez-vous aux apparences. C’était une si belle réforme ! Elle donnait aux pauvres, elle allait à l’église. Ce qu’on admire à présent serait peut-être alors traité d’hypocrisie ; mais, monsieur, on vous pardonnerait encore moins qu’à madame ; car, voyant combien elle vous aime, on trouve que vous devriez l’épouser, et l’on dirait toujours : que ne l’épousait-il ? — Ah ! Fanny, Fanny, s’écria douloureusement Caliste, vous ne dites que trop bien. Qu’ai-je fait ? dit-elle en français. Pourquoi lui ai-je laissé vous prouver que je ne puis plus changer de conduite, quand même je le voudrais ! Je voulus répondre, mais elle me conjura de sortir.

Un marchand du voisinage, plus matineux que les autres, ouvrait déjà sa boutique. Je passai devant lui tout exprès pour n’avoir pas l’air de me sauver. — Comment se porte madame ? Me dit-il. — Elle ne dort toujours presque point, lui répondis-je. Nous lisons tous les soirs, Fanny et moi, pendant une heure ou deux avant de pouvoir l’endormir, et elle se réveille avec l’aurore. Cette nuit j’ai lu si longtemps que je me suis endormi moi-même. — Et avez-vous déjeuné, monsieur ? Me dit-il. — Non, lui répondis-je. Je comptais me jeter sur mon lit pour essayer d’y dormir une heure ou deux. — Ce serait presque dommage, monsieur, me dit-il. Il fait si beau temps, et vous n’avez point l’air fatigué ni assoupi. Venez plutôt déjeuner avec moi dans mon jardin. J’acceptai la proposition, me flattant que cet homme-là serait le dernier de tous les voisins à médire de Caliste, et il me parla d’elle, de tout le bien qu’elle faisait et qu’elle me laissait ignorer avec tant de plaisir et d’admiration, que je fus bien payé de ma complaisance. Ce jour-là même Caliste reçut une lettre de l’oncle de son amant, qui la priait de venir incessamment à Londres. Je résolus de passer chez mon père le temps de son absence, et nous partîmes en même temps. — Vous reverrai-je ? me dit-elle. Est-il sûr que je vous revoie ? — Oui, lui dis-je, et tout aussitôt que vous le souhaiterez, à moins que je ne sois mort. Nous nous promîmes de nous écrire au moins deux fois par semaine, et jamais promesse ne fut mieux tenue. L’un ne pensant et ne voyant rien qu’il n’eût voulu le dire ou le montrer à l’autre, nous avions de la peine à ne pas nous écrire encore plus souvent.

Mon père m’aurait peut-être mal reçu s’il n’eût été très satisfait de la manière dont j’avais employé mon temps. Il en était instruit par d’autres que par moi, et heureusement il se trouva chez lui des gens capables, selon lui, de me juger, et dont je gagnai le suffrage. On trouva que j’avais acquis des connaissances et de la facilité à m’exprimer, et on me prédit des succès qui flattèrent d’avance ce père tendre et disposé pour moi à une partialité favorable. Je fis connaissance avec la maison paternelle, que je n’avais revue qu’un moment depuis mon départ pour l’Amérique, et dans un temps où je ne faisais attention à rien. Je fis connaissance avec les amis et les voisins de mon père. Je chassai et je courus avec eux, et j’eus le bonheur de ne leur être pas désagréable. — Je vous ai vu à votre retour d’Amérique, me dit un des plus anciens amis de notre famille ; si votre père doit à une femme le plaisir de vous revoir tel que vous êtes à présent, il devrait bien par reconnaissance vous la laisser épouser. Les femmes que j’eus occasion de voir me firent un accueil flatteur. Combien il était plus aisé de réussir auprès de quelques unes de celles que mon père honorait le plus, qu’auprès de cette fille si dédaignée ! Je l’avouerai, mon âme avait un si grand besoin de repos que, dans certains moments, toute manière de m’en procurer m’eût paru bonne, et Caliste s’était montrée si peu disposée à la jalousie, que l’idée que je pourrais la chagriner ne me serait peut-être pas venue. Je ne sentais pas que toute distraction est une infidélité ; et, ne voyant rien qui lui fût comparable, il ne me vint jamais dans l’esprit que je pusse lui devenir véritablement infidèle ; mais je dirai aussi que toutes les autres manières de me distraire me paraissaient préférables à celles que m’offraient les femmes. Il me tardait quelquefois de faire de mes facultés un plus noble et plus utile usage que je n’avais fait jusqu’alors. Je ne sentais pas encore que le projet du bien public n’est qu’une noble chimère ; que la fortune, les circonstances, des événements que personne ne prévoit et n’amène, changent les nations sans les améliorer ni les empirer, et que les intentions du citoyen le plus vertueux n’ont presque jamais influé sur le bien-être de sa patrie ; je ne voyais pas que l’esclave de l’ambition est encore plus puéril et plus malheureux que l’esclave d’une femme. Mon père exigea que je me présentasse pour une place dans le parlement à la première élection, et, charmé de pouvoir une fois lui complaire, j’y consentis avec joie. Caliste m’écrivait :

« Si je suis pour quelque chose dans vos projets, comme j’ose encore m’en flatter, vous n’en pouvez pas moins entrer dans un arrangement qui vous obligerait à vivre à Londres. Un oncle de mon père, qui a voulu me voir, vient de me dire que je lui avais donné plus de plaisir en huit jours que tous ses collatéraux et leurs enfants en vingt ans, et qu’il me laisserait sa maison et son bien ; que je saurais réparer et embellir l’une et faire un bon usage de l’autre, au lieu que le reste de sa parenté ne ferait que démolir et dissiper platement, ou épargner vilainement. Je vous rapporte tout cela pour que vous ne me blâmiez pas de ne m’être point opposée à sa bonne volonté ; j’ai d’ailleurs autant de droit que personne à cet héritage, et ceux qu’il pourrait regarder ne sont pas dans le besoin. Mon parent est riche et fort vieux ; sa maison est très bien située près de Whitehall. Je vous avoue que l’idée de vous y recevoir ou de vous la prêter m’a fait grand plaisir. S’il vous venait quelque fantaisie dispendieuse, si vous aviez envie d’un très beau cheval ou de quelque tableau, je vous prie de la satisfaire, car le testament est fait, et le testateur si opiniâtre qu’il n’en reviendra sûrement pas : de sorte que je me compte pour riche dès à présent, et je voudrais bien devenir votre créancière. »

Dans une autre lettre elle me disait :

« Tandis que je m’ennuie loin de vous, que tout ce que je fais me paraît inutile et insipide, à moins que je ne puisse le rapporter à vous d’une manière ou d’une autre, je vois que vous vous reposez loin de moi. D’un côté, impatience et ennui ; de l’autre, satisfaction et repos, quelle différence ! Je ne me plains pas cependant. Si je m’affligeais, je n’oserais le dire. Supposé que je visse une femme entre vous et moi, je m’affligerais bien plus, et cependant je ne devrais et n’oserais jamais le dire. »

Dans une autre lettre encore elle disait :

« Je crois avoir vu votre père. Frappée de ses traits, qui me rappelaient les vôtres, je suis restée immobile à le considérer. C’est sûrement lui, et il m’a aussi regardée. »

En effet, mon père, comme il me l’a dit depuis, l’avait vue par hasard dans une course qu’il avait faite à Londres. Je ne sais où il la rencontra, mais il demanda qui était cette belle femme. — Quoi ! Lui dit quelqu’un, vous ne connaissez pas la Caliste de lord L*** et de votre fils ? — Sans ce premier nom, me dit-il,… et il s’arrêta. Malheureux ! Pourquoi le prononçâtes-vous ?

Je commençais à être en peine de la manière dont je pourrais retourner à Bath. Ma santé n’était plus une raison ni un prétexte, et, quoique je n’eusse rien à faire ailleurs, il devenait bizarre d’y commencer un nouveau séjour. Caliste le sentit elle-même, et, dans la lettre par laquelle elle m’annonça son départ de Londres, elle me témoigna son inquiétude là-dessus. Dans cette même lettre, elle me parlait de quelques nouvelles connaissances qu’elle avait faites chez l’oncle de milord L***, et qui toutes parlaient d’aller à Bath. — Il serait affreux, ajouta-t-elle, d’y voir tout le monde, excepté la seule personne du monde que je souhaite de voir. Heureusement (alors du moins je croyais pouvoir dire que c’était heureusement) mon père, curieux peut-être dans le fond de l’âme de connaître celle qu’il rejetait, d’entendre parler d’elle avec certitude et avec quelque détail, peut-être aussi pour continuer à vivre avec moi sans qu’il m’en coûtât aucun sacrifice, peut-être aussi pour rendre mon séjour à Bath moins étrange, car tant de motifs peuvent se réunir dans une seule intention, mon père, dis-je, annonça qu’il passerait quelques mois à Bath. J’eus peine à lui cacher mon extrême joie. Ah ! Ciel, disais-je en moi-même, si je pouvais tout réunir, mon père, mes devoirs, Caliste, son bonheur et le mien ! Mais à peine le projet de mon père fut-il connu, qu’une femme, veuve depuis dix-huit mois d’un de nos parents, lui écrivit que, désirant d’aller à Bath avec son fils, enfant de neuf à dix ans, elle le priait de prendre une maison où ils pussent demeurer ensemble. Les idées de mon père me parurent dérangées par cette proposition, sans que je pusse démêler si elle lui était agréable ou désagréable. Quoi qu’il en soit, il ne pouvait que l’accepter, et je fus envoyé à Bath pour arranger un logement pour mon père, pour cette cousine que je ne connaissais pas, pour son fils et pour moi. Caliste y était déjà revenue. Charmée de faire quelque chose avec moi, elle dirigea et partagea mes soins avec un zèle digne d’un autre objet, et, quand mon père et lady Betty B. arrivèrent, ils admirèrent dans tout ce qu’ils voyaient autour d’eux une élégance, un goût qu’ils n’avaient vu, disaient-ils, nulle part, et me témoignèrent une reconnaissance qui ne m’était pas due. Caliste, dans cette occasion, avait travaillé contre elle ; car certainement lady Betty, dès ce premier moment, me supposa des vues que sa fortune, sa figure et son âge auraient rendues fort naturelles. Elle s’était mariée très jeune, et n’avait pas dix-sept ans lors de la naissance de sir Harry B. son fils. Je ne lui reproche donc point les idées qu’elle se forma, ni la conduite qui en fut la conséquence. Ce qui m’étonne, c’est l’impression que me fit sa bonne volonté. Je n’en fus pas bien flatté, mais j’en fus moins sensible à l’attachement de Caliste. Elle m’en devint moins précieuse. Je crus que toutes les femmes aimaient, et que le hasard, plus qu’aucune autre chose, déterminait l’objet d’une passion à laquelle toutes étaient disposées d’avance. Caliste ne tarda pas à voir que j’étais changé… changé ? Non, je ne l’étais pas. Ce mot dit trop, et rien de ce que je viens d’exprimer n’était distinctement dans ma pensée ni dans mon cœur. Pourquoi, êtres mobiles et inconséquents que nous sommes, essayons-nous de rendre compte de nous-mêmes ? Je ne m’aperçus point alors que j’eusse changé, et aujourd’hui, pour expliquer mes distractions, ma sécurité, ma molle et faible conduite, j’assigne une cause à un changement que je ne sentais pas.

