Calligrammes/À l’Italie (Apollinaire)
J’atteignais l’âge mûr quand la guerre arriva
Et dans ce jour d’août 1914 le plus chaud de l’année
Bien abrité dans l’hypogée que j’ai creusé moi-même
C’est à toi que je songe Italie mère de mes pensées
J’évoquais le sac de Rome par les Allemands
Le sac de Rome qu’ont décrit
Je me disais
Est-il possible que la nation
Qui est la mère de la civilisation
Puis les temps sont venus les tombes se sont ouvertes
Les fantômes des Esclaves toujours frémissants
Se sont dressés en criant SUS AUX TUDESQUES
Nous l’armée invisible aux cris éblouissants
Nous te tournons bénignement le dos Italie
Mais ne t’en fais pas nous t’aimons bien
Italie mère qui es aussi notre fille
Nous sommes là tranquillement et sans tristesse
Nous savons qu’un autre prendrait notre place
Et que les Armées ne périront jamais
Les mois ne sont pas longs ni les jours ni les nuits
C’est la guerre qui est longue
Italie
J’ai comme toi pour me réconforter
Le quart de pinard
Qui met tant de différence entre nous et les Boches
Elle est au delà de la vie confortable
Et de ce qui est l’extérieur dans l’art et l’industrie
Les fleurs sont nos enfants et non les leurs
Même la fleur de lys qui meurt au Vatican
La plaine est infinie et les tranchées sont blanches
Les avions bourdonnent ainsi que des abeilles
Sur les roses momentanés des éclatements
Et les nuits sont parées de guirlandes d’éblouissements
De bulles de globules aux couleurs insoupçonnées
Nous jouissons de tout même de nos souffrances
Et nous fumons du gros avec volupeté
Je pense à toi pays des 2 volcans
Je salue le Colleoni équestre de Venise
Je salue la chemise rouge
Une même destinée nous lie en cette occase
Ce n’est pas pour l’ensemble que je le dis
Mais pour chacun de toi Italie
Ne te borne point à prendre les terres irrédentes
Mets ton destin dans la balance où est le nôtre
Notre armée invisible est une belle nuit constellée
Et chacun de nos hommes est un astre merveilleux
Ô nuit ô nuit éblouissante
Les morts sont avec nos soldats
Les morts sont debout dans les tranchées
Où se glissent souterrainement vers les Bien-Aimées
Ô Lille Saint-Quentin Laon Maubeuge Vouziers
Nous jetons nos villes comme des grenades
Nos fleuves sont brandis comme des sabres
Nos montagnes chargent comme cavalerie
Nous reprendrons les villes les fleuves les collines
De la frontière helvétique aux frontières bataves
Entre toi et nous Italie
Il y a des patelins pleins de femmes
Et près de toi m’attend celle que j’adore
Ô Frères d’Italie
Ondes nuages délétères
Métalliques débris qui vous rouillez partout
Ô frères d’Italie vos plumes sur la tête
Italie
Entends crier Louvain vois Reims tordre ses bras
Et ce soldat blessé toujours debout Arras
Et maintenant chantons ceux qui sont morts
Ceux qui vivent
Les officiers les soldats
Chantons les bagues pâles les casques
Chantons ceux qui sont morts
Chantons la terre qui bâille d’ennui
Chantons et rigolons
Durant des années
Italie
Entends braire l’âne boche
Faisons la guerre à coups de fouets
Faits avec les rayons du soleil
Italie
Chantons et rigolons
Durant des années