Canton et le commerce européen en Chine

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Canton et le commerce européen en Chine
Revue des Deux Mondes, période initialetome 16 (p. 298-340).

CANTON


ET LE


COMMERCE EUROPEEN EN CHINE.




I.

Depuis que la Chine s’est ouverte à l’Europe, ce ne sont plus seulement les mystères d’une civilisation presque ignorée qui nous attirent vers ce lointain pays : ce sont surtout les nouvelles richesses que promet au commerce de tous les peuples l’exploitation de ce marché immense. Désormais les relations publiées sur le Céleste Empire auront à satisfaire deux sortes d’exigences : celles du simple curieux qu’amuse le tableau d’une société bizarre, et celles de l’homme pratique qui veut connaître les résultats et la portée de cette précieuse conquête commerciale. Étudier, en visitant la Chine, des mœurs, des institutions peu connues, ce n’était là qu’une partie de ma tâche : je devais recueillir surtout les documens de nature à éclairer la question si importante, si mal jugée encore, de nos relations avec le Céleste Empire. Canton, première ville de ce pays où s’est arrêtée la mission française dont je faisais partie, unit le mouvement d’une grande cité chinoise à l’animation d’une des places commerciales les plus considérables du globe. C’était pour moi un double spectacle qui a dû se partager mon attention, et dont j’essaierai de retracer fidèlement ici les deux faces également curieuses.

Vers la fin d’août 1844, tous les membres de la mission placée sous les ordres de M. de Lagrené, envoyé extraordinaire de France en Chine, se trouvaient réunis à Macao. Les frégates la Cléopâtre et la Sirène, les corvettes la Victorieuse, la Sabine et l’Archimède, stationnaient dans le port de cette ville. Le commissaire impérial Ki-ing, chargé, depuis 1843, de toutes les négociations du gouvernement chinois avec les puissances maritimes étrangères, avait été informé officiellement de l’arrivée du plénipotentiaire français. On n’attendait que sa présence pour ouvrir les négociations. Ceux qui désiraient utiliser leur séjour en Chine pour se livrer à des études sérieuses sur le vaste empire avec lequel la France allait entrer en relations appelaient de tous leurs vœux le moment où la signature du traité leur permettrait enfin de continuer et de compléter au sein même de la société chinoise des recherches depuis long-temps commencées. J’étais de ces derniers, et je n’appris pas sans un vif plaisir, vers le milieu de septembre, que le vice-roi avait enfin quitté Canton, sa résidence, pour venir traiter à Macao. Ki-ing élut domicile dans la pagode de Monga, située à peu de distance de la ville, près du mur chinois.

C’est à bord de l’Archimède, on le sait, que le traité de commerce conclu entre la France et la Chine fut signé le 24 octobre 1845, jour du niaï-tsz, que les Chinois regardent comme le plus propice de la lune à la célébration des mariages, et que l’on consacra pour ce motif à l’union solennelle de deux grands empires. De nombreuses relations me dispensent de revenir sur les visites et les dîners échangés à cette occasion. Ce qu’il importe de noter, c’est l’effet de la principale cérémonie. L’Archimède s’était paré de ses plus beaux atours. Une vaste tenture de pavillons de toute couleur partageait l’arrière du navire en deux salons : le premier, s’ouvrant sur l’avant, était destiné aux gardes et serviteurs tartares ; L’autre, commençant à la claire-voie du commandant et finissant à l’extrémité du bâtiment, était réservé au vice-roi, à sa suite et à la légation. L’équipage avait pris sa grande tenue ; partout le fer, le cuivre, les canons, reluisaient sous les feux d’un soleil éblouissant. Cet Archimède que nous avions vu si triste, si sombre et si délabré, pendant nos mauvais jours du golfe de Gascogne, était devenu méconnaissable.

Une salve d’artillerie avait été tirée à cinq heures et demie du matin, au moment où le vice-roi quittait Monga ; une autre, à six heures, annonça son arrivée sur la Praïa-Grande, dont le débarcadère était décoré d’une espèce d’arc-de-triomphe. Le ministre plénipotentiaire et l’amiral ne tardèrent pas à monter à bord. Enfin, vers huit heures, on vit paraître le commissaire impérial, qui fut salué des trois coups de canon prescrits par l’étiquette chinoise. MM. de Lagrené et Cécille, offrant aussitôt la main à Ki-ing, le conduisirent à l’arrière, où ils lui firent prendre place entre eux sur un canapé, et l’ordre d’appareiller fut donné immédiatement. Le commissaire impérial, qui devait retourner par mer à Canton, avait consenti à faire une partie de la route à bord de l’Archimède.

Le vice-roi paraissait enchanté de ce bâtiment, qu’il préférait, disait-il, aux steamers anglais, compliment un peu chinois que l’on peut fort bien attribuer à la politesse exagérée du commissaire impérial. Vers midi, après avoir pris le thé, il sommeilla pendant quelques instans, puis il alla visiter la machine à vapeur, qu’il examina dans le plus grand détail, la faisant lui-même stopper et marcher, et demandant diverses explications. On lui donna ensuite le spectacle du tir des obusiers ; le vice-roi voulut prendre part à cet exercice, et fit partir un boulet de sa propre main.

L’Archimède continuait cependant sa route au milieu de nombreuses jonques de guerre aux mâts pavoisés, qui, rangées sur le passage du vice-roi, nous saluaient à chaque instant de trois coups de canon. Les soldats qui montaient ces jonques étaient alignés sur le pont, en grande tenue, la pique et l’arquebuse à la main, Vers cinq heures du soir, nous arrivâmes au passage nommé Bocca-tigris[1], distant d’environ quarante milles de Canton, et qui forme, aux yeux des Chinois, l’embouchure du Tcho-kiang (rivière des Perles). Ce passage est compris entre l’île Ti-kok-taou, d’une part, et les îles d’Anounghoï et de Chuenpi de l’autre ; le chenal principal est formé par ces deux dernières et par celles d’Houang-toung nord et d’Houang-toung sud. Ces diverses îles sont défendues par des forts assez considérables, dont les murailles blanches dessinent des contours bizarres sur le versant des collines. Les forts d’Anounghoï comptent aujourd’hui dans leur armement une trentaine de pièces de 80, dont chacune est servie par trente hommes. Leurs murs, non bastionnés, sont garnis de plates-formes assez étroites, d’où les lourdes pièces d’artillerie chinoise ne pourraient, en cas de siège ou d’attaque, tirer que fort peu de coups, car leur recul épouvantable ne tarderait pas à les précipiter en bas. Ces canons présentent souvent d’énormes fissures à l’intérieur ; ils ne sont point forés comme les nôtres ; en les coulant, on place un morceau de bois cylindrique au milieu du moule ; on comprend que la fonte versée autour de cette perche éprouve un refroidissement qui détermine des inégalités et empêche d’obtenir une bouche à feu parfaitement de calibre. Le fort d’Houang-toung nord a, dans son armement, un certain nombre de pièces de 30, provenant du naufrage de la frégate française la Magicienne, qui se perdit, il y a quelques années, aux îles Paracel. Somme toute, ces forts sont misérablement défendus, et encore plus misérablement construits. La guerre de 1841 est une preuve sans réplique de la faiblesse de Bocca-tigris et de l’état d’ignorance presque barbare dans lequel l’art militaire languit en Chine.

Le soir, le commandant de l’Archimède fit lancer des fusées pour répondre aux saluts et aux illuminations des forts. Les mille feux dont la traînée éclatante se prolongeait au loin sur les bords de la rivière de Canton produisaient un effet magique. Ce navire français portant un des plus puissans soutiens de la monarchie chinoise et salué par les vieux forts des Bogues, qui, deux ans auparavant, ne tiraient qu’à boulets à la vue des vaisseaux de guerre d’une autre nation, cette belle corvette pénétrant dans les eaux intérieures de l’empire au milieu de démonstrations d’allégresse avait réellement dans sa marche quelque chose de triomphal. L’ancienne méfiance, l’ancienne haine, que la nation chinoise avait toujours témoignées aux étrangers semblaient faire place à des sentimens nouveaux. La Chine tendait fraternellement la main à la France, au moment où leurs deux ministres allaient conclure un traité de paix et d’amitié éternelles.

Enfin le moment solennel arriva. Le traité fut signé dans le petit salon du commandant, en présence de plus de trente personnes pressées dans cet étroit espace. Quand les plénipotentiaires français et chinois eurent apposé leurs sceaux, M. de Lagrené embrassa Ki-ing, et tout le monde remonta sur le pont, où le contre-amiral Cécille porta un toast à l’amitié, à l’union, aux bons rapports de la France et de la Chine. Ki-ing répondit en formulant le vœu qu’à l’avenir les Français considérassent les Chinois comme leurs frères, qu’ils vinssent s’enrichir en Chine, et que l’amitié des deux nations se soutînt pendant deux fois dix mille ans. De toasts en toasts et de fusées en fusées, nous arrivâmes vers dix heures du soir à l’île de Whampou, où l’on tira de nouveaux coups de canon, et où le vice-roi et sa suite quittèrent l’Archimède pour retourner la même nuit à Canton, dans une jonque de guerre qui les attendait. Le lendemain, le ministre plénipotentiaire regagna Macao avec plusieurs membres de la légation. Quant à moi, je me réunis à quelques autres voyageurs impatiens de visiter Canton, et nous primes passage à bord d’un bateau chinois qui se dirigeait vers cette ville.

La route de Whampou à Canton présente d’agréables aspects. Des groupes de bananiers aux longues feuilles pendantes, des bois d’orangers, des bambous, des plantations de riz, se succèdent sur les bords de la rivière. De temps en temps, on aperçoit des femmes enfoncées dans la vase jusqu’à mi-jambe et ramassant des coquillages. Sur la rive gauche se déploient les murailles blanches de quelques petits forts. Sur la rive droite, non loin de Whampou, on découvre plusieurs tours à neuf étages, élevées sur des éminences et semblables à des obélisques. Ces édifices se nomment ta-tzeu. Quelques personnes les considèrent comme des temples destinés à conserver des reliques bouddhistes ; mais j’ai recueilli à ce sujet une autre explication de la bouche d’un Chinois chrétien employé comme interprète par M. de Lagrené pendant son voyage dans le nord. Les Chinois voient dans la terre un être animé ; selon eux, elle a, comme le corps humain, auquel ils la comparent, des artères par lesquelles circule l’esprit vital ; les endroits où cet esprit afflue correspondent au pouls de l’homme. De même qu’on applique des ligatures à un membre pour y intercepter la circulation du sang, de même les Chinois construisent une tour aux endroits où ils veulent arrêter, fixer l’esprit de la terre. Ce sont alors des lieux propices qui répandent leur bénigne influence sur tout le voisinage, aussi long-temps que le courant électro-vital y est attiré par un puissant conducteur et maintenu par le poids d’un édifice élevé. On attribue souvent à un ta-tzeu le grand nombre de lettrés auxquels une petite localité donne le jour.

De distance en distance, nous rencontrions d’immenses pêcheries formées de rangées de pieux qu’on voit de loin s’élever à la surface de l’eau, et auxquels sont attachés des filets qui barrent le fleuve dans une assez grande partie de son cours. L’art de la pêche est un de ceux que les Chinois ont le plus perfectionnés. Bientôt cependant la rivière prit un nouvel aspect. Déjà nous étions à Canton, ou du moins au milieu des innombrables bateaux qui forment à l’entrée de la ville une sorte de faubourg du plus étrange aspect. On évalue le nombre de ces bateaux, depuis Canton jusqu’à Bocca-tigris, à quatre-vingt-quatre mille, et leur population à trois cent mille ames. Rien ne saurait donner une idée du mouvement de cette immense ville aquatique. Ici ce sont des halles aux légumes, aux poissons et aux bestiaux ; plus loin, de vastes chantiers flottans. Puis on rencontre des jonques de guerre aux pavillons bariolés, et des jonques marchandes du nord de la Chine, peintes en rouge, en noir et en blanc, armées à l’avant de deux espèces de cornes qui s’élèvent au-dessus de deux gros yeux de poisson, emblèmes de vigilance et d’adresse dont se parent tous les navires chinois. Les grandes embarcations sont extrêmement hautes de l’arrière, et sont chargées, à plusieurs endroits, de sculptures, de peintures et d’inscriptions. Les voiles de tous les bateaux cantonais sont des nattes triangulaires disposées en éventail à l’aide de longues perches. Les navigateurs du nord de la. Chine ne se servent que de voiles carrées, en tissu de coton de couleur sombre.

Pour donner une idée complète de cet étrange quartier de Canton, dont les bateaux forment les rues, il faut décrire chaque rive du fleuve à part. La rive gauche et septentrionale est bordée, à l’entrée des faubourgs, de maisonnettes en bambous, bâties sur pilotis et d’assez chétive apparence. En continuant à remonter le fleuve, on ne tarde pas à apercevoir deux îlots connus sous le nom de Folie française et de Folie hollandaise. Plus loin, au-dessus des factoreries, on voit flotter les pavillons de la France, de la Grande-Bretagne et de l’Amérique. On avance encore, et on se trouve devant les bateaux de jeux, qui alignent en longue file leurs devantures sculptées. Aux bateaux de jeux succèdent les bateaux de fleurs, sanctuaires de toutes les voluptés asiatiques ; puis viennent les bateaux de mendians et de lépreux, isolés de tous les autres. Le fort de Cha-min s’élève non loin de là, toujours sur la rive gauche, que nous n’avons pas encore quittée. Si l’on se rapproche de ce fort, on découvre d’abord quelques misérables cabanes à moitié démolies, construites sur pilotis au milieu de l’eau, et formées de perches de bambou recouvertes çà et là de quelques nattes. Ces cabanes sont presque sans toit, et servent de prisons temporaires à des criminels qui y sont exposés à la pluie et au vent. En longeant la ville et le fort, on traverse le quartier Chamin, construit sur la rivière, et habité par une population grossière et impertinente. Là les femmes et les enfans vous crient sans cesse : Fan-kouaï (diable étranger), en faisant signe qu’on devrait vous couper le cou, ce qui ne les empêche pas de tendre la main pour recevoir des sapeks[2]. Ce triste quartier est, du côté du nord, le dernier empiètement de la ville sur la rivière. Au-delà de ce faubourg, on se retrouve en pleine campagne. De nombreux bosquets, des allées de saules, de jolies maisons de campagne, varient agréablement le paysage. Les deux rives présentent une végétation également riche et pittoresque. L’aspect du fleuve est animé. De nombreuses embarcations apportent les produits de l’intérieur à la grande cité, où elles viennent, à leur tour, se pourvoir des précieux articles fournis par le commerce étranger. D’immenses trains de flottage descendent sans cesse la rivière avec leurs chargemens de bambous et d’autres bois de construction.

Tel est l’aspect qu’offre la rive gauche du Tcho-kiang. Si on longe de préférence la rive d’Honan, c’est-à-dire la rive droite et méridionale, on rencontre d’abord une grande et belle pagode boudhiste. On ne tarde pas à passer devant un large canal perpendiculaire au fleuve, et dont l’entrée est défendue par un fort : c’est le canal intérieur qui mène à Macao. Les grandes embarcations prennent rarement cette route, où elles sont exposées à de fréquens échouages. Le canal traverse, dit-on, un pays très peuplé, très fertile et parfaitement cultivé. On rencontre, avant d’arriver à Macao, l’île de San-Chan, dont les Européens ont fait l’île Saint-Jean. Ce fut là que les Portugais fondèrent leur premier établissement ; c’est là aussi qu’est enterré saint François-Xavier. Les étrangers étaient forcés, il y a peu de temps encore, de se munir d’une permission des autorités chinoises pour se rendre à Macao par ce canal. Aujourd’hui ils y circulent librement. — Un mille au-delà de ce canal intérieur, on passe devant un autre canal plus petit, qui mène aux jardins nommés Fa-ti, consacrés non-seulement à la culture des fleurs, mais à celle des plantes rares et des arbres fruitiers. Les fleurs croissent dans des pots aux formes bizarres. Ce sont tantôt de petits éléphans, tantôt des buffles ou des rhinocéros en terre noire, dans le dos desquels on a pratiqué un ou deux trous par où l’on voit sortir la tige de la plante. Après ces deux canaux, la rive droite n’offre plus rien de remarquable.

On connaît maintenant les abords de Canton ; on a remonté les deux rives du Tcho-kiang. Il est temps de descendre à terre. L’Européen, à son arrivée à Canton, débarque dans le quartier des factoreries, où il est salué par les cris aigus d’une nuée de tankas, jeunes batelières chinoises qui viennent assaillir son embarcation mouillée à quelque distance des quais, en répétant : My boat, my boat, captain (mon bateau, mon bateau, capitaine). C’est à qui s’emparera des bagages de l’infortuné voyageur, qui voit, en quelques minutes, ses coffres dispersés entre une dizaine de tankas, dont chacune réclame son salaire, après avoir déposé sa charge sur le quai. Des bateaux longs de trois mètres au plus sont l’unique demeure de ces pauvres tankas dans toutes les saisons, la nuit comme le jour. Les ancêtres de ces batelières, émigrés de Formose, obtinrent jadis du gouvernement chinois la permission de venir habiter les côtes de la province du Kouang toung, mais à la condition de ne point fixer leur domicile à terre. On trouve dans les bateaux des tankas deux ou trois sièges plians, un petit fourneau, une espèce de grabat, des inscriptions, des gravures, de l’eau douce, du feu et quelques misérables alimens. Sur l’avant se tient une batelière armée de son aviron ; à l’arrière est placé un pilote féminin qui agite une sorte de rame-gouvernail, comme un poisson sa queue. La tanka a la tête enveloppée d’un mouchoir foncé qui ne permet d’apercevoir qu’une partie de son visage jaune et brûlé. Elle est vêtue d’une ample casaque bleue et de larges pantalons. Ses pieds sont toujours nus. Elle porte souvent, attaché sur son dos, un pauvre nourrisson, dont l’existence est un problème pour tout autre que pour sa mère, sans cesse obligée de soustraire ce précieux fardeaux à mille chocs, à mille accidens, et opposant à ces dangers toujours renaissans une adresse, une sollicitude infatigables.

