Capodistrias

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CAPODISTRIAS.

I. — CORRESPONDANCE POLITIQUE ET PRIVÉE DU COMTE CAPODISTRIAS.
II. — MÉMOIRES SUR LE COMTE CAPODISTRIAS.

Il y a, dans l’histoire des cinquante années qui viennent de s’écouler une vie singulièrement intéressante par le bruit qu’elle a fait et les grands débats auxquels elle s’est trouvée mêlée, mais surtout par l’espèce d’obscurité qui l’environne encore, par le demi-jour diplomatique dont tous les actes qui la composent ont reçu le reflet équivoque, et par la divergence des opinions qu’elle a fait naître. On retrouve ce nom et cette énigme dans tous les évènemens importans qui ont remué l’Europe depuis 1815, mais presque toujours, comme le dit Saint-Simon, « dans les sapes et les souterrains. » On ne sait jamais ni ce que M. Capodistrias prépare, ce qu’il désire, ni ce qu’il craint. Ami intime de l’empereur Alexandre, très bien accueilli des libéraux, et enfin presque roi de la Grèce, M. Capodistrias, en éveillant les sympathies passagères de tous les partis, n’a pas échappé à leurs méfiances. C’est, à côté de M. de Talleyrand, le nom le plus essentiellement diplomatique des temps modernes.

Nous ne prétendons pas soulever tous les voiles, dissiper tous les doutes de cette énigme compliquée ; nous suivrons pas à pas cette vie singulière, et, nous abstenant également du panégyrique et de la satire, nous contribuerons peut-être à faciliter le travail des esprits curieux qui essaieront un jour de l’expliquer.

Les documens les plus complets que l’on ait encore publiés sur la carrière politique du comte se trouvent réunis dans le recueil de sa Correspondance, mis au jour par sa famille et précédé d’une biographie, et dans les Mémoires sur le comte J.-A. Capodistrias, par M. André Papadopoulo-Vrétos. Il suffit de jeter les yeux sur le premier de ces ouvrages pour comprendre l’aveugle partialité qui l’a dicté. L’auteur de la biographie, M. de S., semble s’être proposé un but unique, celui de glorifier la politique russe et son représentant. Les épithètes les plus pompeuses lui sont prodiguées ; le mépris n’est point épargné à ses adversaires, et l’on glisse sans trop les analyser sur les points difficiles de sa vie. En fait de pièces politiques, le recueil même n’est pas plus satisfaisant et ne contient guère que des lettres officielles adressées aux fonctionnaires grecs ou aux agens européens ; il est à remarquer surtout que la correspondance avec les mandataires de la Russie est réduite à un nombre minime de pièces insignifiantes ; peut-être les pièces supprimées étaient-elles trop intéressantes pour qu’on les publiât. Quant aux lettres confidentielles, elles s’adressent à des personnages dont le nom seul commandait à M. Capodistrias une grande réserve. Le président de la Grèce pouvait-il confier toutes ses pensées à M. Eynard ou à d’autres philhellènes, si par hasard ces pensées étaient hostiles à l’indépendance de la Grèce ?

Le talent du biographe mérite des éloges. Ami de tous les temps de M. Capodistrias, M. de S., quand il veut ou quand il peut être sincère et explicite, donne à son récit l’empreinte intéressante de la réalité ; en général, son style a du mouvement, de la vie, de la noblesse. Il est, sous ce rapport, bien supérieur à M. Papadopopulo-Vrétos, qui ne dissimule pas sa partialité sous les artifices du langage. Le livre de M. Papadopoulo-Vrétos, qui n’a point de valeur sous le rapport de la critique historique, est beaucoup plus complet quant à ce qui touche le séjour de M. Capodistrias en Grèce. M. de S., même absent, jouissait de la confiance et de l’amitié du comte ; M. Papadopoulo-Vrétos, témoin oculaire, n’avait pas une aussi grande part dans son intimité. Cette diversité de situation a laissé des traces dans les deux livres. Le premier a passé sous silence certains faits, en a tronqué d’autres, en a laissé plusieurs dans l’obscurité ; le second ne semble pas avoir possédé le véritable sens des évènemens qu’il rapporte.

Appuyé des documents que ces ouvrages renferment, aidé de renseignemens inédits que ne possédaient pas les deux biographes, nous allons nous efforcer, à notre tour, de jeter la lumière sur cette existence si remplie et si difficile à définir.