Le fils de lady Betty, ce petit garçon d’environ dix ans, était un enfant charmant, et il ressemblait à mon frère. Il me le rappelait si vivement quelquefois, et les jeux de notre enfance, que mes yeux se remplissaient de larmes en le regardant. Il devint mon élève, mon camarade, je ne me promenais plus sans lui, et je le menais presque tous les jours chez Caliste.

Un jour que j’y étais allé seul, je trouvai chez elle un gentilhomme campagnard de très bonne mine qui la regardait dessiner. Je cachai ma surprise et mon déplaisir. Je voulus rester après lui, mais cela fut impossible : il lui demanda à souper. à onze heures, je prétendis que rien ne l’incommodait tant que de se coucher tard, et j’obligeai mon rival, oui, c’était mon rival, à se retirer aussi bien que moi. Pour la première fois les heures m’avaient paru bien longues chez Caliste. Le nom de cet homme ne m’était pas inconnu : c’était un nom que personne de ceux qui l’avaient porté n’avait rendu brillant ; mais sa famille était ancienne et considérée depuis longtemps dans une province du nord de l’Angleterre. Connaissant l’oncle de lord L***, et ayant vu Caliste avec lui à l’opéra, il avait souhaité de lui être présenté, et avait demandé la permission de lui rendre visite. Il fut chez elle deux ou trois fois, et crut voir en réalité les muses et les grâces qu’il n’avait vues que dans ses livres classiques. Après sa troisième visite, il vint demander au général des informations sur Caliste, sa fortune et sa famille. On lui répondit avec toute la vérité possible. — Vous êtes un honnête homme, monsieur, dit alors l’admirateur de Caliste ; me conseillez-vous de l’épouser ? — Sans doute, lui fut-il répondu, si vous pouvez l’obtenir. Je donnerais le même conseil à mon fils, au fils de mon meilleur ami. Il y a un imbécile qui l’aime depuis longtemps, et qui n’ose l’épouser, parce que son père, qui n’ose la voir de peur de se laisser gagner, ne veut pas y consentir. Ils s’en repentiront toute leur vie ; mais dépêchez-vous, car ils pourraient changer.

Voilà l’homme que j’avais trouvé chez Caliste. Le lendemain je fus chez elle de très bonne heure, et je lui exprimai mon déplaisir et mon impatience de la veille. — Quoi ! dit-elle, cela vous fait quelque peine ? Autrefois je voyais bien que vous ne pouviez souffrir de trouver qui que ce soit avec moi, pas même un artisan ni une femme ; mais depuis quelque temps vous ne cessez de mener avec vous le petit chevalier, j’ai cru que c’était exprès pour que nous ne fussions pas seuls ensemble. — Mais, dis-je, c’est un enfant. — Il voit et entend comme un autre, dit-elle. — Et si je ne l’amène plus, repris-je, cesserez-vous de recevoir l’homme qui m’importuna hier ? — Vous pouvez l’amener toujours, dit-elle, mais moi je ne puis renvoyer l’autre, tant que personne n’aura sur moi des droits plus grands que n’en a mon bienfaiteur, qui m’a fait faire connaissance avec lui, et m’a priée de le bien recevoir. — Il est amoureux de vous, lui dis-je après m’être promené quelque temps à grands pas dans la chambre, il n’a point de père, il pourra… je ne pus achever. Caliste ne me répondit rien ; on annonça l’homme qui me tourmentait, et je sortis. Peu après je revins. Je résolus de m’accoutumer à lui plutôt que de me laisser bannir de chez moi, car c’était chez moi. J’y venais encore plus souvent qu’à l’ordinaire, et j’y restais moins longtemps. Quelquefois elle était seule, et c’était une bonne fortune dont tout mon être était réjoui. Je n’amenais plus le petit garçon, qui au bout de quelques jours s’en plaignit amèrement. Un jour, en présence de lady Betty, il adressa ses plaintes à mon père, et le supplia de le mener chez Mistriss Calista, puisque je ne l’y menais plus. Ce nom, la manière de le dire firent sourire mon père avec un mélange de bienveillance et d’embarras. — Je n’y vais pas moi-même, dit-il à sir Harry. — Est-ce que votre fils ne veut pas vous y mener ? reprit l’enfant. Ah ! Si vous y aviez été quelquefois, vous y retourneriez tous les jours comme lui. Voyant mon père ému et attendri, je fus sur le point de me jeter à ses pieds ; mais la présence de lady Betty ou ma mauvaise étoile, ou plutôt ma maudite faiblesse, me retint ! Oh ! Caliste, combien vous auriez été plus courageuse que moi ! Vous auriez profité de cette occasion précieuse ; vous auriez tenté et réussi, et nous aurions passé ensemble une vie que nous n’avons pu apprendre à passer l’un sans l’autre. Pendant qu’incertain, irrésolu, je laissais échapper ce moment unique, on vint de la part de Caliste, à qui j’avais dit les plaintes de sir Harry, demander à milady que son fils pût dîner chez elle. Le petit garçon n’attendit pas la réponse, il courut se jeter au cou de James et le pria de l’emmener. Le soir, le lendemain, les jours suivants, il parla tant de ma maîtresse, qu’il impatienta lady Betty et commença tout de bon à intéresser mon père. Qui sait ce que n’aurait pas pu produire cette espèce d’intercession ? Mais mon père fut obligé d’aller passer quelques jours chez lui pour des affaires pressantes, et ce mouvement de bonne volonté une fois interrompu ne put plus être redonné.

Sir Harry s’établit si bien chez Caliste, que je ne la trouvais plus seule avec son nouvel amant. Il fut, je pense, aussi importuné de l’enfant que je pouvais l’être de lui. Caliste, dans cette occasion, déploya un art et des ressources de génie, d’esprit et de bonté que j’étais bien éloigné de lui connaître. L’habitant de Norfolk, ne pouvant l’entretenir, voulait au moins qu’elle le charmât, comme à Londres, par sa voix et son clavecin, et demandait des ariettes françaises, italiennes, des morceaux d’opéra ; mais Caliste, trouvant que tout cela serait vieux pour moi et ennuyeux pour le petit garçon, et que je me soucierais peu d’ailleurs d’aider à l’effet en l’accompagnant comme à mon ordinaire, se mit à imaginer des romances dont elle faisait la musique, dont elle m’aidait à faire les paroles, qu’elle faisait chanter par l’enfant et juger par mon rival. Elle chanta, joua, et parodia la charmante romance Have you seen my Hanna, de manière à m’arracher vingt fois des larmes. Elle voulut aussi que nous apprissions à dessiner à sir Harry, et, pour pouvoir se refuser sans rudesse à cette musique perpétuelle, elle se procura quelques uns de ces tableaux de Rubens et de Snyders, où des enfants se jouent avec des guirlandes de fleurs, et les copiant à l’aide d’un pauvre peintre fort habile que le hasard lui avait amené, et dont elle avait démêlé le talent, elle en entoura sa chambre, laissant entre eux de l’espace pour des consoles sur lesquelles devaient être placées des lampes d’une forme antique et des vases de porcelaine. Ce travail nous occupait tous, et, si l’enfant seul était content, tout le monde était amusé. Surpris moi-même de l’effet quand l’appartement fut arrangé, et trouvant qu’elle n’avait jamais eu autant d’activité ni d’invention, j’eus la cruauté de lui demander si c’était pour rendre à M. M*** sa maison plus agréable. — Ingrat ! dit-elle. — Oui, m’écriai-je, vous avez raison, je suis un ingrat ; mais aussi qui pourrait voir sans humeur des talents, dont on ne jouit plus seul, se déployer tous les jours d’une façon plus brillante ? — C’est bien, dit-elle, de leur part le chant du cygne. On entendit heurter à la porte. — Préparez-vous à voir, dit le petit Harry, comme s’il avait entendu finesse, notre éternel M de Norfolk. C’était lui en effet.

