Capitaines courageux/03

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Traduction par Louis Fabulet et Charles Fountaine-Walker.
Pierre Lafitte (p. 21-31).


CHAPITRE III


Ce fut le sommeil de plomb qui vous éclaircit l’âme, l’œil et le cœur, et vous met mourant de faim devant la soupe. Ils vidèrent un grand plat d’étain plein de morceaux de poisson tout juteux — les résidus que le cuisinier avait ramassés le soir précédent. Ils nettoyèrent les plats et les casseroles de la bordée des aînés partis pour la pêche, taillèrent des tranches de lard pour le repas de midi, faubertèrent le gaillard d’avant, remplirent les lampes, tirèrent du charbon et de l’eau pour le cuisinier, et passèrent l’inspection de l’avant-cale s’empilaient les provisions du bateau. Ce fut une autre belle journée tranquille, douce et claire, et Harvey s’emplit d’air jusqu’au fond des poumons.

D’autres goélettes avaient monté pendant la nuit, et les longues houles bleues étaient couvertes de voiles et de doris. Au loin sur l’horizon, la fumée de quelque paquebot, la coque invisible, barbouillait l’azur, et du côté de l’est les voiles de perroquet d’un gros navire, juste en train de se gonfler, y faisaient une entaille carrée. Disko Troop fumait, appuyé contre le toit de la cabine, un œil sur les bateaux à l’entour, et l’autre sur la petite flamme de girouette à la pomme du grand mât.

« Quand papa fait cette tête-là, dit Dan tout bas, c’est qu’il médite quelque chose de fameux. Je parierais mon gage et ma part que nous allons mouiller bientôt. Papa connaît la morue, et la flottille sait bien que papa la connaît. Les vois-tu arriver un à un, sans avoir l’air de rien, cela va sans dire, mais en tournant tout le temps autour de nous ? Voici le Prince Leboo ; c’est un bateau de Chatham. Il est monté de la nuit dernière. Et vois-tu ce gros-là avec une pièce dans sa voile de misaine et un foc neuf ? C’est le Carrie Pitman de West Chatham. Il ne va pas garder sa toile longtemps, à moins que son sort n’ait changé depuis l’autre saison. Il ne fait guère que dériver. Il n’y a pas d’ancre qui puisse le retenir. Quand la fumée s’élève comme ça en petits anneaux, c’est que papa est en train d’étudier le poisson. Si nous lui parlions en ce moment, il serait furieux. La dernière fois que cela m’est arrivé, il a pris une botte et me l’a flanquée à la tête. »

Disko Troop regardait à l’avant, la pipe aux dents, avec des yeux qui semblaient ne rien voir. Comme le disait son fils, il étudiait le poisson, mettant sa connaissance et son expérience du Banc aux prises avec la morue en train de s’ébattre dans ses propres eaux. Il admettait la présence à l’horizon des goélettes à l’œil inquisiteur comme un hommage à sa supériorité. Mais maintenant que cet hommage était rendu, il voulait se retirer et s’en aller faire son mouillage seul, jusqu’au moment de remonter vers la Vierge pour pêcher dans les rues de cette ville grondante sur les eaux. C’est ainsi que Disko Troop pensa au temps qu’il venait de faire, aux tempêtes, courants, ressources alimentaires et autres arrangements domestiques, en se plaçant au point de vue d’une morue de vingt livres ; il devint lui-même, en fait, l’espace d’une heure, une morue, et en prit l’apparence d’une façon étonnante. Puis, il retira la pipe d’entre ses dents.

« Papa, dit Dan, nous avons fini notre besogne. Est-ce que nous pouvons sortir un brin ? C’est un bon temps pour la pêche.

— Pas dans cet accoutrement cerise ni ces souliers couleur de pain brûlé. Donne-lui des vêtements qui aient du sens commun.

— Papa est content — cela le prouve, dit Dan ravi, en entraînant Harvey dans la cabine, tandis que Troop lançait une clef en bas des marches. Papa garde mes vêtements de réserve dans un endroit où il puisse y donner un coup d’œil, à cause que maman dit que je suis sans soin. »

Il fourragea dans un coffre, et en moins de trois minutes Harvey était paré de bottes en caoutchouc qui lui montaient à mi-cuisse, d’un lourd jersey bleu reprisé aux coudes, d’une paire de mitaines et d’un suroît.

« Maintenant, tu représentes quelque chose, dit Dan. Dépêchons !

— Ne t’éloigne pas. Reste à portée, dit Troop ; ne t’en vas pas rendre des visites dans la flottille. Si quelqu’un te demande ce que j’ai l’intention de faire, dis la vérité, car tu n’en sais rien. »

Un petit doris rouge, marqué du nom de Hattie S., reposait à l’arrière de la goélette. Dan amena le câblot et sauta légèrement sur les planches du fond, tandis que Harvey tombait gauchement derrière lui.

« C’est pas une manière d’entrer dans un bateau, dit Dan. S’il y avait de la mer, tu irais au fond, c’est sûr. Il faut que tu apprennes à t’en servir. »

Dan assujettit les tolets, prit le banc de nage d’avant et regarda faire Harvey. Le jeune garçon avait ramé, à la façon des dames, sur les étangs d’Adirondack ; mais il y a de la différence entre des tolets de bois grinçants et des « rullocks » bien équilibrés — entre des rames légères et de grossiers avirons de huit pieds. Cela collait dans la lente houle, et Harvey bougonnait.

« Court ! Nage court ! dit Dan. Si tu entraves ton aviron dans un petit peu de mer, c’est bon pour faire chavirer. Est-ce pas un bijou ? Et c’est à moi, encore ! »

Le petit doris était propre comme un sou neuf. Il portait dans ses petits flancs une ancre minuscule, deux cruches d’eau et quelque soixante-dix brasses de fin cordage brun de doris. Une trompette de fer-blanc reposait dans des boucles de corde juste sous la main droite de Harvey, à côté d’un maillet de vilaine tournure, d’une courte gaffe et d’un bâton plus court encore. Une couple de lignes, garnies de plombs très lourds et de doubles hameçons, toutes deux enroulées avec soin sur des dévidoirs carrés, se trouvaient calées à leur place par le plat-bord.

« Où sont la voile et le mât ? » demanda Harvey, car ses mains commençaient à avoir des ampoules. »

Dan éclata de rire.

« On ne fait guère marcher à la voile les doris de pêche. On pousse, mais on n’a pas besoin de pousser si dur. Est-ce que tu ne voudrais pas l’avoir à toi ?