Déjà les tankas vous ont déposé au milieu d’un tumulte étourdissant. Vous êtes devant la factorerie anglaise, qui s’élève en tête et à l’est de toutes les autres. Cette factorerie se compose d’un long passage bordé de maisons ; un petit débarcadère, ombragé par une touffe d’arbres, mène à ce passage, dont une partie sert de hangar. Parmi les habitations remarquables que renferme la factorerie britannique, on compte celles du consul et de MM. Jardine, Matheson et compagnie, l’une des plus puissantes maisons anglaises de la Chine, puis le hong du riche Hou-koua, fils d’un ancien haniste. Cette factorerie n’est destinée qu’à remplacer provisoirement l’ancienne, pillée en 1841, et détruite en 1842 par un incendie. Sur l’emplacement des bâtimens dévorés par les flammes, on élève en ce moment une factorerie nouvelle ; mais les constructions, qui occupent quelques centaines de travailleurs chinois, sont encore peu avancées. Déjà plusieurs fois elles ont été interrompues : la lecture de placards menaçans affichés dans les rues de Canton avait frappé les ouvriers de terreur. Cependant on s’attend aujourd’hui à voir les travaux achevés dans un assez court délai. Ces nouvelles factoreries subsisteront-elles long-temps ? Le sort de leurs aînées, brûlées ou pillées quatre fois en vingt ans, ne permet guère de l’espérer. On prédit qu’elles seront incendiées, à la première grande crise commerciale, par les mêmes ouvriers que les étrangers font vivre aujourd’hui. Le salaire est le seul lien qui existe entre ces ouvriers et les négocians anglais ; ce lien brisé, les étrangers deviendront des ennemis pour les travailleurs chinois.

Une rue étroite qui aboutit à un hôpital fondé par les missions protestantes sépare la factorerie anglaise projetée de celle des Américains. Celle-ci est en ce moment la seule belle et réellement convenable. C’est un assemblage de vastes bâtimens qui, à l’extérieur, ne paraissent en former qu’un seul, dont la large et élégante façade contraste vivement avec tous les édifices chinois des alentours. Elle présente cinq grandes entrées qui conduisent dans autant de longs passages bordés de maisons d’habitation, de magasins et de bureaux. Ces passages se continuent dans toute la longueur de la factorerie, jusqu’à la rue qui la borne de l’autre côté. La plupart des locataires occupent des logemens commodes, spacieux, élégamment meublés. Le haut des maisons forme terrasse du côté de la rivière : c’est là qu’on va respirer la fraîcheur du soir et contempler la scène animée que présente le voisinage. La maison du consul des États-Unis, M. Forbes, se distingue par sa façade ombragée de quelques grands arbres. Une belle esplanade règne en face de la factorerie et la sépare d’un parc appelé Jardin américain, au centre duquel s’élève un énorme mât de pavillon, jadis surmonté d’une girouette. Les Chinois attribuèrent la plus funeste influence à cette flèche inoffensive, dont la pointe se dirigeait alternativement vers les divers quartiers de la ville ; toutes les maladies, tous les malheurs, furent bientôt imputés à la pauvre girouette, contre laquelle une émeute en règle éclata en mai 1844. Il y eut des coups de fusil tirés, un Chinois tué et trois blessés. Enfin les Américains firent sagement descendre la girouette, et tout rentra dans l’ordre. Le Jardin américain, entouré de murs, traversé de plusieurs allées plantées de fleurs et d’arbres de toute espèce, est la seule promenade que les étrangers possèdent à Canton. Aussi y rencontre-t-on tous les soirs une nombreuse société.

Après la factorerie américaine, en remontant toujours à l’ouest, on traverse une rue ou plutôt une place où sont toujours réunis un grand nombre de badauds chinois, des marchands de comestibles, des diseurs de bonne aventure, des raccommodeuses d’habits et des barbiers. Les passans s’y arrêtent d’ordinaire pour lire les affiches rouges placardées contre les murs d’un vaste édifice, qui présente, dans ses longues fenêtres terminées en plein-cintre comme dans son entablement orné de corniches élégantes, et surmonté de clochetons arqués, un curieux spécimen de l’architecture chinoise. Cette place aboutit d’un côté à un débarcadère, de l’autre à un grand passage appelé par les Anglais Old-China-street, et à l’entrée duquel on voit, dans une espèce de corps-de-garde, un petit autel consacré à quelque génie tutélaire. Old-China.street est pavé de dalles et bordé de belles boutiques où se trouvent réunis les divers objets de curiosité, laques, porcelaines, meubles, peintures, que les étrangers viennent acheter à Canton. Les boutiques d’Old-China-street sont presque exclusivement affectées aux voyageurs ; leurs propriétaires se tiennent ordinairement à la porte pour saluer les passans et les engager à venir faire des emplettes. Les maisons n’ont qu’un étage ; elles sont toutes construites et distribuées de la même manière. Les enseignes, écrites en anglais, se composent de petites plaques carrées, disposées obliquement à l’entrée de la maison. Le passage d’Old-China-street n’est recouvert d’aucune toiture. Seulement on remarque, de distance en distance, des planches jetées d’une habitation à l’autre, sur lesquelles se postent les gardes de nuit.

La factorerie française, assemblage d’édifices insignifians, principalement habités par des Parsis, sépare Old-China-street d’un passage exactement semblable et parallèle, nommé New-China-street. Les boutiques de ce passage sont plus élégantes et paraissent mieux fournies que celles d’Old-China-street. Plus loin, se trouve le Danish-hong (factorerie danoise), qui ne diffère pas du French-hong. Comme dans cette dernière factorerie, on y remarque des balcons ornés de vases de fleurs et joignant certaines maisons au mur qui leur fait face, car il n’y a qu’un côté du passage habité. En redescendant vers le French-hong, et en suivant un passage qui s’ouvre vis-à-vis de cet établissement, on arrive à l’hôtel Vincent, le seul hôtel où les étrangers puissent descendre à Canton. Cet hôtel s’élève près d’une cale où stationnent des embarcations de toute grandeur. C’est là que se termine le quartier des factoreries. Il est compris dans les faubourgs de Canton, qui couvrent une vaste étendue de terrain, à l’ouest de la cité chinoise, où nous allons enfin pénétrer.


II.

Canton, que les Chinois appellent communément Sang-chien, est le chef-lieu de la province du Kouang toung, dont la superficie est à peu près égale à la moitié de celle de la France. La ville est située dans le département de Kouang-tchaou-fou, qui comprend quinze districts. La moitié occidentale de Canton appartient au district de Nanhaï, et la partie orientale au district de Pouan-yu. Cette division des grandes villes chinoises en plusieurs districts est un fait presque général.

Une enceinte à peu près carrée entoure la ville, divisée par un autre mur parallèle au fleuve en deux parties inégales. La plus grande, qui s’étend vers le nord, se nomme la vieille ville, la ville tartare ; elle est restée jusqu’à ce jour fermée aux étrangers[3]. L’autre forme la cité nouvelle, la ville chinoise ; les étrangers y pénètrent sans difficulté, bien qu’ils n’y soient pas vus de très bon œil. Les portes du grand mur d’enceinte sont au nombre de douze ; quatre autres, pratiquées dans le mur intérieur, mènent de la cité tartare dans la cité nouvelle.

Canton est traversé par plusieurs canaux[4] qui donnent une physionomie étrange à certains quartiers. On remarque celui qui traverse le quartier des Teinturiers. De longues pièces de tissus, teintes pour la plupart en bleu d’indigo, flottent au faîte des maisons qui le bordent. Les eaux du canal sont presque toujours troubles, et les rues qui l’avoisinent d’une saleté extrême. Les nombreuses tanneries que ce quartier renferme répandent les miasmes les plus fétides. L’apparition d’une figure étrangère y fait événement, et l’on ne tarde pas à être entouré d’une foule de malheureux qui vous examinent d’un air ébahi.

On compte, dit-on, près de six cents rues à Canton. Tortueuses et déplorablement pavées, ces rues ont rarement plus de deux mètres de large. De distance en distance, elles passent sous des portes de sûreté qu’on ferme chaque soir, afin de faciliter la surveillance de la police en interceptant les communications. En hiver, on jette d’un toit à l’autre quelques planches qui forment comme un pont au-dessus de la rue. Des tours, ou plutôt d’énormes échafaudages en bambou, élevés sur cette base fragile, servent de postes aériens aux gardes de nuit qu’on entend, à des intervalles très rapprochés, exécuter de longs et sinistres roulemens sur leurs tamtams, pour montrer qu’ils veillent et pour éloigner les malfaiteurs. En cas d’incendie, ce sont eux également qui donnent l’alarme par le son retentissant de leurs gongs de cuivre. Les gardes de nuit correspondent entre eux au moyen de signaux et d’un langage de convention. Ils se répondent de quartier en quartier pour échanger leur mot d’ordre. Ces roulemens nocturnes, ces bruits sourds et prolongés, surprennent assez désagréablement le voyageur nouvellement débarqué en Chine.

Parmi les rues de Canton, il en est qui ont leur spécialité, comme la rue des Charpentiers, celles des Pharmaciens, des Fabricans de lanternes ; il en est d’autres qui se partagent entre deux ou trois catégories distinctes de marchands. D’énormes enseignes blanches, rouges et noires, bien vernies, bien luisantes, sont placées verticalement à l’entrée des boutiques. Les passans y lisent de deux côtés, en grands et beaux caractères dorés, les noms en tching, en tchang et en koua, des propriétaires, ainsi que l’indication de leur genre de négoce[5]. A l’intérieur des boutiques sont suspendues de grandes pancartes toutes bariolées de maximes commerciales très édifiantes dans lesquelles on n’oublie jamais de glisser quelque éloge pour les marchandises du lieu. Celles-ci sont disposées dans des casiers fort propres. Une table formant un carré long s’étend devant le mur du fond. Les associés ou les commis de l’établissement se tiennent dans l’étroit espace compris entre la table et le mur. Ils semblent se plaire à rester isolés dans cette espèce de couloir où l’on ne peut pénétrer que par une porte latérale ou par les chambres pratiquées derrière la boutique. A huit ou dix pieds au-dessus de leurs têtes, une niche creusée dans le mur contient presque toujours un bel autel consacré à Sinq-kouan ou à Kouan-taï[6]. Cet autel est orné de feuilles de clinquant très artistement découpées, et souvent de quelques peintures représentant des scènes fantastiques. A peu près de niveau avec l’autel s’étend, le long du mur, un balcon d’où le maître peut surveiller ses employés et voir ce qui se passe dans la boutique. Une lucarne qui s’ouvre dans le toit éclaire l’établissement. Dans une partie retirée du magasin se trouve ordinairement un autre petit autel consacré à Toutheï, le dieu des richesses, qui a toujours compté les négocians chinois parmi ses plus fervens adorateurs.

Les plus belles boutiques de Canton sont celles de Physik-street, rue plus large, plus propre, plus aérée que toutes les autres. C’est là que sont les grands dépôts de curiosités et que se trouvent réunis, dans des musées toujours ouverts au public, les magnifiques vases de vieux-Chine, aux peintures admirables de verve et d’originalité ; les bronzes antiques aux formes bizarres et variées ; des boîtes rondes en laque rouge, vrais chefs-d’œuvre de ciselure, toutes couvertes de pagodes, de mandarins, d’arbres, de fleurs et de bateaux ; de charmans petits vases en jade, aux contours élégans et délicats, précieux bijoux coquettement enchâssés dans de jolies montures en bois d’où on ne les tire qu’avec mille précautions ; des statuettes de dieux et de sages ; des armes et des monnaies remontant aux plus anciennes dynasties ; enfin, mille petits trésors dont nous ne pouvons apprécier ni la valeur, ni l’utilité, mais où se révèlent l’adresse et la patience inouies de l’ouvrier chinois.

Une partie de la rue Tin-noung-kaï est habitée par des marchands de lanternes. Ces utiles luminaires s’y présentent sous les formes les plus bizarres et les plus variées, tantôt en boules, tantôt en cylindres, puis en corbeilles et en polyèdres. Les montures de ces lanternes consistent le plus souvent en baguettes de bambou, qui se plient ou s’allongent à volonté, de manière à produire alternativement un sphéroïde très étendu ou un mince faisceau. Des papiers transparens, enduits d’une couche de colle desséchée, adhèrent aux arcs dont ils suivent, sans se déchirer, les mouvemens divers. Souvent aussi la forme des lanternes est invariable ; on en fabrique en verre, qui se démontent avec la plus grande facilité. Une autre partie de la rue Ting-noung-kaï est occupée par des marchands d’ornemens religieux. Ce sont des fleurs, des maisonnettes en clinquant découpées et entremêlées de plumes de paon, de fruits artificiels et de figures grotesques. Les Chinois raffolent de ces oripeaux, dont ils décorent leurs temples et les autels de leurs dieux domestiques.

Dans Sapsa-monkat (rue des treize factoreries), on vend des porcelaines tirées de la province du Kiangsi ; on y rencontre aussi des fabricans de nattes, de chapeaux de paille et de vannerie, des marchands de pipes, de cannes, de tissus de Nankin et d’hia-pou[7] du Kouang-toung. À la sortie des passages d’Old et New-China-street se trouve une espèce de halle où l’on vend des poissons à grosse tête, des pak-tsoé ou choux de Nankin, des keu, racine du genre des scorsonères, dont les Chinois font une grande consommation à défaut d’autres légumes ; d’énormes pamplemousses, des oranges, des fruits sacrés. Plus loin, on aperçoit d’affreux étaux de bouchers, où d’énormes rats aplatis et desséchés comme des jambons sont suspendus à côté de volailles rôties. L’odorat, dans les rues de Canton, a heureusement moins à souffrir que la vue ; un parfum de bois résineux et d’encens y règne presque toujours.

La population qui circule dans ces rues étroites présente un singulier spectacle. À chaque pas, ce sont des surprises nouvelles. D’un côté, vous apercevez une quarantaine de têtes grotesques et immobiles, sur lesquelles des barbiers silencieux promènent gravement leur énorme rasoir ; de l’autre, ce sont des diseurs de bonne aventure assis à leurs tables et entourés d’une foule de consultans qui les regardent la bouche béante et d’un air stupide. Rien de curieux comme l’appareil cabalistique d’un de ces astrologues : à sa droite s’élève une espèce de petite girouette ou de banderole noire et blanche, sillonnée de carreaux de foudre ; à gauche sont des instrumens de mathématiques et des figures bizarres de dieux ou de démons. Le devin, dont la figure est presque cachée par d’énormes lunettes, a devant lui du papier, des pinceaux pour faire ses calculs, et de poudreux volumes qu’il compulse de temps en temps d’un air mystérieux ; il prononce de longs discours qui excitent l’admiration de tout l’auditoire, et ne tardent jamais à déterminer quelque croyant à présenter sa main, dont le prophète consulte attentivement les lignes. Celui-ci débite alors, d’une voix solennelle, une prédiction dont le sens reste presque toujours enveloppé de mystère, du moins à en juger par l’attitude du consultant, qui se retire d’un air rêveur et peu édifié, après avoir remis le prix convenu à l’habile devin. Plus loin, vous rencontrez des marchands de bouillons économiques (c’est encore une découverte dont l’Europe doit laisser l’honneur aux Chinois, qui cette fois, comme d’habitude, l’ont devancée de plusieurs siècles). On voit des malades se faire appliquer très philosophiquement de violons coups de poing sur le dos, car la médecine chinoise a aussi ses homoeopathes. Des chaudronniers, des cordonniers, sont établis en plein vent, à côté de vieilles femmes qui raccommodent des habits. Des chasseurs rentrent au logis, portant sur l’épaule de vrais fusils de rempart, longs de trois ou quatre mètres, et à leur ceinture quelques chétifs oisillons pour tout butin. Des marchands d’animaux étalent les sacs, les cages étroites où sont entassés leurs malheureux prisonniers, des chats et des chiens d’abord, puis des cailles de combat, car les cailles se battent à Canton ; des oiseaux savans qui découvrent, entre cent grains, celui que leur maître vient de toucher ; des coqs auxquels on a coupé une patte pour y substituer celle d’un canard, qui paraît s’être parfaitement soudée et qui se meut sans effort. Continuez votre promenade : des charlatans haranguent la populace, ils pèsent et vendent des simples ou des racines dont ils vantent les mérites ; des mendians couverts de misérables nattes trouées chantent de piteuses complaintes ou se heurtent le front contre terre ; des aveugles circulent dans les rues par files de quinze ou vingt individus, s’orientant à l’aide de longs bâtons, faisant claquer de petits morceaux de bois pour demander l’aumône, et envahissant les boutiques dans l’espoir d’arracher quelques sapeks aux marchands fatigués de leur horrible vacarme. Ici, des musiciens charment tout un cercle de nombreux auditeurs en leur faisant entendre le vieil air national que l’on répète dans tous les sing-song. Plus loin, des flots de coulis presque nus hurlent et s’entre-choquent avec leurs doubles fardeaux suspendus à des leviers de bambou qu’ils s’efforcent de maintenir en équilibre sur leurs épaules ; des porteurs avertissent la foule par le cri de la, la, la, et heurtent brusquement les flegmatiques citadins qui ne se rangent pas assez vite devant la chaise balancée par leurs bras vigoureux. Cette chaise, espèce de caisse carrée soutenue verticalement par le milieu à l’aide de longs brancards, est tantôt fermée hermétiquement, tantôt ouverte sur le devant et sur les côtés, de manière à laisser voir le promeneur assis. Des cortéges de mariages, en tête desquels on porte des cochons rôtis, des cortéges de mandarins, accompagnés de joueurs de gongs et de porteurs de parasols, défilent à leur tour devant l’étranger surpris. Toute cette foule qui vocifère, qui tourbillonne, qui vous barre à chaque instant le passage, présente un coup d’œil qu’on chercherait en vain dans nos capitales européennes. Ne vous laissez pas trop distraire cependant par cette succession de scènes et de tableaux variés. Comme dans toutes les grandes et opulentes cités, il existe à Canton un nombre considérable d’aventuriers et de filous. On y fait le mouchoir et la montre avec autant d’adresse qu’à Paris. Il n’est, je le crois, personne d’entre nous qui n’ait eu quelque foulard escamoté sur la petite place située entre le jardin américain et la factorerie française. Vous êtes souvent suivi par un individu qui finit, si vous n’y prenez garde, par vous mettre très lestement la main dans la poche.

Le mouvement, l’animation dont nous avons cherché à donner une idée, explique la prédilection des Chinois pour Canton, qu’ils appellent un séjour de délices. Il est, dit-on, peu de cités dans l’empire qui leur offrent des moyens aussi variés de satisfaire leurs passions. Les maisons de jeu y sont très nombreuses, les représentations théâtrales extrêmement fréquentes ; la rivière, la ville flottante, offrent des fêtes et des plaisirs inconnus ailleurs. Le commerce étranger, si considérable à Canton, procure à cette ville une grande quantité d’objets de luxe fort rares dans le reste de la Chine, et ouvre à ses marchands mille sources de richesses. Aussi y compte-t-on des fortunes immenses acquises dans les affaires. Je citerai en première ligne celle d’Hou-koua, le plus riche propriétaire de Canton, celles de Poun-ting-koua, de Poun-kaï-koua et de Ping-ti-ouang.