Nous menâmes encore quelques jours la même vie, mais ce n’était pas l’intention de mon rival de partager toujours Caliste avec un enfant et moi. Il vint lui dire un matin que, d’après ce qu’il avait appris d’elle par le général D*** et le public, mais surtout d’après ce qu’il en voyait lui-même, il était résolu à suivre le penchant de son cœur et à lui offrir sa main et sa fortune. — Je vais, dit-il, prendre une connaissance exacte de mes affaires, afin de pouvoir vous en rendre compte. Je veux que votre ami, votre protecteur, à qui je dois le bonheur de vous connaître, examine et juge avec vous si mes offres sont dignes d’être acceptées ; mais, quand vous aurez tout examiné, vous êtes trop généreuse pour me faire attendre une réponse décisive, et si je vous trouvais ensemble il ne faudrait que quelques moments pour décider de mon sort. — Je voudrais être moi-même plus digne de vos offres, lui dit Caliste, aussi troublée que si elle ne s’était pas attendue à sa déclaration ; allez, monsieur, je sens tout l’honneur que vous me faites. J’examinerai avec moi-même si je dois l’accepter, et, après votre retour, je serai bientôt décidée. Sir Harry et moi la trouvâmes une heure après si pâle, si changée, qu’elle nous effraya. Est-il croyable que je ne me sois pas décidé alors ? Je n’avais certainement qu’un mot à dire. Je passai trois jours presque du matin au soir chez Caliste à la regarder, à rêver, à hésiter, et je ne lui dis rien. La veille du jour où son amant devait revenir, j’allais chez elle l’après-dîner, je venais seul. Je savais que sa femme de chambre était allée chez des parents à quelques milles de Bath, et ne devait revenir que le lendemain matin. Caliste tenait une cassette remplie de petits bijoux, de pierres gravées, de miniatures qu’elle avait apportées d’Italie, ou que milord lui avait données. Elle me les fit regarder et observa lesquelles me plaisaient le plus. Elle me mit au doigt une bague que milord avait toujours portée, et me pria de la garder. Elle ne me disait presque rien. Elle m’étonna et me parut différente d’elle-même. Elle était caressante, et paraissait triste et résignée. — Vous n’avez rien promis à cet homme ? lui dis-je. — Rien, dit-elle, et voilà les seuls mots que j’aie pu me rappeler d’une soirée que je me suis rappelée mille et mille fois. Mais je n’oublierai de ma vie la manière dont nous nous séparâmes. Je regardai ma montre. — Quoi ! dis-je, il est déjà neuf heures ? Et je voulus m’en aller. — Restez, me dit-elle. — Il ne m’est pas possible, lui dis-je ; mon père et lady Betty m’attendent. — Vous souperez tant de fois encore avec eux ! dit-elle. — Mais, dis-je, vous ne soupez plus ? — Je souperai. — On m’a promis des glaces. — Je vous en donnerai (il faisait excessivement chaud). Elle n’était presque pas habillée. Elle se mit devant la porte vers laquelle je m’avançais ; je l’embrassai en l’ôtant un peu de devant la porte. — Et vous ne laisserez donc pas de passer, dit-elle. — Vous êtes cruelle, lui dis-je, de m’émouvoir de la sorte ! — Moi, je suis cruelle ! J’ouvris la porte, je sortis, elle me regarda sortir, et je lui entendis dire en la refermant : C’est fait. Ces mots me poursuivirent. Après les avoir mille fois entendus, je revins au bout d’une demi-heure en demander l’explication. Je trouvai sa porte fermée à clef. Elle me cria d’un cabinet, qui était par-delà sa chambre, qu’elle s’était mise dans le bain, et qu’elle ne pouvait m’ouvrir n’ayant personne avec elle. — Mais, dis-je, s’il vous arrivait quelque chose ! — Il ne m’arrivera rien, me dit-elle. — Est-il bien sûr, lui dis-je, que vous n’ayez aucun dessein sinistre ? — Très sûr, me répondit-elle ; y a-t-il quelque autre monde où je vous retrouvasse ? Mais je m’enroue, et je ne puis plus parler. Je m’en retournai chez moi un peu plus tranquille, mais c’est fait ne put me sortir de l’esprit et n’en sortira jamais, quoique j’aie revu Caliste. Le lendemain matin, je retournai chez elle. Fanny me dit qu’elle ne pouvait me voir ; et, me suivant dans la rue : qu’est-il donc arrivé à ma maîtresse ? Me dit-elle. Quel chagrin lui avez-vous fait ? — Aucun, lui dis-je, qui me soit connu. — Je l’ai trouvée, reprit-elle, dans un état incroyable. Elle ne s’est pas couchée cette nuit… mais je n’ose m’arrêter plus longtemps. Si c’est votre faute, vous n’aurez point de repos le reste de votre vie. Elle rentra, je me retirai très inquiet ; une heure après, je revins : Caliste était partie. On me donna la cassette de la veille et une lettre que voici :

« Quand j’ai voulu vous retenir hier, je n’ai pu y réussir. Aujourd’hui je vous renvoie, et vous obéissez au premier mot. Je pars pour vous épargner des cruautés qui empoisonneraient le reste de votre vie si vous veniez un jour à les sentir. Je m’épargne à moi le tourment de contempler en détail un malheur et des pertes d’autant plus vivement senties, que je ne suis en droit de les reprocher à personne. Gardez pour l’amour de moi ces bagatelles que vous admirâtes hier ; vous le pouvez avec d’autant moins de scrupule, que je suis résolue à me réserver la propriété la plus entière de tout ce que je tiens de milord ou de son oncle. »

Comment vous rendre compte, madame, du stupide abattement où je restai plongé, et de toutes les puériles, ridicules, mais peu distinctes considérations auxquelles se borna ma pensée, comme si je fusse devenu incapable d’aucune vue saine, d’aucun raisonnement ? Ma léthargie fut-elle un retour du dérangement qu’avait causé dans mon cerveau la mort de mon frère ? Je voudrais que vous le crussiez ; autrement comment aurez-vous la patience de continuer cette lecture ? Je voudrais parvenir surtout à le croire moi-même, ou que le souvenir de cette journée pût s’anéantir. Il n’y avait pas une demi-heure qu’elle était partie ; pourquoi ne la pas suivre ? Qu’est-ce qui me retint ? S’il est des intelligences témoins de nos pensées, qu’elles me disent ce qui me retint. Je m’assis à l’endroit où Caliste avait écrit, je pris sa plume, je la baisai, je pleurai ; je crois que je voulais écrire ; mais, bientôt importuné du mouvement qu’on se donnait autour de moi pour mettre en ordre les meubles et les hardes de ma maîtresse, je sors de sa maison, je vais errer dans la campagne, je reviens ensuite me renfermer chez moi. à une heure après minuit, je me couche tout habillé ; je m’endors ; mon frère, Caliste, mille fantômes lugubres viennent m’assaillir ; je me réveille en sursaut tout couvert de sueur ; un peu remis, je pense que j’irai dire à Caliste ce que j’ai souffert la veille, et la frayeur que m’ont causée mes rêves. à Caliste ? Elle est partie ; c’est son départ qui me met dans cet état affreux : Caliste n’est plus à ma portée, elle n’est plus à moi, elle est à un autre. Non, elle n’est pas encore à un autre, et en même temps j’appelle, je cours, je demande des chevaux ; pendant qu’on les mettait à ma voiture, j’allai éveiller ses gens et leur demander s’ils n’avaient rien appris de M. M***. Ils me dirent qu’il était arrivé à huit heures du soir, et qu’il avait pris à dix le chemin de Londres. à l’instant, ma tête s’embarrassa, je voulus m’ôter la vie, je méconnus les gens et les objets, je me persuadai que Caliste était morte ; une forte saignée suffit à peine pour me faire revenir à moi, et je me retrouvai dans les bras de mon père, qui joignit aux plus tendres soins pour ma santé celui de cacher le plus qu’il fut possible l’état où j’avais été. Funeste précaution ! Si on l’avait su, il aurait effrayé peut-être, et personne n’eût voulu s’associer à mon sort.

Le lendemain on m’apporta une lettre. Mon père, qui ne me quittait pas, me pria de la lui laisser ouvrir. — Que je voie une fois, me dit-il, quoiqu’il soit trop tard, ce qu’était cette femme. — Lisez, lui dis-je, vous ne verrez certainement rien qui ne lui fasse honneur.

« Il est bien sûr à présent que vous ne m’avez pas suivie. Il n’y a que trois heures que j’espérais encore. à présent je me trouve heureuse de penser qu’il n’est plus possible que vous arriviez, car il ne pourrait en résulter que les choses les plus funestes ; mais je pourrais recevoir une lettre. Il y a des instants où je m’en flatte encore. L’habitude était si grande, et il est pourtant impossible que vous me haïssiez, ou que je sois pour vous comme une autre. J’ai encore une heure de liberté. Quoique tout soit prêt, je puis encore me dédire ; mais, si je n’apprends rien de vous, je ne me dédirai pas. Vous ne vouliez plus de moi, votre situation auprès de moi était trop uniforme ; il y a longtemps que vous en êtes fatigué. J’ai fait une dernière tentative. J’avais presque cru que vous me retiendriez ou que vous me suivriez. Je ne me ferai pas honneur des autres motifs qui ont pu entrer dans ma résolution, ils sont trop confus. C’est pourtant mon intention de chercher mon repos et le bonheur d’autrui dans mon nouvel état, et de me conduire de façon que vous ne rougissiez pas de moi. Adieu, l’heure s’écoule, et dans un instant on viendra me dire qu’elle est passée ; adieu, vous pour qui je n’ai point de nom, adieu pour la dernière fois. » La lettre était tachée de larmes, celles de mon père tombèrent sur les traces de celles de Caliste, les miennes… je sais la lettre par cœur, mais je ne puis plus la lire. Deux jours après, lady Betty, tenant la gazette, lut à l’article des mariages : Charles M*** of Norfolk, with Maria Sophia*** Oui, elle lut ces mots ; il fallut les entendre. Ciel ! Avec Maria Sophia !… Je ne puis pas accuser lady Betty d’insensibilité dans cette occasion. J’ai lieu de croire qu’elle regardait Caliste comme une fille honnête pour son état, avec qui j’avais vécu, qui m’aimait encore, quoique je ne l’aimasse plus, qui, voyant que je m’étais détaché d’elle, et que je ne l’épouserais jamais, prenait avec chagrin le parti de se marier, pour faire une fin honorable. Certainement lady Betty n’attribuait ma tristesse qu’à la pitié ; car, loin de m’en savoir mauvais gré, elle en eut meilleure opinion de mon cœur. Toute cette manière de juger était fort naturelle et ne différait de la vérité que par des nuances qu’elle ne pouvait deviner.