Le Comte Jean Capodistrias est né à Corfou, en 1776, d’une famille ionienne inscrite au livre d’or. On sait que les Vénitiens, qui voulaient naturaliser dans tous les lieux de leur domination les formes aristocratiques de leur gouvernement, avaient créé dans les îles une espèce de noblesse qui possédait la suprématie et exerçait quelque influence dans le maniement des affaires.

Élevé à l’ombre du pavillon de Saint-Marc, M. Capodistrias reçut, comme ses frères Viaro, Jean, Augustin et George, l’éducation de tout noble ionien. Des préjugés, favorisés par la politique du gouvernement, leur fermaient la carrière militaire, et les seules professions qu’un gentilhomme pût choisir étaient ou le droit ou la médecine. M. Capodistrias étudia cette dernière science comme l’avait fait son père, le comte Antoine-Marie, homme hautain et opiniâtre, imbu des maximes italiennes, et portant à l’extrême les sentimens et les idées d’un loyal sujet de Venise. Un décret du sénat, qui atteste toute la méfiance inspirée à la métropole par ses provinces, obligeait les jeunes Ioniens à terminer leur éducation à l’université de Padoue ; pour prévenir le danger d’une instruction trop libérale et des pensées dont elle peut répandre le germe, on recommandait aux recteurs de se montrer indulgens, d’examiner superficiellement les élèves, et de distribuer les diplômes de docteurs sans rechercher de trop près si les candidats possédaient la science que la seigneurie aimait mieux savoir absente. M. Capodistrias, après avoir consacré les premières années de sa jeunesse à recevoir des leçons que la politique mutilait, revint dans sa patrie, muni des parchemins les plus glorieux.

Corfou était alors au pouvoir des Français, maîtres des Sept-Îles par l’art. 5 du traité de Campo-Formio. Le comte, à son retour, partagea nécessairement les antipathies que les familles nobles, les Capodistrias surtout, nourrissaient contre les vainqueurs de l’Italie, trop bien vus, à leur avis, du reste de la population. Le gouvernement vénitien, placé en face de l’anarchie turque, avait bien pu obtenir quelque faveur née de la comparaison ; mais, exclusivement voué aux intérêts de la métropole, il était peu aimé du peuple ionien, commerçant et navigateur, déjà familier jusqu’à un certain point avec les doctrines françaises, et qui accueillit avec transport les représentans de la démocratie. Aussi, lorsque les armes réunies de la Turquie et de l’empire russe eurent occupé le territoire septinsulaire, le désordre fut-il à son comble. Les nobles et leurs cliens voulaient qu’on revînt aux formes gouvernementales qui, si long-temps, leur avaient assuré la prépondérance ; le peuple s’y refusait ; partout l’intrigue était opposée à l’intrigue et la force à la force. Les nouveaux conquérans, que le progrès de l’humanité n’intéressait guère épargnaient la faction qui leur promettait le succès. Les Turcs, nation à peu près démocratique, soutenaient la noblesse ; les Russes se faisaient démagogues, croyant y trouver plus de profit. Tel a toujours été en Orient le système de cette dernière puissance : soutenir les mécontens, augmenter sa clientelle, jeter la perturbation au sein du pays qu’elle veut attirer dans ses filets, et nuire le plus possible a la Turquie, sa bonne alliée.

Les efforts du parti aristocratique l’emportèrent ; le comte Antoine-Marie, son chef, rédigea et mit en vigueur une constitution calquée sur celle de Raguse. La Russie, prévoyant que la violence de cette réaction allait bientôt remettre tout en question, se hâta d’y donner les mains. Elle abandonna ses alliés les démocrates, et au mois de mars 1800 elle signa, conjointement avec le sultan et la Grande-Bretagne, une convention qui reconnaissait la validité de la constitution nouvelle et l’indépendance de la république septinsulaire sous la suzeraineté de la Porte. C’est ainsi que Corfou, Zante, Céphalonie, Ithaque, Saint Maure, Paxos et Cérigo furent la première portion de la Grèce qui recouvra son indépendance. Chefs de l’aristocratie victorieuse, les Capodistrias triomphaient. Tout paraissait devoir se soutenir ainsi quelque temps encore, lorsque, profitant de la guerre qui venait d’éclater entre elle et les Turcs, la Russie envoya douze mille hommes dans les Îles, dont elle se déclara seule protectrice, en leur octroyant une nouvelle constitution qui accordait aux alliés de l’empereur Paul, aux démocrates, une part, faible il est vrai, mais enfin une part dans le gouvernement de l’état.