Mais c’est assez nous occuper de l’aspect des rues ; l’intérieur des maisons nous réserve de nouvelles surprises. La ville chinoise a ses beaux quartiers, où les maisons sont construites en briques ; elle a aussi ses quartiers misérables, où de chétives huttes de limon et de bambou servent d’abris aux pauvres. Ne nous arrêtons pas devant ces cabanes, ne soulevons pas la natte qui sert de porte : cette natte cache un réduit étroit, humide, infect, qui sert en même temps à une famille nombreuse de cuisine, de salle à manger et de chambre à coucher. C’est dans les grandes maisons de l’intérieur de la ville qu’il faut étudier l’architecture domestique des Chinois. Ces maisons arrêtent tout d’abord l’attention par la forme du toit recouvert de tuiles cintrées, qui dessine un arc très gracieux. Cette forme dérive, dit-on, de celle de la tente, antique habitation des tribus nomades qui, de l’ouest de l’Asie, vinrent jadis s’établir en Chine. Le caractère dominant de l’architecture chinoise est une extrême légèreté. Les constructions sont élégantes, coquettes, souvent ornées de sculptures du travail le plus délicat, mais elles manquent entièrement de solidité. Aussi la Chine est-elle fort pauvre en monumens antiques. La plupart des maisons de Canton ne sont qu’à un étage. Les fenêtres sont à coulisses et non à pivots ; elles se touchent comme celles de nos édifices du moyen-âge. Les vitres sont remplacées par un treillis de bois, le plus souvent à carreaux, mais quelquefois aussi découpé en arabesques du dessin le plus capricieux et le plus élégant. Des coquilles taillées et transparentes servent à fermer les interstices ; on les remplace par du papier dans les habitations où on ne se pique pas d’une extrême élégance.

Les habitations des riches sont entourées de hautes murailles qui en dérobent la vue aux passans. Quand on a franchi le seuil de la porte, ordinairement à deux battans, on se trouve vis-à-vis d’une cloison destinée à masquer l’intérieur du logis, car un des traits caractéristiques des habitans du royaume des fleurs, c’est d’aimer à jouir du bonheur sans témoins. Aucune précaution ne leur coûte quand il s’agit de cacher leurs trésors de tout genre aux regards curieux de leurs concitoyens, et surtout des mandarins, dont la jalousie est redoutable. Une loge de portier est assez souvent placée près de l’entrée. Deux passages qui s’ouvrent à droite et à gauche de la cloison mènent dans une avant-cour terminée par une antichambre ou salle de réception. Cette salle est entièrement ouverte sur le devant ; le mur du fond est décoré d’un autel consacré au culte des ancêtres ou de quelque génie tutélaire. Sur l’autel, paré de fleurs et de feuillages en clinquant, une lampe, toujours allumée, attend les fidèles qui viennent y brûler des parfums et des papiers dorés, après avoir chargé d’offrandes une table voisine. De longues bandes de papier rouge, couvertes de sentences en gros caractères noirs, sont suspendues aux murs. L’appartement est orné de quelques grandes lanternes de formes bizarres ; les unes, rondes, sont faites en papier enduit de glu d’agar-agar et chargées de figures grotesques ou d’inscriptions ; les autres, carrées, consistent en plaques de verre enchâssées dans des cadres à rainures et couvertes aussi de peintures.

A droite et à gauche de l’autel se présentent ordinairement deux issues qui mènent dans une seconde cour, sur laquelle donne un assez vaste balcon carré qui règne tout le long du corps de logis. Souvent aussi il n’y a qu’une seule cour, et les deux portes de la salle de réception mènent directement dans l’intérieur de l’habitation. L’appartement des hommes se nomme, à Canton, goun-ting, et celui des femmes, qui en est entièrement séparé, ka-kunting. Des escaliers étroits font communiquer les différens étages. Les chambres, petites et nombreuses, sont garnies de guéridons, de fauteuils larges et carrés, à dossiers droits, très incommodes et très disgracieux. On ne voit de rideaux et de tissus qu’autour des lits. Les cloisons et les portes sont ornées de charmantes ciselures à jour, qui font honneur, par leur fini parfait comme par leur originalité, à la patience et au goût de l’ouvrier chinois. Les lampes, les lanternes, les peintures d’animaux, de plantes, de rochers et de paysages impossibles, se rencontrent à chaque pas. On remarque aussi une singulière profusion de pancartes rouges, sur lesquelles sont inscrites des maximes, des allégories, des comparaisons envers, dont le sens est souvent très obscur pour les Chinois eux-mêmes, qui ne trouvent beau et spirituel que ce que l’on a beaucoup de peine à comprendre. Ces pancartes se placent par couples, et l’inscription de l’une est le complément de celle de l’autre[8].

Enfin, outre les chambres que nous venons de décrire et qui sont réservées à la vie intérieure, la plupart des maisons des riches cantonais ont au sommet une délicieuse terrasse où l’heureux propriétaire va le soir respirer la brise et se livrer à de douces rêveries. Rien ne manque, on le voit, aux habitations chinoises sous le rapport du confortable et de l’agrément. Ne nous contentons pas cependant de ce premier aspect des rues et des maisons. Ces brillans dehors ne nous font connaître qu’à demi une population qui mérite d’être observée de plus près.


III.

On a hasardé bien des calculs, bien des opinions différentes sur le chiffre de la population de Canton. Les uns, se fondant sur le peu d’élévation des maisons et sur le temps assez court qu’ils ont mis à faire le tour de la ville, ne lui donnent que cinq cent mille habitans. Quelques voyageurs se sont arrêtés à un million. D’autres enfin, portant le nombre des artisans de diverses professions à deux cent cinquante mille, la population des bateaux au même chiffre, et celle du reste de la ville à un million, ont découvert que Canton renfermait quinze cent mille ames. Sans prétendre me prononcer sur une question aussi épineuse, je me bornerai à faire observer que tous ces calculs reposent sur des élémens vagues et incertains, qu’en pareille matière et dans un pays comme la Chine les étrangers se trouvent réduits aux conjectures, et que ces derniers, mais particulièrement les Français, sont pour la plupart singulièrement portés à l’exagération, quand ils parlent du Céleste Empire.

Les Cantonais sont en général de taille assez haute. La race chinoise ne présente pas cette grande variété de types qu’on remarque dans les races européennes. Inférieure à celles-ci en énergie physique, elle est moins sujette aux difformités, qui chez elle sont presque toujours la suite d’accidens[9]. Le teint des Chinois est jaunâtre : cependant il n’est pas rare de rencontrer des individus entièrement blancs, surtout dans le nord. Le nez court et épaté, les narines très développées et un peu relevées sur le devant, les pommettes saillantes, de grandes oreilles, les yeux petits, presque sans paupières et bridés, mais moins obliques qu’on ne se le figure en Europe, les mains fines et délicates, les doigts allongés, les pieds très petits, tels sont à peu près les caractères physiques des Chinois. Les cheveux sont noirs ; cependant il nous est arrivé de rencontrer quelques albinos qui excitaient une curiosité générale. On sait que les Chinois se rasent tout le devant de la tête, les tempes et la nuque, de manière à ne conserver qu’une calotte d’environ quatre ou cinq pouces de diamètre, d’où une longue queue, augmentée d’une partie postiche formée de cordons tressés, traîne presque sur les talons. La limite entre la partie tondue et la partie chevelue de la tête est marquée, chez quelques jeunes fashionables, par une auréole de poils droits et hérissés de la longueur d’un doigt. L’usage de se raser la tête ne date en Chine que des derniers princes de la dynastie ming, celle qui précéda la dynastie tartare, dont l’avènement remonte à 1644. Cet usage est aujourd’hui profondément invétéré. Il n’y a guère que les mendians, les prisonniers et les tribus insoumises des montagnes qui n’aient point le devant de la tête rasé. Couper la queue d’un Chinois, c’est lui faire le plus sanglant outrage. Aussi les prisonniers de guerre que les Anglais dépouillèrent de ce bizarre ornement avant de les relâcher furentils contraints de cacher leur honte dans une profonde retraite, jusqu’à ce que le mal fût en partie réparé. J’ai vu de jeunes Chinois entrer dans d’incroyables transports de fureur quand on leur disait, en plaisantant, qu’on leur couperait la queue. La barbe, en revanche, n’est point regardée comme une parure. On ne la laisse croître que dans une vieillesse avancée, et on ne porte pas de moustaches avant l’âge de quarante ans. Un jeune homme se ferait montrer au doigt, s’il portait des favoris comme en Europe.

La mise des Chinois est généralement simple, propre et décente. Pour les hommes des classes riches, les fonctionnaires du gouvernement, elle se compose de deux robes de couleur foncée : l’une, descendant jusqu’au milieu du mollet, boutonnée et fendue sur les côtés, se nomme à Canton choung-cham ; l’autre, appelée po, descend beaucoup plus bas, elle est fendue par-devant, parce qu’autrefois il était d’usage de la retrousser, et peut se serrer à la ceinture, tandis que le choung-cham est toujours bouffant. Dans les grandes cérémonies, les mandarins portent, au lieu de ces simples vêtemens de soie foncée, des robes aux couleurs éclatantes, ornées de riches broderies. Parmi les pièces du costume des riches chinois, on compte encore le ma-koua et le taï-koua. Le ma-koua est une espèce de pèlerine tombant jusqu’à la ceinture et boutonnée sur le milieu de la poitrine ; cette pèlerine est ordinairement brune ou noire, mais toujours d’une couleur plus foncée que celle de la robe. Le taï-koua est le surtout que les mandarins revêtent par-dessus leurs robes et qui descend jusqu’aux genoux. La toilette d’hiver est infiniment plus élégante que celle d’été. Les hommes riches ne sortent, par les temps froids, qu’avec de magnifiques pèlerines ou des robes de fourrures ; on endosse souvent, dans cette saison, quatre ou cinq habits les uns par-dessus les autres. Des souliers en étoffe noire, quelquefois brodés, toujours à semelles blanches très épaisses et relevées sur le devant, composent, avec des bas blancs plissés, la chaussure habituelle des Chinois ; les mandarins se servent aussi quelquefois de lourdes bottes. Les personnages de haute condition ne portent jamais de pantalon.

Les Chinois des classes moyennes sont vêtus habituellement d’une robe bleue et quelquefois aussi d’une casaque ou houng-cham à larges manches, descendant jusqu’aux cuisses, avec des boutons ronds en alliage de cuivre, et deux entailles triangulaires le long des hanches. L’habit est serré autour du cou, qui est presque toujours entouré d’un ruban de satin bleu-clair de deux pouces de large tenant lieu de cravate. Le complément de ce costume est une culotte courte et collante, ordinairement verte ou brune, descendant jusqu’au genou. Le reste de la jambe est recouvert d’un bas de coton ample et épais. Les personnes vêtues de robes ont, au lieu de pantalon, des espèces de caleçons. Les marchands de Canton ne sortent jamais en été sans avoir leur éventail et leur parasol en main.

Les domestiques et les artisans sont vêtus de casaques de coton bleues, blanches ou grises, nommées cham ; ces casaques à manches très amples ne descendent que jusqu’aux hanches, et ont deux entailles triangulaires sur les côtés. Le pantalon est large, bouffant et de la même étoffe que l’habit. Un sachet brodé servant de bourse est fixé sur le bas-ventre. La casaque est quelquefois remplacée par la robe aux jours de fête. Les boys ou jeunes domestiques des Européens ont adopté ce costume, seulement ils portent fréquemment la culotte courte au lieu du pantalon bouffant. Enfin les coulis ou hommes de peine ont tantôt le vêtement des domestiques, mais en étoffe plus grossière, tantôt ils n’ont qu’un misérable pantalon ou une pièce de toile serrée à la ceinture, qui laisse nus le haut du corps et le bas des jambes.

Les accessoires jouent un grand rôle dans le costume chinois. Ce sont autant d’emblèmes qui précisent la position qu’occupe un citoyen dans l’état. Les fonctionnaires du gouvernement portent, dans les grandes cérémonies, sur la poitrine et sur le dos, deux plastrons de soie ornés de figures allégoriques. Les ministres de l’empereur sont reconnaissables à l’image de l’animal fabuleux et couvert d’écailles, nommé tchi-ning, brodée sur le plastron de devant, et à celle du dragon, que seul l’empereur a le droit de porter sur la poitrine, brodée sur le plastron de derrière. Ces ministres se divisent en deux catégories, les lettrés et les militaires : ceux-ci prennent place à la droite de l’empereur, et les premiers à sa gauche, qui est la place d’honneur.

Les divers fonctionnaires de l’état ou kouang, que les Européens sont convenus d’appeler mandarins (dénomination vicieuse et inconnue des Chinois), sont classés en neuf divisions, dont chacune comprend les deux catégories des lettrés et des militaires. Le plastron des lettrés ne représente que des oiseaux, et celui des guerriers que des quadrupèdes. La grue à ailes déployées désigne la première et la seconde classes des lettrés[10]. Des paons ou des oies sauvages également à ailes étendues caractérisent les troisième et quatrième classes. L’aigle et aussi, dit-on, le faisan argenté sont les signes des lettrés de la cinquième. Une espèce de canard sauvage, peut-être le canard mandarin, qui vit toujours accouplé, fait reconnaître les sixième et septième classes[11]. Enfin, les huitième et neuvième classes sont décorées du perroquet. La première et la deuxième classes des mandarins de guerre ont un lion pour emblème ; les troisième et quatrième, un tigre. La cinquième se pare d’une espèce de panthère, les sixième et septième, d’un léopard ou d’un chat sauvage. L’attribut de la huitième et de la neuvième classes est la licorne de mer.

Nous n’en avons pas fini avec ces détails du costume, qui ont en Chine une importance que les étrangers ne soupçonnent pas. Le bouton est un autre signe d’autorité, fixé par une virole au sommet du chapeau, et qui varie suivant la classe du fonctionnaire, abstraction faite de son caractère militaire ou civil. Le bouton de la première classe est rouge et un peu plus petit que les autres, qui ont généralement la grosseur d’une noix. C’est celui que porte le commissaire impérial Ki-ing. Les mandarins du second degré ont aussi un bouton rouge, mais orné de certains caractères. Ceux de troisième classe ont le bouton bleu foncé ; le bouton du quatrième degré est bleu-clair transparent ; le bouton du cinquième est en cristal blanc. La sixième classe a le bouton blanc opaque ; la septième, le bouton en cuivre[12]. Les boutons du huitième et du neuvième degrés sont aussi en cuivre, ils ne décorent que de très petits personnages, et surtout des agens de police. Le bouton est de création tartare : il a un sens allégorique, et figure, dit-on, une pierre destinée à faire plier l’indépendance de la nation.

La coiffure du Chinois varie selon la saison. En été, c’est un cône bas et évasé en paille ou en soie, en hiver, c’est une coiffure hémisphérique en feutre noir, à bords relevés. Un panache rouge en crins ou en fils de soie descend toujours du haut du chapeau, et s’arrête à ses bords. Le chapeau est maintenu sur la tête par un cordon qui passe sous le menton. La plume de paon ne sert point à désigner une classe particulière de mandarins : ce n’est qu’une distinction honorifique. Longue d’un peu plus d’un pied, elle se place à l’arrière du bonnet, de manière à longer le dos d’assez près. Les mandarins en négligé et les Chinois de la classe moyenne portent, dans leur intérieur et quelquefois dans leurs courses en ville, une petite calotte noire surmontée d’une espèce de torsade rouge ou dorée, formant un nœud. La coiffure des coulis, ou gens de la basse classe, est, pendant les chaleurs, tantôt un large chapeau de paille ou d’osier, légèrement conique et imitant la forme d’un bouclier, tantôt un cône comme celui des mandarins, mais formé de branches tressées, peintes en jaune clair, et souvent bariolées de bandes bleues, rouges et noires. On leur voit aussi des chapeaux d’écorce ou de paille imitant une cuvette renversée. En hiver, ils portent un capuchon noir ou un bonnet de drap-feutre brunâtre très grossier.

Les mandarins sortent rarement sans avoir à leur côté un petit fourreau bigarré et luisant qui renferme leurs faï-tsz, baguettes d’ivoire dont ils se servent à leurs repas en guise de fourchettes. Une pipe, une blague à tabac, un joli petit flacon servant de tabatière, sont suspendus à leur ceinture par des cordons de couleurs variées. Le surtout nommé taï-koua recouvre ordinairement tous ces colifichets. Les mandarins portent aussi par-dessus leurs habits de cérémonie un collier à gros grains, ordinairement en corail, qui descend jusqu’à la ceinture.

Le deuil amène diverses modifications dans le costume des classes moyennes. Le deuil de père et de mère se porte blanc, au dire de tous les Chinois ; je me souviens cependant d’avoir vu le mandarin Poun-ting-koua vêtu d’une robe grise peu de semaines après avoir perdu sa mère. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’immédiatement après la mort de leurs parens, les Chinois des classes moyennes en dossent la robe blanche, et entrelacent leur queue de cordons blancs. Le panache rouge du chapeau est remplacé par un panache bleu-clair, et le petit nœud rouge ou doré de la calotte, par un nœud blanc. Pour le deuil d’une belle-mère ou d’un beau-père, le gendre met des cordons bleus à sa queue pendant trois mois ; la femme seule est tenue, dans cette occasion, de porter la robe blanche. Le deuil d’un père ou d’un grand-père dure trois ans.

Le costume des femmes en Chine se rapproche plus de celui des hommes que dans aucun autre pays. Dans les classes riches, elles ont une casaque de soie, ordinairement bleue, à larges manches relevées, ornée de broderies de couleur éclatante. Cette casaque est croisée et se boutonne près de l’épaule droite. Autour de la ceinture viennent s’ajuster deux jupes plissées, couvertes de riches dessins.

