Calligrammes/Le Palais du tonnerre

La bibliothèque libre.
Calligrammes
Poèmes de la paix et de la guerre (1913-1916)
Mercure de France (p. 124-127).
LE PALAIS DU TONNERRE


Par l’issue ouverte sur le boyau dans la craie
En regardant le paroi adverse qui semble en nougat
On voit à gauche et à droite fuir l’humide couloir désert

Où meurt étendue une pelle à la face effrayante à deux yeux réglementaires qui servent à l’attacher sous les caissons

Un rat y recule en hâte tandis que j’avance en hâte
Et le boyau s’en va couronné de craie semée de branches

Comme un fantôme creux qui met du vide où il passe blanchâtre

Et là-haut le toit est bleu et couvre bien le regard fermé par quelques lignes droites

Mais en deçà de l’issue c’est le palais bien nouveau et qui paraît ancien

Le plafond est fait de traverses de chemin de fer

Entre lesquelles il y a des morceaux de craie et des touffes d’aiguilles de sapin

Et de temps en temps des débris de craie tombent
comme des morceaux de vieillesse

À côté de l’issue que ferme un tissu lâche d’une espèce qui sert généralement aux emballages

Il y a un trou qui tient lieu d’âtre et ce qui y brûle est un feu semblable à l’âme

Tant il tourbillonne et tant il est inséparable de ce qu’il dévore et fugitif

Les fils de fer se tendent partout servant de sommier supportant des planches

Ils forment aussi des crochets et l’on y suspend mille choses

Comme on fait à la mémoire

Des musettes bleues des casques bleus des cravates bleues des vareuses bleues

Morceaux du ciel tissus des souvenirs les plus purs
Et il flotte parfois en l’air de vagues nuages de craie


Sur la planche brillent des fusées détonateurs joyaux dorés à tête émaillée

Noirs blancs rouges

Funambules qui attendent leur tour de passer sur les trajectoires

Et font un ornement mince et élégant à cette demeure souterraine

Ornée de six lits placés en fer à cheval
Six lits couverts de riches manteaux bleus

Sur le palais il y a un haut tumulus de craie
Et des plaques de tôle ondulée
Fleuve figé de ce domaine idéal

Mais privé d’eau car ici il ne roule que le feu jailli de la mélinite

Le parc aux fleurs de fulminate jaillit des trous penchés
Tas de cloches aux doux sons des douilles rutilantes
Sapins élégants et petits comme en un paysage japonais

Le palais s’éclaire parfois d’une bougie à la flamme aussi petite qu’une souris

Ô palais minuscule comme si on te regardait par le gros bout d’une lunette

Petit palais où tout s’assourdit
Petit palais où tout est neuf rien rien d’ancien

Et où tout est précieux où tout le monde est vêtu comme un roi

Une selle est dans un coin à cheval sur une caisse
Un journal du jour traîne par terre
Et cependant tout paraît vieux dans cette neuve demeure
Si bien qu’on comprend que l’amour de l’antique
Le goût de l’anticaille
Soit venu aux hommes dès le temps des cavernes
Tout y était si précieux et si neuf
Tout y est si précieux et si neuf

Qu’une chose plus ancienne ou qui a déjà servi y apparaît

                          Plus précieuse

Que ce qu’on a sous la main

Dans ce palais souterrain creusé dans la craie si blanche et si neuve

Et deux marches neuves
                    Elles n’ont pas deux semaines

Sont si vieilles et si usées dans ce palais qui semble antique sans imiter l’antique

Qu’on voit que ce qu’il y a de plus simple de plus neuf est ce qui est

Le plus près de ce que l’on appelle la beauté antique
Et ce qui est surchargé d’ornements

A besoin de vieillir pour avoir la beauté qu’on appelle antique

Et qui est la noblesse la force l’ardeur l’âme l’usure
De-ce qui est neuf et qui sert
Surtout si cela est simple simple
Aussi simple que le petit palais du tonnerre