Campagnards de la Noraye/02

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Texte établi par L’Auteur Éditeur (p. 33-74).

LOUIS DURAND


Voici l’acte d’inhumation d’un homme que j’ai connu lorsqu’il était dans la soixantaine, et moi petit enfant ;

deux cent soixante quatorzième feuillet

S. 9.
Louis Durand
X le douze
du courant.
J. Ar. M.
Ce quatorze avril, mil huit cent quatre-vingt-treize, nous soussigné, vicaire, avons inhumé dans le cimetière de cette paroisse le corps de Louis Durand, époux de Léocadie Bonin, décédé à Montréal, X à l’âge de soixante et dix sept ans.

Étaient présents Louis Guilbault, Jules Dupuis, Joseph Vaillant et plusieurs autres :

Jules Dupuis et Joseph Vaillant ont signé avec nous, lecture faite.

J. Dupuis, Jos. Vaillant,
J. Arc Magnan, Ptre.

J’aurais voulu commencer par son acte de naissance, mais ce document n’apparaît pas aux registres de la fabrique de Lanoraie.

Mon père m’a dit, autrefois, que Louis Durand était né à St Cuthbert, vers 1815, endroit qu’il quitta tout jeune pour venir habiter notre paroisse, et s’y marier à Léocadie Bonin, on lit Bonin, mais j’ai toujours entendu dire Martin — femme sans grande beauté ; mais reconnue pour son esprit d’une assez rare finesse.

De ce mariage naquirent cinq filles et un fils, celui-ci mort en bas âge.

Si par le mot finesse on désigne une qualité qui permet de jouer avec dextérité dans les conversations, et de découvrir, à son aise des aspects nouveaux, soit aux phrases, soit aux choses, de telle sorte qu’on éveille dans l’âme et sur les lèvres de ceux qui écoutent des mouvements d’irrésistible hilarité, Durand n’avait pas de finesse, bien qu’il eut les qualités d’une intelligence au-dessus de la moyenne, surtout en ce qui regarde la bonté de la vie.

Le mari et la femme s’accordaient parfaitement en tout, bien que doués l’un et l’autre de dons différents.

Dans le cours de leur existence, paisiblement, doucement, en face des misères quotidiennes surgies des quatre saisons, cet homme et cette femme, s’étaient, pour ainsi dire, complétés, équilibrés. L’esprit prime-sautier de Madame Durand s’était peu à peu ralenti, et le jugement lent mais sûr de monsieur Durand avait acquis, à la longue, quelques tours plus vifs et plus laconiques dans l’expression de sa pensée. Et s’il ne s’était pas plus facilement et plus complètement assimilé les tournures et les axiomes de sa compagne, et même de sa campagne, ceci était dû plus à son tempérament qu’à sa mémoire, laquelle, d’ailleurs, était excellente.

Il conseillait un jour à Jos. Nadeau, le 2ième voisin qui se donnait à son gendre, — à la fortune du pot — de retarder encore quelques années la donation de sa petite terre « d’en bas », vu que cette terre serait, bien sûr, une garantie utile. Et sa femme d’ajouter : — Oui, cette terre serait un joli petit « porte-respect ». Le mot a fait le tour de la paroisse.

L’un et l’autre étaient démonstratifs, à leur manière, mais sans bruit, dans l’expression de leurs sentiments, elle par de bons mots habiles, et lui, par des mots très simples et toujours polis.

Cet homme a été un des plus grands philosophes de ce monde : il ne s’est jamais fait de bile, ni dans la vie, et je pourrais dire ni dans la mort, prenant son temps pour vivre et prenant aussi son temps pour mourir ; passant 50 ans sur la petite terre qu’il avait lentement défrichée avec l’aide de sa femme, dociles l’un à l’autre, contents tous deux du matin au soir, du soleil du bon Dieu et de son tabac, contents l’un et l’autre du sommeil de la nuit, du soir jusqu’au matin. Personne au monde n’était plus heureux non plus, lorsque la bonne récolte du seigle, de l’avoine et des patates était cueillie et mise à l’abri, dans la grange et dans la cave.

Oui, quelque fut le moment ou l’occasion, et bien qu’illettré tout à fait, jamais un mot impoli n’est sorti de sa bouche, cependant que très obstiné dans ses affirmations, et discutant avec des gens qui souvent le malmenaient en paroles, il gardait toujours un calme parfait.

Je crois pourtant qu’il blaguait quelquefois les gens trop indiscrets.

C’était drôle de l’entendre répondre à une bonne vieille curieuse, qui lui demandait pourquoi il gardait l’une de ses deux juments aussi maigre, tandis que l’autre était de bonne apparence. — « Bien, voyez-vous, Madame, répliquait-il, la maigre serait trop difficile à tenir dans les guides, et à mon âge la force de mes bras diminue ; je ne veux pas risquer de lui voir prendre l’épouvante en l’engraissant ». Cette pauvre bête, à la vérité, était absolument ruinée.

La jument maigre est morte peu après, mais la bonne est restée bonne toute sa vie, lui rapportant presque tous les ans un beau petit poulain blond qui suivait sa mère, à côté de la voiture, lorsque Louis Durand se rendait à la messe qu’il manquait rarement.