La casaque, qui descend jusqu’au-dessous des hanches, ne permet de voir qu’une faible partie de la jupe. Celle-ci, s’arrêtant bien au-dessus de la cheville, laisse paraître l’extrémité de larges pantalons aussi brodés vers le bout. Les dames de Canton ont des coiffures très variées ; je me bornerai à décrire la plus ordinaire. Les cheveux sont rassemblés en forme d’aile sur le sommet de la tête : cette masse compacte, fixée et maintenue par un morceau de bois, se termine par derrière en une longue pointe qui suit la direction de la nuque. Plusieurs peignes et de grandes épingles d’or sont ajoutés dans les cheveux, que les personnes des classes élevées sèment de fleurs et de perles. Les dames chinoises portent des bracelets en jade, dans lesquels elles font entrer la main en l’arrondissant, et qui glissent par conséquent sur l’avant-bras. Non contentes de se farder ridiculement la figure, elles se peignent les lèvres et les sourcils. Telle est du moins l’habitude des femmes riches. Celles de la classe inférieure ne portent point de jupe ; leur vêtement se compose d’une large casaque en toile de coton bleue et d’un pantalon bouffant. Les jeunes filles, jusqu’à l’âge de dix ou douze ans, ont la queue séparée en deux parties et les cheveux taillés droits un peu au-dessus de la naissance du nez, ce qui leur donne un air assez comique. Il a été souvent question du pied des Chinoises, dont une compression exercée dès la plus tendre enfance réduit si étrangement les proportions naturelles. Aussi ne nous étendrons-nous pas sur ce triste sujet. Il n’y a guère que les femmes des classes riches qui parviennent à donner à leur pied le degré de petitesse considéré comme la perfection du genre. Les gens du peuple, qui sentent la nécessité du libre usage de leurs jambes, ont assez généralement le bon esprit de ne pas estropier leurs enfans. En Chine, d’ailleurs, les extrêmes se touchent. On ne trouve de grands pieds que chez les femmes de la basse classe et chez celles de l’empereur et des plus hauts dignitaires, qui ont conservé les usages tartares.

L’étiquette, qui règle jusqu’aux accessoires du costume, se retrouve dans les moindres détails de la vie chinoise. Tout y devient prétexte à fêtes et à cérémonies. La vie privée, la vie publique, ont chacune des solennités qui se disputent l’attention du voyageur. Si je ne vis pas célébrer de mariages pendant mon séjour à Canton, j’eus souvent occasion d’assister à des funérailles. Quand un malade paraît sur le point de rendre le dernier soupir, on lui met dans la bouche une pièce d’argent, et on lui ferme soigneusement les narines et les yeux. A peine a-t-il cessé de vivre que l’on pratique une ouverture au toit de la maison, afin de livrer à son ame une issue commode ; puis, l’on se hâte de chercher des prêtres ou bonzes qui arrivent couverts de longs manteaux rouges et commencent leurs prières entremêlées d’une affreuse musique de gongs, de flûtes et de chants. On étend un drap rouge sur une couchette où l’on dépose le cadavre. A côté, l’on dresse une table qu’on couvre de mets, de cierges et de parfums. Une sorte de chapelle est élevée à l’entrée de la maison, et décorée de papiers dorés et de grandes lanternes. La famille, les amis du défunt, vêtus de blanc et le front entouré de mouchoirs de même couleur, forment cercle et se prosternent autour de la table en poussant par intervalles de légers gémissemens. Toutes les connaissances du mort, qui viennent faire leurs complimens de condoléance, se couchent à terre, après avoir déposé quelque cadeau, un cierge ou des parfums. Plusieurs bonzes s’établissent à l’entrée, autour d’une petite table sur laquelle on leur sert du thé. Après avoir bu et fumé tranquillement leur pipe, ils recommencent à chanter, à agiter des sonnettes et à faire de la musique ; puis ils livrent aux flammes une grande quantité de papiers dorés. A Canton, l’exposition dure un jour, après lequel on dépose le corps du défunt, revêtu de ses plus beaux habits, dans un grand et épais cercueil de forme arquée, qui est en bois de sandal odorant pour les riches et en bois grossier pour les pauvres. Ordinairement on laisse les vieillards de haut rang pendant trois semaines dans leur maison. Souvent même plusieurs mois, et quelquefois, dit-on, deux ou trois ans, précèdent l’inhumation. Cette dernière cérémonie n’a lieu qu’après qu’on a consulté les astres, et sous quelque conjonction propice. Les jeunes gens, même de bonne famille, sont enterrés tout de suite. Quant aux enfans de moins d’un an, on les jette tout simplement à l’eau, après leur avoir noirci la figure. Le cimetière de Canton occupe une grande étendue de terrain au pied des collines du nord. Les riches y reposent dans un emplacement séparé de celui des pauvres. Au moment où le cercueil est descendu en terre, on lâche plusieurs pétards. Au retour à la maison mortuaire, il y a grand dîner.

Parmi les cérémonies domestiques des Chinois, il en est une qui correspond au baptême. Outre les noms de famille ou sing, il y a ce qu’on pourrait appeler des noms individuels, et qui varient comme la destinée même du citoyen dont ils servent en quelque sorte à indiquer les principales phases. Le premier de ces noms, le ming, correspond exactement à notre nom de baptême et distingue entre eux les membres d’une même famille. Il est le même pour les deux sexes. On le donne à l’enfant un peu avant qu’il ait atteint l’âge d’un mois ; c’est alors aussi qu’on rase pour la première fois un garçon. La mère adresse des prières à Kouanin, déesse de la miséricorde, pour attirer sa bénédiction sur la tête de son jeune fils, et le père prononce son nom en présence de plusieurs témoins conviés aux fêtes qui suivent la cérémonie. Le tcho-ming (nom de livre ou nom d’écolier) se substitue au ming quand le jeune garçon vient pour la première fois prendre place sur les bancs de l’école. L’instituteur, s’agenouillant devant un pupitre sur lequel est inscrit le nom d’un des sages de l’antiquité, recommande l’élève à la protection de cet illustre patron. Il s’assied ensuite sur une espèce de trône, et l’enfant vient faire plusieurs génuflexions devant lui. — Quand, plus tard, heureux lauréat, le jeune homme, après avoir satisfait à de nombreuses et difficiles épreuves littéraires, entre dans la carrière des emplois publics, il prend son nom officiel ou kouang-ming. A l’époque du mariage, il change encore de nom, et c’est le beau-père qui alors joue le rôle de parrain. Le haou est une dénomination qui, s’il est devenu marchand, fera reconnaître le genre de son commerce ou son établissement. Enfin l’amitié même a ses noms d’affection que deux individus, pour célébrer une étroite liaison, se donnent réciproquement. Ces changemens de noms continuels entraînent de fréquentes méprises. Faute de savoir qu’une personne a quitté son ancien nom pour en prendre un plus harmonieux, un plus honorable, on est souvent la cause innocente d’un dépit aussi injuste que mal dissimulé, assez pareil à celui que fait éprouver l’oubli de la particule à quelque duc ou marquis de fraîche date.

La Chine a, nous l’avons dit, ses fêtes de famille et ses fêtes publiques. Le nouvel an chinois, qui tombe vers le commencement de février, est une de ces dernières. Aux approches du jour impatiemment attendu, la plupart des ateliers se ferment, la foule devient de plus en plus compacte dans les rues, et les voleurs, qui veulent aussi prendre leur part de la fête, se livrent à leur industrie avec une effrayante activité. On voit circuler gravement des individus qui portent, en signe de réjouissance, des branches d’arbres dépouillées de feuilles et parées de fleurs blanches, que l’on nomme téou-tchoung-fa. On s’envoie pour étrennes de gros pamplemousses et de petits cochons rôtis, comme chez nous on offre des dragées et des oranges. Les mendians se barbouillent la figure de blanc et de noir ; quelquefois même ils simulent sur leurs traits ensanglantés des plaies profondes. D’autres remontent par-dessus leur tête la misérable natte trouée qui les enveloppe. Une grande foire se tient alors dans le fond de la rue Ta-toung-kaï. On y trouve de charmans objets de curiosité, des bronzes, des jades, des laques, des épées formées d’anciennes pièces de monnaie liées les unes aux autres, des peintures fantastiques, des tablettes de marbre, des meubles précieux. Tout cela se vend trois ou quatre fois moins cher que dans les boutiques. Il parait que la plupart de ces objets sont mis à l’encan, soit par des personnes gênées pour le règlement de leurs comptes (ces règlemens se font toujours au nouvel an), soit par de riches chinois, qui craindraient de passer pour gens de mauvais ton, s’ils gardaient pendant plus d’une année certains ornemens dans leurs habitations.

La veille du nouvel an, on tire des pétards dans toutes les rues. La circulation y devient extrêmement difficile ; mais, le jour même qui commence l’année, le calme se rétablit, et la foule est moins épaisse. Chacun s’est revêtu de ses plus beaux habits ; les gens du peuple s’en font généralement faire de nouveaux pour cette époque. On rencontre beaucoup de hauts fonctionnaires en chaise à porteur et en grande tenue, qui vont visiter leurs amis. — C’est la vingt-cinquième année du règne de l’empereur Tao-kouang que nous vîmes commencer à Canton. La plupart des Chinois avec qui nous étions en relations nous envoyèrent de grandes cartes de visite rouges avec leurs noms écrits en noir. Quelques-uns vinrent en personne nous adresser leurs vœux et nous présenter leurs hommages.

Nous vîmes célébrer à Canton, au commencement de septembre 1845, une autre fête non moins intéressante : celle de Taï-tséou ou du dieu protecteur des maisons. Quelques rues avaient été tendues plusieurs jours à l’avance de draperies rouges, jaunes, bleues et blanches qui interceptaient complètement les rayons du soleil. On avait disposé d’une maison à l’autre, à environ trois mètres de terre, des planches transversales chargées de dieux, de déesses, de saints et de héros en carton. La plupart de ces groupes de statuettes figuraient des combats à coups de lance et à coups d’épée, ce qui nous parut une manière assez bizarre d’honorer un dieu essentiellement pacifique, le dieu protecteur des maisons et des familles. De distance en distance étaient suspendus de beaux lustres à girandoles. A l’entrée des rues et des passages, on avait élevé des autels en carton, ornés de fleurs, de peintures et de clinquant. La halle aux poissons et aux légumes, située entre Old-China-street et une petite pagode qui fait face à ce passage, était méconnaissable. Avec un très grand nombre de panneaux de carton, chargés de peintures qui se rapportaient, on avait réussi à construire un temple provisoire. Ce frôle édifice était décoré de statuettes et de tableaux représentant des déesses que le peintre avait couronnées d’une auréole en s’inspirant sans doute de quelque image de saint catholique. De brillantes illuminations, de nombreux sing-song exécutés sur des théâtres improvisés à l’entrée des rues et des passages, tels furent les principaux divertissemens de la fête. Ce qui ôtait à cette solennité un peu de sa gravité religieuse, c’étaient les statuettes de dieux et de héros mises en mouvement par les rats qui s’y trouvaient renfermés. C’était, aussi l’infernal vacarme de la musique chinoise. La composition des orchestres varie à chaque solennité. Ainsi la fête du Taz-tséou comporte un horrible charivari de gongs, de timbales et d’autres instrumens de cuivre, tandis que celle du feu, qui se célèbre aussi par des sing-song et de grandes illuminations, ne permet guère que des musiques d’instrumens à cordes.

La foule des promeneurs était immense : elle se pressait sans aucun ordre dans toutes les rues illuminées, et semblait voir avec plaisir des fan-kouaï admirer aussi toutes ces belles choses. La fête dura trois jours dans notre quartier ; nous apprîmes qu’elle devait se célébrer alternativement dans chacun des autres quartiers de Canton. Les ornemens coûteux, les nombreux décors qu’elle nécessite ne permettent pas d’en faire jouir à la fois toute la ville. Les dépenses sont couvertes par une cotisation générale.

En regard de cette vie dans la rue qu’on apprend à connaître en quelques promenades, nous pûmes, grace à nos relations avec le riche Poun-ting-koua, étudier d’autres scènes plus intimes de la vie chinoise. La maison ou plutôt les maisons de ce marchand millionnaire nous offrirent toute sorte d’agrémens pendant notre séjour à Canton, et surtout pendant le temps qu’y passa M. de Lagrené avec sa famille. Poun-ting-koua est propriétaire de plusieurs quartiers des faubourgs. Son domicile commercial est situé sur les bords de la rivière, un peu avant la factorerie où demeure le consul d’Angleterre. C’est une vaste habitation divisée en une infinité de chambres et de salles, meublées les unes presque à l’européenne, les autres complètement à la chinoise. Une des parties les plus remarquables de l’habitation est une belle terrasse qui domine le fleuve et d’où l’on découvre le soir les feux de milliers de bateaux. C’est dans cette maison que Poun-ting-koua nous donna plusieurs dîners vraiment cantonais, où nous apprîmes à manier les faï-tsz, en dégustant les ailerons de requin, les holothuries, les nids d’hirondelles et les mille hachis qui, servis dans des tasses, forment en quelque sorte le fond de la cuisine chinoise.

La grande maison de Poun-tin-koua, celle où demeurent presque toutes ses femmes, se trouve dans la rue Ta-toung-kaï. Elle a été considérablement embellie dans ces derniers temps, et passe aujourd’hui pour l’une des plus splendides habitations du pays. J’allai la visiter peu de semaines avant de quitter la Chine. Malheureusement le maître était absent. Un de ses agens le remplaça dans les fonctions de cicérone ; il me fit d’abord traverser une petite cour au fond de laquelle s’ouvrait une immense porte à deux battans. De là, nous passâmes dans une seconde cour, entourée des principaux corps-de-logis. Sur les deux ailes et au fond, je remarquais des balcons ornés de belles sculptures et de longues files de fenêtres ouvertes. Le jour arrive par le haut dans cette cour et dans les appartemens, à travers un toit vitré. Nous montâmes un petit escalier et nous parcourûmes quelques belles salles séparées les unes des autres par des cloisons à jour d’un travail exquis. Dans le fond d’une de ces salles, mon attention fut attirée par de grandes rosaces en vitraux coloriés, bleus, jaunes et rouges. Les meubles sont raides, carrés et lourds, mais le bois en est magnifique. Les dossiers des fauteuils sont formés de grandes tablettes de marbre sur lesquelles on a ébauché quelques figures fantastiques. Les planchers de bois noir présentent des incrustations en ivoire d’un goût vraiment irréprochable. Dans des alcôves pratiquées au fond de quelques salons sont disposées des couchettes recouvertes de nattes ou de moelleux coussins. Ces ornemens, ces constructions si variés présentent un caractère commun qui est le caractère même de l’esprit chinois : c’est la recherche, c’est le culte du détail. On retrouve là, sur une grande échelle, le même effort de patience dont on admire la trace sur les joujoux en jade, en ivoire ciselé, qui remplissent les boutiques de Canton. Ce qui manque, dans cette foule de petits chefs-d’œuvre, c’est l’harmonie, c’est l’unité de l’ensemble, en un mot l’art véritable. Tout est joli, coquet, mais rien de plus.

Après avoir visité le premier corps-de-logis, nous entrâmes dans un de ces immenses labyrinthes de corridors et d’allées où les propriétaires des maisons eux-mêmes risqueraient de s’égarer, s’ils s’abandonnaient à quelque distraction. Un charmant petit garçon de dix à douze ans vint tout à coup à passer devant nous et me salua d’un mouvement de tête plein de grace et d’affabilité. Il ne tarda pas à s’approcher de moi pour me présenter la main. C’était le second fils de Poun-ting-koua et de sa femme légitime, qui venait me faire les honneurs de la maison. La figure de cet enfant était d’une rare douceur. En général, l’enfance ne se présente dans aucun pays sous des traits plus gracieux, plus délicats qu’en Chine. Mon jeune cicérone me conduisit d’abord dans un petit jardin compris entre quatre murs élevés, sur l’un desquels on lisait le nom de Ki-ing inscrit en caractères gigantesques. De là, nous montâmes dans un nouvel appartement plus somptueux que tous ceux que je venais de parcourir. J’y admirai surtout des ciselures sur bois de toute beauté et plusieurs grands tableaux de fleurs. Je visitai ensuite un jardin dans lequel on avait amoncelé des roches de formes bizarres et pratiqué des ponts sur de petits étangs, selon la coutume chinoise. C’est près de là que se trouvent les maisons des femmes de Poun-ting-koua. J’aperçus pendant quelques instans à une fenêtre une assez jolie personne qu’on me dit être son épouse légitime, dont on vante les manières distinguées, la bonne éducation et l’aimable caractère. Le sérail est divisé en un certain nombre de compartimens dont chacun est habité par une des épouses de Poun-ting-koua. Quelques figures de femmes, que j’entrevis en passant, n’avaient de remarquable que l’épaisse couche de fard dont elles étaient recouvertes. Poun-ting-koua, dit-on, a acheté sa femme principale deux mille piastres, et chacune de ses concubines mille piastres, ce qui représente un capital d’environ 70,000 francs. Il fait loger huit de ces dames dans l’habitation de la rue Ta-toung-kaï ; les quatre autres sont réparties dans différens quartiers de Canton, sans doute afin d’éviter que la discorde n’éclate dans le ménage.

Poun-ting-koua possède, à quelques milles à l’ouest de Canton, une fort jolie maison de campagne, où l’on se rend, soit par un canal qui traverse les faubourgs, soit en remontant la rivière, qui forme un coude près de cette propriété. On peut se former une idée assez exacte de l’horticulture chinoise, en visitant, dans tous ses détails, le vaste et curieux jardin au milieu duquel s’élève la maison de plaisance. On y rencontre à chaque pas des monticules, des amas de rochers disposés en grottes, de petits ponts jetés sur des ruisseaux et sur des étangs, où le lotus, si recherché dans la cuisine chinoise, épanouit ses larges feuilles. De nombreuses allées s’entrecroisent dans tous les sens. De distance en distance, on rencontre de petits pavillons tapissés de plantes grimpantes. Ce qui manque dans ce jardin, ce sont les arbres, c’est la verdure. L’entrée la plus voisine du canal intérieur présente seule quelques rians massifs de feuillage.

La maison d’habitation, qui s’élève au milieu du jardin, se distingue par une architecture pleine de goût et d’originalité. Le péristyle forme un salon d’attente orné de fleurs. Le logement se divise en un grand nombre de chambres et de cabinets sans aucune tenture, meublés de fauteuils et de petites tables où l’on retrouve cette excessive raideur de formes qui semble plaire aux Chinois. Les murs de quelques pièces sont garnis de bibliothèques assez semblables à de petites armoires. A quelques pas de l’habitation s’élève au-delà d’une pièce d’eau un gracieux édifice qui fait face au grand salon : c’est le théâtre où Poun-ting-koua donne quelquefois des représentations à ses amis. En général, le caractère hospitalier du maître se révèle dans tous les détails de son habitation. Tout y annonce des dispositions favorables aux étrangers. Une découverte que nous fîmes en parcourant les nombreux cabinets du premier étage nous prouva même que Poun-ting-koua n’a pas voué, comme plusieurs de ses compatriotes, une haine implacable à tout ce qui vient d’Europe. Dans un de ces cabinets, nous ne fûmes pas médiocrement surpris de rencontrer un mannequin représentant une dame européenne. Cette poupée, de grandeur naturelle, assez négligemment vêtue et étendue sur un fauteuil, fit un moment illusion au premier d’entre nous qui l’aperçut. Par quelle bizarrerie a-t-elle trouvé place dans une demeure où Poun-ting-koua pourrait réunir tant de beautés vivantes ? On dit que le rêve caressé depuis longues années par cet heureux sybarite est d’introduire dans son sérail une fille d’Europe. A défaut de la réalité, qui, déjà long-temps attendue, se fera, selon toute apparence, long-temps encore attendre, le pauvre Poun-ting-koua se console philosophiquement avec cette image, symbole inanimé de son espérance. Un modèle de bateau à vapeur, que nous trouvâmes dans une pièce voisine, nous prouva d’ailleurs que cet engouement du riche cantonais pour l’Europe ne se concentre pas exclusivement sur les femmes, mais qu’il s’étend aussi à nos mœurs, à notre industrie.