— Bah ! J’imagine que mon père pourrait m’en donner un ou deux si je les demandais, » répondit Harvey.

Il avait été trop occupé jusqu’alors pour penser beaucoup à sa famille.

« C’est vrai. J’oubliais que ton père est millionnaire. Hein, tu ne fais guère le millionnaire en ce moment ? Mais tu sais qu’un doris avec le gréement et les accessoires — Dan parlait comme s’il se fût agi d’une baleinière — coûte des sommes. Est-ce que tu crois que ton père t’en donnerait un comme — comme joujou favori ?

— Ça ne m’étonnerait pas. Ce serait à peu près la seule chose pour laquelle je ne l’ai pas encore embêté.

— Hein ! tu dois en faire un rude gâté à la maison, et en casser, de la monnaie. Ne fends pas l’eau comme cela, Harvey. C’est court, la vraie manière ; il n’y a jamais de mer tout à fait calme, et les houles… »

Crac ! La poignée d’aviron vint frapper Harvey sous le menton et le renversa cul par-dessus tête.

« C’était ce que j’allais te dire. Il a fallu que j’apprenne aussi ; mais, moi, je n’avais pas plus de huit ans quand j’ai été à cette école-là. »

Harvey regagna son banc, les mâchoires endolories et le sourcil froncé.

« Ça ne vaut rien de s’en prendre aux choses, dit papa. C’est notre faute quand nous ne pouvons pas les diriger, à ce qu’il dit. Allons, essayons ici. Manuel va nous donner la profondeur. »

Le Portugais se balançait à un bon mille de là, mais quand Dan leva le bout d’un aviron, il agita le bras gauche à trois reprises.

« Trente brasses, dit Dan, en attachant un morceau de boëtte salée à l’hameçon. Dehors les plombs. Amorce, comme je fais, Harvey, et n’embrouille pas ton dévidoir. »

La ligne de Dan fut dehors longtemps avant que Harvey eût découvert le secret pour attacher l’amorce et pour lancer les plombs. Le doris dériva tranquillement. Ce n’était pas la peine de mouiller avant de s’être assuré d’un bon endroit.

« Nous y voici ! » cria Dan.

Et une averse d’embrun vint s’abattre en clapotant sur les épaules de Harvey, tandis qu’une grosse morue se trémoussait et battait de la queue le long du bord.

« Le « muckle » ! Harvey, le « muckle » ! sous ta main ! Vite ! »

Évidemment « muckle » ne pouvait désigner la trompette ; aussi Harvey passa-t-il le maillet. Dan étourdit le poisson selon les règles avant de le tirer à bord, et arracha l’hameçon à l’aide du bâton court qu’il appelait une « fourchette ». Puis, Harvey sentit que cela tirait aussi, et ramena sa ligne avec ardeur.

« Mais, c’est des fraises ! cria-t-il. Regarde ! » L’hameçon s’était pris dans une touffe de fraises, rouges d’un côté et blanches de l’autre, à la ressemblance parfaite du fruit de terre, sauf qu’il n’y avait pas de feuilles, et que la tige était tuyautée et visqueuse.

« N’y touche pas ! Secoue-les. Non. »

L’avertissement venait trop tard. Harvey les avait tirées de l’hameçon et les admirait.

« Oh ! là là là là ! » se mit-il à crier, comme il commençait à ressentir dans les doigts le même effet que s’il eût pris des orties à poignées.

« Maintenant, tu sais ce que ça veut dire, un fond de fraises. Il n’y a qu’au poisson qu’on devrait toucher les mains nues, dit papa. Secoue-les contre le plat-bord, et réamorce, Harvey. Cela ne t’avancera pas de regarder. Tout cela est compté dans le gage. »

Harvey sourit à la pensée de ses dix dollars et demi par mois, et se demanda ce que sa mère aurait dit si elle avait pu le voir penché par-dessus le bord d’un doris de pêche, en plein océan. Elle qui souffrait toutes les agonies chaque fois qu’il sortait sur le lac Saranac ! Et, en passant, Harvey se rappela nettement qu’il avait coutume de rire de ses appréhensions. Tout à coup, la ligne partit comme l’éclair entre ses doigts, les sciant même à travers les mitaines, ces mailles de laine censées les protéger.

« C’est un « logy ». Donne-lui du jeu suivant sa force ! cria Dan. Je vais t’aider.

— Non, je ne veux pas, haleta Harvey en se pendant à la ligne. C’est mon premier poisson. Est-ce… est-ce une baleine ?

— Un flétan, peut-être bien. »

Dan chercha à voir dans l’eau et brandit le lourd « muckle », prêt à tout événement. Quelque chose de blanc et d’ovale voletait et tremblotait à travers l’émeraude.

« Je parierais la moitié de mon gage qu’il pèse plus de cent. Es-tu toujours aussi envieux de l’amener tout seul ? »

Harvey avait les jointures à vif et en sang aux endroits où elles avaient cogné contre le plat-bord. Le visage bleu pourpre, moitié à cause de l’émotion, moitié à cause de l’effort, il dégouttait de sueur, et n’y voyait presque plus à force de fixer les rides éblouissantes de soleil qui, à la surface de l’eau, répondaient aux vibrations de la ligne. Les gamins n’en pouvaient plus, longtemps avant le flétan qui se chargea d’eux et du doris durant les vingt minutes qui suivirent. Mais, pour finir, le gros poisson fut gaffé et hissé à bord.

« Chance de débutant, dit Dan, en s’essuyant le front. Il pèse bien un cent. »

Harvey regarda l’énorme bête gris pommelé d’un air d’orgueil indescriptible. À terre il avait maintes fois vu des flétans sur les marbres visqueux des marchés, mais jamais il ne lui était arrivé de demander comment ils se trouvaient là. Maintenant, il le savait ; et il n’était pas un pouce de son corps qui ne gémit de fatigue.

« Si papa était par ici, dit Dan en hissant sa ligne, il lirait ce signe-là aussi clair que dans un livre. Le poisson devient de plus en plus petit, et tu as pris pour ainsi dire le plus gros flétan que nous puissions trouver pendant cette campagne. La pêche d’hier — l’as-tu remarqué ? — c’était tout gros poisson, sans un flétan. Papa, lui, lirait ces signes-là sans hésiter. Papa dit que tout est indication sur le Banc, et peut se lire bien ou de travers. Papa est plus profond que le Trou-de-Baleine. »

Il parlait encore lorsqu’un coup de pistolet fut tiré à bord du Sommes Ici, et qu’un panier à pommes de terre fut hissé dans les agrès d’avant.