Cette jument, impayable, sous des dehors modestes, était, autant que je me rappelle des meilleures races, pattes fines, crinière longue et nattée par les lutins, près du collier, et le corps court paré d’une tête fine au nez un peu busqué. Elle a vécu trente quatre ans, je crois, et n’est morte encore qu’à la suite d’un accident, dans une rue de Montréal. On dit que Durand était doué d’une mémoire surprenante ; il s’en vantait, il y puisait au besoin, largement, c’était son seul livre ; je devais ajouter que ce livre il l’écrivait aussi avec des pierres : chaque événement important de sa vie était inscrit dans un coin de son champ, au moyen d’un nouveau caillou ajouté au tas déjà accumulé.

Après avoir fumé la pipe avec sa femme, — elle ne fumait peut-être pas plus que lui, mais elle fumait autant — il se rendait le dimanche après-midi à son livre de pierres, je devrais dire à ses livres, puisque chaque période mesurée par lui correspondait à un tas de pierres.

Soit avant, soit après sa visite au champ, il allait saluer mon grand père et toute la famille, qui se trouvait voisine, et chacun faisait ses lois, racontait ses nouvelles et ses histoires drôles, à l’exception de M. Durand qui, pour une histoire, ne riait presque jamais, bien qu’il aimât voir rire et s’amuser les autres.

Il écoutait raconter, souriait parfois, mais il se taisait ou parlait de choses sérieuses ou supposées sérieuses. Une seule fois il fit une vraie farce en réponse à une autre drôlerie de M. Foisy, de L’Épiphanie : Celui-ci affirmait qu’il avait lui, aussi, un tas de pierres dans son champ, et que le dimanche d’avant il avait été visiter son grain, en compagnie d’un voisin. — « Après avoir causé du beau et du mauvais temps, j’en vins, disait-il, à me souvenir de mon regretté cheval « Ardent », je vous assure qu’il portait bien son nom. Nous avancions, tout en parlant, du tas de pierres où reposait la carcasse blanchie du bon cheval ; je m’écriai, comme en serrant entre mes dents le nom du cheval aimé. Ah ! mon ami Polyte, soit à la charge ou à la course, quand je lui disais : Ardent ! allons-nous-en ! Et vous me croirez si vous voulez, Monsieur Durand, mais mon voisin vit encore demandez-lui, en disant « Ardent », les vieux os de ce brave cheval ont grouillé, si bien qu’ils ont fait résonner et dégringoler des pierres « grosses comme ma tête ». À ces mots Durand ôta sa pipe et sa tuque, et dit : « C’est-il bien vrai ça, Monsieur Foisy » ? — « Puisque je prends la peine de le raconter. »

— « Eh ! je n’ai pas osé jusqu’à aujourd’hui, dire ce qui m’est arrivé, mais, sapré-brûle, à propos d’animaux extraordinaires, j’ai eu une chienne que j’avais choulée après un ours, il y a douze ans, elle s’appelait Pistole, il était temps, cher monsieur Foisy, cet ours dévorait un de mes cochons ; et je criai, — Pistole, vas-y ! Hélas ! Pistole partit, comme un pistolet, les larmes m’en viennent aux eux, quand j’pense, elle passa si vite entre la souche de pin et mon four qu’elle se coupa en deux : j’en pleurais, je vous dis, je rapproche ces deux bouts, et les deux bouts se recollent. Seulement, la pauvre bête, qui me regardait avec pitié un instant, reprit son élan, mais elle ne courait pas aussi vite qu’avant, les pattes de derrière étaient retournées sur le dos, le corps à l’envers, mal recollé. Demandez à Cadie, si ce n’est pas vrai. »

Et Léocadie de répondre. — « Si c’est l’histoire que tu as préparée hier pour M. Foisy, c’est bien vrai que tu as promis de la lui raconter. »

Cet ami de mon grand’père, je puis l’affirmer, a passé une bonne moitié, sinon la majeure partie de sa vie pieds nus, comme les saints gravés sur les images anciennes. On rapporte de lui des prodiges d’endurance. Camille Rondeau m’a affirmé maintes fois qu’après être tombé deux fois dans l’eau à la glace, la glace de la savane s’étant brisée sous ses pas, lorsqu’il s’en allait bûcher au bois, il avait passé toute la journée sans se plaindre un instant, sans même s’impatienter ; et par le grand froid, le midi, en s’approchant pour se chauffer, d’un arbre en feu, une branche pleine de flamme lui tomba dans sa chemise, il ne répondit même pas à celui qui lui demandait ironiquement s’il s’était brûlé.

Durand ne savait ni lire ni écrire ; je me trompe, il lisait un livre, c’était ce livre curieux dont les pages étaient certainement mal reliées, ce livre consistant, je vous l’ai dit, en un tas de pierres accumulées au bout de son champ, il le lisait tous les dimanches de l’été, lorsqu’il faisait beau soleil. Son livre était plus beau que le mien. Il avait cet avantage d’être inédit : comme Rondeau ne voulait pas s’amuser à lire des chapitres de cailloux, Durand amenait parfois avec lui mon grand’père à sa leçon. Mon grand’père le rudoyait en paroles. Durand était toujours poli, et tous deux s’aimaient comme il faut, entre voisins.

