Camille Lemonnier (Bazalgette)/5

La bibliothèque libre.
E. Sansot & Cie Éditeurs (Les Célébrités d’aujourd’hui) (p. 62-64).


De Émile Verhaeren


Quel qu’eût été le livre que le sort m’eût dévolu à préfacer, je vous eusse parlé, cher ami et maître, de notre rencontre déjà lointaine, où nous nous sommes donné pour la première fois la main — donnée pour ne la plus reprendre jamais.

Le prétexte de l’entrevue ? Mon livre Les Flamandes que je présentai à votre critique. Il fut jugé par vous balourd et violent. J’en conserve l’épreuve corrigée par votre expérience et à cette heure de bonnes pensées s’en allant vers vous, ces feuillets raturés sont là, devant mes yeux, sur la table, en ce lointain ermitage du « Caillou qui bique », où ma santé se raffermit et s’épure dans l’air vivace et la solitude féconde.

Comme elle était hospitalière, votre petite maison de la chaussée de Vleurgat, et comme elle sentait bon le travail votre chambre, où, parmi les journaux épars sur les fauteuils et les chaises, au milieu de vos livres tassés en ligne dans votre bibliothèque comme des rayons de pensées dans la ruche de votre cerveau, vous apparaissiez tel un fervent ouvrier d’art, appuyé à votre table sur vos deux poings comme sur deux blocs de force et travaillant avec ferveur, comme jadis on priait ! Ah ! que de fois la bonne chambre m’a abrité. Que d’heures fières et douces j’y ai passées I Nous nous sommes dit des paroles claires et inoubliables qui restent imprimées, pareilles à des scels écarlates, sur le solide parchemin de notre amitié.

Vingt ans de vie côte à côte, de coude à coude charmant, malgré les mille difficultés de l’irascible existence littéraire, où les passions s’exaltent et s’exacerbent, avec une soudaineté d’autant plus aiguë que les manières de sentir sont plus fines et plus fiévreuses. Non, jamais je n’ai pensé devant vous une parole que je n’eusse osé dire, et la tendresse que je vous dédiai est demeurée intacte comme ces pierres brillantes et pures qui échappent aux morsures du temps.

Vous me fûtes indulgent toujours et ce me fût aisé de vous rester fidèle. L’irritante susceptibilité, dont les ronces atteignent, étouffent et souvent tuent les pousses des plus vigoureuses sympathies, n’égratigna point le bouquet touffu de notre accord. Il existe entre nous je ne sais quel lien fraternel et filial dont la trame est faite de respect et de bienveillance.

Le premier article qui m’imposa au public, c’est vous qui le publiâtes dans L’Europe ; les premiers vers où je célébrais quelqu’un furent rimés en votre honneur, en cette belle fête de 1883, où toute la littérature jeune et hardie vous proclama le maître et le père. Nous sommes vraiment soudés l’un à l’autre par l’affection la plus tenace et la plus claire, et si la mort est telle qu’elle n’éteint pas toute la vie, certes pouvons-nous nous prévoir éternellement amis.

Au reste, si cet espoir de survivance n’est que leurre, nos livres, qui ne s’éteindront pas, témoigneront du moins par la flamme qu’ils projettent sur mainte dédicace que notre marche sur les routes du travail fut d’accord, et que nous nous sommes voués l’un à l’autre comme de francs et clairs compagnons.

(Dédicace au Bestiaire, l’un des cinquante volumes offerts à Camille Lemonnier le 8 mars 1903. L’Idée Libre, 15 mars 1903.)