« Qu’est-ce que je te disais, hein ? C’est l’appel pour tout l’équipage. Papa a une idée en tête, sans quoi il n’interromprait jamais la pêche à cette heure-ci de la journée. Enroule ta ligne, Harvey, et nous allons rentrer. »

Ils étaient sous le vent de la goélette, tout prêts à lancer le doris sur la mer tranquille, quand des cris de malédiction à un demi-mille de là les mena vers Pen, lequel courait autour d’un point fixe, pour tout le monde sorte de gigantesque punaise d’eau. Le petit homme se penchait en arrière, en avant, avec une énorme énergie, mais, à la fin de chacune de ces manœuvres, son doris, après un demi-tour, revenait sur sa corde.

« Il faut aller à son secours, sans quoi il prendrait racine et monterait en graine ici, dit Dan.

— Qu’est-ce qui se passe ? » demanda Harvey.

C’était pour lui tout un monde nouveau, où au lieu de faire la loi à ses aînés, il lui fallait poser humblement des questions. De plus, la mer était horriblement grande et impassible.

« L’ancre est prise. Pen les perd toutes. Perdu déjà deux cette campagne-ci, sur des fonds de sable encore, et papa dit qu’à la prochaine qu’il perd, sûr comme nous sommes en train de pêcher, il lui donnera la « kelleg ». Ça lui briserait le cœur, à Pen.

— Qu’est-ce que c’est que la « kelleg » ? » demanda Harvey, avec la vague idée que ce pouvait être quelque espèce de torture en usage dans la marine, comme celle de la « cale[1] » dans les histoires.

« Une grosse pierre en guise d’ancre. On peut voir une « kelleg » à l’avant d’un doris d’aussi loin qu’on peut voir le doris lui-même, et toute la flottille sait ce que cela veut dire. On se moquerait affreusement de lui. Pen ne pourrait pas plus supporter cela qu’un chien une casserole à la queue. C’est une telle sempiternelle sensitive !

— Eh quoi, Pen ! Encore pris ? N’essaie plus de tes inventions. Reviens dessus, et tiens ta corde droite de haut en bas.

— Elle ne bouge pas, dit le petit homme, tout essoufflé. Elle ne bouge pas un brin, et j’ai vraiment essayé de tout.

— Qu’est-ce que c’est que tout ce méli-mélo à l’avant ? dit Dan, en désignant un sauvage enchevêtrement d’avirons de rechange et de cordages de doris, entortillés tous ensemble par la main de l’inexpérience.

— Oh ! ça, déclara Pen avec orgueil, c’est un cabestan espagnol. C’est Mr. Salters qui m’a montré comment le faire ; mais même cela ne la fait pas bouger. »

Dan se pencha autant qu’il pouvait par-dessus le plat-bord pour dissimuler un sourire, donna une ou deux secousses au cordage, et, sans plus de façons, l’ancre vint sur-le-champ.

« Hisse, Pen, dit-il en riant, ou elle va se prendre encore. »

Ils le laissèrent en train de regarder avec de grands yeux bleus tragiques les pattes de la petite ancre tout échevelées d’herbes marines, tandis qu’il se confondait en remerciements.

« Oh ! dis donc, pendant que j’y pense, Harvey, dit Dan, quand ils furent hors de portée de voix, Pen n’est pas tout à fait bien calfaté. Ce n’est pas qu’il soit en rien dangereux, mais il n’a pas toutes ses idées. Comprends ?

— Est-ce bien vrai, ou bien est-ce un des jugements de ton père ? » demanda Harvey comme il se courbait sur les avirons.

Il se sentait déjà en voie de les manier plus aisément.

« Papa ne s’est pas trompé, cette fois. Pen est pour sûr un toqué. Non, ce n’est pas exactement ça, mais un peu comme un idiot inoffensif. Voici comment c’est arrivé — tu nages bien pour l’instant, Harvey — et je te le dis parce qu’il est juste que tu le saches. C’était autrefois un prêcheur moravien. Il s’appelait Jacob Boller, à ce que papa m’a dit, et il habitait avec sa femme et quatre enfants quelque part du côté de la Pensylvanie. Or, voilà que Pen emmène toute sa famille à un meeting moravien — un meeting en plein air, plus que probable — et ils restent dans Johnstown juste pour y passer une nuit. Tu as entendu parler de Johnstown ? »

Harvey réfléchit.

« Oui, oui. Mais je ne sais plus à propos de quoi. C’est un nom qui sonne pour moi comme Ashtabula.

— Tous les deux sont de grandes catastrophes — c’est pourquoi, Harvey. Eh bien ! cette simple nuit où Pen et les siens étaient à l’hôtel, la ville de Johnstown fut emportée. La digue creva et l’inonda, et les maisons partirent à la dérive, s’entre-choquèrent et sombrèrent. J’ai vu les images, c’est affreux. Pen eut son monde noyé tout en tas sous ses yeux avant de savoir au juste ce qui arrivait. À partir de ce moment-là, il n’a plus eu toutes ses idées. Il soupçonna bien qu’il s’était passé quelque chose là-haut à Johnstown, mais quand il y serait allé de sa pauvre vie, il ne pouvait se rappeler quoi, et il se mit à errer de droite et de gauche avec un sourire étonné. Il ne savait pas ce qu’il était, et encore moins ce qu’il avait été, et c’est ainsi qu’il tomba dans les jambes de l’oncle Salters en train de faire des visites dans Alleghany City. La moitié des gens, du côté de ma mère, sont éparpillés à l’intérieur de la Pensylvanie, et l’oncle Salters passe les hivers en tournées de visites. Il adopta comme qui dirait Pen, voyant bien ce que son trouble était ; et il l’amena dans l’Est où il lui procura du travail dans sa ferme.

— C’est pour cela que je l’ai entendu l’autre nuit appeler Pen « cultivateur » quand les bateaux s’entre-choquaient. Est-ce que ton oncle Salters est un cultivateur ?