C’est dans cette jolie maison de campagne que Poun-ting-koua donna, le 15 novembre 1844, au ministre français, un brillant sing-song suivi d’un grand dîner. La légation de France et plusieurs officiers de la division navale avaient été invités. La représentation eut lieu dans le grand salon et non pas dans la salle de spectacle ordinaire. Elle s’annonça par une musique infernale de gongs, de taï-tcha (timbales), de taï-kou, sorte de tambour de basque, de y-in, petit violon à une corde, de flûtes, de clarinettes et de djad-ko (trombonne). On commença par un vaudeville divisé en plusieurs actes. Un mari, cédant à un accès de mauvaise humeur, reproche à sa femme d’avoir vieilli. On imagine la fureur et le désespoir de l’épouse outragée. Cependant le mari ne tarde pas à se repentir de sa violence ; il cherche à apaiser le courroux qu’il a provoqué, mais en vain. La femme reste inflexible, elle va même jusqu’à déchirer la face de son époux d’un coup bien appliqué de ses longs et redoutables ongles. L’infortuné mari se met à son tour à pleurer et s’essuie piteusement le visage. La situation se prolonge ainsi à travers les développemens prévus d’une pareille donnée : d’une part, l’époux maladroit prend sa voix la plus tendre, il emploie les argumens les plus irrésistibles pour guérir la blessure faite par sa colère ; de l’autre, la femme s’essaie de son mieux à jouer la cruelle, et elle épuise complaisamment tout son répertoire de coquetteries conjugales. Est-il besoin d’ajouter que, l’amour reprenant bientôt le dessus, il vient un moment où l’épouse relève, avec un geste plein de bonté et de noblesse, son pauvre mari, devenu d’une galanterie chevaleresque ? Désormais la paix est conclue, et, dans ce ménage un moment livré à la discorde, l’harmonie ne sera plus un instant troublée. La conclusion qu’on peut tirer de cette petite pièce est des plus morales : c’est que deux époux doivent savoir vieillir ensemble, sans s’apercevoir, ou du moins sans se plaindre des changemens causés par les années.

La représentation n’offrit d’ailleurs rien de particulier, si ce n’est que le rôle de la dame était rempli par un Chinois passablement déguisé, car les femmes ne sont point admises à figurer dans les sing-song. L’acteur chargé de ce rôle tint pendant toute la pièce la main droite en l’air, dans une attitude démonstrative. Était-ce pour exprimer la menace, ou bien se conformait-il à une règle du théâtre chinois ? C’est ce que nous ne pûmes savoir. La musique se faisait entendre à de courts intervalles, comme dans nos vaudevilles. Les acteurs chantaient leur rôle plutôt qu’ils ne le récitaient, et cela d’une voix aiguë et désagréable. On voyait paraître de temps en temps quelques personnages grotesques, portant sur la tête d’étranges ornemens en forme d’oreilles de quadrupèdes. Plusieurs d’entre eux étaient coiffés d’énormes plumes de faisan qui allaient par momens se brûler aux lustres. Les gestes de tous ces comédiens étaient des plus grotesques ; on n’y trouvait aucune vérité, aucun naturel. Ce défaut n’en paraîtra que plus surprenant, si l’on songe que le goût des représentations théâtrales est un goût populaire en Chine. On joue la comédie dans les rues et sur les places publiques aussi bien que dans les temples et dans les palais. À la vérité, les spectateurs se contentent à peu de frais. Il n’est pas rare de voir improviser en quelques heures un théâtre formé tout simplement d’une estrade recouverte de nattes, soutenue par des pieux et un échafaudage en bambou à trois ou quatre mètres au-dessus du sol. Avec une mise originale, des costumes éclatans et bariolés, des coiffures pyramidales et une longue barbe postiche, les acteurs, pour peu qu’ils sachent animer leur pantomime, sont sûrs de plaire à la foule. Un de leurs divertissemens consiste à courir en rond les uns à la suite des autres armés de chasse-mouches en crin, La tolérance des Chinois en matière de récréations dramatiques éclate surtout quand il s’agit de suppléer par l’imagination à quelque lacune de la mise en scène. Ainsi un personnage qui devra monter à cheval simulera le mouvement qu’il ferait pour enjamber son coursier, et il sera censé être en selle. Les unités de temps, de lieu et d’action ne sont pas traitées moins cavalièrement, et la morale publique est quelquefois médiocrement respectée. Rien de plus comique que les efforts que font souvent les acteurs pour remplacer, au moyen de la voix humaine, l’accompagnement de l’orchestre ; ils poussent alors en chœur, à certains intervalles, des cris aigus et traînans, destinés à imiter les aigres accords du taï-kam et du y-in, méchantes violes chinoises. Nous retrouvâmes toutes ces bizarreries dans la représentation donnée chez Poun-ting-koua.

Après le vaudeville, la scène fut envahie par une troupe de saltimbanques qui s’étaient peint très artistement le visage, et qu’on aurait dit masqués. Une laide petite femme, déguisée en homme, se mit à pirouetter ; puis, des hommes habillés en femmes, armés d’épées et de piques, coururent en cercle, se poursuivant les uns les autres. La musique devenait de plus en plus étourdissante. Les évolutions des sauteurs s’accomplissaient autour d’une pyramide de chaises, sur laquelle s’était juché un des personnages de la troupe, qui contemplait cette lutte bouffonne avec une gravité imperturbable. Un jeu d’épées et de lances fut surtout vivement applaudi ; on eût dit que tous les combattans allaient s’entretuer.

Cependant, malgré la musique et les tours grotesques des saltimbanques, les spectateurs commençaient à donner quelques signes d’impatience. Des bruits fort inquiétans s’étaient répandus. La soirée s’avançait, et le bateau qui devait apporter le dîner de Canton n’était pas encore arrivé. On échangeait à ce sujet mille suppositions. Ce bateau avait-il chaviré ? Était-il tombé entre les mains des pirates ? Le malheureux Poun-ting-koua, habitué à faire si grandement les honneurs de sa maison, paraissait vraiment au désespoir. On put craindre un moment que le suicide de Vatel ne trouvât son pendant en Chine. Enfin les alarmes cessèrent. Le dîner était arrivé, et non pas un dîner chinois, comme l’annonçaient quelques alarmistes, mais un magnifique dîner européen, auquel on fit largement honneur. Ce ne fut que vers minuit que nous prîmes congé de l’aimable Poun-ting-koua pour retourner à Canton, les uns en tankas, les autres en bateaux de fleurs.


IV.

La vie privée des habitans du Céleste Empire nous a préparés suffisamment aux singularités de leur vie publique. Décrire les attributions des nombreux agens du pouvoir impérial à Canton, c’est faire connaître en même temps le système administratif qui régit les principales cités chinoises.

Le plus haut fonctionnaire de Canton est naturellement le vice-roi, au tribunal duquel se jugent en dernier ressort la plupart des affaires civiles et criminelles de la province. Dans les cas où l’on peut interjeter appel devant les tribunaux de Péking, ceux-ci ne décident ordinairement que sur informations. — Inférieur au vice-roi, le soun-fou ou lieutenant-gouverneur n’est pas entièrement sous sa dépendance. Quand il est d’avis opposé au vice-roi sur certaines matières, il faut recourir à Pékin. La pondération des pouvoirs est une des grandes règles du gouvernement chinois. Le vice-roi et le soun-fou traitent de concert toutes les affaires importantes.

La direction des finances est confiée à un trésorier-général, celle de la justice à un lieutenant criminel. Un chancelier littéraire est à la tête de l’instruction publique. Un fonctionnaire nommé ho-pou régit la douane. Si l’on ajoute à ces fonctionnaires supérieurs un certain nombre de chefs placés sous leur contrôle, on aura une idée complète du personnel de l’administration civile à Canton. Quant aux troupes, elles sont sous le commandement d’un général tartare ; mais, conformément au principe de la division des pouvoirs, le vice-roi et le sous-gouverneur ont chacun sous leurs ordres un corps de milice.

A côté de ces institutions toutes politiques, Canton ne compte qu’un petit nombre d’institutions de bienfaisance. On y trouve un hôpital pour les aveugles et pour les infirmes, un hospice pour les enfans-trouvés et un autre pour les lépreux. Tout est prévu, en revanche, pour favoriser, du moins parmi les hommes, le développement de l’instruction. Il faut dire que l’impulsion est donnée par les particuliers plutôt que par le gouvernement. Ainsi toutes les écoles primaires de Canton et plusieurs de celles consacrées à l’enseignement supérieur sont de simples établissemens privés. Souvent aussi quelques familles se cotisent pour donner un instituteur commun à leurs enfans. On compte trente collèges destinés à préparer les jeunes gens aux examens des divers degrés ; mais la plupart de ces collèges n’ont qu’un ou deux professeurs, presque toujours indépendans du gouvernement.

Il y a tous les trois ans à Canton de grands examens où l’on confère le grade de keu-jin, qui donne droit à concourir aux examens de Péking. Huit ou dix mille étudians de la province se réunissent au chef-lieu pour cette solennité. Ils sont ordinairement suivis d’un grand nombre de parens et d’amis qui viennent assister à leur triomphe ou à leur défaite. Les examens ont lieu dans un grand édifice nommé Hio-kien. Les lettrés sont répartis un à un dans des cellules où ils se trouvent complètement isolés. On les soumet à une surveillance des plus rigoureuses, afin d’empêcher qu’il leur arrive le moindre secours du dehors. Un certain nombre d’épreuves leur est imposé. Leurs travaux durent plusieurs jours. Enfin le moment arrive. Ce sont les plus hauts fonctionnaires de la province qui, sous la présidence d’un commissaire de l’empereur envoyé de la capitale, forment le comité d’examen. Sur l’immense multitude de candidats présens, soixante ou quatre-vingts seulement sont élus. Les heureux licenciés deviennent immédiatement des personnages. Ils ne sortent plus qu’en palanquin ou à cheval, et peuvent faire promptement leur fortune, sans même prétendre au grade le plus élevé de la hiérarchie érudite, qui ne s’obtient qu’aux examens de Péking. — Outre ces concours triennaux, il y en a d’autres à Canton, qui ont lieu tous les dix-huit mois, et où l’on confère aux jeunes lettrés le titre de siou-tsaé (talent en fleur), qui est inférieur à celui de keu-jin (écolier promu).

Il n’appartient qu’aux jeunes gens de familles aisées de tenter des épreuves aussi chanceuses et aussi multipliées. Les gens du peuple se bornent à faire donner l’instruction élémentaire à leurs enfans. Nous devons reconnaître que, sur ce point, la civilisation chinoise est au moins égale, sinon supérieure à la nôtre. On rencontre à Canton très peu de domestiques et même de coulis qui ne sachent lire et écrire, sinon plusieurs caractères, au moins les plus indispensables ; car il faut être plus qu’un lettré ordinaire pour connaître seulement la cinquième partie des lettres chinoises. Les jeunes domestiques ou boys attachés au service des Européens semblent éprouver un vrai bonheur à tracer les noms chinois que leurs maîtres leur demandent de temps en temps. Pour cela, ils apportent une large pierre où l’on a pratiqué une échancrure : c’est dans cette cavité qu’ils délaient leur encre, après en avoir frotté un bâton sur la surface polie de l’encrier. Quand ils ont terminé ces préparatifs, ils trempent dans l’encre un grand pinceau qu’ils promènent verticalement sur le papier. Les caractères qu’ils peignent ainsi sont toujours d’une régularité et d’une netteté remarquables.

L’étude des langues étrangères, si elle était encouragée à Canton, semblerait devoir y faire de rapides progrès. Les habitans de cette ville montrent une très grande aptitude à apprendre tous les idiomes. La langue chinoise présentant aux étrangers une extrême difficulté, il s’est formé à Canton une espèce de patois, dérivé de l’anglais et du chinois, qui suffit aux communications des Cantonais et des Européens. Les Chinois ont de mauvais maîtres qui leur enseignent les premiers élémens de cet anglais bâtard ; puis ils complètent leur instruction en étudiant par cœur de petits livres dans lesquels les phrases anglaises les plus usuelles se trouvent traduites en chinois. C’est une chose réellement surprenante que la mémoire des Cantonais et la rapidité avec laquelle ils parviennent à se mettre à même de soutenir une conversation suivie avec un étranger. Il est vrai que ce dernier est obligé d’y mettre un peu du sien en étudiant le dialecte angle chinois, qu’une personne arrivant de Londres serait à coup sûr fort embarrassée de comprendre. Quiconque a entendu les intonations traînantes et lamentables d’une conversation chinoise sait quelles modifications bizarres les habitans du Céleste Empire peuvent introduire dans la prononciation des langues européennes, et particulièrement de la langue anglaise. Dans le dialecte anglo-chinois, par exemple, non-seulement les r sont changés en l, les b en p, certaines lettres complètement supprimées et d’autres ajoutées ; mais la construction des phrases est souvent bouleversée, et des mots qui ne sont ni anglais ni chinois y ont pénétré en assez grand nombre. Ainsi une locution très usitée est celle-ci : can-see, can-sabe ; no can-see, no can-sabe (quand j’aurai vu, je saurai ; tant que je n’aurai pas vu, je ne saurai rien). Sabe est employé au lieu de know, et dérive du portugais, de même que l’expression si fréquemment employée de mas-ki, qu’on peut traduire par : soit, j’y consens[13].

L’instruction, si répandue en Chine parmi les hommes, est au contraire presque nulle chez les femmes. Celles des basses classes ne savent ni lire ni écrire. Les femmes des mandarins étudient quelquefois les principes élémentaires de leur langue, mais leur occupation la plus ordinaire est de broder, de jouer, de faire de la musique. Il n’y a guère que les dames de la haute noblesse qui reçoivent une éducation littéraire un peu soignée. Ce sont aussi les seules qui soient traitées avec considération et respect par leurs maris.

Ce qui frappe surtout l’étranger à Canton, c’est de voir une ville aussi peuplée gouvernée si facilement. On a peine à y apercevoir quelque chose qui ressemble à de la police. Toute la garnison se compose de six ou huit mille misérables soldats. Nulle part, sauf à quelques-unes des portes de la cité, on ne remarque de sentinelles ou de corps-de-garde. Les Chinois paraissent avoir au plus haut degré l’habitude innée de la discipline et de l’ordre. C’est sans doute à la puissante organisation de la famille qu’il faut attribuer la régularité des mouvemens de ce vaste ensemble. Le Chinois semble aussi fort peu porté de sa nature à ces terribles éclats de la force brutale, dont les gens du peuple donnent si fréquemment le triste spectacle en Europe. Il se contente d’épancher sa colère en cris et en injures, mais il en vient très rarement aux voies de fait. Du reste, nulle part peut-être le bas peuple n’abuse plus grossièrement de la parole qu’à Canton, si l’on en juge par une horrible injure que les coulis s’adressent à chaque minute, et que la morale publique ne permettrait pas de prononcer dans les rues d’une de nos villes. Quant aux Chinois qui constituent ce qu’on pourrait appeler la bourgeoisie, ils sont généralement d’une grande civilité entre eux. Ils se saluent en inclinant profondément la tête avec un léger mouvement d’oscillation, et en joignant sur la poitrine leurs mains, qu’ils agitent aussi. Chacun répète avec une incroyable volubilité le mot tchin-tchin. Presque toujours les deux interlocuteurs ont le sourire sur les lèvres, et ils se traitent avec tous les dehors de la plus sincère affection. Cette extrême urbanité n’engendre point la contrainte ni la raideur. A peine un Chinois est-il entré chez une de ses connaissances, qu’il va se munir d’une des pipes placées près de l’autel, se verse du thé, dont on a soin de tenir toujours un petit réservoir rempli, et se met tout-à-fait à son aise. Ces franches allures sont, bien entendu, le partage de la moyenne classe. Les mandarins observent une étiquette plus sévère, mais qui n’exclut pas cependant une singulière familiarité entre les maîtres et les serviteurs. Ainsi j’ai vu les plus hauts fonctionnaires de la province du Kouang-toung rire et plaisanter avec leurs domestiques, qui leur répondaient sans la moindre apparence de gêne.

Si la police cantonaise a rarement à réprimer des rixes brutales, elle n’est cependant pas aussi inactive qu’on pourrait le croire. Il est une calamité qui réclame souvent son intervention : je veux parler des incendies. C’est surtout après la récolte du riz que ce fléau sévit avec une violence extrême. J’eus occasion de voir avec quelle présence d’esprit et quel ensemble parfait les habitans de Canton agissent en pareil cas. Le 24 décembre 1844, un incendie terrible éclata à peu de distance de la factorerie française. Nous fûmes éveillés au consulat par des coups de gongs frappés en signe d’alarme. Un fanal qui tournait comme un phare était placé au haut d’un des échafaudages de surveillance d’Old-China street. Nous fûmes promptement habillés. En sortant de la factorerie, nous rencontrâmes des soldats tenant un sabre dans chaque main, escortés d’un nombre considérable de porte-lanternes et suivis de pompes traînées par des hommes. Tout ce monde poussait des cris assourdissans. Il est bon de se tenir à distance respectueuse des soldats, qui font sans cesse le moulinet avec leurs armes ; je vis un Parsi recevoir à mes côtés un coup de pointe à la joue. Nous arrivâmes, avec beaucoup de peine, à une trentaine de pas du foyer de l’incendie. Les pompiers chinois grimpaient avec une dextérité remarquable sur les toits pour combattre les progrès du feu. A chaque instant arrivaient de nouvelles pompes escortées d’agens de police qui portaient de longues massues sur l’épaule, en signe d’autorité. C’étaient eux qui dirigeaient les manœuvres des pompiers. On démolit avec une extrême rapidité quelques pans de murailles, et au bout de deux heures on fut maître du feu, qui avait dévoré plusieurs maisons. Je dois rendre justice à la discipline, au bon ordre, à l’adresse et au dévouement dont les Cantonais firent preuve en cette circonstance.