Je veux être franc : monsieur Louis Durand avait autant, sinon plus, de plaisir à ne rien faire qu’à travailler ; aussi son bonheur était-il parfait, lorsqu’il avait de la farine dans son grenier, un peu de lard dans la cave et un peu de bois à sa porte. Alors le vent pouvait souffler, la tempête mugir, lui et sa femme n’avaient plus d’inquiétude, l’hiver pouvait durer à sa guise : l’on allumerait et l’on dormirait bien après avoir fait une bonne prière, le soir, à genoux, bien droit ; si des voisins venaient faire la veillée, on y était, mais après la prière bien faite et sans se retourner un seul instant. Monsieur Louis Rondeau a affirmé ce fait souvent devant moi. Après la prière on causait autant qu’on le voulait, autant qu’on le pouvait, et l’on veillait souvent assez tard.

Nul en ce monde, je l’ai dit, ne savait mieux endurer la misère causée par les intempéries des saisons, la chaleur ou le froid n’avait que bien peu de prise sur le tempérament du vieil homme.

Louis Durand et sa femme ont été deux grands philosophes, et j’en donne les raisons principales. Il doit y avoir à l’heure actuelle, à Lanoraie, cent personnes au moins qui ont connu Louis Durand, du rang de St-Henri, ce grand vieillard toussoteux, à la tignasse de cheveux absolonesque, coupée en balai ; figure pâle, remarquable par sa bouche aux lèvres épaisses, pommettes des joues saillantes, un nez, d’aigle, les yeux bruns foncés lançant quelques lueurs jaunes, mais d’une grande douceur : portant à sa mode un collier de barbe à peine grisonnante, même dans ses dernières années. Cet homme était l’ennemi du blanc, on eut dit que l’idée persistante de sa vie contre la blancheur procédait de tout son être, et que les quelques brins des cheveux ou de barbe, même à sa mort, qui voulaient blanchir n’étaient que gris, et ces poils gris ne dataient que de 1888, année de la mort de sa femme. Sur les cent personnes qui l’ont connu et qui vivent encore, pas une n’a entendu Monsieur ni Madame Durand se plaindre, à aucun moment de leur vie, et Dieu sait si leur vie en fut une de fortune. Une fois le grand vent d’automne enleva la couverture de leur maison, une autre fois la grêle brisa leurs vitres, jamais une pièce d’or n’a escaladé leurs fenêtres. Et lui et elle, toujours contents, fumaient lentement et avec délices, chacun une bonne pipée de tabac, avant d’aller ramasser la laine et le lin emportés par le vent, le long des clôtures ; encore en abandonnèrent-ils un peu qu’un vent contraire ramenait le lendemain soir dans leur jardin, sous la haie de cassis. Jamais un mot d’humeur mauvaise n’est sorti de leur bouche contre les mauvaises récoltes, ou les intempéries des saisons ; loin de là, s’il faisait grand froid ou une chaleur tropicale, ces braves gens semblaient plus satisfaits que de coutume : c’était une occasion de repos, et s’il leur fallait sortir absolument, leurs paroles étaient encourageantes. Ça ne devait pas durer une telle pluie ou une telle tempête de neige, et d’un coup sortis la porte, ça n’était déjà pas si dur.

Un dimanche de fin janvier, par un froid à geler les paroles les plus rudes sorties des bouches les mieux douées, et les plus chaleureuses, Louis Durand étant revenu de la messe, — jamais il ne manquait la messe — ayant dételé sa jument blonde-café, et pris quelque bouchées, peu nombreuses, sa frugalité était proverbiale, vint, selon sa coutume, chez mon grand’père où tout le monde se plaignait amèrement de cette température de chien ; contre son habitude mon grand’père avait fouetté sa jument pour ne pas mourir, et les autres avaient trouvé ça aussi dur ; on s’était gelé, qui une oreille, qui un doigt et tout le monde avait l’onglée.

« Saprégué : » dit Durand, « j’ai déjà vu pire, je ne trouve pas ça si effrayant. »

On protesta : lui Durand, il était toujours de travers, quand on disait noir il disait blanc et vice-versa.

« Et je vous dis » continua-t-il, que « je suis allé à la messe nu pieds dans mes bottes, après tout je ne suis pas mort, ni mourant. »

Mon grand père, malgré toute son amitié pour son vieil ami, perdit patience et lui répondit sec : « — Durand tu mens. »

Durand, toujours poli, sans s’émouvoir et sans hausser le ton répliqua ;

— « François-Xavier, il y a longtemps que vous me contredisez, et vous n’avez pas l’air de me croire quand je parle, cette fois je vais vous prouver ma parole. » Il enlevait ses bottes tout de suite, et il n’avait pas de bas, « ni rien ».

Le fait est qu’on voyait Durant toujours nu-pieds du mois d’avril jusqu’en novembre, dans les mois les plus rigoureux il portait ses bottes ou ses souliers de bœuf simplement.

Il n’y avait chez cet homme aucune idée de complication, tout y était au plus grand naturel.