— Cultivateur ! s’écria Dan. Il n’y aurait pas assez d’eau ici au Cap Hatteras pour lui laver la motte de terre d’après ses bottes. Il est et mourra tout ce qu’il y a de plus cultivateur. Mais, Harvey, sais-tu bien que j’ai vu ce type-là, au coucher du soleil, tendre un seau et se mettre à traire le robinet du charnier comme si c’était le pis d’une vache. Voilà le cultivateur que c’est. Eh bien, Pen et lui firent marcher la ferme — au nord de la route d’Exeter, que c’était. L’oncle Salters l’a vendue ce printemps à un jobard de Boston qui voulait bâtir une maison de campagne, et il en a tiré la forte galette. Et puis eux deux toqués ont roulé leur bosse par-ci par-là jusqu’au jour où ceux de l’église de Pen — les Moraviens — ont découvert où il avait dérivé et échoué, et ont écrit à l’oncle Salters. Je n’ai jamais su au juste ce qu’ils disaient ; mais l’oncle Salters fut furibond. Il est surtout épiscopalien — mais pour une fois, il s’est démené comme s’il était baptiste ; et a déclaré qu’il n’allait pas livrer Pen à aucune sacrée confrérie de Moraviens pas plus de Pensylvanie que d’ailleurs. Puis, il s’en vient trouver papa, remorquant Pen — c’était il y a deux tournées — et déclare qu’il leur faut, à lui et à Pen, faire une tournée de pêche pour leur santé. J’suppose qu’il croyait que les Moraviens n’iraient pas courir sur le Banc après Jacob Boller. Papa fut d’accord, car l’oncle Salters avait fait la pêche par boutades durant trente années, quand il n’était pas en train d’inventer des engrais brevetés, et il obtint une part sur le Sommes Ici ; la tournée fit tant de bien à Pen que Papa prit l’habitude de l’emmener. À quelque jour, dit papa, il se souviendra de sa femme et des mioches et de Johnstown, et alors, plus que probable, il mourra, à ce qu’il dit. T’en vas pas parler de Johnstown, ni de rien de tout cela à Pen, ou l’oncle Salters te ferait passer par-dessus bord.

— Pauvre Pen ! murmura Harvey. Je n’aurais jamais pensé, à les voir ensemble, que l’oncle Salters prenait intérêt à lui.

— J’aime Pen, cependant ; nous l’aimons tous, dit Dan. Nous aurions dû lui donner une remorque, mais je voulais te dire cela d’abord. »

Ils se trouvaient maintenant tout contre la goélette, les autres bateaux un peu derrière eux.

« Inutile de hisser les doris à bord jusqu’après dîner, dit Troop du haut du pont. Nous allons faire la toilette tout de suite. Fixez les tables, mes garçons !

— Tout cela est plus profond que le Trou-de-Baleine, dit Dan en clignant de l’œil, comme il disposait l’attirail de la toilette. Regarde ces bateaux-là, qui se sont avancés depuis ce matin. Ils attendent tous papa. Les vois-tu, Harvey ?

— Pour moi, ils se ressemblent tous. »

Et, de fait, pour un terrien, les goélettes qui tanguaient à l’entour semblaient sortir du même moule.

« Eh bien, non, cependant. Ce paquebot jaune, sale, avec son beaupré estivé de ce côté, c’est l’Espoir de Prague. Il a pour patron Nick Brady, l’homme le plus chiche du Banc. Nous le lui dirons quand nous toucherons le Grand-Récif. Tout là-bas, plus loin, c’est l’Œil du Jour. Il appartient aux deux Jerauld. Il est de Harwich, marche assez bien et a de la chance ; mais papa, lui, trouverait du poisson dans un cimetière. Les trois autres, par le travers, c’est le Margie-Smith, la Rose, et l’Edith S. Walen, tous de chez nous. J’imagine que nous allons voir demain l’Abbie M. Deering, dites, papa ? Ils lâchent tous le banc de Queereau.

— Demain tu ne verras pas beaucoup de bateaux, Danny. (Quand Troop appelait son fils Danny, c’était signe que le vieux était content.) Mes garçons, il y a trop de monde ici, continua-t-il, s’adressant à l’équipage qui grimpait à bord. Nous allons les laisser amorcer gros pour prendre petit. »

Il regarda dans le parc ce qu’on avait pris ; c’était curieux comme le poisson était petit et uniforme. Sauf le flétan de Harvey, il n’y avait sur le pont rien au-dessus de quinze livres.

« Je guette le temps », ajouta-t-il.

« Vous allez être obligé de le faire vous-même, Disko, car, moi, je ne vois aucun signe », déclara Long Jack, en balayant du regard le clair horizon.

Cependant, une demi-heure plus tard, comme ils étaient à la toilette, la brume du Banc tomba sur eux, « entre poisson et poisson », comme ils disent. Elle chassait de façon continue et en festons, roulant et fumant tout le long de l’eau incolore. Les hommes arrêtèrent la toilette sans un mot. Long Jack et l’oncle Salters glissèrent les barres du cabestan dans leurs alvéoles, et se mirent à amener l’ancre, le cabestan grinçant au fur et à mesure que le cordage de chanvre humide se tendait sur la mèche. Manuel et Tom Platt donnèrent un coup de main pour finir. L’ancre vint avec un sanglot, et la voile de cape se gonfla, tandis que Troop l’assujettissait à la barre.

« Hisse le foc et la misaine », dit-il.

« Échappons-leur dans la brume ! » cria Long Jack, en amarrant solidement l’écoute du foc, tandis que les autres faisaient grimper les anneaux cliquetants et grinçants de la misaine ; et le gui de misaine cria, comme le Sommes Ici dressant la tête dans le vent fonçait en pleine blancheur pâle et tourbillonnante.

« Il y a du vent derrière cette brume-là », dit Troop.

C’était tout étonnement, passé ce qu’on peut dire, pour Harvey ; et le plus étonnant encore, c’est que son oreille ne percevait aucun ordre, sauf, à l’occasion, de la part de Troop, un grognement, finissant en :

« C’est bien, mon fils !

— Jamais vu lever l’ancre auparavant ? » demanda Tom Platt à Harvey qui, la bouche ouverte, considérait la toile humide de la misaine.

« Non. Où allons-nous ?

— Pêcher et mouiller, comme tu le verras bien toi-même avant d’avoir été une semaine à bord. C’est tout du nouveau pour toi, mais on ne sait jamais ce qui vous arrivera. Ainsi, regarde, est-ce que moi — Tom Platt — j’aurais jamais pensé…

— Ça vaut mieux que quatorze dollars par mois et une balle dans le ventre, dit Troop, de la barre. File un brin ton écoute de foc.