Huit jours se passèrent, pendant lesquels il me semblait que je ne vivais pas. Inquiet, égaré, courant toujours comme si j’avais cherché quelque chose, ne trouvant rien, ne cherchant même rien, ne voulant que me fuir moi-même, et fuir successivement tous les objets qui frappaient mes regards ! Ah ! Madame, quel état ! Et faut-il que j’éprouve qu’il en est un plus cruel encore ! Un matin, pendant le déjeuner, sir Harry, s’approchant de moi, me dit : je vous vois si triste, j’ai toujours peur que vous ne vous en alliez aussi. Il m’est venu une idée. On parle quelquefois à maman de se remarier, j’aimerais mieux que ce fût vous que tout autre qui devinssiez mon père ; alors vous resteriez auprès de moi, ou bien vous me prendriez avec vous, si vous vous en alliez. Lady Betty sourit. Elle eut l’air de penser que son fils ne faisait que me mettre sur les voies de faire une proposition à laquelle j’avais pensé depuis longtemps. Je ne répondis rien : elle crut que c’était par embarras, par timidité. Mais mon silence devenait trop long. Mon père prit la parole : vous avez là une très bonne idée, mon ami Harry, dit-il, et je me flatte qu’une fois ou l’autre tout le monde en jugera ainsi. — Une fois ou l’autre ! dit lady Betty. Vous me croyez plus prude que je ne suis. Il ne me faudrait pas tant de temps pour adopter une idée qui vous serait agréable, ainsi qu’à votre fils et au mien. Mon père me prit par la main, et me fit sortir. — Ne me punissez pas, me dit-il, de n’avoir pas su faire céder des considérations qui me paraissaient victorieuses à celles que je trouvais faibles. Je puis avoir été aveugle, mais je n’ai pas cru être dur. Je n’ai rien dans le monde de si cher que vous. Méritez jusqu’au bout ma tendresse : je voudrais n’avoir point exigé ce sacrifice ; mais, puisqu’il est fait, rendez-le méritoire pour vous et utile à votre père ; montrez-vous un fils tendre et généreux en acceptant un mariage qui paraîtrait avantageux à tout autre que vous, et donnez-moi des petits-fils qui intéressent et amusent ma vieillesse, et me dédommagent de votre mère, de votre frère et de vous, car vous n’avez jamais été et ne serez peut-être jamais à vous, à moi, ni à la raison.

Je rentrai dans la chambre. — Pardonnez mon peu d’éloquence, dis-je à milady, et croyez que je sens mieux que je ne m’exprime. Si vous voulez me promettre le plus grand secret sur cette affaire, et permettre que j’aille faire un tour à Paris et en Hollande, je partirai dès demain, et reviendrai dans quatre mois vous prier de réaliser des intentions qui me sont si honorables et si avantageuses. — Dans quatre mois ! Dit milady ; et il faudrait m’engager au plus profond secret ? Pourquoi ce secret, je vous prie ? Serait-ce pour ménager la sensibilité de cette femme ? — N’importe mes motifs, lui dis-je ; mais je ne m’engage qu’à cette condition. — Ne soyez pas fâché, dit sir Harry, maman ne connaît pas Mistriss Calista. — Je t’épouserai, toi, mon cher Harry, si j’épouse ta mère, lui dis-je en l’embrassant. C’est bien aussi toi que j’épouse, et je te jure tendresse et fidélité. — Madame est trop raisonnable, dit avec gravité mon père, pour ne pas consentir au secret que vous voulez qu’on garde ; mais pourquoi ne pas vous marier secrètement avant que de partir ? J’aurai du plaisir à vous savoir marié ; vous partirez aussitôt qu’il vous plaira après la célébration. De cette manière on ne soupçonnera rien, et, si l’on parlait de quelque chose, votre départ détruirait ce bruit. Je comprends bien comment vous avez envie de faire un voyage de garçon, c’est-à-dire, sans femme. Il fut question de vous envoyer voyager avec votre frère au sortir de l’université, mais la guerre y mit obstacle. Lady Betty fut si bien apaisée par le discours de mon père, qu’elle consentit à tout ce qu’il voulait, et trouva plaisant que nous fussions mariés avant un certain bal qui devait se donner peu de jours après. L’erreur où nous verrions tout le monde, disait-elle, nous amuserait, elle et moi. Avec quelle rapidité je me vis entraîné ! Je connaissais lady Betty depuis environ cinq mois. Notre mariage fut proposé, traité et conclu en une heure. Sir Harry était si aise, que j’eus peine à me persuader qu’il pût être discret. Il me dit que quatre mois étaient trop longs pour pouvoir se taire, mais qu’il se tairait jusqu’à mon départ si je promettais de le prendre avec moi.

Je fus donc marié, et il n’en transpira rien, quoique des vents contraires et un temps très orageux retardassent mon départ de quelques jours qu’il était plus naturel de passer à Bath qu’à Warwick. Le vent ayant changé, je partis, laissant lady Betty grosse. Je parcourus en quatre mois les principales villes de la Hollande, de la Flandre et du Brabant ; et en France, outre Paris, je vis la Normandie et la Bretagne. Je ne voyageai pas vite à cause de mon petit compagnon de voyage ; mais je restai peu partout où je fus, et je ne regrettai nulle part de ne pouvoir y rester plus longtemps. J’étais si mal disposé pour la société, tout ce que j’apercevais de femmes me faisait si peu espérer que je pourrais être distrait de mes pertes, que partout je ne cherchai que les édifices, les spectacles, les tableaux, les artistes. Quand je voyais ou entendais quelque chose d’agréable, je cherchais autour de moi celle avec qui j’avais si longtemps vu et entendu, celle avec qui j’aurais voulu tout voir et tout entendre, qui m’aurait aidé à juger, et m’aurait fait doublement sentir. Mille fois je pris la plume pour lui écrire, mais je n’osai écrire ; et comment lui aurais-je fait parvenir une lettre telle que j’eusse eu quelque plaisir à l’écrire, et elle à la recevoir ?

Sans le petit Harry, je me serais trouvé seul dans les villes les plus peuplées ; avec lui je n’étais pas tout-à-fait isolé dans les endroits les plus écartés. Il m’aimait, il ne me fut jamais incommode, et j’avais mille moyens de le faire parler de Mistriss Calista, sans en parler moi-même. Nous retournâmes en Angleterre, d’abord à Bath, de là chez mon père, et enfin à Londres, où mon mariage devint public, lorsque lady Betty jugea qu’il était temps de se faire présenter à la cour. On avait parlé de moi et de mon frère comme d’un phénomène d’amitié ; on avait parlé de moi comme d’un jeune homme rendu intéressant par la passion d’une femme aimable ; les amis de mon père avaient prétendu que je me distinguerais par mes connaissances et mes talents. Les gens à talents avaient vanté mon goût et ma sensibilité pour les arts qu’ils professaient. à Londres, dans le monde on ne vit plus rien qu’un homme triste et silencieux. On s’étonna de la passion de Caliste et du choix de lady Betty ; et, supposé que les premiers jugements portés sur moi n’eussent pas été tout-à-fait faux, je conviens que les derniers étaient du moins parfaitement naturels, et j’y étais peu sensible ; mais lady Betty, s’apercevant du jugement du public, l’adopta insensiblement, et, ne se trouvant pas autant aimée qu’elle croyait le mériter, après s’être plainte quelque temps avec beaucoup de vivacité, chercha sa consolation dans une espèce de dédain qu’elle nourrissait et dont elle s’applaudissait. Je ne trouvais aucune de ses impressions assez injuste pour pouvoir m’en offenser ou la combattre. Je n’aurais su d’ailleurs comment m’y prendre, et j’avoue que je n’y prenais pas un intérêt assez vif pour devenir là-dessus bien clairvoyant ni bien ingénieux, encore moins pour en avoir de l’humeur ; de sorte qu’elle fit tout ce qu’elle voulut, et elle voulut plaire et briller dans le monde, ce que sa jolie figure, sa gentillesse, et cet esprit de repartie qui réussit toujours aux femmes, lui rendaient fort aisé. D’une coquetterie générale, elle en vint à une plus particulière, car je ne puis pas appeler autrement ce qui la détermina pour l’homme du royaume avec lequel une femme pouvait être le plus flattée d’être vue, mais le moins fait, du moins à ce qu’il me sembla, pour prendre ou inspirer une passion. Je parus ne rien voir et ne m’opposai à rien, et, après la naissance de sa fille, lady Betty se livra sans réserve à tous les amusements que la mode ou son goût lui rendirent agréables. Pour le petit chevalier, il fut content de moi, car je m’occupais de lui presque uniquement : aussi me resta-t-il fidèle, et le seul véritable chagrin que m’ait fait sa mère, c’est d’avoir voulu obstinément qu’il fût mis en pension à Westminster lorsque, après ses couches, nous allâmes à la campagne.