Ses sources de revenu n’étaient pas nombreuses ;

Il avait pris sa terre en bois debout, elle ne lui coûtait qu’un travail lent ; il y gardait une vache, quelques poules, trois moutons, et sa fameuse et unique jument à crinière nattée par les lutins, sans apparence, bonne comme du pain, douce et docile, et lui rapportant un beau petit poulain chaque année, poulain qu’il vendait tout jeune, avant l’âge « coûteux, » avec quelques voyages de bois, c’était toujours assez d’argent : un petit goret était aussi bien utile, on le saignait avant Noél. Cadie (Léocadie) faisait quelques chemises de la laine des trois moutons, et aussi de la toile du lin récolté. Du seigle, de l’avoine des patates, juste ce qu’il en fallait, et il n’en fallait pas beaucoup. Mais du tabac, oui, du tabac, par exemple assez pour se rassasier. Et la vie de Louis Durand et sa femme était belle, belle de cette beauté paisible et douce à faire se plaindre un roi qui se serait cru heureux jusque-là.

Et l’on ne désirait pas même le printemps si désiré de tous, non, on prenait l’hiver avec le seul espoir d’hiverner.

Et s’il manquait quelque chose — et il en manquait parfois — que pensez-vous qu’on fit ?

La réponse était dans les faits et non dans les paroles ; s’il manquait quelque chose, Eh ! bien, on s’en passait, tout simplement.

L’ultime ressource était dans la vente, au village, de quelques voyages de bois à quarante sous chacun. Je vous assure que le bois était bûché lentement, et charroyé de même.

La jument qui le transportait n’était pas menée durement, aussi a-t-elle vécu trente-quatre ans bien sonnés ; elle se serait d’ailleurs rendue à un âge plus avancé, s’il ne lui était arrivé de tomber dans une rue glissante de Montréal.

Car l’un et l’autre, le maître et sa bête, après la mort de madame Durand, étaient, sur la fin, devenus citadins.

Oui, Louis Durand était devenu montréalais, et il trouvait la ville de Montréal si belle et si grande, qu’il était fier de la contempler plusieurs fois le jour. Il demeurait chez son gendre et sa fille, monsieur et madame Vaillant, rue Maisonneuve. Depuis sa tendre enfance jusqu’à son extrême vieillesse il était sûr que chaque jour que le ciel lui accordait était le plus beau de tous. Sans doute, il n’oubliait pas les absents ; sa vieille n’était plus là pour « l’aider à fumer. » mais il fumait, lui, une pipée de plus pour celle dont l’âme devait être de plus en plus contente, puisque, dans l’autre monde, comme sur la terre, on devrait de mieux en mieux comprendre son bonheur. Les morts avaient leur part de ses pensées et de ses prières. Et les vivants, non plus, ses anciens voisins, il ne les oubliait pas : c’était donc que sa vie avait été bonne parmi eux et par eux, puisque sur ses vieux jours, il mangeait du pain blanc, oui, du bon pain, bien blanc et bien cuit qui gardait, dans sa bonne senteur, comme un souvenir, une évocation des parfums des épinettes et des sapins du bord de sa belle savane, « laquelle était restée là-bas, comme de raison, à St-Henri, au bord du petit côteau, où le tas de pierres marquait l’histoire de sa vie, son livre de pierres. »

Et Louis Durand marchait par les rues de la grande cité, et c’était pour lui des enchantements, des merveilles sans nombre, la rue Sherbrooke, la rue Notre-Dame, le port plein d’eau et de beaux bâtiments, la place Jacques-Cartier, le palais de Justice, l’Hôtel de Ville, et la chose la plus fabuleuse pour lui ce fut la cathédrale de Mgr Bourget. Ô ! cette bâtisse-là avait ses préférences, non qu’il s’exprima à son sujet avec engouement ; non, il parlait toujours lentement et sans répétitions inutiles, mais tout le monde qui le voyait ressentait bien que ce vieillard était heureux, sans oublier son passé, sans oublier ses amis, ses anciens voisins. Il les nommait souvent, après ses marches par la ville.

Ah ! il n’avait pas besoin de lunettes pour tout voir. Il disait que les gens étaient bien riches en nommant des voisins, des deuxièmes voisins, des journaliers de la rue Maisonneuve ou des rues Panet et Plessis. On avait beau lui affirmer que non, c’étaient des pauvres, leur femme lavait des fois pour les autres.

Alors par délicatesse, il ne nommait plus personne, mais il affirmait qu’il croyait que tous les journaliers devaient être bien riches, puisqu’il les voyait souvent entrer dans les « cantines » où les verres se paient par « des cinq sous à la fois. »

Louis Durand n’a jamais de sa vie dépenser un seul centin pour un verre de boisson. Il affirmait y avoir goûté une fois, et que c’était si mauvais, que quand même on lui eût payé vingt-cinq sous à la fois, pour chaque verre, par lui pris, il eût « préféré rester pauvre. » Plutôt que de boire, il eût mieux aimé ne pas manger ; « Car, disait-il, mourir pour mourir, je crois qu’il vaut mieux mourir de faim que de mourir de boisson. »

En 1801, au retour de mon premier voyage de navigation fait à Montréal, ma famille et des voisins s’informèrent de ce que j’avais vu en ville, ou en arrivant dans le port. J’ai répondu la vérité : J’avais vu Louis Durand appuyé sur un garde-fou sur le haut du rempart. Il contemplait le fleuve : le temps était beau, et Durand avait l’air heureux.