— Les dollars et les cents valent mieux, repartit l’homme du vaisseau de guerre, tout en faisant quelque chose à un grand foc auquel un espar de bois était attaché. Mais nous ne pensions guère à cela quand nous garnissions les barres du cabestan sur la Miss Jim Buck[2], au large de Beaufort Harbour, avec Fort-Maçon en train de nous lancer des boulets rouges sur l’arrière, et une tempête déchaînée pour que rien n’y manque. Où étiez-vous alors, Disko ?

— Ici même, ou aux environs, répondit Disko, à gagner mon pain sur la mer profonde, et à tâcher d’éviter les Indépendants Reb[3]. Désolé de ne pouvoir t’offrir de boulets rouges, Tom Platt ; mais je suppose que nous allons arriver tout droit à la rencontre du vent avant de voir Eastern Point. »

On entendait maintenant aux flancs du bateau un incessant babil mêlé de coups de fouet, que venaient par-ci par-là agrémenter quelque claque solide et le petit jet d’embrun retombant avec un bruit de cailloux sur le gaillard d’avant. Le gréement laissait dégoutter une eau visqueuse, et les hommes se tenaient en rang, les bras croisés, à l’abri du rouf — tous, sauf l’oncle Salters, qui restait assis avec entêtement sur le panneau principal à dorloter ses mains piquées.

« Je crois qu’elle endurerait bien une voile d’étai », dit Disko en glissant un regard vers son frère.

« Crois que cela ne lui serait d’aucun profit. Où est le bon sens de gaspiller de la toile ? » répliqua le cultivateur-marin.

La barre se tendit d’une façon presque imperceptible sous les mains de Disko. Quelques secondes plus tard, la crête sifflante d’une vague vint fouetter le bateau en ligne diagonale, atteignit l’oncle Salters entre les deux épaules, et le trempa de la tête aux pieds. Il se leva en s’ébrouant, et ne se dirigea vers l’avant que pour en recevoir une autre.

— Regarde papa lui donner la chasse tout autour du pont, dit Dan. L’oncle Salters s’imagine que notre toile, c’est sa part de bateau. Voilà deux campagnes que papa s’est mis à lui donner ce baptême. Hi ! celle-là l’a attrapé où il met ses vivres. »

L’oncle Salters s’était réfugié auprès du grand mât, mais une vague vint s’aplatir sur ses genoux. Les traits de Disko étaient aussi impassibles que le cercle de la roue.

« Crois qu’elle se comporterait mieux sous une voile d’étai, Salters, dit Disko, comme s’il n’avait rien vu.

— Établis ton vieux cerf-volant, alors, rugit la victime à travers un nuage d’embrun ; seulement, ne t’en prends pas à moi s’il arrive quoi que ce soit. Pen, descends à l’instant prendre ton café. Tu devrais avoir assez de bon sens pour ne pas rester à bourdonner partout sur le pont par ce temps.

— Maintenant, ils vont se gorger de café et jouer au trictrac jusqu’à ce que les vaches rentrent, dit Dan, comme l’oncle Salters poussait Pen dans le poste d’avant. Me semble que nous en avons de tout ça pour une éternité. Il n’y a rien au monde de plus salement paresseux et de plus mou qu’un « banquier » quand il n’est pas sur le poisson.

— Je suis content que tu aies parlé, Danny, cria Long Jack qui depuis un instant regardait autour de lui, en quête d’un amusement. J’avais complètement oublié que nous avions un passager sous ce chapeau du débarcadère T. Il n’y a pas de paresse pour ceux qui ne connaissent pas leurs cordages. Passe-le-nous, Tom Platt, qu’on lui apprenne.

— Ce n’est pas mon tour, cette fois, dit Dan en ricanant. Il faut que tu t’en tires tout seul. Papa m’a appris, à moi, avec un bout de corde. »

Pendant une heure Long Jack promena sa proie de long en large, lui enseignant, comme il disait, « les choses qu’à la mer tout homme doit connaître, aveugle, ivre ou endormi ». Il n’y a guère de gréement sur une goélette de soixante-dix tonneaux avec un bout de mât de misaine, mais Long Jack avait le don de la clarté. Quand il voulait attirer l’attention de Harvey sur les drisses de pic, il incrustait ses phalanges dans la nuque du gamin et le forçait à fixer son regard l’espace d’une demi-minute. Il appuyait généralement sur la différence qui existe entre l’avant et l’arrière en frottant le nez de Harvey sur une certaine longueur du bout-dehors, et la direction de chaque cordage allait se graver dans l’esprit de l’enfant à l’aide du bout de ce cordage même.

Plus facile eût été la leçon si le pont eût été libre ; mais il semblait qu’il y eût place pour tout et n’importe quoi, sauf un homme. À l’avant le cabestan et son attirail, avec la chaîne et les câbles de chanvre, tous vous faisant désagréablement trébucher ; le tuyau de poêle du gaillard d’avant, et près du panneau les fascières où l’on conservait les foies de morue. Derrière, le gui de misaine et le capot du grand panneau prenaient tout l’espace que ne réclamaient pas les pompes et les parcs pour la toilette. Puis venaient les piles de doris attachées à des chevilles à boucles près du gaillard d’arrière ; le rouf, avec les baquets et un tas d’objets bizarres amarrés tout autour ; enfin, dans sa cornière, le gui de grand’ voile, de soixante pieds, partageant l’ensemble de toute sa longueur, forçant l’équipage à se baisser à tout moment.

Tom Platt, comme de juste, ne pouvait se tenir en dehors de l’affaire, et il intervenait avec d’interminables et inutiles descriptions de voiles et de mâture sur le vieil Ohio.

« Ne t’occupe pas de ce qu’il dit ; suis-moi bien, jeune innocent. Tom Platt, ce vieux sabot-ci n’est pas l’Ohio, et tu lui brouilles les idées à ce garçon.

— Il sera perdu pour toujours s’il commence sur un bachot de cette espèce, soutint Tom Platt. Laisse-lui l’occasion de se mettre au courant de quelques notions générales. La navigation à voiles est tout un art, Harvey, comme je te le montrerais si je te tenais sur la hune de misaine de l’…

— Je le sais. Tu vas le tuer à force de discours. Silence, Tom Platt ! Maintenant, après tout ce que j’ai dit, comment prendrais-tu un ris dans la misaine, Harvey ? Prends ton temps pour répondre.

— Je halerais cela en dedans, dit Harvey, en brandissant le doigt dans la direction du vent.