Ces calamités accidentelles ne sont pas les seules occasions offertes à la police d’exercer sa surveillance. Il est pour elle une cause permanente d’inquiétude : c’est l’esprit d’opposition sourde qui anime les habitans de Canton. La population de cette cité s’est toujours fait remarquer en Chine par une certaine turbulence. La province du Kouang-tong est une de celles dont la pacification a coûté le plus d’efforts aux conquérans tartares. Dans aucune, les sociétés secrètes ne comptent plus d’adeptes. La société des trois pouvoirs réunis[14] s’y est rendue très redoutable au gouvernement. C’est une espèce de franc-maçonnerie qui a ses épreuves, ses chefs, ses statuts, ses signes de reconnaissance, et dont les ramifications s’étendent non-seulement dans tout l’empire, mais jusque dans l’archipel malais. Le but principal que cette société semble avoir toujours poursuivi est un but politique. Elle travaille au renversement de la dynastie tartare. Les membres de la société des trois pouvoirs s’engagent à se prêter aide et protection dans toutes les circonstances critiques de la vie. Ils poussent, dit-on, l’esprit de fraternité et de camaraderie jusqu’à soustraire quelquefois des criminels au châtiment des lois. Le gouvernement chinois les a même accusés de se livrer à la piraterie ; mais un semblable reproche pourrait bien n’être qu’une calomnie inspirée par la haine ou par la crainte. Le vice-roi Ki-ing punit avec la plus grande sévérité les crimes politiques. En 1845, il fit décapiter en un seul jour plus de vingt conspirateurs, au nombre desquels se trouvaient plusieurs femmes. Aucune ville de l’empire n’est plus souvent affligée que Canton par l’effusion du sang ; aucune aussi ne renferme autant de scélérats. Les Cantonais se plaignent de l’extrême rigueur du chef de la province. A les entendre, il ne laisserait point passer de jour sans faire tomber quelques têtes sous la hache du bourreau, ce qui est fort exagéré, car les vice-rois ne peuvent condamner à mort de leur seule autorité, et sans en référer à Péking, que des individus coupables de haute trahison ou d’un crime qui a compromis la sécurité publique. La cause principale de l’impopularité de Ki-ing, c’est probablement son origine tartare, son admiration pour les idées et la civilisation de l’Europe, sa modération pour les étrangers, les vues si larges et si avancées de sa noble intelligence. Les Cantonais semblent en effet regretter beaucoup un de ses prédécesseurs, le célèbre Lin, Chinois de la vieille roche, qui dut l’affection de ses concitoyens à ce qu’avait d’étroit son patriotisme, uni d’ailleurs à un remarquable désintéressement. On sait quelle haine Lin portait aux Anglais, et quelles mesures violentes il adopta contre eux. La cause de cette popularité dont Lin jouit encore aujourd’hui à Canton nous amène à l’une des questions les plus intéressantes qui s’offre à l’Européen visitant la Chine : nous voulons parler des relations du Céleste Empire avec les pays étrangers. C’est une nouvelle face de la société chinoise qu’il nous faut examiner.


V.

Les habitans de Canton se distinguent entre tous ceux du Céleste Empire par le mépris et la haine qu’ils témoignent aux étrangers. Dans cette population avec laquelle ils sont en relation depuis des siècles, les Européens trouvent des dispositions plus hostiles que dans celle des ports chinois où ils ne sont reçus que depuis peu. La conclusion qu’on pourrait tirer de ce fait ne nous serait guère favorable, si l’on ne se rappelait que le caractère des Chinois du sud est beaucoup moins doux, beaucoup moins bienveillant que celui des Chinois du nord.

Le nom de fan-kouaï, que les Cantonais ont donné à l’étranger, est déjà une injure. Quelques personnes sont, il est vrai, tentées de croire qu’ils n’y attachent plus aujourd’hui aucun sens blessant. Chaque jour encore, cependant, les faits viennent confirmer les paroles, et, pour peu qu’un étranger séjournant à Canton se donne la peine d’observer, il ne tardera pas à acquérir la conviction du cordial et profond mépris que les habitans de cette ville vouent à quiconque n’a pas l’honneur d’être citoyen chinois. Ce mépris se montre dans les plus petites choses. Tel individu qui, en particulier, sera fort poli pour vous, n’aura souvent plus l’air de vous connaître, s’il vous rencontre dans la rue. Quand vous le prierez de vous accompagner, de vous servir de guide, il aura grand soin de vous précéder de quelques pas, de ne vous adresser la parole que le plus rarement possible, de ne paraître faire aucune attention à vous. Un domestique chinois évitera, toutes les fois qu’il le pourra, de servir un étranger en présence de ses concitoyens. Si vous entrez dans une boutique, le marchand cherche à vous soustraire aux regards de la foule, quoiqu’il y ait moins de honte, dans les idées du peuple, à recevoir l’argent d’un Européen qu’à avoir des rapports de politesse avec lui. Le fan-kouai n’est bon qu’à une seule chose à payer, et à payer le plus cher possible. Si le marchand néglige cette précaution, un rassemblement se forme aussitôt devant la boutique. Tous vos gestes, tous vos mouvemens, sont épiés. Il vous semblerait d’abord que jamais Européen n’a pénétré dans ce quartier, si vous ne voyiez à chaque instant quelque Anglais traverser la rue. Au moment où vous sortez, la foule se dissipe en riant, et quelques enfans seulement poussent la curiosité jusqu’à vous suivre près des factoreries. Gardez-vous de toucher, même amicalement, un de ces petits drôles : il poussera aussitôt des cris terribles, car ses parens lui répètent chaque jour que les étrangers sont de vrais démons, auxquels on le livrera, s’il n’est pas sage.

Il y a sans doute à Canton quelques hommes éclairés qui rendent justice aux Européens et leur témoignent, en public comme en particulier, une sympathie, une estime sincères. De tels exemples, bien que nombreux, restent malheureusement sans influence sur la population. La communauté étrangère de Canton se souviendra long-temps du vieux Hou-Koua et de tous les services qu’il lui a rendus. C’était lui qui, dans les crises commerciales et politiques, se posait en médiateur entre le gouvernement chinois et les étrangers. C’était à lui que les autorités de Canton s’adressaient, pendant la guerre de l’opium, quand il fallait des millions pour faire taire les canons anglais, et cet homme respectable est mort, on le sait, miné par le chagrin que lui causaient les extorsions continuelles des mandarins. On l’a sans cesse vu prêter le concours le plus loyal à toutes les démarches, à toutes les entreprises, à toutes les institutions qui avaient pour but le bonheur de ses concitoyens et la tranquillité des étrangers.

On n’a pas oublié non plus un beau trait d’un négociant chinois, nommé Tching-koua. Un Anglais, qui avait fait de mauvaises affaires et qui se trouvait dans la position la plus critique, alla lui exposer sa situation. Tching-koua, à qui cette personne avait rendu anciennement de grands services, lui proposa, pour toute réponse, un crédit de 10,000 piastres. L’Anglais accepta avec empressement, et offrit un reçu au négociant, qui le jeta au feu. « Je vous dois ma fortune, dit le Chinois, votre parole me suffit. Je suis heureux de pouvoir vous obliger et vous témoigner ma reconnaissance en cette occasion. Je n’accepterai pour le moment qu’une seule chose, votre montre, comme souvenir d’un ami. » Et l’Anglais ayant aussitôt donné sa montre, Tching-koua le pria d’accepter son cachet d’or, ajoutant qu’il ferait honneur à toutes les traites marquées de ce sceau.

Il y a au reste à Canton, comme dans tout l’empire, deux manières de traiter les étrangers, selon le point de vue auquel se placent les Chinois. Le même homme qui méprise et hait les étrangers en masse sera obligeant et poli pour chaque étranger en particulier. Entrez chez un Chinois de la classe aisée que vous n’aurez jamais vu, il s’empressera de vous saluer avec toutes les démonstrations de la politesse chinoise, en joignant les mains, en inclinant plusieurs fois la tête, et en répétant le mot tchin-tchin, qui est la formule de salutation ordinaire. On ne tardera pas à vous servir sur un guéridon l’inévitable tasse de thé renfermant encore la feuille en infusion et surmontée d’un petit couvercle concave en métal dentelé, qu’on maintient avec le doigt en buvant, de manière à ne laisser qu’un étroit passage à la liqueur et à ne point avaler de feuilles. Puis le maître vous présentera une pipe à eau, en cuivre blanc, munie d’un large réservoir et pleine d’un tabac jaunâtre qui ressemble assez à de la mousse desséchée. On vous apportera, pour l’allumer, une de ces baguettes formées de poudre de bois odorant réduite en pâte, puis durcie, qui brûlent toujours près de l’autel des ancêtres et répandent un parfum des plus agréables. Le Chinois prendra plaisir, en vrai propriétaire, à vous montrer ses appartemens et ses jardins. Quant aux femmes, il faut renoncer à les voir ; mais, à part cette concession faite aux mœurs de l’Orient, on n’oubliera aucune attention, aucune prévenance. Recevrait-on mieux un citoyen du Céleste Empire dans une maison européenne où il serait tout-à-fait inconnu ?

Parmi les nations qui se trouvent en contact avec la Chine, toutes ne sont pas traitées sur le même pied par les habitans de Canton. Il y a dans leur attitude vis-à-vis des étrangers des nuances bien légères, mais qu’il importe de ne pas laisser échapper. Les Anglais sont à Canton l’objet d’une antipathie très prononcée. Les institutions charitables qu’ils ont élevées dans ces dernières années n’ont pas encore effacé dans l’esprit du peuple les souvenirs de la guerre de 1841 et 1842. Cependant ces institutions devraient inspirer aux Cantonais quelque estime pour la nation à laquelle ils en sont redevables. Au premier rang il faut citer la Société médicale des missions protestantes anglaises et américaines. Cette société a doté d’hôpitaux les divers ports ouverts par le traité de Nankin. L’hôpital de Canton est connu sous le nom d’Ophtalmic Hospital, parce qu’on y reçoit un grand nombre d’individus attaqués de maladies des yeux. Cet hospice est dirigé par un Américain, par le révérend pasteur et docteur Parker, homme d’un mérite peu ordinaire, et qui joint au caractère le plus aimable de très grandes connaissances en médecine et surtout en chirurgie. Les belles cures du docteur Parker ont inspiré une immense confiance aux Chinois, qui se pressent chaque jour dans la salle de, réception, et viennent se faire guérir par lui, sans dépenser un sapek, de maladies réputées mortelles par tous les médecins du pays. M. Parker a opéré, avec un plein succès, un très grand nombre de cataractes ; il a guéri non moins heureusement plusieurs de ces loupes ou tumeurs si communes et si effrayantes chez les Chinois. Le vice-roi Ki-ing lui-même eut recours, il y a quelques années, au savant docteur pour une maladie de peau dont il souffrait depuis long temps. Promptement guéri grace aux soins de M. Parker, il lui exprima sa reconnaissance par une lettre des plus gracieuses.

La création de la Médical missionary society remonte à 1838. Les hôpitaux sont entretenus d’abord par la bienfaisance et la libéralité des Anglais et des Américains résidant en Chine, puis aussi par les dons provenant de la GrandeBretagne et des États-Unis. Les hommes qui eurent la première idée de cette belle et charitable institution voulurent faire acte de politique autant que de philanthropie. Ils savaient que la meilleure manière d’établir la prééminence de leur pays dans une société peu avancée, c’était de la doter des bienfaits de l’humanité et de la science. Le but de ces fondations n’est pas seulement d’ailleurs politique et philanthropique, il est aussi religieux. La plupart des agens de la Medical society sont en même temps médecins et pasteurs. On comprend tout l’ascendant que leur donne ce double caractère, et combien un malheureux à qui ils viennent de sauver la vie doit être disposé à écouter leurs exhortations. Aussi compte-t-on, dans le nord de la Chine comme à Canton, beaucoup de conversions opérées par ces médecins missionnaires, qui trouvent souvent dans le même homme un néophyte ardent pour soutenir leur propagande, un élève habile et actif pour les seconder dans les hôpitaux. Quoi qu’on puisse dire de ce concours prêté par la religion et la philanthropie à la politique, il faut reconnaître qu’on serait moins fondé à s’élever contre les empiètemens de l’Angleterre, si elle n’avait suivi, pour étendre sa puissance, que de pareilles voies.

Il nous reste à parler de la position des Français en Chine. Ce n’est pas toutefois la question commerciale que nous entendons soulever encore. Ce que nous voudrions indiquer, c’est l’avantage purement moral que nous assurent les dispositions des Chinois pour la France. On semble, en Chine, accorder aux Français la préférence sur les autres nations. Peut-être quelque vague notion de nos longues guerres avec les Anglais milite-t-elle en notre faveur. Peut-être espère-t-on trouver en nous d’utiles médiateurs dans le cas où de nouvelles difficultés viendraient à surgir entre la Chine et la Grande-Bretagne. Le souvenir de l’immense influence que nos missionnaires ont jadis exercée à la cour de l’empereur Kang-hi et la continuité de relations pacifiques, quoique peu actives, entre la France et le Céleste Empire, doivent aussi avoir contribué à inspirer aux Chinois quelque sentiment de bienveillance pour notre pays. A Canton même, dans cette ville si hostile aux étrangers, quand un voyageur est reconnu pour appartenir à la nation française, il voit les mauvais traitemens de la populace faire place à des démonstrations toutes pacifiques[15]. Il ne faut pas s’exagérer sans doute la portée de ces symptômes, ni se figurer que nous échappions à cette loi de mépris général dans laquelle le Chinois enveloppe tous les étrangers. Seulement la nation française est placée moins bas dans son estime que les autres nations ; cet avantage, ainsi restreint, peut encore nous satisfaire. Il y a là une garantie de succès pour nos relations futures avec la Chine. D’un autre côté, il importe que la France se rende compte des difficultés qui l’attendent et des règles qui doivent la diriger dans la voie nouvelle ouverte à ses efforts par le traité de 1844. Quel est l’état de ce marché inconnu qui sollicite l’activité de notre commerce ? Nous réserve-t-il des avantages ou des mécomptes ? Ce sont là deux questions dont la dernière surtout ne veut pas être traitée légèrement.


VI.

L’ouverture de cinq ports chinois, stipulée en 1842 dans le traité de Nankin, fut considérée par toute l’Europe comme un événement d’une immense portée et fit naître les plus grandes espérances. Partout on éprouva le besoin de connaître ce curieux pays, qui se décidait enfin à recevoir les étrangers. La plupart des gouvernemens chargèrent des agens spéciaux d’aller explorer ce nouveau terrain d’opérations commerciales ; on vit successivement des missions hollandaise, prussienne, autrichienne, espagnole et française se diriger vers le Céleste Empire. Bien des opinions furent émises sur les chances plus ou moins favorables des relations qui allaient s’ouvrir.

Nous avons toujours pensé qu’il ne fallait pas envisager uniquement le présent dans une matière aussi grave, et que la Chine commerciale devait être étudiée lentement, mûrement, dans ses grands entrepôts du nord aussi bien qu’à Canton. Deux choses sont à examiner surtout, le caractère de la nation avec laquelle on entre en rapports, puis les ressources variées qu’offre le pays au commerce européen. Faire connaître les affaires commerciales de la Chine, puis donner sur son mouvement d’exportation et d’importation les indications tirées des documens les plus récens, ce sera éclairer suffisamment les deux côtés de la question.

Parmi les nombreuses entraves qui paralysaient les relations d’affaires avec la Chine, et sur lesquelles nous croyons inutile de revenir, il faut compter au premier rang ces droits de douane si multiples, si embrouillés, et souvent si vexatoires, qui pesaient sur le commerce étranger à Canton. Aujourd’hui un nouveau tarif, établi par le traité de 1842, a supprimé ces droits. Le ho-pou (surintendant des douanes) est chargé de recueillir le produit des droits actuels, qui sont généralement modérés. Il a la haute direction du commerce cantonais, et exerce sa surveillance sur tout ce qui se rattache à la navigation. Nous devons noter que bon nombre de petits navires étrangers, de bateaux et de lorchas portugaises esquivent aujourd’hui la visite de la douane, en s’arrangeant avec certains mandarins qui reçoivent, pour prix de leur tolérance, une somme assez légère. Le fait est bien connu de tous les négocians de Canton.

Il existe une classe d’agens semi-officiels qui servent d’intermédiaires à la douane et aux marchands étrangers : ce sont les linguistes, hommes actifs et intelligens, employés comme interprètes par le ho-pou. Ce sont eux qui procurent les permis de débarquement, qui prennent note des droits à acquitter pour les diverses marchandises, qui surveillent le déchargement et qui paient les menus frais de toute espèce, dont les capitaines leur tiennent compte ensuite. Ce sont eux encore qui fournissent les bateaux employés pour le transport des colis, de Whampou au débarcadère de Canton. Ils ont droit, pour tous ces services, à un salaire déterminé, indépendamment du bénéfice qu’ils réalisent sur les exportations dans ce dernier cas, leur commission leur est payée par le vendeur chinois.

Les hanistes, qui étaient jadis les courtiers de tout le commerce extérieur et les cautions du paiement des droits de douane aussi bien que des dettes contractées par les Chinois envers les étrangers ; les hanistes ont vu leur monopole aboli par le traité de Nankin. A l’époque où fut conclu ce traité, ils étaient au nombre de dix. Leur doyen était le respectable Hou-koua, qui paya, à lui seul, quatre millions et demi pour la rançon de Canton. Cinq de ces anciens hanistes se livrent encore aujourd’hui au commerce. Ils ont conservé, grace à leur haute expérience et à leur grande fortune, une influence considérable, et sont toujours employés comme intermédiaires dans beaucoup d’opérations. Cependant les outside merchants (marchands qui, n’étant point patentés avant le traité de Nankin, jouissent maintenant de l’abolition du privilège) voient chaque jour s’étendre leurs relations. On peut dire qu’aujourd’hui les deux tiers des affaires des étrangers se traitent à Canton directement avec eux. Presque toutes les grandes transactions commerciales se soldent en échanges de marchandises.