Mon père me dit : — « Es-tu bien sûr que c’est Durand que tu as vu ? »

C’était un truc de mon père qui m’accoutumait à observer les signes distinctifs des personnes ou des choses que je prétendais avoir remarquées. Je n’eus aucune misère à donner la description demandée : Il était chaussé de grosses bottes au coup-de-pied uni, dont les jambes (les tiges) remontaient sous les jambes du pantalon, lequel pantalon était d’étoffe brune noire du pays, étoffe faite de la laine ancienne, non teinte, telle qu’elle avait être tondue sur le dos de ses bêtes.

Tête forte sous une épaisse et rude chevelure. Il fumait avec une pipe toute en bois, Olivier Champagne dit : « C’est ça. »

Gilet carré, de même tissu que le pantalon. Chemises de flanelle à laquelle était accroché un faux-col blanc.

Un éclat de rire accueillit ma dernière affirmation ; puis l’on se recria : Louis Durand n’avait jamais porté, ne portait, et ne porterait jamais de col blanc.

Eh, bien, oui, Durand était un philosophe, il n’entrait dans sa tête aucune idée de caprice ; il s’accommodait de tout, était content de tout. Il n’avait jamais porté de col blanc, en campagne c’était vrai, mais en ville, vu les circonstances, pour faire plaisir à sa fille peut-être, il portait un col blanc.

Je confondis ceux qui ne voulaient pas me croire en affirmant qu’il m’avait parlé, comme ça :

« Vous venez de Lanoraie vous aussi, monsieur, comme le capitaine Laventure ? »

« Oui, monsieur Durand, de Lanoraie. »

« Vous me reconnaissez ?

Bien oui, vous êtes monsieur Durand, moi je suis le garçon de Louis Doucet, de St-Henri d’où vous venez. »

« Ah ! bon. Saprégué, » avait-il prononcé, avec lenteur. Et vraiment, le vieux s’était ému ; après s’être informé de ma famille, il s’était informé de sa terre, était-elle bien, elle aussi. « Ma maison ? ma grange ? le puits ? Ah ! petit. Ah ! petit. Il n’y a pas longtemps que tu es venu au monde, c’est comme si c’était hier la veille de la Toussaint, ton grand’père vivait et nous étions voisins. Tu sais, c’est beau en ville, mais c’est beau à St-Henri, c’est bien beau. Ah ! Saprégué ! ici je suis bien, j’ai encore ma jument, je la flatte et je lui parle tous les matins. Ah ! Saprégué ! Je lui parle de tout ça, du temps passé. »

Enfin il n’y avait plus de doute, Louis Durand s’accommodait de tout ; après soixante-quinze ans de vie à la campagne il était évident qu’il se plaisait en ville. Les chemises de flanelle du pays qu’il avait toujours portées, il ne les méprisait pas, mais les faux-cols citadins lui allaient à merveille : cet homme toujours content avait une philosophie bien à lui.

Notre dernière conversation n’avait pas été bien longue. Après s’être informé lentement si la santé de son monde du rang de St-Henri était bonne, il me dit :

— As-tu étendu des collets à lièvre et à perdrix l’automne dernière ? — Oui.

— Alors tu as visité la savane et le bord du coteau chez-nous, entre chez Joe Nadeau et Louis Baptissette (Rondeau) ?

As-tu vu si mon livre était encore là, sur la dernière pièce labourable, à droite en montant ?

Je ne comprenais plus rien, croyant toujours que Monsieur Durand ne savait pas lire. Ensuite un livre dans un champ était une nouveauté.

Oui, continua-t-il, satisfait de mon étonnement, oui, j’ai fait un livre de pierres, au bout de ma terre, le tas de roches que tu as vu, c’est ça mon livre, c’est un petit mémoire de ma façon. Cette écriture-là a toujours été pour moi la plus facile, l’autre je ne la connais point.

Puis elle s’efface vite, tandis qu’un bon caillou, ça dure longtemps.

Puis changeant de propos, « Aimes-tu ça travailler sur ton bateau ? Tu es jeune, si tu navigues toute la vie et que tu vives vieux, c’est dur à la longue ; une bonne habitude c’est de s’accoutumer à bien prendre son ouvrage ; quand on sait s’y prendre, tout est à moitié plus faisable. On peut apprendre jusqu’à la manière de vieillir. À cette heure mon garçon, j’étudie ma leçon pour bien mourir. L’automne prochaine, j’irai rentrer ma décision dans mon livre du bord de la savane. »

« Ah ! un petit caillou de rien, planté tout droit, du côté du soleil couchant, ça sera assez. »

Avait-il appris de lui-même cette manière sereine d’envisager cette chose sérieuse qu’est la mort, ou la tenait-il de sa femme défunte avant lui depuis quelques années, elle qui passait pour avoir l’esprit si développé, ou l’idée leur était-t-elle venue à tous deux, en même temps, au coin du feu, en fumant une bonne pipée ? Je ne saurais le dire : toujours est-il qu’il était de tradition dans la famille de Louis Durand de prendre le temps nécessaire aux préparatifs de la fin.