— Quoi ? L’Atlantique Nord ?

— Non, le gui. Puis, je passerais cette corde que vous m’avez montrée là derrière.

— En voilà une manière ! » s’exclama Tom Platt.

« Doucement ! Il est en train d’apprendre, et il n’a pas encore les vrais noms. Continue, Harvey.

— Oh ! c’est le palan de ris. Je crocherais la poulie au palan de ris, et alors je lâcherais.

— Amener la voile, enfant ! Amener ! dit Tom Platt avec l’angoisse d’un professionnel.


PENDANT UNE HEURE, LONG JACK PROMENA SA PROIE DE HAUT EN BAS, LUI ENSEIGNANT LES CHOSES QU’À LA MER TOUT HOMME DOIT CONNAÎTRE…

« J’amènerais les drisses de mâchoire et le pic », continua Harvey.

Ces noms lui étaient restés dans la tête.

« Touche-les de la main », dit Long Jack.

Harvey obéit.

« J’amènerais jusqu’à ce que cette boucle de corde — sur la chute… la ba… non, c’est patte — jusqu’à ce que la patte arrive au bas du gui. Alors, je la ficellerais de la façon que vous avez dit, et puis je hisserais de nouveau les drisses de pic et de mâchoire.

— Tu as oublié de passer l’armure de l’empointure, mais avec du temps et un peu d’aide tu apprendras. Chaque cordage à bord a sa raison d’être ; autrement, il passerait par-dessus bord. Me suis-tu bien ? C’est des dollars et des cents que je te mets en poche, petite crevette de subrécargue, afin que, lorsque tu auras pris de l’embonpoint, tu puisses conduire un bateau de Boston à Cuba et leur dire que c’est Long Jack qui t’a appris. Maintenant, je vais te donner un brin la chasse tout autour, en faisant l’appel des cordages, et tu mettras la main dessus à mesure que je les nommerai. »

Il commença, et Harvey, qui se sentait plutôt fatigué, se dirigeait lentement vers le cordage nommé, tandis qu’un bout de corde venait lui caresser les côtes à lui en faire presque perdre la respiration.

« Quand tu posséderas un bateau, dit Tom Platt, le regard sévère, tu pourras en prendre à ton aise. Jusque-là, tâche d’attraper les ordres au vol. Encore une fois — pour être sûr !

L’exercice avait fouetté le sang de Harvey, et ce dernier coup de garcette le réchauffa tout à fait. Or, c’était un garçon singulièrement débrouillard, le fils d’un homme fort intelligent et d’une femme très nerveuse, doué d’un beau caractère résolu que la gâterie systématique avait failli tourner en obstination de mule. Il regarda les autres, et vit que Dan lui-même ne souriait pas. Tout cela était évidemment compris dans le travail journalier, quelque mal qu’on en ressentît. Hoquet, soupir et grimace, et l’avis fut avalé. La même vivacité d’esprit qui l’induisait à prendre tel avantage sur sa mère, lui fit clairement sentir que personne sur le bateau, sauf peut-être Pen, ne supporterait la moindre niaiserie. On apprend beaucoup rien qu’au timbre de la voix. Long Jack fit encore l’appel d’une demi-douzaine de cordages, et Harvey dansa sur le pont comme une anguille à l’heure du jusant, un œil sur Tom Platt.

« Très bien. Voilà du bon, dit Manuel. Après souper, je te montrerai une petite goélette que je fais avec tous ses cordages. Comme cela, nous apprendrons.

— De première — pour un passager, dit Dan. Papa vient de reconnaître que tu vaudras peut-être ton pain avant de passer au fond de l’eau. C’est une grosse affaire pour papa. Je t’en apprendrai encore à notre prochain quart ensemble.

— Du suif ! grogna Disko cherchant à voir à travers le brouillard qui fumait à la proue du bateau.

On ne pouvait rien distinguer à dix pieds au delà du bout-dehors de foc qui se levait dans la brume, tandis que le long du bord roulait la procession sans fin des pâles vagues solennelles, dans un concert de chuchotements et de baisers.

« Maintenant, je vais t’apprendre quelque chose que Long Jack ne sait pas ! » cria Tom Platt, en sortant d’un coffre de l’arrière un plomb de grande sonde tout bossué, creusé à un bout.

Puis, il prit dans une soucoupe du suif de mouton dont il enduisit ce creux, et se dirigea vers l’avant :

« Je vais t’apprendre comment on fait voler le Pigeon-Bleu. Chuuu ! »

Disko imprima à la roue un mouvement qui maîtrisa la marche de la goélette, tandis que Manuel, aidé de Harvey (et quel orgueil en tirait le jeune garçon !) amenait le foc d’un bloc sur le bout-dehors. Le plomb chanta une chanson profonde et bourdonnante, comme Tom Platt le faisait tourner et tourner encore.

« Eh ! l’homme, vas-y ! dit Long Jack avec impatience. Nous ne sommes pas à vingt-cinq pieds de Fire-Island par la brume. Ce n’est pas la mer à boire.

— Pas de jalousie, Galway. »

Le plomb, lâché, fit « plof », loin à l’avant, comme la goélette continuait sa marche en se dressant lentement.

« Le sondage, c’est tout une affaire, sans que ça en ait l’air, dit Dan, quand, pendant une semaine, on n’a guère pour œil que ce plongeur-là. Qu’est-ce que vous croyez, papa ? »

Les traits de Disko se détendirent. Son habileté et son honneur étaient liés à l’avance qu’il avait prise sur le reste de la flottille, et il avait la réputation d’un maître artiste qui connaissait le Banc les yeux fermés.

« Soixante, peut-être — si je suis bon juge, répondit-il en jetant un coup d’œil sur la boussole minuscule à la fenêtre du rouf.

— Soixante ! » cria Tom Platt, en hissant la sonde en grandes boucles humides. »

La goélette reprit encore une fois sa route.

« Lève ! dit Disko, au bout d’un quart d’heure.

— Qu’est-ce que vous croyez ? » murmura Dan.

Et il regarda Harvey avec orgueil. Mais Harvey était trop orgueilleux de ses propres exploits pour se laisser alors impressionner.

« Cinquante, dit le père. Je crois bien que nous sommes en plein sur la crevasse du Banc-Vert, sur le vieux Soixante-Cinquante[4].

— Cinquante ! rugit Tom Platt. (On pouvait à peine le voir à travers la brume.) Elle porte à un mètre tout au plus comme les obus à Fort-Maçon.