Ce fut vers ce temps-là que mon père, m’ayant mené promener un jour à quelque distance du château, me parla à cœur ouvert du train de vie que prenait milady, et me demanda si je ne pensais pas à m’y opposer avant qu’il ne devînt tout-à-fait scandaleux. Je lui répondis qu’il ne m’était pas possible d’ajouter à mes autres chagrins celui de tourmenter une personne qui s’était donnée à moi avec plus d’avantages apparents pour moi que pour elle, et qui, dans le fond, avait à se plaindre. — Il n’y a personne, lui dis-je, au cœur, à l’amour-propre et à l’activité de qui il ne faille quelque aliment. Les femmes du peuple ont leurs soins domestiques, et leurs enfants, dont elles sont obligées de s’occuper beaucoup ; les femmes du monde, quand elles n’ont pas un mari dont elles soient le tout, et qui soit tout pour elles, ont recours au jeu, à la galanterie ou à la haute dévotion. Milady n’aime pas le jeu, elle est d’ailleurs trop jeune encore pour jouer, elle est jolie et agréable ; ce qui arrive est trop naturel pour devoir s’en plaindre, et ne me touche pas assez pour que je veuille m’en plaindre. Je ne veux me donner ni l’humeur ni le ridicule d’un mari jaloux ; si elle était sensible, sérieuse, capable, en un mot, de m’écouter et de me croire, s’il y avait entre nous de véritables rapports de caractère, je me ferais peut-être son ami, et je l’exhorterais à éviter l’éclat et l’indécence pour s’épargner des chagrins et ne pas aliéner le public ; mais, comme elle ne m’écouterait pas, il vaut mieux que je conserve plus de dignité et que je laisse ignorer que mon indulgence est réfléchie. Elle en fera quelques écarts de moins si elle se flatte de me tromper. Je sais tout ce qu’on pourrait me dire sur le tort qu’on a de tolérer le désordre ; mais je ne l’empêcherais pas, à moins de ne pas perdre ma femme de vue. Or, quel casuiste assez sévère pour oser me prescrire une pareille tâche ? Si elle m’était prescrite, je refuserais de m’y soumettre, je me laisserais condamner par toutes les autorités, et j’inviterais l’homme qui pourrait dire qu’il ne tolère aucun abus, soit dans la chose publique, s’il y a quelque direction, soit dans sa maison, s’il en a une, ou dans la conduite de ses enfants, s’il en a, soit enfin dans la sienne propre, j’inviterais, dis-je, cet homme-là à me jeter la première pierre.

Mon père, me voyant si déterminé, ne me répliqua rien. Il entra dans mes intentions et vécut toujours bien avec lady Betty ; et, dans le peu de temps que nous fûmes encore ensemble, il n’y eut point de jour qu’il ne me donnât quelque preuve de son extrême tendresse pour moi. Je me souviens que dans ce temps-là un évêque, parent de lady Betty, dînant chez mon père avec beaucoup de monde, se mit à dire de ces lieux communs, moitié plaisants, moitié moraux, sur le mariage, l’autorité maritale, etc., etc., qu’on pourrait appeler plaisanteries ecclésiastiques, qui sont de tous les temps, et qui, dans cette occasion, pouvaient avoir un but particulier. Après avoir laissé épuiser à neuf ce vieux sujet, je dis que c’était à la loi et à la religion, ou à leurs ministres, à contenir les femmes, et que, si on en chargeait les maris, il faudrait au moins une dispense pour les gens occupés qui alors auraient trop à faire, et pour les gens doux et indolents qui seraient trop malheureux. —si on n’avait cette bonté pour nous’, dis-je avec une sorte d’emphase, le mariage ne conviendrait plus qu’aux tracassiers et aux imbéciles, à Argus et à ceux qui n’auraient point d’yeux. Lady Betty rougit. Je crus voir dans sa surprise que depuis longtemps elle ne me croyait pas assez d’esprit pour parler de la sorte. Il ne m’aurait peut-être fallu, pour rentrer en faveur auprès d’elle dans ce moment, que les préférences de quelque jolie femme. Un malentendu, qu’il ne vaut pas la peine de rappeler, me le fit présumer. Il faut que dans le fond, quoiqu’il n’y paraisse pas toujours, les femmes aient une grande confiance au jugement et au goût les unes des autres. Un homme est une marchandise qui, en circulant entre leurs mains, hausse quelque temps de prix, jusqu’à ce qu’elle tombe tout-à-coup dans un décri total, qui n’est d’ordinaire que trop juste.

Vers la fin de septembre, je retournai à Londres pour voir sir Harry. J’espérais aussi qu’y étant seul de notre famille dans une saison où la ville est déserte, je pourrais aller partout sans qu’on y prît garde, et trouver enfin dans quelque café, dans quelque taverne, quelqu’un qui me donnerait des nouvelles de Caliste. Il y avait un an et quelques jours que nous nous étions séparés. Si aucune de ces tentatives ne m’avait réussi, je serais allé chez le général D***, ou chez le vieux oncle qui voulait lui laisser son bien. Je ne pouvais plus vivre sans savoir ce qu’elle faisait, et le vide qu’elle m’avait laissé se faisait sentir tous les jours d’une manière plus cruelle. On a tort de penser que c’est dans les premiers temps qu’une véritable perte est la plus douloureuse. Il semble alors qu’on ne soit pas encore tout-à-fait sûr de son malheur. On ne sait pas tout-à-fait qu’il est sans remède, et le commencement de la plus cruelle séparation n’est que comme une absence. Mais quand les jours, en se succédant, ne ramènent jamais la personne dont on a besoin, il semble que notre malheur nous soit confirmé sans cesse, et à tout moment l’on se dit : c’est donc pour jamais !

Le lendemain de mon arrivée à Londres, après avoir passé le jour avec mon petit ami, j’allai le soir seul à la comédie, croyant y rêver plus à mon aise qu’ailleurs. Il y avait peu de monde même pour le temps de l’année, parce qu’il faisait très chaud, et le ciel menaçait d’orage. J’entre dans une loge. J’étais distrait, longtemps je m’y crois seul. Je vois enfin une femme cachée par un grand chapeau, qui ne s’était pas retournée lorsque j’étais entré, et qui paraissait ensevelie dans la rêverie la plus profonde. Je ne sais quoi dans sa figure me rappela Caliste, mais Caliste menée en Norfolkshire par son mari, et dont personne à Londres n’avait parlé jusqu’au milieu de l’été, devait être si loin de là, que je ne m’occupai pas un instant de cette pensée. On commence la pièce, il se trouve que c’est The fair penitent. Je fais une espèce de cri de surprise. La femme se retourne : c’était Caliste. Qu’on juge de notre étonnement, de notre émotion, de notre joie ! Car tout autre sentiment céda dans l’instant même à la joie de nous revoir. Je n’eus plus de torts, je n’eus plus de regrets, je n’eus plus de femme, elle n’eut plus de mari ; nous nous retrouvions, et, quand ce n’eût été que pour un quart d’heure, nous ne pouvions sentir que cela. Elle me parut un peu pâle et plus négligée, mais cependant plus belle que je ne l’avais jamais vue. — Quel sort, dit-elle, quel bonheur ! J’étais venue entendre cette même pièce, qui sur ce même théâtre décida de ma vie. C’est la première fois que je viens ici depuis ce jour-là. Je n’avais jamais eu le courage d’y revenir ; à présent d’autres regrets m’ont rendue insensible à cette espèce de honte. Je venais revoir mes commencements, et méditer sur ma vie ; et c’est vous que je retrouve ici, vous, le véritable, le seul intérêt de ma vie, l’objet constant de ma pensée, de mes souvenirs, de mes regrets, vous que je ne me flattais pas de jamais revoir. Je fus longtemps sans lui répondre. Nous fûmes longtemps à nous regarder, comme si chacun des deux eût voulu s’assurer que c’était bien l’autre. — Est-ce bien vous ? Lui dis-je enfin. Quoi ! C’est bien vous ! Je venais ici sans intention, par désœuvrement ; je me serais cru heureux d’apprendre seulement de vos nouvelles après mille recherches que je me proposais de faire, et je vous trouve vous-même, et seule, et nous aurons encore au moins pendant quelques heures le plaisir que nous avions autrefois à toute heure et tous les jours ! Alors je la priai de trouver bon que nous fissions tous deux l’histoire du temps qui s’était passé depuis notre séparation, pour que nous pussions ensuite nous mieux entendre et parler plus à notre aise. Elle y consentit, me dit de commencer, et m’écouta sans presque m’interrompre : seulement, quand je m’accusais, elle m’excusait ; quand je parlais d’elle, elle me souriait avec attendrissement ; quand elle me voyait malheureux, elle me regardait avec pitié. Le peu de liaison qu’elle vit entre lady Betty et moi ne parut point lui faire de plaisir, cependant elle n’en affecta point de chagrin.