La dernière pensée que M. Durand m’avait exprimée lors de notre conversation à Montréal était que la navigation est et sera toujours un métier dur, mais qu’en cela, comme en autre chose. le principal était de savoir bien prendre son ouvrage. Presque tous les ouvrages sur la terre se ressemblent par bien des côtés, la charrue vaut autant que la plume d’un notaire, il s’agit de s’en servir plus lentement et avec patience ; le laboureur vit aussi vieux que l’homme de loi, et le navigateur d’eau douce, quand il sait le moindrement nager, dans un naufrage, peut sauver sa vie assez souvent, il faut savoir le tour de vivre et de lutter à temps : lui, il avait déjà 76 ans, et il trouvait, pour sa part, qu’il était aussi facile de gagner sa subsistance en ville qu’à la campagne. C’est vrai, un pain fait autant de bien à l’estomac quand on le mange dans les parages de la rue Maisonneuve, à Montréal, que si on le mange dans le rang de Saint-Henri de Lanoraie, quand on le mange seul, ou avec du bon monde qui vous veut rien que des bonnes choses.

« Tiens, mon homme, tu me croiras si tu veux, mais je me trouve comme à l’âge de 20 ans. Je demeure toujours chez ma fille et mon gendre, ma fille est restée ce qu’elle était toute petite, elle est bonne, mon gendre est bon aussi.

Et je cours ma chance de vivre encore longtemps, j’ai la même chance de vivre que si je retombais à 20 ans : il y a des personnes de 20 ans qui mourront à 21, et moi je puis me rendre à 78, ça me fait encore long si je compte ça en semaines on en jours. Je te dis que le soleil est beau par ici, je ne te mens pas, je crois qu’il est aussi beau qu’à St-Henri, et l’hiver n’est pas plus froid qu’ailleurs, ensuite les poêles sont bons, de première classe, et le bois arrive tout coupé, tout fendu, on n’a qu’à chauffer, c’est une vie de roi que je passe ici, avec du tabac, j’ai beaucoup de tabac, j’en ai de reste depuis que je suis seul pour fumer. J’ai toujours resté sur ma terre de là-bas, il est vrai, mais je t’assure que je trouve ça beau la navigation, par exemple, si je naviguais je ne me ferais pas mourir à travailler, j’aimerais mieux gagner moins cher et travailler moins fort.

Oui, c’est beau glisser sur la grand’rivière, les voiles au vent, par un bon vent qui ne menace pas trop notre bateau et le gréement.

C’est beau quand le vent lui aussi sait prendre son temps et son ouvrage : je comprends qu’il ne peut pas toujours faire beau temps, mais on est bien aise aussi quand la tempête nous attaque de pouvoir nous mettre à l’abri dans les îles, par exemple, ou le long des quais, là où on peut fumer. »

Un an et demi après notre rencontre dans le port de Montréal, l’homme rare, toujours satisfait de plus en plus de la vie, faisait une dernière visite à la maison qu’il avait bâtie il y avait près de soixante ans, jamais réparée depuis ; mais on eût dit qu’en cela, elle ressemblait à son bon maître, la patience était son lot humble et austère, elle résistait, résistait, aux vents aux saisons avec certaine joie : chaque printemps lui souriait de bon cœur en faisant refleurir, tout près de la fenêtre du nord-est, la jolie talle de cassis toujours droite, elle s’enfonçait d’aplomb dans la terre, elle s’agriffait au sol avec la fidélité des braves mains qui l’avait élevée jadis. Les saluts de retour comme les adieux du départ du maître ne furent pas longs ; la porte et la fenêtre grandes ouvertes, le soleil de ce matin de fin septembre emplit le vieux foyer comme d’une lumière toute neuve ; Durand, instinctivement, alla se frotter les doigts en face de la pauvre cheminée éteinte ; la brise d’automne s’y engouffrant, comme souffle du passé mort et froid, rappela au vieillard qu’il n’y avait plus de feu : les maisons comme les cœurs ne se réchauffant pas dans l’abandon.

Un faisceau de trois allumettes éclaire la cave vide et toute noire comme un gouffre ; au grenier, un vieux râteau reposait couché sur les entraits ; rendu dans sa chambre, la plus éloignée du chemin, Durand éteignit vivement sa pipe, comme s’il se fut cru obligé de ne pas fumer où Léocadie, défunte depuis 6 ans, ne fumerait plus, et décrocha l’unique petite image qui pendait au mur, — c’était bien sa dernière visite — et, comme pour ne pas se laisser emporter dans des pensées de regret, il referma bientôt porte et fenêtre avec précaution et lenteur, en disant : « il faut savoir le tour de prendre son ouvrage. » Un seau emprunté chez Camille le fils de Louis Rondeau, lui servit à vider l’eau du puits, à l’aide d’un crochet de cèdre retrouvé sur la clôture du jardin.