On devait s’attendre à voir les Capodistrias suivre le parti vaincu ; il n’en fut rien. Ils s’attachèrent avec enthousiasme au nouvel ordre de choses, et M. Jean Capodistrias, président futur de la Grèce, commença sa carrière politique par les fonctions de secrétaire d’état du gouvernement ionien. Il avait alors vingt-sept ans. Ses amis ont vanté le talent qu’il déploya en cette circonstance ; mais la situation imposée à la république septinsulaire par la volonté armée de la Russie laissait peu d’espace à la capacité d’un homme d’état. Le jeu de la machine politique ne s’exécutait que sous l’inspection du pouvoir étranger, chargé à la fois de la défense extérieure, de la consolidation intérieure, de l’interprétation des actes constitutifs. Que restait-il donc à faire ?

Le jeune secrétaire d’état de la république ionienne eut, dès son entrée en fonctions, des rapports nécessaires avec les agens reconnus ou secrets que la Russie entretenait dans les Îles et sur les côtes de l’Albanie. Il se lia aussi avec un certain Ignatius, prélat épirote, qui, persécuté par Ali-Pacha, s’était réfugié à Corfou. Cet évêque fit connaître à M. Capodistrias les chefs de Klephtes et les Armatolis, qui, tous les hivers, chassés par les neiges des hauteurs du Pinde et de l’Olympe, se réfugiaient à Corfou pour y passer en sûreté la mauvaise saison et reprendre au printemps, dans les parties montueuses du continent grec, leur vie errante et belliqueuse. Ces hommes, persécutés par les pachas, s’étaient habitués à tout souffrir plutôt que de renoncer à leur rude liberté et à l’espoir de chasser quelque jour les musulmans. Ce fut d’eux que M. Capodistrias reçut pour la première fois l’aveu de ces audacieuses espérances, dont la réalisation exerça plus tard tant d’influence sur son sort.

Depuis long-temps des révoltes partielles auraient dû avertir les Turcs du danger qui les menaçait. L’insurrection de la Morée en 1770, plus sanglante et plus significative peut-être que les précédentes, n’avait cependant produit aucune impression sur l’esprit des maîtres. Toujours apathiques après la victoire, ils s’étaient contentés de prendre quelques mesures pour repeupler la péninsule, mise à feu et à sang par les Albanais. Tels étaient leur aveuglement et leur indolence, que, même en 1818 et 1819, on chantait dans les rues de Constantinople les chants patriotiques de Righas, sans que la police y prît garde ; on prétend que de riches Turcs et de grands fonctionnaires faisaient répéter devant eux ces hymnes, qu’ils trouvaient fort réjouissans.

Nous venons de nommer Righas. Jeune et poète, créateur de la première hétairie, ou association secrète ayant pour but de renverser le pouvoir du sultan et de chasser les Turcs de l’Europe, il adopta avec ardeur les principes de la révolution française, qui venait d’éclater, et noua des relations étendues dans la Grèce, à Constantinople et en Italie. Il allait partir avec ses compagnons pour exécuter son entreprise, quand il fut arrêté à Vienne par ordre du gouvernement autrichien, livré aux ministres ottomans et empalé dans le sérail. Cette première tentative, qui reposait tout entière sur les talens et l’influence du chef, fut ainsi anéantie ; mais l’idée qui l’avait conçue était si profondément celle de la nation, que peu d’années après, vers 1806, une seconde hétairie se forma dans l’Italie septentrionale. La première s’était appuyée sur la révolution française ; la seconde se donna pour appui le pouvoir de Napoléon, qui cependant n’eut connaissance de ses projets que vers 1810. Elle voulait opérer la délivrance de la Grèce, non de cette Grèce séquestrée du continent par la double chaîne de montagnes qui forme sa frontière, mais de la Grèce véritable, augmentée de l’Épire, de la Thessalie, de la Macédoine, de la Thrace, de Constantinople et des côtes de l’Asie mineure ; en un mot, l’hétairie voulait reconstituer l’empire grec ; projet gigantesque, mais praticable. Répéter que, sur aucun point du territoire conquis, les Turcs ne tiennent solidement au sol ; que partout où ils se sont établis, principalement dans les pays chrétiens, ils n’ont fait que se superposer en dominateurs barbares aux races soumises, c’est reproduire un lieu commun cent fois répété, mais dont les conséquences immédiates, par rapport à la Grèce, n’ont pas toujours été examinées avec une réflexion sévère et mûrie. Les Hellènes n’avaient jamais pu voir dans les Ottomans que des étrangers oppresseurs, et, le gouvernement n’exigeant de ses raïas que de l’argent, et les laissant du reste s’administrer à peu près comme bon leur semblait, le régime municipal, qui s’était conservé parmi eux, irritait et vivifiait sans cesse le besoin de l’indépendance. Si l’on réfléchit en outre que toutes les lumières du pays se concentraient en eux, que l’industrie, la navigation, le commerce intérieur, et surtout extérieur, se trouvaient dans leurs mains ; que, sur les dix millions d’ames qui peuplent la Turquie d’Europe, ils comptent pour sept millions ; qu’enfin dans les îles, dans la Morée, dans les montagnes, certaines portions de la population grecque, telles que les Maïnotes, les Hydriotes, les Psariotes, les Souliotes, n’ont jamais perdu une indépendance, pénible à conserver sans doute et souvent attaquée, mais réelle, on cessera de répudier comme impraticable le plan des hétairistes ; on nous permettra de le constater ici pour la première fois dans toute son étendue.