On assure que le gouvernement chinois exerce encore aujourd’hui une action secrète sur le commerce de Canton par le moyen des anciens hanistes. On ajoute que, lors du premier paiement de l’indemnité stipulée par le traité de Nankin, les hanistes, ayant été convoqués par un haut fonctionnaire et informés de la forte contribution dont leur corps était frappé, firent immédiatement baisser les prix des marchandises importées par les étrangers et hausser ceux des articles d’exportation chinois, en annonçant aux marchands cantonais qu’il leur était défendu, sous peine de mort, de dépasser les limites des prix établis. Il en résulta que ce furent en définitive les commerçans anglais, et non pas les Chinois, qui payèrent les frais de la guerre et l’indemnité pour l’opium. Un tel expédient serait parfaitement conforme à l’esprit chinois. Ce peuple sait en apparence admirablement se plier à la volonté, aux exigences de l’étranger, mais il a des ressources infinies pour faire tourner à son avantage ce qui semble devoir énormément profiter à ses adversaires. La diplomatie pratique est portée en Chine à un point que les Européens sont encore loin d’avoir pu atteindre.

On est étonné de trouver chez presque tous les négocians cantonais une tendance très marquée aux associations et des idées parfaitement justes, probablement fort anciennes dans leur pays, sur certains principes d’économie politique qui n’ont été admis en Europe qu’à une époque comparativement récente. Un grand nombre de marchands de curiosités, établis dans les passages voisins des factoreries, ont formé une sorte d’assurance mutuelle contre l’incendie. Presque tous les commis, employés, ouvriers, et même les coulis ou hommes de peine, ont une part proportionnelle, toujours très petite, dans les gains de leur patron. On comprend quel puissant mobile doit être l’appât du plus léger profit dans un pays à la fois très pauvre et très peuplé ; car le paupérisme règne en Chine plus encore qu’en Europe, et on applique à ce fléau tous les palliatifs usités parmi nous. Ainsi on compte dans le Céleste Empire un grand nombre de monts-de-piété qui paient au gouvernement une forte patente. Ces monts-de-piété font des avances considérables, mais ils perçoivent 3 pour 100 d’intérêt par mois, en raison des risques auxquels ils sont exposés. Un autre fait qui rappelle notre civilisation, c’est l’usage connu à Canton des promesses de paiement écrites ou billets à ordre. On voit circuler un certain nombre de ces lettres de change parmi les négocians chinois.

La plupart des petits marchands de Canton sont excessivement rusés et trompeurs, surtout quand ils ont affaire à des étrangers. Leur premier prix est généralement le double ou le triple de celui auquel ils finissent par céder leurs articles. Ce n’est jamais sans de profonds soupirs qu’ils se rendent aux argumens très justes de leurs pratiques[16]. A Macao, il est de notoriété publique que les Chinois ont trois prix bien distincts : l’un pour leurs compatriotes, qui est très modéré ; le second, pour les Macaïstes, qui l’est un peu moins, et un autre enfin pour les étrangers, qui est très élevé. C’est une règle admise et à laquelle tout le monde est obligé de se soumettre.

Tels sont les hommes auxquels nos commerçans vont avoir affaire. Voyons maintenant quelle direction il conviendrait de donner à leurs efforts. Nous ne parlerons pas d’une première difficulté très grave, et pour le moment insurmontable : celle qui naît de la concurrence, nécessairement victorieuse, du commerce anglais et américain. L’ouverture des nouveaux ports chinois a imprimé à ce commerce une activité prodigieuse. L’importation anglaise a même, depuis 1842, constamment dépassé les limites de la consommation chinoise. Une telle exagération du mouvement commercial, jointe à la redoutable concurrence que les États-Unis viennent faire sur ces côtes lointaines aux manufactures de la Grande-Bretagne, a déjà provoqué, et amènera encore des crises fréquentes. Ces marchés, qui, pour une grande partie de l’Europe, ne datent en quelque sorte que d’hier, offrent déjà tous les inconvéniens des vieux marchés de nos contrées. Ne nous laissons pas décourager cependant par ces premiers obstacles. Le tableau des importations et des exportations de Chine pendant l’année 1844 nous indiquera dans quelles limites notre commerce pourrait, sans témérité, développer ses opérations.

Canton a reçu, pendant cette année, sous pavillons britannique, américain, français, hollandais, belge, espagnol, portugais, danois, suédois et allemand, une valeur de 96,889,000 fr. (l’opium non compris) - A Ning-po (sans l’opium), les importations se sont élevées à 2,535,000 fr. — A Changhaï, on ne connaît avec précision que le chiffre de l’importation anglaise (sans l’opium), qui a été de 12,533,000 fr. — A Amoy, pour le premier semestre, on n’a aussi que le chiffre de l’importation anglaise, qui s’est élevé à 1,734,000 ; pour le second semestre, on a le chiffre de l’importation totale, qui se monte à 4,709,000 (toujours sans compter l’opium).

L’importation de l’opium en Chine ne figure dans aucun état officiel ; mais on l’évaluait généralement à 50,000 caisses pour 1844. Le malwa se vendait 810 piastres la caisse ; le patna, 720 piastres ; le benarés, 690, de sorte qu’en prenant le prix moyen de 740 piastres (4,018 fr. 20 c.) par caisse, on arrive à un total de 200,910,000 fr.- Nous trouvons donc, en additionnant les produits connus de l’importation générale et ceux de l’importation de l’opium en Chine pendant l’année 1844, la somme de 319,310,000 francs. Il nous manque des données certaines sur les importations qui se sont faites à Changhaï et à Amoy, sous pavillon autre qu’anglais, ainsi que sur celles de Fou-tchaou-fou, qui ont été très minimes. Ces trois importations ne sauraient dépasser deux millions. Ainsi le commerce total d’importation en Chine, pendant l’année 1844, a été d’environ 320 millions, dont 120 d’importation légale, et 200 de contrebande.

Les exportations de Canton, ont été, pendant cette même année, de 138,541,000 f. ; — celles de Ning-po, de 579,000 fr. ; — les exportations anglaises de Changhaï, de 12,188,000 fr. ; — les exportations anglaises d’Amoy, pendant le premier semestre, de 51,000 fr. ; — les exportations totales d’Amoy, pendant le second semestre, de 984,000 fr., ce qui donne une somme de 152,343,000 fr. pour le total des exportations de 1844, sauf celles de Changhaï pendant l’année, et celles d’Amoy pendant le premier semestre, sous pavillon autre qu’anglais. On peut les évaluer à un million. Le total général est donc d’environ 153,000,000 fr., qui, retranchés du chiffre des importations, donnent pour celles-ci un excédant de 167 millions, soldé par les Chinois en argent saï-ci[17].

En additionnant les importations et les exportations de la Chine en 1844, on trouve, pour total du commerce général, 473 millions.

Dans ce chiffre, l’Angleterre figure pour environ 380 millions. Le nombre des navires anglais qui ont visité les cinq ports, pendant cette année, a été de 310, dont 228 chargés pour Canton. Le commerce de l’Amérique a été de 49,580,000 fr. D’après les documens que nous avons pu recueillir, son importation aurait été de 13,280,000 fr., dont 6,112,500 en piastres, car les produits de son sol et de ses manufactures que consomme la Chine sont loin d’équivaloir à ceux que l’Amérique tire de ce pays. L’exportation américaine s’est élevée à 36,306,000 fr. La différence de 23 millions entre les importations et les exportations a été payée par les États-Unis à la Grande-Bretagne en cotons en laine ; les Anglais ont, à leur tour, tenu compte aux Chinois de cette somme dans leurs importations. C’est par ces larges combinaisons que deux grands pays arrivent aux immenses résultats commerciaux que la France devrait se proposer comme exemple, et qu’elle se contente d’admirer.

La France n’a envoyé, en 1844, à Canton, que deux navires jaugeant 751 tonneaux, dont l’importation a été de 186,000 fr., et l’exportation de 204,000. — La Hollande a importé, cette même année, pour 1,274,000 fr., et a exporté pour 3,495,000 fr. -Le mouvement commercial allemand et espagnol a été très minime.

En 1845, cette situation n’a présenté que deux modifications notables : les importations ont diminué à Canton, pendant que le nombre des exportations a augmenté. Le commerce de Changhaï a doublé pendant la même année.

Cherchons maintenant à nous rendre compte de l’avenir réservé à certaines branches du commerce d’importation ou d’exportation en Chine. Il en est qui sont en voie de progrès, d’autres qui doivent demeurer stationnaires, d’autres enfin qui n’offrent que peu de chances favorables. C’est l’opium qui, parmi les articles d’importation, se présente au premier rang. Ce commerce, frappé de tant d’édits menaçans et cause, en dernier lieu, d’une guerre mémorable, est aujourd’hui plus florissant que jamais. La loi qui défend l’introduction de l’opium n’est pas abolie, mais elle est traitée comme lettre morte. Les mandarins eux-mêmes prêtent la main à la fraude. Celui de Chusan, par exemple, expédie l’opium à son collègue de Ning-po, moyennant une remise de 10 piastres par caisse que lui font les contrebandiers. On n’attend, dit-on que la mort de l’empereur pour légaliser un commerce contre lequel ce prince s’est prononcé d’une façon trop formelle pour pouvoir revenir sur son veto sans compromettre gravement, aux yeux du peuple chinois, son autorité, déjà bien affaiblie. L’usage de l’opium n’est plus aujourd’hui, en Chine, une affaire de luxe : c’est une nécessité. Les plus pauvres cherchent à se procurer quelques résidus de ce narcotique adoré. Depuis le mandarin à bouton rouge jusqu’au couli demi-nu, toute la Chine fume aujourd’hui l’opium. Le commerce actuel de cette substance peut être évalué chaque année à 150 ou 200 millions de francs : c’est presque le double du commerce d’exportation légale. La vente de l’opium ne pouvant avoir lieu dans les ports ouverts, la contrebande a fixé ses stations dans les environs de ces ports[18]. Il y a, à chaque station, quelques navires-magasins qui y demeurent à poste fixe, et que les clippers anglais d’Hong-kong et de l’Inde viennent approvisionner de temps en temps. C’est à ces navires que les bateaux de contrebandiers chinois achètent l’opium, sans être inquiétés par la douane.

Après l’opium, les cotons en laine et manufacturés sont l’article d’importation le plus considérable. Dès le siècle dernier, la compagnie des Indes anglaises expédiait d’assez fortes cargaisons de cotons en laine sur le marché de Chine, et s’occupait activement de l’extension de ce commerce, qui, en 1821, s’éleva à la somme de 16 millions et demi. En 1844, le port de Canton a reçu 47,627,000 kilogrammes de cet article, représentant une valeur de 38,340,000 francs. Le coton de l’Inde figurait dans ce chiffre pour 46,440,000 kilogrammes, et celui des États-Unis pour 1,187,000 kilogrammes seulement ; mais ce dernier lainage, qui a été long-temps, de la part des Chinois, l’objet d’une injuste prévention, paraît devoir entrer désormais très largement dans la consommation du Céleste Empire. Il a été importé en 1845 une quantité de coton américain double de celle de 1844. Dans le coton d’Amérique, les Chinois ne regardent plus la longueur de la soie comme un défaut, mais comme une précieuse qualité. L’Amérique peut donc espérer de voir le placement de ses cotons s’effectuer dans des conditions de plus en plus favorables, et ce sera un grand avantage pour ce pays, qui manque, on le sait, d’articles d’importation pour la Chine.

Les cotons manufacturés ne sont pas moins bien accueillis que les cotons en laine. L’exportation des cotons filés, presque exclusivement fournis par l’Angleterre, est considérable. La consommation des tissus de coton écrus et blancs se développe sur une grande échelle. Chaque jour, le bon marché de ce produit, dont le prix baisse à mesure que les arrivages se multiplient, le fait pénétrer davantage dans le pays et lui attire de nouveaux consommateurs, heureux et étonnés de pouvoir se procurer à si peu de frais un objet de première nécessité, car ces tissus constituent l’habillement de toute la basse classe de l’empire. Ici encore l’Angleterre rencontre la concurrence des États-Unis, qui, chaque année, devient plus redoutable. L’importation totale de cet article s’est élevée en 1844, dans les cinq ports ouverts, à 2,200,759 pièces valant 38,907,000 fr. Les tissus croisés et les calicots grossiers sont presque exclusivement fournis par l’Amérique, et l’Angleterre garde le monopole des tissus fins.

Le développement que semble appelée à prendre en Chine l’importation des cotons manufacturés s’explique par l’état fort arriéré de l’industrie cotonnière dans ce pays. Le coton s’y file au rouet et s’y tisse sur des métiers à bras dans les campagnes. La plupart des chaumières, dans la province du Kiang-nan, possèdent un ou deux de ces métiers, sur lesquels, aux heures de loisir que leur laisse la culture des champs, d’actives ouvrières travaillent le produit des plantations de cotonniers situées près des habitations. Les ouvriers qui se vouent exclusivement au tissage du coton gagnent 2 nièces ou 1 fr. 50 cent. par jour. Ce salaire, supérieur à celui de la plupart des tisserands de nos campagnes, prouve que la main-d’œuvre n’est pas à aussi bon marché en Chine qu’on se le figure généralement chez nous. Malgré l’essor qu’a pris l’importation étrangère, on est fondé à croire cependant que l’industrie cotonnière indigène est plutôt en progrès qu’en décadence, d’après la consommation toujours croissante que la Chine fait de cotons en laine étrangers.

L’importation des tissus de laine est loin d’égaler celle des articles de coton. Elle s’est élevée en 1844, à Canton, à 17,245,800 francs, d’après les états du consul d’Angleterre. La laine n’est guère, en effet, que le partage des classes aisées, tandis que les tissus de coton sont employés par l’immense majorité de la nation. L’importation des articles de laine parait stationnaire, tandis que celle des cotons semble tendre à s’augmenter rapidement.

Quoique la Chine possède de grandes richesses minérales, l’importation des métaux y est considérable. Canton a reçu, dans l’année 1844, en fer, acier, étain, plomb et zinc, une valeur totale de 2,022,600 francs. L’importation du fer a lieu presque exclusivement sous pavillon anglais ; celle du plomb, au contraire, appartient aujourd’hui aux Américains, qui livrent ce métal au bas prix de 40 centimes le kilo. L’étain vient des détroits et notamment de Banca. Le Japon fournit à la Chine une grande quantité de cuivre.

L’importation des articles d’horlogerie, qui était jadis très forte, a sensiblement diminué depuis que les Chinois fabriquent eux-mêmes des montres avec des ressorts européens. Elle n’a été en 1844, à Canton, que de 216,000 francs. Ce commerce est entre les mains de deux maisons suisses, qui ont des comptoirs importans à Londres.

Nous arrivons aux menus articles d’importation. Il en est quelques-uns qui méritent d’être nommés comme exclusivement appropriés aux goûts bizarres des Chinois. Citons d’abord le bétel, qui a figuré dans les importations de Canton, en 1844, pour 610,900 francs, puis les nids d’hirondelles, dont la vente s’est élevée à 125,000 francs. Ces nids sont principalement tirés de l’île de Java ; on ne les trouve guère que dans des anfractuosités de rochers qui s’élèvent à pic au-dessus de la mer, ce qui rend le métier de dénicheur extrêmement dangereux. Avant de paraître, sous forme de potages très délicats, sur la table des riches mandarins, les nids d’hirondelles subissent de nombreuses préparations. On en extrait toutes les impuretés, de manière à ce qu’ils ne présentent plus qu’une masse blanchâtre et glutineuse, assez semblable à de la colle desséchée. Les nids les plus estimés sont ceux qui n’ont renfermé que de jeunes hirondelles couvertes d’un léger duvet ; pour peu que le nid ait contenu de celles qui ont déjà des plumes, il est classé dans les qualités inférieures. Quand il n’a renfermé que des neufs, il est réputé de qualité intermédiaire. Les nids de premier choix valent jusqu’à 110 et 120 fr. le kilo., tandis que les sortes inférieures sont cotées à moins de 10 fr. Il y en a près de quinze variétés.

Les estomacs de poissons, les nageoires de requins et les holothuries, qui passent en Chine, comme les nids d’hirondelles, pour des aphrodisiaques puissans, occupent également une place assez considérable dans les importations du Céleste Empire. L’holothurie, connue aussi sous le nom de tripang et de biche-de-mer, est un gros limaçon, que les naturels des îles de la Malaisie recueillent sur les bords de la mer. Canton en a reçu, en 1844, pour une valeur de 306,000 francs (117,600 kilo.). On distingue treize qualités d’holothuries, dont la première, appelée meng-ta, vaut environ 7 francs le kilo, et la dernière, nommée yak-sam, de 20 à 30 centimes.

Parmi les importations de Canton, en 1844, dont le chiffre doit être noté, nous citerons encore le poivre tiré de l’Inde et de l’archipel malais, sous pavillons britannique, américain et hollandais (450,000 francs) ; les dents d’éléphans importées par navires anglais (251,000 francs) ; le putchuk, racine de l’Inde employée à faire des cierges odorans (241,000 francs) ; le bois de sandal des Philippines et des Indes anglaises et néerlandaises (624,900 francs) ; le riz enfin, ce pain des Chinois, tiré en quantité considérable des Philippines et des Indes néerlandaises (1,115,600 francs).

C’est le thé qui figure en première ligne dans les exportations de la Chine et dans celles de Canton en particulier. Canton a exporté, en 1844, 32,900,000 kilos de thé, dont 24,422,000 sous pavillon britannique, et 6,997,000 sous pavillon américain. La valeur totale de cette exportation a été de 104,841,000 francs. Les ports situés au nord de Canton paraissent devoir faire prochainement à ce dernier une rude concurrence pour la fourniture du thé. A Changhaï, on pourra se procurer cet article à bien plus bas prix qu’à Canton. Le port de Changhaï est situé de manière à être facilement approvisionné par les provinces du Nganouaï et du Kiangsou, dans lesquelles la culture du thé a pris un développement immense. Un autre port, celui de Fou-tchaou-fou, qui n’est qu’à 1,400 kilomètres des fameuses collines Bohi, où se cultive le meilleur thé de l’empire, parait aussi appelé à concourir pour une large part à cette exportation.

L’exportation de la soie grège s’est élevée à Canton à 11,929,000 fr., celle des tissus de soie à 8,199,900 fr., et celle de la soie en fils et en rubans à 392,654 fr. Pour la soie grège ainsi que pour le thé, Changhaï semble appelé à prendre la place de Canton, comme grand centre d’exportation. On y trouve à des prix beaucoup plus modérés qu’à Canton les belles qualités de soie grège dite de Nankin. En revanche, Canton pourra devenir un marché important pour les produits de l’industrie sucrière en Chine. Cette ville a exporté en 1844, uniquement sous pavillon anglais, 3,812,000 kilog. de sucre brut, valant 2,062,700 fr., et 1,951,000 kilog. de sucre candi, valant 1,414,700 fr. La canne à sucre est l’objet d’une culture immense en Chine, surtout dans le Fo-kien, dans l’île de Formose et dans certaines parties de la province de Canton. Les procédés industriels employés pour la fabrication du sucre y sont encore dans l’enfance, et néanmoins la Chine est aujourd’hui en mesure d’entrer en concurrence avec les îles de l’archipel malais, telles que Java et Luçon, pour livrer à l’Europe ce produit si indispensable, qui appelle, on ne peut se le dissimuler, une modification dans notre tarif douanier.