À la grange, il posa, en pesant, les mains sur les mancherons de sa vieille charrue, puis il gagna le bout du champ, au bord du bois prochain où son livre, unique livre de cailloux, écrit par celui qui ne sut jamais écrire — et le livre, le tas de pierres était bien là, à moitié effacé sous des herbes mourantes ; il les comptait les recomptait, et chaque chiffre comportait des mots explicatifs. Camille Rondeau l’entendit qui disait : « Ce coin-là c’est le chapitre des premières années ; un, deux, trois, quatre, cinq, six et sept. Oui, c’est ça, mais il y en a d’enterrées des pierres et du monde aussi ; Sept : mort d’Élise ; six : mort de François-Xavier, cinq : mort de mon pauv’ petit garçon, je n’avais que lui ; quatre : l’arrivée de Monsieur le Curé Loranger ; trois, qu’est-ce que c’est donc ? Ah ! comme il a de l’herbe partout ! oui, c’est ça : c’est l’automne du grand vent qui emporta la couverture de not’ maison : deux : naissance de Laphine (Joséphine) ; Un : not’ mariage et la terre neuve : Ce coin-ci, c’est le coin des bonnes récoltes ; et des bonnes années, il y en a, il y en a, c’est toutes des bonnes années, une, une, une, une, ah ! comme les herbes me cachent ça ! je vais recompter la page des mauvaises années : c’est pourtant pas ce tas-là : il y en a trop, je me trompe c’est toutes des bonnes années. Tiens, celle-là c’est la mort de ma femme. Mon Dieu je ne sais plus lire, je ne sais plus lire comme avant, il me faudrait des lunettes comme Cadie. » Il se tourna du côté de la maison, et voulut crier, mais la voix ne portait pas, la gorge était comme enrouée, elle se serrait : enfin il articula doucement : « Cadie, Cadie, viens donc je ne peux pas lire tout seul ! »

Et de son vieux poing mal fermé il essuya ses yeux rougis, en ajoutant tout de suite : « Non, c’est le vent et c’est le sable. »

Il voulut se rendre jusque sur « L’aut’ Coteau » et prit le chemin qu’il s’était autrefois, ô, bien autrefois, tracé à travers la savane, mais des repousses et de grandes tignasses de fougère lui montaient jusqu’aux hanches, il se découragea et rebroussa chemin, en brisant un tout petit rameau de cèdre qu’il éleva au-dessus de sa tête, comme pour saluer la terre qu’il ne devrait plus revoir, se retourna et marcha à pas pesant jusqu’à son puits dont il but un peu d’eau, en disant : « c’est un verre de bonne boisson, la meilleure du monde, bien sûr, il me revient à une piastre, — le prix de son voyage, aller et retour en bateau, de Lanoraie à Montréal — c’est vrai, mais que de bien il fait à ma santé. »

Ensuite il enleva son gilet et alla le secouer sur le seuil de sa porte où il fit une courte prière de son invention : « Mon Dieu, je vous remercie de la vie. J’ai compté mes pierres que votre beau soleil a réchauffées et que la neige a bien des fois refroidies. Moi aussi je suis une pierre, une pierre qui parle, mais qui ne pleure pas, parce que tout ce que vous m’avez fait, c’était du bien et de la bonté. Il y a soixante-cinq ans que vous m’avez donné cette terre-là, je vous la redonne, ma grange aussi, ma maison aussi, mon tas de pierres aussi. »

Louis Durand fit le signe de la croix, reporta le seau à Rondeau, sans se retourner une seule fois vers sa terre qu’il donnait à Dieu, mais on le vit qui enfonçait, tant qu’il pouvait, son grand chapeau mou sur son énorme chevelure plate, coupée en balai.

Durand n’avait pas eu trop de toute sa journée pour revoir comme il faut sa terre ; un seul morceau de pain, qu’il avait enveloppé dans un coin de gazette, avait suffi à le nourrir simplement avec son verre d’eau.

« Quoi, disait-il, du pain blanc ; mais avec du pain blanc, si ma fille voulait m’écouter, je ne mangerais jamais de viande, ni beurre avec ça, c’est trop bon, c’est bon comme le jour. »

Il s’arrêta chez nous en repassant. Le soleil déclinait, et des troupeaux de corbeaux, tournoyaient en croassant, connue pour préparer leur départ vers un autre pays.

Durand dit : « J’en reconnais plusieurs, je les ai vus là-bas. » Il s’arrêta sans ajouter : « Sur ma terre. » Il changea d’à-propos, parla de la grande ville qu’il trouvait toujours si belle et si bonne.

Dans le cours de la conversation il en vint à affirmer que l’Hôtel de ville et le Palais de Justice de Montréal étaient en face l’un de l’autre, tandis que mon oncle, l’ouvrier, était sûr que ces deux bâtisses sont l’une à côté de l’autre.

La discussion fut longue sur ce sujet.

Chose singulière on peut affirmer qu’ils avaient raison tous les deux.

L’année suivante, l’homme frugal et à grande mémoire revenait à Lanoraie, conne il l’avait promis en se séparant de ma grand’mère et de toute la famille ; « Je reviendrai, mais je ne pourrai plus discuter comme aujourd’hui. »

Louis Durand, l’année suivante, revenait à Lanoraie dans sa tombe.

