Canidie (Mendès)

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PhilomélaJ. Hetzel, libraire-éditeur (p. 73-78).
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CANIDIE


I



Je suis un rameau sec durci par trois hivers.
Et qui donc m’a ravi l’âme ? C’est Canidie,
C’est vous, ange fatal, charmeresse aux yeux verts !

J’ai bu tous les poisons de votre perfidie,
Et, dompté par un charme adorable et pervers,
Spectre que le tombeau lui-même répudie,


Horrible, méconnu, je me jette à travers
La fange, sous les pieds de la foule étourdie,
Rouillé comme un vieux sou sans face ni revers !

Mais je veux vous maudire en quelque psalmodie
Avant que mon corps soit la pâture des vers,
Et c’est pourquoi, mon cher amour, je vous dédie

Ces poëmes sur deux rimes, en treize vers.

II


Blanche et vague parmi les ombres étoilées,
La Nuit au front pensif s’accoudait sur les monts,
Et l’on voyait dans l’air de sinistres volées.

Le feu follet, cette âme éclose des limons
Obscènes, près des lacs, dans les basses vallées,
Fuyait devant l’essaim nocturne des démons.


Le Succube aux yeux verts rôdait par les allées,
« Qui donc ose troubler la paix où nous dormons ? »
Chanta le chœur des morts sous les blancs mausolées.

« C’est moi, dit-il. Mon souffle a tari vos poumons,
Mais vous m’aimez encor sous les pierres scellées. »
« Il est vrai, répondit la tombe, nous t’aimons. »

Le Succube, en riant, cueillit des giroflées.

III


Alors se fit entendre, on ne peut savoir d’où,
Un vieux air de chanson dont le rhythme sautèle,
Et les ensevelis dansaient hors de leur trou.

« Voici Canidia, la sorcière ! c’est elle
Qui nous damna jadis en nous mettant au cou
Ses deux bras ; mais l’enfer est une bagatelle ! »


Ainsi disaient les morts en ployant le genou ;
Leurs suaires semblaient des robes de dentelle
Déchiquetée , ayant des teintes d’amadou.

Et moi, derrière un if dont le tronc. s’écartèle,
J’ai vu cela, pensif et noir comme un hibou,
À l’heure où les esprits que Nik tient en tutelle

Chez les filles d’enfer courent le guilledou !