Plusieurs des capitaines rouméliotes qui, par l’entremise de l’évêque Igniatius, connurent alors M. Capodistrias, appartenaient à la seconde hétairie ; mais, s’il écouta l’expression de leur haine pour les Turcs, il ne fut point instruit de leurs projets : quelque affectueuses que fussent ses manières, on lui soupçonnait déjà pour la Russie un fonds d’attachement qui glaçait les confidences ; on fut bientôt à même d’apprécier la sagesse de cette réserve.

La paix de Tilsitt ramena les Français dans les Îles ; le gouvernement national fut renversé, et la république régie comme dépendance immédiate de l’empire de Napoléon. M. Jean Capodistrias reçut l’invitation officielle de continuer à servir son pays ; il refusa. Une somme considérable, offerte par l’empereur de Russie, fut au contraire acceptée ; et, paraissant abjurer l’amour du sol natal, il s’embarqua sur un des derniers vaisseaux russes qui s’éloignaient de Corfou. Lorsqu’il traversa l’Italie, quelques hétairistes conçurent le projet de l’initier à leurs desseins ; leur chef s’y opposa, donnant pour motifs de cette répugnance le dévouement évident du comte à la Russie, ainsi que l’intérêt qu’ils avaient eux-mêmes à se placer sous la protection de la France ; la proposition n’eut donc point de suite.

Arrivé à Saint-Pétersbourg, M. Capodistrias fut immédiatement admis dans la diplomatie russe. Mais toutes les places étaient occupées, et l’on ne put l’employer qu’en qualité de simple attaché au collége des affaires étrangères, où, malgré l’amitié de M. de Romanzoff, chancelier de l’empire, il resta deux ans, confondu dans la foule et souffrant d’une inaction doublement pénible à sa juste ambition et à la prodigieuse activité de son esprit. Incapable de supporter plus long-temps cette position, il sollicita son envoi aux États-Unis, triste faveur qui l’eût éloigné de la sphère d’action présente. Il allait l’obtenir, quand le chancelier trouva et saisit l’occasion de l’envoyer à Vienne auprès de M. de Stackelberg.

C’était en 1811 ; nous n’examinerons pas curieusement si la défiance témoignée par l’ambassadeur au nouvel attaché était fondée ; les besoins de la légation ne requéraient pas ses services : il n’avait pas été demandé. Cependant rien ne prouve que M. Capodistrias ait rempli, auprès de son supérieur, une mission secrète ; l’amitié que celui-ci ne tarda pas à lui accorder infirme d’ailleurs les bruits répandus à cet égard. Quoi qu’il en soit, le comte ne fut pas occupé activement, et l’on se borna à lui demander des mémoires sur différents sujets relatifs à l’Orient, et plus spécialement aux chrétiens de ces contrées dont les sentimens par rapport aux croyances occidentales sont peu compris de nos publicistes.