— Je vois, dit-elle, que je n’ai jamais été entièrement dédaignée ni oubliée ; c’est tout ce que je pouvais demander. Je vous en remercie, et je rends grâces au ciel de ce que j’ai pu le savoir. Je vais vous faire aussi l’histoire de cette triste année. Je ne vous dirai pas tout ce que j’éprouvai sur la route de Bath à Londres, tressaillant au moindre bruit que j’entendais derrière moi, n’osant regarder, de peur de m’assurer que ce n’était pas vous, éclaircie ensuite malgré moi, me flattant de nouveau, de nouveau désabusée… c’est assez : si vous ne sentez pas tout ce que je pourrais vous dire, vous ne le comprendriez jamais. En arrivant à Londres, j’appris que l’oncle de mon père était mort il y avait quelques jours, et qu’il m’avait laissé son bien, qui, tous les legs payés, montait, outre sa maison, à près de trente mille pièces. Cet événement me frappa, quoique la mort d’un homme de quatre-vingt-quatre ans soit dans tous les instants moins étonnante que sa vie, et je sentis une espèce de chagrin dont je fus quelque temps à démêler la cause. Je la démêlai pourtant. J’avais une obligation de plus à ne pas rompre mon mariage. Avoir écouté auparavant M. M***, et le rejeter au moment où j’avais quelque chose à donner en échange d’un nom, d’un état honnête, me parut presque impossible. Il en serait résulté pour moi un genre de déshonneur auquel je n’étais pas encore accoutumée. Il arriva le lendemain, me montra un état de son bien, aussi clair que le bien même, et un contrat de mariage tout dressé, par lequel il me donnait trois cents pièces par an pour ma vie, et outre cela un douaire de cinq mille pièces. Il ne savait rien de mon héritage ; je le lui appris. Je refusai la rente, mais je demandai que, supposé que le mariage se fît, phrase que je répétais sans cesse, je conservasse la jouissance et la propriété de tout ce que je tenais et pourrais tenir encore des bienfaits de l’oncle de lord L***, et je priai qu’on me regardât comme absolument libre jusqu’au moment où j’aurais prononcé oui à l’église. Vous voyez, monsieur, lui dis-je, combien je suis troublée ; je veux que jusque là mes paroles soient pour ainsi dire comptées pour rien, et que vous me donniez votre parole d’honneur de ne me faire aucun reproche si je me dédis un moment avant que la cérémonie s’achève. — Je le jure, me répondit-il, au cas que vous changiez de vous-même ; mais, si un autre venait vous faire changer, il aurait ma vie ou moi la sienne. Un homme qui vous connaît depuis si longtemps, et n’a pas su faire ce que je fais, ne mérite pas de m’être préféré. Après ce mot, ce que j’avais tant souhaité jusqu’alors ne me parut plus que la chose du monde la plus à craindre. Il revint bientôt avec le contrat changé comme je l’avais demandé ; mais il m’y donnait cinq mille guinées pour des bijoux, des meubles ou des tableaux qui m’appartiendraient en toute propriété. Le ministre était averti, la licence obtenue, les témoins trouvés. Je demandai encore une heure de solitude et de liberté. Je vous écrivis, je donnai ma lettre au fidèle James. Il n’en vint point de vous. L’heure écoulée, nous allâmes à l’église et on nous maria… laissez-moi respirer un moment, dit-elle, et elle parut écouter les acteurs et la Caliste du théâtre, qui rendirent assez naturels les pleurs que nos voisins lui voyaient verser. Ensuite elle reprit : quelques jours après, les affaires qui regardaient l’héritage étant arrangées, et mon mari ayant été mis en possession du bien, il me mena à sa terre ; l’oncle de lord L*** m’avait fait promettre, quand je lui dis adieu, de venir le voir toutes les fois qu’il le demanderait. Je fus parfaitement bien reçue dans le pays que j’allais habiter. Domestiques, vassaux, amis, voisins, même les plus fiers, ou ceux qui auraient eu le plus de droit de l’être, s’empressèrent à me faire le meilleur accueil, et il ne tint qu’à moi de croire qu’on ne me connaissait que par des bruits avantageux. Pour la première fois je mis en doute si votre père ne s’était pas trompé, et s’il était bien sûr que je portasse avec moi le déshonneur. Moi, de mon côté, je ne négligeai rien de ce qui pouvait donner du plaisir ou compenser de la peine. Mon ancienne habitude d’arranger pour les autres mes actions, mes paroles, ma voix, mes gestes, jusqu’à ma physionomie, me revint, et me servit si bien que j’ose assurer qu’en quatre mois M. M*** n’eut pas un moment qui fût désagréable. Je ne prononçais pas votre nom ; les habits que je portais, la musique que je jouais, ne furent plus les mêmes qu’à Bath. J’étais deux personnes, dont l’une n’était occupée qu’à faire taire l’autre et à la cacher. L’amour, car mon mari avait pour moi une véritable passion, secondant mes efforts par ses illusions, il parut croire que personne ne m’avait été aussi cher que lui. Il méritait sans doute tout ce que je faisais et tout ce que j’aurais pu faire pour son bonheur pendant une longue vie, et son bonheur n’a duré que quatre mois. Nous étions à table chez un de nos voisins. Un homme arrivé de Londres parla d’un mariage célébré déjà depuis longtemps, mais devenu public depuis quelques jours. Il ne se rappela pas d’abord votre nom, il vous nomma enfin. Je ne dis rien, mais je tombai évanouie, et je fus deux heures sans aucune connaissance. Tous les accidents les plus effrayants se succédèrent pendant quelques jours, et finirent par une fausse couche dont les suites me mirent vingt fois au bord du tombeau. Je ne vis presque point M. M***. Une femme qui écouta mon histoire, et plaignit ma situation, le tint éloigné de moi pour que je ne visse pas son chagrin et n’entendisse pas ses reproches, et dans le même temps elle ne négligea rien pour le consoler ni pour l’apaiser : elle fit plus. Je m’étais mis dans l’esprit que vous vous étiez marié secrètement avant que j’eusse quitté Bath, que vous étiez déjà engagé avant d’y revenir, que vous m’aviez trompée en me disant que vous ne connaissiez pas lady Betty, que vous m’aviez laissé arranger l’appartement de ma rivale, et que vous vous étiez servi de moi, de mon zèle, de mon industrie, de mes soins pour lui faire votre cour ; que, lorsque vous m’aviez témoigné de l’humeur de trouver chez moi M. M***, vous étiez déjà promis, peut-être déjà marié. Cette femme, me voyant m’occuper sans cesse de toutes ces douloureuses suppositions, et revenir mille fois sur les plus déchirantes images, s’informa, sans m’en avertir, de l’impression qu’avait faite sur vous mon départ, de la conduite de votre père, du moment de votre mariage, de celui de votre départ retardé par le mauvais temps, de votre conduite pendant le voyage et à votre retour. Elle sut tout approfondir, faire parler vos gens et sir Harry, et ses informations ont été bien justes, car ce que vous venez de me dire y répond parfaitement. Je fus soulagée, je la remerciai mille fois en pleurant, en baisant ses mains que je mouillais de larmes. Seule, la nuit, je me disais : je n’ai pas du moins à le mépriser ni à le haïr ; je n’ai pas été le jouet d’un complot, d’une trahison préméditée. Il ne s’est pas fait un jeu de mon amour et de mon aveuglement. Je fus soulagée. Je me rétablis assez pour reprendre ma vie ordinaire, et j’espérais de faire oublier à mon mari, à force de soins et de prévenances, l’affreuse impression qu’il avait reçue. Je n’ai pu en venir à bout. L’éloignement, si ce n’est la haine, avait succédé à l’amour. Je l’intéressais pourtant encore, quand des retours de mon indisposition semblaient menacer ma vie ; mais, dès que je me portais mieux, il fuyait sa maison, et quand, en y rentrant, il retrouvait celle qui peu auparavant la lui rendait délicieuse, je le voyais tressaillir. J’ai combattu pendant trois mois cette malheureuse disposition, et cela bien plus pour l’amour de lui que pour moi-même. Toujours seule, ou avec cette femme qui m’avait secourue, travaillant sans cesse pour lui ou pour sa maison, n’écrivant et ne recevant aucune lettre, mon chagrin, mon humiliation, car ses amis m’avaient tous abandonnée, me semblaient devoir le toucher ; mais il était aigri sans retour. Il ne lui échappa jamais un mot de reproche ; de sorte que je n’eus jamais l’occasion d’en dire un seul d’excuse ni de justification. Une fois ou deux je voulus parler, mais il me fut impossible de proférer une seule parole. à la fin, ayant reçu une lettre du général, qui me disait qu’il était malade, et qu’il me priait de le venir voir seule, ou avec M. M***, je la mis devant lui. — Vous pouvez aller, madame, me dit-il. Je partis dès le lendemain, et laissant Fanny, pour n’avoir pas l’air de déserter la maison ni d’en être bannie, je lui dis de laisser mes armoires et mes cassettes ouvertes et à portée de l’examen de tout le monde ; mais je ne crois pas qu’on ait daigné regarder rien, ni faire la moindre question sur mon compte. Voilà comme est revenue à Londres celle que milord a tant aimée, et qu’une fois vous aimiez ; et aujourd’hui je me revois ici plus malheureuse et plus délaissée que quand je vins jouer sur ce même théâtre, et que je n’appartenais à personne qu’à une mère qui me donna pour de l’argent.