Le thé, le sucre, la soie grège, voilà donc trois branches principales d’exportation pour la Chine. Parmi les articles que ce pays peut encore nous fournir, nous citerons la porcelaine, dont l’inimitable légèreté est bien connue, et qu’on obtiendra dans le nord de la Chine à bien meilleur marché qu’à Canton ; les laques, pour lesquelles Canton conserve au contraire une notable prééminence ; les papiers, qui, par leur variété et leur bas prix, constituent une des plus belles industries chinoises ; divers produits naturels, tels que la casse, l’alun, l’huile d’anis, la rhubarbe, le mercure, la racine de squine, enfin des objets de luxe, tels que les parasols et les éventails. Tous ces articles ont figuré dans les exportations de 1844 pour des sommes considérables.

Par ce tableau rapide des importations et des exportations de la Chine pendant une seule année, on peut juger de la place qu’occuperont un jour les ports de ce grand pays parmi les marchés du monde. Comment se défendre d’admirer les états européens dont l’activité s’est montrée si puissante et si féconde sur ce point du globe, autrefois fermé à la vie commerciale ? Comment aussi échapper à un sentiment de tristesse, quand on songe qu’au milieu des chiffres énormes que nous venons de remuer, la France n’a su trouver qu’une place de 2 à 300,000 fr. pour ses importations comme pour ses exportations ? En présence de ce pénible contraste, on veut d’abord connaître les causes de notre infériorité, et on se demande ensuite si ces causes peuvent être combattues.

Notre commerce, il faut bien le dire, n’est point placé en Chine dans les conditions avantageuses qui s’offrent à la Grande-Bretagne et à l’Amérique. Pour la première de ces puissances, l’opium, les cotons, le thé, la soie grège, pour la seconde, ces trois derniers articles et les tissus de soie, sont des objets de transactions constantes, naturelles et faciles. L’Angleterre possède à peu de distance de la Chine ses grands comptoirs de l’Inde. Sa marine marchande emploie de nombreux bâtimens frétés à bas prix ; sa fabrication est arrivée, grace à l’abondance de la houille et du fer sur les lieux de production, à un degré d’économie que nous ne pourrons atteindre qu’après bien des années. L’Amérique, de son côté, trouve dans le bon marché de la matière première un avantage inappréciable pour ses importantes de tissus de cotons communs.

Que se passe-t-il au contraire chez nous ? Le prix de revient des cotons filés et tissés y est plus élevé qu’en Angleterre ; nous ne consommons que peu de thé ; nos colonies ne fournissent point d’opium, point de cotons en laine ; en revanche, nous produisons nous-mêmes de la soie, dont la Chine n’a aucun besoin. Ajoutez à ces premiers obstacles une marine marchande en décadence, le manque de colonies placées dans la sphère d’activité commercial de la Chine et de l’Indo-Chine, la position désavantageuse de nos commerce forcé d’agir, sans point d’appui, sans base d’opérations, à cinq mille lieues des ports d’expédition. La nature et les circonstances semblent, on le voit, liguées contre nous sur les marchés de l’extrême Orient, et, sous peine de fâcheux mécomptes, nous ne devons nous dissimuler aucun de ses désavantages. Plus ces obstacles sont grands, plus il importe de bien examiner le terrain sur lequel on va marcher ; ce n’est qu’à ce prix qu’on peut reconnaître si on a tout fait pour tirer d’une si mauvaise situation le meilleur parti possible.

Notre ambition doit-elle donc se borner à envoyer chaque année deux ou trois navires en Chines, comme nous le faisons depuis bientôt deux siècles ? Faut-il renoncer à l’espoir d’augmenter nos relations commerciales avec ce pays, qui nous ouvre ses ports, et où nous voyons s’accomplir tant de grandes opérations ? Je ne le pense pas, et je suis convaincu qu’il y a pour la France sur ces côtes lointaines quelque chose de plus à faire que ce qu’elle a tenté jusqu’à présent.

Examinons quels seraient ceux de nos articles qui pourraient le plus convenir à la Chine. Nous commencerons par les tissus de coton, cette base des importations de produits manufacturés anglais ; certaines de nos étoffes imprimées, exactement appropriées au goût du pays, pourraient s’y placer, sinon très avantageusement, du moins de manière à encourager le commerce français, surtout, s’il trouvait en Chine des objets d’échange convenables. Il ne faudrait procéder que pas petits envois, principalement au début, car les tissus de coton imprimés sont dans ce pays l’objet d’une consommation limitée. Des mouchoirs de couleur en dimension voulue, certains velours de coton, quelques rouges andrinoples à dessins, des étoffes laine et coton à grandes fleurs, quelques mouchoirs blancs de Saint-Quentin, voilà, selon moi, ce que notre industrie cotonnière aurait à envoyer de plus convenable en Chine. Quant aux cotons filés et aux calicots écrus et blancs, qui forment le tiers du commerce anglais, le moment n’est pas encore venu pour nous de les y importer. Nous pouvons lutter avec la Grande-Bretagne pour les articles où le goût, la beauté du dessin, ont une large part ; mais lorsque la question se réduit à un prix de fabrique plus ou moins élevé, nous devons, quant à présent, éviter le concurrence.

Nos draps légers pourront donner lieu, il faut l’espérer, à des affaires avantageuses, si les fabricans français savent se conformer aux exigences des consommateurs chinois. Nos fabriques du midi paraissent être celles dont les produits, en raison de leur bon marché, ont le plus de chances de trouver un écoulement facile et de pouvoir lutter avec les spanish stripes des Anglais. Les modèles rapportés de Chine, que nos manufacturiers peuvent examiner, leur indiquent exactement les conditions qu’ils sont enus de remplir, s’ils ne veulent plus voir leurs produits vendus d’une façon désastreuse, comme l’ont été plusieurs cargaisons de draps français expédiées en Chine dans ces derniers temps. Notre industrie lainière est certainement appelée à trouver aussi une place sur ce marché lointain, bien au-dessous toutefois de l’industrie britannique. Aux articles principaux d’importation que nous avons nommés, il sera bon de joindre quelques produits de l’industrie parisienne, des glaces de petite dimension et à très bas prix, des pendules, des bronzes, des gravures, des cristaux, des produits chimiques ; mais les prix, nécessairement incertains, de ces divers objets commandent de n’en faire d’abord que des envois très limités.

La question capitale pour nous est moins dans les importations que dans les exportations. Le faible bénéfice que nous parviendrions très péniblement à réaliser sur les premières ne serait point un attrait suffisant pour notre commerce, si quelque chargement avantageux ne devait pas être le prix de ces lointaines et hasardeuses expéditions. Parmi les articles d’exportation de la Chine, il en est un qui mérite de fixer notre attention : c’est la soie grège. Nous ne pouvons pas songer à opérer nos retours avec des chinoiseries : il nous faut une base solide, un objet de grande consommation. Y aura-t-il possibilité pour la France d’employer les soies de Changhaï et de Canton, comme on le fait en Angleterre ? Pourrons-nous remplacer par des soies chinoises celles que nous achetons au Piémont et à la Lombardie ? Là gît l’avenir de notre commerce avec la Chine. Si nos fabricans parviennent à découvrir un procédé pour manufacturer convenablement cette soie, en la mélangeant à celle de notre pays, en la soumettant à des manipulations nouvelles, ou en la destinant à des tissus spéciaux, nos affaires avec l’extrême Orient sont assurées ; car les opérations d’achats et de ventes sont étroitement unies sur ces marchés, et, avec des articles de retour avantageux, les bas prix même des importations n’ont rien d’effrayant. Le bénéfice sur la soie peut compenser, et bien au-delà, la perte sur la vente des tissus de coton ou de laine. C’est ainsi que les Anglais trouvent souvent dans leurs achats de thés un ample dédommagement de la vente à prix inférieur de leurs longcloths. Les opérations sont complexes en Chine : toute affaire y a deux faces, car elle n’est qu’un échange, et il suffit souvent qu’une seule de ces faces soit brillante. En ce moment, l’attention des fabricans du midi est appelée sur la question des soies de Chine, et l’on peut espérer que le problème ne tardera pas à recevoir une solution satisfaisante.

Outre la soie, si elle est jugée convenable, nous aurions à acheter pour environ 800,000 francs de thé destiné à la consommation française, et peut-être, si nos relations avec la Chine prenaient de l’extension, serions-nous à même d’approvisionner de cet article quelques petits états voisins. Restent la rhubarbe, les laques, le vermillon, les porcelaines, les nankins, qui pourront compléter nos chargemens. À ces articles viendront se joindre aussi, selon toute apparence, quelques substances tinctoriales chinoises, dont les échantillons sont en ce moment soumis à une commission composée de plusieurs notabilités de la science et du commerce.

Si, comme tout le fait supposer, une société se forme en France pour l’exploitation des marchés de l’extrême Orient, des comptoirs devront être établis à Canton, et sans doute à Manille, à Batavia, à Singapore, afin de relier ces points importans et de donner de l’ensemble à nos affaires. Notre commerce a déjà des relations toutes formées à Batavia, qui, malgré ses droits de douane élevés, est un excellent marché pour nos indiennes et pour plusieurs de nos articles de Paris. Les Philippines consommaient jadis des quantités considérables de mouchoirs et de cambayas de notre fabrication. Notre commerce, privé de bons renseignemens, a négligé ces précieux débouchés, qui sont presque entièrement perdus pour lui. Des agens intelligens et dévoués, placés à Manille et à Batavia, lui rendraient sans aucun doute, dans le premier de ces ports, l’importance qu’il n’aurait jamais dû perdre, et développeraient, dans l’autre, des relations très bien entamées.

Les divers navires expédiés de France suivraient naturellement, pour atteindre la Chine, des itinéraires différens. L’un, par exemple, irait solder une partie de ses marchandises à Bourbon contre du numéraire qu’il placerait à un bon taux à Calcutta, où il pourrait charger du coton en laine et d’autres denrées pour Canton. Un second navire prendrait à Singapore de l’étain, qui se place bien en Chine ; il passerait à Manille, où il laisserait des cambayas, et il y commanderait en même temps à l’agent français un chargement de retour composé de café, d’indigo, de bois de sapan, etc. Un autre bâtiment relâcherait à Java, y déposerait une partie de ses marchandises, se dirigerait vers Canton, et reviendrait prendre à Java un chargement commandé à l’avance. Cinq ou six navires frétés par la compagnie suffiraient sans doute à ses relations dans les premiers temps, mais le nombre de ces navires pourrait, nous le croyons, s’élever à huit ou neuf au bout de quelques années, et ce serait un résultat très satisfaisant.

Telle nous paraît être la marche à suivre dans l’état actuel de nos relations avec la Chine. L’avenir qui s’offre à nous dans cet empire, bien qu’il ne réponde peut-être pas à tous nos rêves, est loin cependant de mériter nos dédains. Nos rapports avec l’extrême Orient, restreints même à ces limites, offrent encore assez d’avantages pour stimuler cette mollesse et cette timidité qu’on a été en droit quelquefois de reprocher à nos négocians. Il faut espérer qu’en présence du monde nouveau ouvert à l’Europe, le commerce français unira ses efforts et se fera représenter dignement sur ces rives lointaines, où nous porterons enfin l’unité d’action et de volonté, la persévérance et le zèle qui seuls peuvent faire prospérer nos entreprises.


AUGUSTE HAUSSMANN,

Membre de la mission de France en Chine.

  1. L’île et le passage du Tigre tirent leur nom d’une montagne à laquelle, avec un peu d’imagination et beaucoup de bonne volonté, on parvient à trouver la forme d’un tigre.
  2. Monnaie de cuivre du pays.
  3. Il paraît qu’un édit récent de l’empereur en a enfin ordonné l’ouverture.
  4. Pendant les grandes marées, certaines rues deviennent elles-mêmes des canaux dans les quartiers de Canton qui avoisinent la rivière, et qui sont construits sur pilotis. La factorerie française est fort souvent inondée. On fut obligé, il y a douze ans, d’établir un service de bateaux dans les rues du quartier européen.
  5. Voici la traduction d’un de ces avis au public : « Toutes les personnes honorables, quand elles veulent acheter, doivent regarder l’enseigne de cette boutique. Les marchandises y sont garanties, et les prix vrais. On n’y trompe ni les enfans ni les vieillards.
    « Boutique de Chen-ki, près de la porte de Taï-ping, dans la rue de Tchang-chéou, vers l’orient. »
  6. Ces deux noms désignent également le grand chef Boudha.
  7. Sorte de batiste chinoise fabriquée avec la fibre de l’urtica nivea, espèce d’ortie.
  8. Ainsi l’on écrira sur la première : « Clair comme l’intelligence d’un savant à son automne ; » puis, sur la seconde : « Et comme la rosée que produit un nuage doré par le soleil. » Telle est la traduction que m’a donnée d’un de ces distiques un interprète de Macao.
  9. Il faut faire exception pour les habitans de la province du Kouang-toung, qui paraissent très sujets aux maladies cutanées. La plupart des gens de la basse classe ont sur la peau du crâne des marques d’ulcères. Beaucoup d’entre eux sont affligés de loupes d’un volume énorme. J’ai vu quelques-uns de ces malheureux porter au cou des excroissances charnues deux fois grosses comme leur tête. Les lépreux sont aussi très communs dans ce pays. C’est sans doute à l’horrible saleté des pauvres et à leur détestable alimentation qu’il faut attribuer ces tristes infirmités. Un rapport adressé il y a dix ans à l’empereur par un haut fonctionnaire de la province signalait un dépérissement physique très marqué parmi les habitans, et l’attribuait particulièrement aux incendies et aux inondations qui avaient plongé beaucoup de familles dans la misère ; mais c’est surtout dans l’usage immodéré de l’opium que le gouvernement chinois a cru découvrir la cause du mal. L’action enivrante et abrutissante de ce narcotique est un fait constant pour quiconque a étudié de près les Cantonais et leur genre de vie.
  10. Le déploiement des ailes est un signe de suprématie. Aussi les mandarins inférieurs ne peuvent-ils se permettre que des oiseaux à ailes ployées et levant une patte, comme pour indiquer l’intention de monter.
  11. Le canard mandarin est l’emblème de la tendresse et de la fidélité conjugales. Aussi, quand la discorde vient à éclater dans un ménage chinois, les deux époux se décident-ils souvent à manger un de ces canards, et la bonne harmonie, assure-t-on, tarde rarement à se rétablir à la suite du repas.
  12. Ce bouton n’est porté que par de petits mandarins. On achète le droit de s’en parer moyennant 300 piastres. On peut également acheter le droit de porter les boutons blancs.
  13. Au nombre de ce qu’on pourrait nommer les idiotismes du dialecte anglo-chinois, il faut compter aussi cette expression : number one, destinée à exprimer la bonté, la supériorité d’une personne ou d’une chose. Ainsi, pour dire que les Français sont bons, le Chinois s’écriera : « Haïa, Falançaï number one (les Français sont des numéros un) ; » charmante, mais mensongère politesse, car, aux yeux du Chinois, le Chinaman, comme il s’appelle, restera toujours le number one, et les Français ne peuvent être tout au plus que des number two.
  14. Du ciel, de la terre et de l’homme.
  15. C’est ce qui arriva du moins aux membres de la mission française. Au commencement de notre séjour à Canton, nous étions confondus avec les autres étrangers, et accueillis par des murmures dans les quartiers où ne pénètrent pas souvent les Européens. Au bout de quelques mois, quand on fut habitué à nous voir et qu’on sut que nous étions Français, on ne nous jeta plus de cailloux, et, au lieu de nous accueillir par l’injure ordinaire, fan-kouaï, on nous appela Fa-lansaï ou Flan-saï (Français). Quand nous entrions quelque part accompagnés d’un Chinois, il s’empressait de faire connaître notre nation, et aussitôt les physionomies devenaient riantes, on nous examinait, on nous questionnait sur la France, sur sa marine, sur sa grandeur, et les exclamations de surprise se multipliaient avec nos réponses.
  16. Tous les membres de la légation française en Chine ont connu, dans la rue Ta-toung-kaï, un vieux marchand surnommé Toké-trou, à cause de l’habitude qu’il avait prise de prononcer à chaque instant ces deux mots anglo-cantonais, qui signifient I talk true (je dis la vérité). En présence de l’acheteur européen, cet homme n’était plus un marchand, c’était un comédien consommé, qui jouait son rôle avec un art vraiment admirable, soit qu’il touchât avec amour ses boîtes de laque, ses statuettes en bronze, ses délicieux petits vases en jade, soit qu’il se rendît enfin à des offres toujours très généreuses avec l’air désolé d’un père à qui l’on arracherait son enfant, ou qu’il se fâchât très sérieusement pour vous avoir fait payer un objet quatre fois au-delà de sa valeur réelle.
  17. On appelle ainsi des lingots de différentes formes et de poids variable. Le plus souvent ces lingots affectent la forme d’un parallélogramme rectangle sur une de leurs faces, qui est unie et polie, tandis que l’autre reste arrondie et raboteuse. C’est en argent saï-ci que se font les recettes et les paiemens du gouvernement ; mais la monnaie la plus usitée en Chine est celle de cuivre appelée vulgairement cach, sapek, et en chinois-mandarin tchen. Ces petites pièces portent le nom de l’empereur régnant, et sont percées par le milieu d’un trou carré, dans lequel on passe une ficelle. On lie ainsi les cach par piles’ de cent qui se font suite et forment souvent de longues chaînes de mille et douze cents pièces, que les coulis ont l’habitude de porter sur les épaules ou autour du cou. Les tables des changeurs dans les rues sont couvertes de ces piles. Tous les petits marchés entre Chinois de l’intérieur se font en cach. On conçoit combien ce mode de paiement doit être long et gênant. Aussi les Chinois ont-ils adopté dans leur commerce avec les étrangers l’usage des piastres espagnoles.
  18. Voici les noms des principales de ces stations : Kap-sing-moun, près Canton, écoule 800 caisses par mois ; Hou-song, près de Changhaï, 1,000 ; Gosou, près d’Amoy, 180 ; Namo, 200 ; Chusan, 250. Hong-Kong et Macao sont aussi des stations très importantes.