La maladie n’avait pas été longue. Vers les trois heures il se plaignit à sa fille que sa pipe ne voulait plus fumer, que c’était pour lui signe de quelque chose de peu ordinaire. Il souriait en penchant la tête du côté gauche : « Je vais y aller encore ? » — « Où, allez voulez-vous aller ? » lui dit sa fille. — « À Lanoraie. »

— « Vous n’attendrez pas que les bateaux marchent ? » — « ce n’est pas nécessaire absolument, il me semble. » Il se coucha lentement par terre.

Vous êtes malade, lui dit sa fille : elle lui parla du prêtre, il répondit qu’il avait fait ses Pâques, ses pauvres bras mourants s’étendaient en croix.

Carmelice, dit-il : — « À Lanoraie, — un libéra — bonne place, — cimetière — après demain, — bonjour. »

Carmelice, du tempérament de son père, ne s’excita pas, elle s’agenouilla, souleva la tête du mourant et l’embrassa tendrement ; elle l’entendit encore : — « Faut savoir prendre son ouvrage. »

À ce moment Mgr Fabre qui passait, entendant qu’un homme se mourait, entra chez M. Vaillant et donna sa bénédiction à ce brave Louis Durand « qui partait pour Lanoraie. »

Un petit fils du mourant, enfant à cheveux plats et châtains, joignit ses petites mains et dit : « Jésus, guérissez grand’pépère ». Alors Louis Durand sourit pour la dernière fois, et rendit l’âme, l’une des plus belles venues sur cette terre, et qui se consolait « avec de la fumée. »

Le plus optimiste, le plus individualiste l’homme qui avait le moins touché d’argent dans sa vie, qui avait usé le moins de choses terrestres, y compris les souliers, le tabac excepté, le Diogène canadien, mais poli, plein de bonté, qui n’a jamais vu ni connu le mal, un saint homme enfin était mort comme il avait vécu, en souriant à l’inconnu, comme on sourit à sa mère et à l’espoir, le 12 avril 1893, Louis Durand a passé dans ce monde sans rien lui demander, ne prenant de la vie que le strict plaisir de vivre, ne recevant de la mort que la satisfaction de mourir, n’ayant en partage aucune qualité extérieure dont il put tirer un avantage spécial, aucune circonstances ne l’ayant favorisé ; ayant subi les désavantages de l’existence ordinaire des humains, sans une seule chance gratuite qu’accorde parfois un destin gentil.

Louis Durand a passé en ne puisant sa force, sa bonté, sa politesse, sa patience, sa charité d’optimisme, qu’en sa grande âme qui s’amusa toujours à ne lire que le bien de la création, sans maugréer contre la mauvaise température. Cet homme n’a jamais ri, rarement souri des lèvres, mais il avait en lui un sourire éternel : sans faire de compliments à ses semblables, il n’exprima jamais de reproches, jamais il ne porta le blâme en ses jugements.

Cet homme n’a jamais crié, ni chanté ; je crois qu’il aurait chanté s’il l’eût su, pour faire plaisir à ses amis ; on eût dit qu’il avait parié avec lui-même de ne montrer aucune vertu spéciale, si ce n’est l’endurance ; cet homme était parfait, il fut bon, sans jamais être de sa vie, pas un seul instant, mordu de la fureur du bien : il n’a jamais fait de mal à qui que ce soit, et chose unique et grandiose que je sache, le bien qu’il a fait est le produit très pur du bon exemple.

Louis Durand, merci ; je t’aime aussi bien dans ta tombe que dans ta vie ; il me reste à m’efforcer d’imiter ta bonté : ma carrière sera bien remplie si je puis habituer ma pauvre âme au sourire intérieur. Alors comme toi, je contemplerai les lutteurs de la vie sans lutter, j’écouterai les pharisiens qui se glorifient sans me glorifier, les humbles de cœur seront mes amis, je prierai tout bas parmi ceux qui crieront très fort leurs prières, je serai petit parmi les grands, et je mourrai sans regrets, si j’ai vécu comme toi, toi le plus sobre parmi les sobres, le plus humain, sans le faire voir, parmi les plus humains, toi qui n’étais point fou et qui trouvais l’humanité pleine d’esprit.

Ah ! tu dors, tu te reposes après avoir souri à toutes les poussières de l’avenir avec ton seul sourire intérieur, je te dois de te porter respect !

Ô vous, monsieur Durand, vous qui êtes au ciel choisi pour les âmes douces et polies, vous devez être dans le coin propice aux conversations paisibles et cordiales, du côté des remparts aux pentes unies, qui n’ont jamais été escaladés par les violents et les agressifs, daignez vous souvenir de moi, si Dieu vous a déjà accordé le passeport de la sanctification et de la pension de retraite éternelle, souvenez-vous de moi, vous qui m’avez souhaité de vivre longuement, à titre de petit nouveau voisin, vers l’heure de ma naissance. Je sais bien que je vous ai mal suivi jusqu’à ce jour, ayant vêtu mon cœur, mon pauvre cœur, souvent, de sac et d’corde ; mais vous qu’on essayait de ridiculiser parfois durant votre vie, votre position aujourd’hui doit s’être améliorée, dites donc un mot pour moi, quand le Maître passera près de vous, et je serai guéri des pluies et des rhumes d’automne, en attendant d’être guéri de la douceur de vivre et même du songe tenace de mourir !