Caliste ne pleura pas après avoir fini son récit ; elle semblait considérer sa destinée avec une sorte d’étonnement mêlé d’horreur plutôt qu’avec tristesse. Moi, je restai abîmé dans les plus noires réflexions. — Ne vous affligez pas, me dit-elle en souriant, je n’en vaux pas la peine. Je le savais bien, que la fin ne serait pas heureuse, et j’ai eu des moments si doux ! Le plaisir de vous retrouver ici rachèterait seul un siècle de peines. Que suis-je, au fond, qu’une fille entretenue que vous avez trop honorée ? Et d’une voix et d’un air tranquilles, elle me demanda des nouvelles de sir Harry, et s’il caressait sa petite sœur. Je lui parlai de sa propre santé. — Je ne suis point bien, me dit-elle, et je ne pense pas que je me remette jamais ; mais je sens que le chagrin aura longtemps à faire pour tuer tout-à-fait une bonne constitution. Nous parlâmes un peu de l’avenir. Ferait-elle bien de chercher à retourner à Norfolk, où son devoir seul, sans nul penchant, nul attrait, nulle espérance de bonheur, la ferait aller ? Devait-elle engager l’oncle de lord L*** à la mener passer l’hiver en France ? Si elle et moi passions l’hiver à Londres, pourrions-nous nous voir, pourrions-nous consentir à ne nous point voir ? La pièce finie, nous sortîmes sans être convenus de rien, sans savoir où nous allions, sans avoir pensé à nous séparer, à nous rejoindre, à rester ensemble. La vue de James me tira de cet oubli de tout. — Ah ! James ! m’écriai-je. — Ah ! Monsieur, c’est vous ! Par quel hasard, par quel bonheur ?… attendez. J’appellerai un fiacre au lieu de cette chaise. Ce fut James qui décida que je serais encore quelques moments avec Caliste. — Où voulez-vous qu’il aille ? lui dit-il. — Au parc saint-James, dit-elle après m’avoir regardé. Soyons encore un moment ensemble, personne ne le saura. C’est le premier secret que James ait jamais eu à me garder ; je suis bien sûre qu’il ne le trahira pas, et, si vous voulez qu’on n’en croie pas les rapports de ceux qui pourraient nous avoir vus à la comédie, ou qu’on ne fasse aucune attention à cette rencontre, retournez à la campagne cette nuit ou demain ; on croira qu’il vous a été bien égal de me retrouver, puisque vous vous éloignez de moi tout de suite. C’est ainsi qu’un peu de bonheur ramène l’amour de la décence, le soin du repos d’autrui, dans une âme généreuse et noble. Mais écrivez-moi, ajouta-t-elle, conseillez-moi, dites-moi vos projets. Il n’y a point d’inconvénient à présent que je reçoive de temps en temps de vos lettres. J’approuvai tout. Je promis de partir et d’écrire. Nous arrivâmes à la porte du parc. Il faisait fort obscur, et le tonnerre commençait à gronder. — N’avez-vous pas peur ? lui dis-je. — Qu’il ne tue que moi, dit-elle, et tout sera bien. Mais, s’il vaut mieux ne pas nous éloigner de la porte et du fiacre, asseyons-nous ici sur un banc ; et, après avoir quelque temps considéré le ciel, assurément personne ne se promène, dit-elle, personne ne me verra ni ne m’écoutera. Elle coupa presque à tâtons une touffe de mes cheveux, qu’elle mit dans son sein ; et, passant ses deux bras autour de moi, elle me dit : que ferons-nous l’un sans l’autre ? Dans une demi-heure je serai comme il y a un an, comme il y a six mois, comme ce matin : que ferai-je si j’ai encore quelque temps à vivre ? Voulez-vous que nous nous en allions ensemble ? N’avez-vous pas assez obéi à votre père ? N’avez-vous pas une femme de son choix et un enfant ? Reprenons nos véritables liens. à qui ferons-nous du mal ? Mon mari me hait, il ne veut plus vivre avec moi ; votre femme ne vous aime plus !… Ah ! ne répondez pas, s’écria-t-elle en mettant sa main sur ma bouche. Ne me refusez pas, et ne consentez pas non plus. Jusqu’ici je n’ai été que malheureuse, que je ne devienne pas coupable ; je pourrais supporter mes propres fautes, mais non les vôtres ; je ne me pardonnerais jamais de vous avoir dégradé ! Ah ! combien je suis malheureuse et combien je vous aime ! Jamais homme ne fut aimé comme vous ! Et, me tenant étroitement embrassé, elle versait un torrent de larmes. Je suis une ingrate, dit-elle un instant après, je suis une ingrate de dire que je suis malheureuse ; je ne donnerais pour rien dans le monde le plaisir que j’ai eu aujourd’hui, le plaisir que j’ai encore dans ce moment. Le tonnerre était devenu effrayant, et le ciel était comme embrasé : Caliste semblait ne rien voir et ne rien entendre ; mais James, accourant, lui cria : Au nom du ciel, madame, venez ! voici la grêle ! Vous avez été si malade ! Et, la prenant sous le bras dès qu’il put l’apercevoir, il l’entraîna vers le fiacre, l’y fit entrer et ferma la portière. Je restai seul dans l’obscurité ; je ne l’ai jamais revue. Le lendemain, de grand matin, je repartis pour la campagne. Mon père, étonné de mon retour et du trouble où il me voyait, me fit des questions avec amitié. Il s’était acquis des droits à ma confiance, je lui contai tout. — A votre place, dit-il, mais ceci n’est pas parler en père, à votre place je ne sais ce que je ferais. Reprenons, a-t-elle dit, nos véritables liens. Aurait-elle raison ? Mais elle ne voudrait pas elle-même… Ce n’a été qu’un moment d’égarement dont elle est bientôt revenue… Je me promenais à grands pas dans la galerie où nous étions. Mon père, penché sur une table, avait sa tête appuyée sur ses deux mains ; du monde que nous entendîmes mit fin à cette étrange situation.

Milady revenait d’une partie de chasse ; elle craignit apparemment quelque chose de fâcheux de mon prompt retour, car elle changea de couleur en me voyant ; mais je passai à côté d’elle et de ses amis sans leur rien dire. Je n’eus que le temps de m’habiller avant le dîner, et je reparus à table avec mon air accoutumé. Tout ce que je vis m’annonça que milady se trouvait heureuse en mon absence, et que les retours inattendus de son mari pouvaient ne lui point convenir du tout. Mon père en fut si frappé, qu’au sortir de table il me dit, en me serrant la main avec autant d’amertume que de compassion : pourquoi faut-il que je vous aie ôté à Caliste ! Mais, vous, pourquoi ne me l’avez-vous pas fait connaître ? Qui pouvait savoir, qui pouvait croire qu’il y eût tant de différence entre une femme et une autre femme, et que celle-là vous aimerait avec une si véritable et si constante passion ? Me voyant entrer dans ma chambre, il m’y suivit, et nous restâmes longtemps assis l’un vis-à-vis de l’autre sans nous rien dire. Un bruit de carrosse nous fit jeter les yeux sur l’avenue. C’était milord ***, le père du jeune homme avec qui vous me voyez. Il monta tout de suite chez moi, et me dit aussitôt : Voyons si vous pourrez, si vous voudrez me rendre un grand service. J’ai un fils unique que je voudrais faire voyager. Il est très jeune ; je ne puis l’accompagner, parce que ma femme ne peut quitter son père, et qu’elle mourrait d’inquiétude et d’ennui s’il lui fallait être à la fois privée de son fils et de son mari. Encore une fois, mon fils est très jeune ; cependant j’aime encore mieux l’envoyer voyager tout seul, que de le confier à qui que ce soit d’autre que vous. Vous n’êtes pas trop bien avec votre femme, vous n’avez été que quatre mois hors d’Angleterre ; mon fils est un bon enfant, les frais du voyage se paieront par moitié. Voyez. Puisque je vous trouve avec votre père, je ne vous laisse à tous deux qu’un quart d’heure de réflexion. Je jette les yeux sur mon père : il me tire à l’écart. — Regardez ceci, mon fils, dit-il, comme un secours de la providence contre votre faiblesse et contre la mienne. Celle qui est pour ainsi dire chassée de chez son mari, et qui fait à Londres les délices d’un vieillard son bienfaiteur, pourra rester à Londres. Je vous perdrai, mais je l’ai mérité. Vous rendrez service à un autre père et à un jeune homme dont on espère bien ; ce sera une consolation que je tâcherai de sentir. — J’irai, dis-je en me rapprochant de milord, mais à deux conditions, que je vous dirai quand j’aurai pris l’air un moment. — J’y souscris d’avance, dit-il en me serrant la main, et je vous remercie. C’est une chose faite. Mes deux conditions étaient, l’une, que nous commençassions par l’Italie, pour que je n’eusse encore rien perdu de mon ascendant sur le jeune homme pendant le séjour que nous y ferions ; l’autre, qu’après une année, content ou mécontent de lui, je pusse le quitter au moment où je le voudrais sans désobliger ses parents. Cette nuit même j’écrivis à Caliste tout ce qui s’était passé. J’exigeai qu’elle me répondît, et je promis de continuer à lui écrire. — Ne nous refusons pas, lui disais-je, un plaisir innocent, et le seul qui nous reste.

Je fus d’avis que nous fissions le voyage par mer, pour avoir cette expérience de plus. Nous nous embarquâmes à Plymouth ; nous débarquâmes à Lisbonne. De là nous allâmes par terre à Cadix, puis par mer à Messine, où nous vîmes les affreux vestiges du tremblement de terre. Je me souviens, madame, de vous avoir raconté cela avec détail, et vous savez comment, après une année de séjour en Italie, passant le mont Saint-Gothard, voyant dans le Valais les glaciers et les bains, au sortir du Valais les salines, nous nous sommes trouvés au commencement de l’hiver à Lausanne, où quelques traits de ressemblance m’attachèrent à vous, où votre maison me fut un asile, et vos bontés une consolation. Il me reste à vous parler de la malheureuse Caliste.

Je reçus sa réponse à ma lettre un moment avant de m’embarquer. Elle plaignait son sort, mais elle approuvait ma conduite, mon voyage, et faisait mille vœux pour qu’il fût heureux. Elle écrivit aussi à mon père, pour le remercier de sa pitié, et lui demander pardon des peines dont elle était la cause. L’hiver vint. L’oncle de lord L*** ne se rétablissant pas bien de sa goutte, elle se décida à rester à Londres. Il fut même malade pendant quelque temps d’une manière assez sérieuse, et elle passa souvent les jours et la moitié des nuits à le soigner. Quand il se portait mieux, il voulait l’amuser et s’égayer lui-même, en invitant chez lui la meilleure compagnie de Londres en hommes. C’étaient de grands dîners ou des soupers assez bruyants, après lesquels le jeu durait souvent fort avant dans la nuit, et il aimait que Caliste ornât la compagnie jusqu’à ce qu’elle se séparât. D’autres fois il l’engageait à aller dans le monde, lui disant qu’une retraite absolue lui donnerait l’air de s’être attiré la disgrâce de son mari, et que lui-même jugerait d’elle plus favorablement s’il apprenait qu’elle osait se montrer et qu’elle était partout bien reçue. C’en était trop que toutes ces différentes fatigues pour une personne dont la santé, après avoir reçu une secousse violente, était sans cesse minée par le chagrin (qu’on me pardonne de le dire avec une espèce d’orgueil que je paie assez cher), par le chagrin, par le regret continuel de vivre sans moi. Ses lettres, toujours remplies du sentiment le plus tendre, ne me laissaient aucun doute sur l’invariable constance de son attachement. Vers le printemps elle m’en écrivit une qui me fit en même temps un grand plaisir et la peine la plus sensible. « Je fus hier à la comédie, me disait-elle ; je m’étais assuré une place dans la même loge du mois de septembre. Je crois que mon bon ange habite cet endroit-là. A peine étais-je assise que j’entends une jeune voix s’écrier : Ah ! voici ma chère mistriss Calista ! Mais combien elle a maigri ! Voyez-la à présent, monsieur. Votre fils ne vous a jamais mené chez elle, mais vous pouvez la voir à présent. Celui à qui il parlait était votre père. Il me salua avec un air qu’il ne faut pas que je cherche à vous peindre, si je veux que mes yeux me servent à écrire ; aussi bien serait-il difficile de vous rendre tout ce que sa physionomie me dit d’honnête, de tendre et de triste. — Mais qu’avez-vous fait pour être si maigre ? Me dit sir Harry. — Tant de choses, mon ami ! lui dis-je. Mais vous, vous avez grandi, vous avez l’air d’avoir été toujours bien sage et bien heureux. — Je suis pourtant extrêmement fâché, m’a-t-il répondu, de n’être pas avec notre ami en Italie, et il me semble que j’avais plus de droit d’être avec lui que son cousin ; mais j’ai toujours soupçonné maman de ne l’avoir pas voulu, car ce fut aussi elle qui voulut absolument que l’on me mît à Westminster. Pour lui, il m’aurait gardé volontiers, et s’offrait à me faire faire toutes mes leçons, ce qui aurait été plus agréable pour moi que l’école de Westminster, et nous aurions souvent parlé de vous. Il y a si longtemps que je ne vous ai vue, il faut que je vous parle à cœur ouvert ! Tenez, j’ai souvent cru que de vous avoir tant aimée, et d’avoir été si triste de votre départ, ne m’avait pas fait grand bien dans l’esprit de maman ; mais je n’en dirai pas davantage, car elle me regarde de la loge vis-à-vis, et elle pourrait deviner ce que je dis à mon air. Vous jugez de l’effet de chacune de ces paroles. Je n’osais, à cause des regards de lady Betty, avoir recours à mon flacon, et je respirais avec peine. — Mais vous n’êtes pas pâle au moins, dit sir Harry, et je me flatte, à cause de cela, que vous n’êtes pas malade. — C’est que j’ai du rouge, lui dis-je. — Mais vous n’en mettiez point il y a dix-huit mois. Enfin votre père lui dit de me laisser un peu tranquille, et, quelques moments après, me demanda si j’avais de vos nouvelles, et me dit le contenu de vos dernières lettres. Je pus rester à ma place jusqu’au premier entr’acte ; mais les regards de votre femme et de ceux qui l’accompagnaient, toujours attachés sur moi, m’obligèrent enfin à sortir. Sir Harry courut chercher ma chaise, et votre père eut la bonté de m’y conduire. »

