Caliste ou Lettres écrites de Lausanne/Lettre 7

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SEPTIÈME LETTRE


Vous voudriez, dans votre enchantement de Cécile et dans votre fierté pour vos parentes, que je bannisse de chez moi le fils du baillif. Vous avez tort, vous êtes injuste. La fille la plus riche et la mieux née du pays de Vaud est un mauvais parti pour un Bernois, qui, en se mariant bien chez lui, se donne plus que de la fortune ; car il se donne de l’appui, de la facilité à entrer dans le gouvernement. Il se met dans la voie de se distinguer, de rendre ses talents utiles à lui-même, à ses parents et à sa patrie. Je loue les pères et mères de sentir tout cela et de garder leurs fils des filets qu’on pourrait leur tendre ici. D’ailleurs, une fille de Lausanne aurait beau devenir baillive, et même conseillère, elle regretterait à Berne le lac de Genève et ses rives charmantes. C’est comme si on menait une fille de Paris être princesse en Allemagne. Mais je voudrais que les Bernoises épousassent plus souvent des hommes du pays de Vaud ; qu’il s’établît entre Berne et nous plus d’égalité, plus d’honnêteté ; que nous cessassions de nous plaindre, quelquefois injustement, de la morgue bernoise, et que les Bernois cessassent de donner une ombre de raison à nos plaintes. On dit que les rois de France ont été obligés, en bonne politique, de rendre les grands vassaux peu puissants, peu propres à donner de l’ombrage. Ils ont bien fait sans doute ; il faut avant toute chose assurer la tranquillité d’un état : mais je sens que j’aurais été incapable de cette politique que j’approuve. J’aime si fort tout ce qui est beau, tout ce qui prospère, que je ne pourrais ébrancher un bel arbre, quand il n’appartiendrait à personne, pour donner plus de nourriture ou de soleil aux arbres que j’aurais plantés.

Tout va chez moi comme il allait en apparence ; mais je crains que le cœur de ma fille ne se blesse chaque jour plus profondément. Le jeune anglais ne lui parle pas d’amour : je ne sais s’il en a, mais toutes ses attentions sont pour elle. Elle reçoit un beau bouquet les jours de bal. Il l’a menée en traîneau. C’est avec elle qu’il voudrait toujours danser : c’est à elle ou à moi qu’il offre le bras quand nous sortons d’une assemblée. Elle ne me dit rien ; mais je la vois contente ou rêveuse, selon qu’elle le voit ou ne le voit pas, selon que ses préférences sont plus ou moins marquées. Notre vieux organiste est mort. Elle m’a priée d’employer l’heure de cette leçon à lui enseigner l’anglais. J’y ai consenti. Elle le saura bien vite. Le jeune homme s’étonne de ses progrès, et ne pense pas que c’est à lui qu’ils sont dus. On commençait à les faire jouer ensemble partout où ils se rencontraient : je n’ai plus voulu qu’elle jouât. J’ai dit qu’une fille qui joue aussi mal que la mienne a tort de jouer, et que je serais bien fâchée que de sitôt elle apprît à jouer bien. Là-dessus le jeune Anglais a fait faire le plus petit damier et les plus petites dames possibles, et les porte toujours dans sa poche. Le moyen d’empêcher ces enfants de jouer ! Quand les dames ennuieront Cécile, il aura, dit-il, de petits échecs. Il ne voit pas combien il est peu à craindre qu’elle s’ennuie. On parle tant des illusions de l’amour-propre ; cependant il est bien rare, quand on est véritablement aimé, qu’on croie l’être autant qu’on l’est. Un enfant ne voit pas combien il occupe continuellement sa mère. Un amant ne voit pas que sa maîtresse ne voit et n’entend partout que lui. Une maîtresse ne voit pas qu’elle ne dit pas un mot, qu’elle ne fait pas un geste qui ne fasse plaisir ou peine à son amant. Si on le savait, combien on s’observerait, par pitié, par générosité, par intérêt, pour ne pas perdre le bien estimable et incompensable d’être tendrement aimé !

Le gouverneur du jeune lord, ou celui que j’ai appelé son gouverneur, est son parent d’une branche aînée, mais non titrée. Voilà ce que m’a dit le jeune homme. L’autre n’a pas beaucoup d’années de plus, et il y a dans sa physionomie, dans tout son extérieur, je ne sais quel charme que je n’ai vu qu’à lui. Il ne se moquerait pas, comme votre ami, de mes idées sur la noblesse. Peut-être les trouverait-il triviales, mais il ne les trouverait pas obscures. L’autre jour il disait : Un roi n’est pas toujours un gentilhomme ; enfin, chimériques ou non, mes idées existent dans d’autres imaginations que la mienne.

Mon dieu, que je suis occupée de ce qui se passe ici, et embarrassée de la conduite que je dois tenir ! Le parent de milord (je l’appelle Milord par excellence, quoiqu’il y en ait bien d’autres, parce que je ne veux pas le nommer, et je ne veux pas le nommer, par la même raison qui fait que je ne me signe pas et que je ne nomme personne ; les accidents qui peuvent arriver aux lettres me font toujours peur). Le parent de Milord est triste. Je ne sais si c’est pour avoir éprouvé des malheurs, ou par une disposition naturelle. Il demeure à deux pas de chez moi : il se met à y venir tous les jours ; et, assis au coin du feu, caressant mon chien, lisant la gazette ou quelque journal, il me laisse régler mon ménage, écrire mes lettres, diriger l’ouvrage de Cécile. Il corrigera, dit-il, ses thèmes quand elle en pourra faire, et lui fera lire la gazette anglaise pour l’accoutumer au langage vulgaire et familier. Faut-il le renvoyer ? Ne m’est-il pas permis, en lui laissant voir ce que sont du matin au soir la fille et la mère, de l’engager à favoriser un établissement brillant et agréable pour ma fille, de l’obliger à dire du bien de nous au père et à la mère du jeune homme ? Faut-il que j’écarte ce qui pourrait donner à Cécile l’homme qui lui plaît ? Je ne veux pas dire encore l’homme qu’elle aime. Elle aura bientôt dix-huit ans. La nature peut-être plus que le cœur… dira-t-on de la première femme vers laquelle un jeune homme se sentira entraîné, qu’elle en soit aimée ?

Vous voudriez que je fisse apprendre la chimie à Cécile, parce qu’en France toutes les jeunes filles l’apprennent. Cette raison ne me paraît pas concluante ; mais Cécile, qui en entend parler autour d’elle assez souvent, lira là-dessus ce qu’elle voudra. Quant à moi, je n’aime pas la chimie. Je sais que nous devons aux chimistes beaucoup de découvertes et d’inventions utiles, et beaucoup de choses agréables ; mais leurs opérations ne me font aucun plaisir. Je considère la nature en amant ; ils l’étudient en anatomistes.