— Amorce, Harvey », dit Dan, en se baissant pour s’emparer d’une ligne à tourniquet.

La goélette, sa voile d’avant battant avec rage, semblait errer confusément dans l’ouate. Les hommes attendirent en regardant les gamins qui commençaient à pêcher.

— Euhhh ! (Les lignes de Dan se tendirent sur les entailles et les balafres de la lisse.) Mais comment, quand le diable y serait, papa pouvait-il savoir ? Aide-nous, Harvey, là. C’est un gros. Et hameçonné à fond, je t’assure.

Ils tirèrent ensemble, et amenèrent une morue de vingt livres avec les yeux à fleur de tête, qui avait englouti l’appât jusqu’au fond de l’estomac.

« Dis donc, elle est toute couverte de petits crabes », s’écria Harvey en la retournant.

« Par la grande poulie à croc, elles sont déjà sales ! dit Long Jack. Disko, vous avez donc des yeux de rechange sous la quille ?

Éclaboussante, l’ancre fila, et ils coururent tous aux lignes, chaque homme à sa place autour des pavois.

« Est-ce qu’elles sont bonnes tout de même à manger ? » demanda Harvey haletant, comme il amenait une autre morue couverte de crabes.

« Pour sûr. Quand elles sont sales, c’est signe qu’elles ont formé troupeau par milliers, et quand elles prennent l’appât de cette façon, c’est qu’elles ont faim. Ne t’occupe pas si la boëtte tient. Elles mordraient à l’hameçon tout nu.

— Dites donc, c’est épatant ! s’écria Harvey, tandis que le poisson s’en venait palpitant et éclaboussant, hameçonné presque tout à fond, comme Dan avait dit. Pourquoi ne peut-on pas toujours pêcher du bateau au lieu des doris ?

— On peut toujours, tant qu’on n’a pas commencé la toilette. Après cela, les têtes et les issues s’en vont effaroucher le poisson jusqu’à la baie de Fundy. La pêche en bateau n’est pas reconnue aussi productive, cependant, à moins d’en savoir autant que papa en sait. J’suppose que nous allons mettre notre « trawl »[5] dehors ce soir. C’est plus dur pour les reins comme ceci que du doris, n’est-ce pas ? »

C’était un travail plutôt éreintant, car, dans un doris, l’eau porte le poids de la morue jusqu’à la dernière minute, et l’on est, pour ainsi dire, corps à corps avec elle ; tandis que les quelques pieds de bordage d’une goélette font autant de poids mort de plus à hisser, et l’estomac prend des crampes à se courber ainsi par-dessus les pavois. Mais ce fut une sauvage et curieuse partie de plaisir aussi longtemps que cela dura ; et le tas était volumineux, qui s’élevait à bord quand le poisson cessa de mordre.

« Où sont Pen et l’oncle Salters ? demanda Harvey, en secouant de ses cirés les matières visqueuses, et en prenant soigneusement exemple sur les autres pour rouler sa ligne.

— Va nous chercher du café et regarde. »

Sous la lumière jaune de la lampe posée sur l’arbre du treuil, la table du poste rabattue et déployée, entièrement inconscients de l’existence du poisson ou de l’état du temps, étaient assis les deux hommes, un jeu de trictrac entre eux, l’oncle Salters grognant à chaque geste de Pen.

« Qu’est-ce qu’il y a donc ? » demanda le premier, comme Harvey, une main dans la boucle de cuir en haut de l’échelle, se penchait, appelant le cuisinier.

« Du gros poisson et sale — des tas et des tas, répondit Harvey, imitant Long Jack. Où en est la partie ? »

Little Pen ouvrit la bouche toute grande.

« Il n’y a pas de sa faute, dit sèchement l’oncle Salters, Pen est sourd.

— Le trictrac, n’est-ce pas ? dit Dan, comme Harvey s’en revenait en chancelant à l’arrière avec le café fumant dans un seau de fer-blanc. Cela va nous débarrasser du nettoyage pour ce soir. Papa est un homme juste. C’est eux qui devront le faire.

— Et pendant qu’ils feront le nettoyage, deux jeunes garnements de ma connaissance boëtteront quelques baquets de « trawl », déclara Disko en amarrant la roue à son lien.

— Hum ! Papa, je crois que j’aimerais mieux nettoyer.

— Je n’en doute pas. Mais tu ne nettoieras pas. À la toilette ! À la toilette ! Pen va goudronner pendant que vous deux vous boëtterez.

— Pourquoi, nom d’un tonnerre ! ces mousses de malheur ne nous ont-ils pas dit que vous aviez commencé ? dit l’oncle Salters, en traînant la jambe jusqu’à sa place à la table. Dan, voilà un couteau qui a la mâchoire édentée.

— Si ça ne vous réveille pas, quand on jette l’ancre, je vous recommande de prendre un mousse à votre compte, dit Dan en tâchant de se reconnaître dans l’obscurité, par-dessus les baquets pleins de « trawl » amarrés à l’abri du rouf. Oh ! Harvey, voudrais-tu sauter en bas et nous rapporter de la boëtte ?

— Celle-ci fera l’affaire, dit Disko. J’imagine que la boëtte fraîche rendra plus, au train dont vont les choses.

Cela voulait dire que les mousses devaient boëtter avec des issues choisies de morue au fur et à mesure qu’on nettoyait le poisson — un progrès sur l’opération qui consistait à patauger les mains nues dans les petits barils de boëtte à fond de cale. Les baquets étaient pleins de ligne proprement enroulée, portant de distance en distance un gros hameçon ; et l’essai comme le boëttage de chacun des hameçons avec l’arrimage de la ligne amorcée de façon à filer librement quand lancée du doris, était tout une science. Dan s’en tirait dans l’obscurité, sans même regarder, tandis que Harvey se prenait les doigts dans les crochets et gémissait sur sa malchance. Mais les hameçons volaient entre les doigts de Dan comme les aiguilles à tricoter sur le sein d’une vieille fille.

« J’aidais à boëtter le « trawl » à terre avant de savoir bien marcher, dit-il. Mais c’est tout de même un idiot de travail. Eh, papa ! (Il cria du côté du panneau où Disko et Tom Platt étaient en train de saler.) Combien de baquets comptez-vous qu’il faudra ?

— Trois environ. Dépêchons !