Vers le mois de juin, on lui conseilla le lait d’ânesse. Le général voulut que ce fût chez elle qu’elle le prît, s’assurant qu’elle n’aurait qu’à se montrer à cet homme qu’il avait vu si passionné pour elle, et qu’il reprendrait les sentiments qu’elle méritait d’inspirer. — C’est moi, dit-il, en quelque sorte qui vous ai mariée, je vous ramènerai chez vous, et nous verrons si on ose vous y mal recevoir. Caliste obtint la permission d’en prévenir son mari, mais non celle d’attendre sa réponse. En arrivant, elle trouva cette lettre : « Monsieur le général a parfaitement raison, madame, et vous faites très bien de venir chez vous. Tâchez d’y rétablir votre santé, et soyez-y maîtresse absolue. J’ai donné à cet égard les ordres les plus positifs, quoiqu’il n’en fût pas besoin, car mes domestiques sont les vôtres. Je vous ai trop aimée, et je vous estime trop pour ne pas me flatter de pouvoir vivre encore heureux avec vous ; mais dans ce moment l’impression du chagrin que j’ai en est trop vive encore, et malgré moi je vous la laisserais trop voir. Je vais faire, pour tâcher de la perdre entièrement, un voyage de quelques mois dont j’espère d’autant plus de succès que je ne suis jamais sorti de mon pays. Vous ne pouvez m’écrire, ne sachant où m’adresser vos lettres, mais je vous écrirai, et l’on verra que nous ne sommes pas brouillés. Adieu, madame ; c’est bien sincèrement que je vous souhaite une meilleure santé, et que je suis fâché d’avoir témoigné tant de chagrin d’une chose involontaire, et que vous avez fait tant d’efforts pour réparer ; mais mon chagrin alors était trop vif. Témoignez bien de l’amitié à mistriss***. Elle l’a bien mérité, et je lui rends à présent justice. Je ne pouvais croire qu’il n’y eût point eu de correspondance secrète, aucune relation entre vous et l’heureux homme auquel votre cœur s’était donné ; elle avait beau dire que votre surprise en était la preuve, je n’écoutais rien. »

le départ de M. M*** ayant fait plus d’impression que ses ordres, Caliste fut d’abord assez mal reçue ; mais son protecteur le prit sur un ton si haut, et elle montra tant de douceur, elle fut si bonne, si charitable, si juste, si noble, que bientôt tout fut à ses pieds, les voisins comme les gens de la maison, et, ce qui n’est pas ordinaire chez des amis de campagne, ils furent aussi discrets qu’empressés ; de sorte qu’elle prenait son lait avec tous les ménagements et la tranquillité qui pouvaient dépendre des autres. Elle m’écrivit qu’il lui faisait un peu de bien, et que l’on commençait à lui trouver meilleur visage. Mais, au milieu de sa cure, le général tomba malade de la longue maladie dont il est mort. Il fallut retourner à Londres, et les peines, les veilles, le chagrin portèrent à Caliste une trop forte et dernière atteinte. Son constant ami, son constant protecteur et bienfaiteur lui donna en mourant le capital de six cents pièces de rentes au trois pour cent, à prendre sur la partie de son bien la moins casuelle, et d’après l’estimation qui en serait faite par des gens de loi.

D’abord, après sa mort, elle alla habiter sa maison de Whitehall qu’elle s’était déjà amusée à réparer l’hiver précédent. Elle continua à y recevoir les amis de lord L*** et de son oncle, et recommença à se donner chaque semaine le plaisir d’entendre les meilleurs musiciens de Londres, et c’est presque dire de l’Europe. Je sus tout cela par elle-même. Elle m’écrivit aussi qu’elle avait retiré chez elle une chanteuse de la comédie qui s’était dégoûtée du théâtre, et lui avait donné de quoi épouser un musicien très honnête homme. « Je tire parti de l’un et de l’autre, disait-elle, pour faire apprendre un peu de musique à de petites orphelines à qui j’enseigne moi-même à travailler, et qui apprennent chez moi une profession. Quand on m’a dit que je les préparais au métier de courtisane, j’ai fait remarquer que je les prenais très pauvres et très jolies, ce qui, joint ensemble et dans une ville comme Londres, mène à une perte presque sûre et entière, sans que de savoir un peu chanter ajoute rien au péril, et j’ai même osé dire qu’après tout il valait encore mieux commencer et finir comme moi, qu’arpenter les rues et périr dans un hôpital. Elles chantent les chœurs d’Esther et d’Athalie que j’ai fait traduire, et pour lesquels on a fait la plus belle musique ; on travaille à me rendre le même service pour les Psaumes cent trois et cent quatre. Cela m’amuse, et elles n’ont point d’autre récréation. » Tous ces détails ne devaient pas, vous l’avouerez, madame, me préparer à l’affreuse lettre que je reçus il y a huit jours. Renvoyez-la-moi, et qu’elle ne me quitte plus jusqu’à ma propre mort.

« C’est bien à présent, mon ami, que je puis vous dire c’est fait. Oui, c’est fait pour toujours. Il faut vous dire un éternel adieu. Je ne vous dirai pas par quels symptômes je suis avertie d’une fin prochaine ; ce serait me fatiguer à pure perte, mais il est bien sûr que je ne vous trompe pas, et que je ne me trompe pas moi-même. Votre père m’est venu voir hier : je fus extrêmement touchée de cette bonté. Il me dit : si au printemps, madame, si au printemps… (il ne pouvait se résoudre à ajouter) vous vivez encore, je vous mènerai moi-même en Provence, à Nice ou en Italie. Mon fils est à présent en Suisse, je lui écrirai de venir au-devant de nous. — Il est trop tard, monsieur, lui dis-je, mais je n’en suis pas moins touchée de votre bonté. — Il n’a rien ajouté, mais c’était par ménagement, car il sentait bien des choses qu’il aurait eu du penchant à dire. Je lui ai demandé des nouvelles de votre fille, il m’a dit qu’elle se portait bien, et qu’il me l’aurait déjà envoyée si elle vous ressemblait un peu ; mais, quoiqu’elle n’ait que dix-huit mois, on voit déjà qu’elle ressemblera à sa mère. Je l’ai prié de m’envoyer sir Harry, et lui ai dit que par ses mains je lui ferais un présent que je n’osais lui faire moi-même. Il m’a dit qu’il recevrait avec plaisir de ma main tout ce que je voudrais lui donner ; là-dessus je lui ai donné votre portrait, que vous m’avez envoyé d’Italie ; je donnerai à sir Harry la copie que j’en ai faite, mais je garderai celui que vous m’avez donné le premier, et je dirai qu’on vous le remette après ma mort.

Je ne vous ai pas rendu heureux, et je vous laisse malheureux, et moi je meurs ; cependant je ne puis me résoudre à souhaiter de ne vous avoir pas connu. Supposé que je dusse me faire des reproches, je ne le puis pas ; mais le dernier moment où je vous ai vu m’est quelquefois revenu dans l’esprit, et j’ai craint qu’il n’y ait eu une certaine audace impie dans cet oubli total du danger qui pouvait menacer vous ou moi. C’est cela peut-être qu’on appelle braver le ciel ; mais un atome, un peu de poussière peut-il braver l’être tout-puissant ? Peut-il en avoir la pensée ? Et, supposé que dans un moment de délire on pût ne compter pour rien Dieu et ses jugements, Dieu pourrait-il s’en irriter ? Si pourtant je t’ai offensé, père et maître du monde, je te demande pardon pour moi et pour celui à qui j’inspirais le même oubli, la même folle et téméraire sécurité. Adieu, mon ami ; écrivez-moi que vous avez reçu ma lettre. Rien que ce peu de mots ; il y a peu d’apparence qu’ils me trouvent encore en vie ; mais, si je vis assez pour les recevoir, j’aurai encore une fois le plaisir de voir de votre écriture. »

Depuis cette lettre, madame, je n’ai rien reçu. C’est trop tard, elle a dit : C’est trop tard. Ah ! malheureux, j’ai toujours attendu qu’il fût trop tard, et mon père a fait comme moi. Que n’a-t-elle aimé un autre homme, et qui eût eu un autre père ? Elle aurait vécu, elle ne mourrait pas de chagrin.

  1. Il connaissait mal le public et raisonnait mal.