— Il y a trois cents brasses de « trawl » à chaque baquet, expliqua Dan ; plus que suffisant pour mettre dehors ce soir. Haï ! Maladroit que je suis. (Il mit son doigt dans sa bouche pour le sucer). Je te le dis, Harvey, il n’y aurait pas dans tout Gloucester assez d’argent pour me louer et m’embarquer sur un vrai trawler[6]. C’est peut-être du progrès, mais, à part cela, c’est le plus sale et le plus dégoûtant des métiers.

— Je me demande ce que nous faisons, si ce n’est pas de la vraie pêche au « trawl », dit Harvey d’un ton maussade. J’ai les doigts en lambeaux.

— Bah ! c’est juste une des damnées expériences de papa. Il ne pêche pas au « trawl », à moins qu’il n’y ait pour cela de tout à fait bonnes raisons. Papa s’y connaît. C’est pourquoi il boëtte comme il fait. Nous allons l’avoir plein à craquer quand nous le tirerons, ou nous ne verrons pas une nageoire. »

Pen et l’oncle Salters firent le nettoyage, comme Disko l’avait ordonné, mais les mousses en profitèrent peu. Les baquets ne furent pas plutôt garnis que Tom Platt et Long Jack, qui venaient d’explorer avec une lanterne l’intérieur d’un doris, les enlevèrent, les chargèrent avec quelques petites bouées de « trawl » peintes, et firent passer le bateau par-dessus bord dans ce que Harvey regardait comme une mer excessivement forte.

« Ils vont se noyer. Vois, le doris est chargé comme un wagon de marchandises ! » s’écria-t-il.

« Nous allons revenir, dit Long Jack, et au cas où vous ne nous attendriez pas, vous aurez tous deux affaire à nous si la ligne est embrouillée. »

Le doris s’éleva sur la crête d’une vague, et, juste au moment où il semblait impossible qu’il pût éviter de se fracasser contre le flanc de la goélette, glissa par-dessus cette crête, et disparut, humé dans la ténèbre moite.

« Accroche-toi à ça, et ne t’arrête pas de sonner ferme », dit Dan, en passant à Harvey le cordon d’une cloche qui pendait juste derrière le cabestan.

Harvey sonna énergiquement, car il se sentait responsable de deux existences. Mais Disko, en train de griffonner sur un livre de loch dans la cabine, ne ressemblait guère à un assassin, et quand il passa pour aller souper, il sourit même froidement devant l’anxiété du jeune garçon.

« Ce n’est pas du gros temps, ça, dit Dan. Allons donc, toi et moi pourrions aller tendre ce « trawl » ! Ils sont seulement allés juste assez loin pour ne pas embrouiller notre câble. Ils n’ont guère besoin de cloche, va.

— Ding ! Dang ! Dong ! »

Harvey alla toujours, en variant de temps à autre par de véritables carillons, pendant une demi-heure encore. Puis, on entendit beugler et buter le long du bord. Manuel et Dan se précipitèrent sur les crochets du palan de doris ; Long Jack et Tom Platt firent ensemble leur apparition sur le pont, avec, semblait-il la moitié de l’Atlantique Nord sur le dos, et le doris les suivit dans l’air pour venir toucher le pont avec un bruit sourd.

« Pas un nœud, dit Tom Platt tout dégouttant. Danny, ça va bien, mon gars.

— Le plaisir de votre compagnie au banquet, dit Long Jack, en exprimant l’eau de ses bottes à chaque enjambée, tandis qu’il esquissait un pas d’éléphant et envoyait son bras revêtu de toile cirée dans le visage de Harvey. Nous condescendons à honorer la seconde bordée de notre présence. »

Et tous quatre, de leur pas de roulis, s’en allèrent souper. Harvey se bourra tant qu’il put de soupe de poisson et de beignets, puis tomba profondément endormi au moment où Manuel sortait d’un coffre une charmante réduction de deux pieds de la Lucy Holmes, son premier bateau, et se préparait à lui montrer les cordages. Harvey ne remua même pas les doigts lorsque Pen le poussa dans sa couchette.

« Ce doit être une triste — bien triste chose pour sa mère et son père, dit Pen, en considérant le visage du jeune garçon, de croire qu’il est mort. Perdre un enfant — perdre un garçon !

— Sors d’ici, Pen, dit Dan. Va-t’en à l’arrière finir ta partie avec l’oncle Salters. Dis à papa que, si cela lui est égal, je vais faire le quart de Harvey. Il n’en peut plus.

— C’est un bon enfant, dit Manuel en se débarrassant de ses bottes et en disparaissant dans les noires ombres de la couchette inférieure. Je crois qu’il fera un brave homme, Danny. Je ne vois pas qu’il soit aussi fou que ton père le dit. Oui-da ? »

Dan éclata de rire, mais le rire se termina en ronflement.

Dehors, c’était la brume épaisse, où le vent se levait, et les vieux prolongeaient leur quart. Les heures sonnaient, claires, dans la cabine ; la proue hardie du bateau, dans sa lutte avec les lames, plongeait sous leur claque ; le tuyau du poêle, sur le gaillard d’avant, sifflait et gargouillait quand l’eau de mer l’atteignait ; et les gamins continuaient de dormir, tandis que Disko, Long Jack, Tom Platt et l’oncle Salters, chacun à son tour, s’en allaient clopin-clopant à l’arrière regarder la roue, à l’avant voir si l’ancre tenait bon, ou larguer un peu plus de câble pour éviter le frottement, avec, entre chaque ronde, un coup d’œil au feu de mouillage tout embrumé.

  1. Le supplice de la « cale » consistait à attacher l’homme par les poignets et les genoux, et à le descendre dans l’eau le long des flancs du navire. On le traînait ensuite jusqu’à l’arrière le long de la quille où les coquillages, les coraux et les autres végétations marines qui s’attachent au fond du navire lui écorchaient le dos, les reins et les cuisses, tandis que l’immersion prolongée l’asphyxiait à demi.
  2. Tom Platt veut parler du Gemsbok, navire de la flotte des États-Unis.
  3. Reb est mis pour rebels (rebelles en français). Souvenir de la guerre de Sécession.
  4. Les banquiers appellent le « soixante-cinquante », la région du Grand-Banc où les sondages indiquent cette profondeur en brasses.
  5. « Trawl », corde munie d’hameçons, que l’on tend dans l’eau. La pêche au « trawl » n’est autre que la pêche « à la corde ».
  6. Le mot « trawler », passé dans la langue française, désigne le bateau spécialement affecté à la pêche dite à la corde ou au trawl.