Ils supposent volontiers aux Levantins des haines religieuses qui leur sont étrangères, une horreur profonde du culte romain, et par conséquent des sympathies vives pour la seule puissance européenne qui appartienne à leur communion. Tel n’est point cependant l’esprit qui anime les chrétiens d’Orient. Depuis la ruine de l’empire, les discussions théologiques qui l’ont perdu se sont éteintes ; même de couvent à couvent, et de moine à évêque, cette fatale polémique a complètement disparu. Le nom de chrétien sert en Orient de drapeau politique, et non de bannière religieuse. Toutes les races vaincues et opprimées s’y rallient : Grecs, Arméniens, Nestoriens, Latins, ne sont les uns pour les autres que des raïas de la Turquie. Quant aux subtiles controverses qui ont divisé leurs pères, personne ne les comprend plus ; nul ne se pose, vis-à-vis de l’Europe, en état d’hostilité religieuse et politique ; on l’admire au contraire, on voudrait, peut-être à tort, réédifier, d’après les modèles européens et trop servilement, l’état social que ces populations rêvent pour elles-mêmes. Persuadées que c’est en Angleterre, en France et en Allemagne que se développent avec le plus de liberté les principes féconds dont elles désirent l’application, c’est peut-être vers ces contrées qu’elles tournent le plus volontiers les yeux ; mais la religion n’entre pour rien dans les causes de leur sympathie. La Russie, qui professe la même religion, n’a pu obtenir que la haine des populations grecques. De toutes les puissances, c’est celle qui connaît le mieux l’Orient, celle qui s’est le plus constamment immiscée dans les affaires de ces régions, celle qui a dû proportionner le plus habilement ses efforts à la nature et au caractère des peuples. Dans le royaume hellène, son parti, malgré tant d’intrigues et de violences récentes, est peu nombreux et isolé ; dans les principautés de Moldavie et de Valachie, son nom est exécré, et, malgré les tentatives de l’hospodar Ghika, dont la scandaleuse élévation est son ouvrage, personne, même ceux qui lui sont vendus, n’ose avouer son patronage. En Servie, chaque jour détruit le peu d’influence qui lui reste. Que devient donc la puissance prétendue de ce prestige religieux ? Sous le point de vue ecclésiastique, les Russes devraient sans doute relever de Constantinople ; mais l’empereur a usurpé le pouvoir spirituel : les Grecs ont sur eux l’avantage de l’ancien fidèle sur le néophyte ; les Russes ne sont que des convertis.

Revenons à M. Capodistrias.

Le moment arrivait où le comte allait prendre un rôle actif dans les affaires. C’était au commencement de 1812. Une activité fébrile bouleversait alors toutes les chancelleries de l’Europe. L’Angleterre, pressée d’en finir, remuait ciel et terre pour sauver sa vie en écrasant son adversaire. Le traité de Bukarest venait d’être conclu ; la Bessarabie appartenait à cette Russie contre laquelle marchait Napoléon, et qui se croyait assez forte pour essayer le démembrement de la Turquie, tout en luttant contre son grand antagoniste. L’amiral Tchitchagoff, nommé au commandement de l’armée d’observation du Danube, avait besoin d’un homme habile pour conduire sous ses ordres les négociations que lui imposait officiellement le ministère impérial, et les intrigues ténébreuses dont on le chargeait en secret. Il pensa à M. Capodistrias, et le demanda au comte de Romanzoff, qui se souvint alors du jeune attaché de l’ambassade de Vienne, et qui, félicitant M. Tchitchagoff d’avoir fait un pareil choix, s’empressa de donner au comte l’ordre de quitter son poste, et de partir sur-le-champ pour Bukarest.

Il obéit, et se vit chargé tout à coup des travaux les plus divers et les plus importans. Tout en sollicitant l’alliance armée de la Turquie, ses efforts devaient tendre à attacher à l’empire russe les principautés de Moldavie et de Valachie, et à soulever les Serviens. Il fallait aveugler le divan sur ces démarches, intimider, séduire, entraîner les Moldovalaques. Son ami de Corfou, Ignatius, qu’il retrouva investi de l’archevêché de Bukarest, et protégé par les Russes, seconda les efforts du comte, qui essaya en vain de soulever l’opinion en faveur de son gouvernement, et de placer l’usurpation qu’il méditait sous la protection d’une garde nationale. Des négociations si compliquées ne réussirent pas ; le corps militaire auquel il était attaché fut réuni à l’armée d’opération dirigée contre les Français ; et, lorsqu’il passa sous les ordres du général Barclay de Tolly, il fut appuyé auprès de ce nouveau chef par les vives recommandations de M. Tchitchagoff, qui rendit justice au mérite du jeune diplomate. Dès-lors il prit part aux rudes campagnes de 1812 et 1813, rédigeant les proclamations, écrivant toute la correspondance, et transmettant les nouvelles à Vienne et à Constantinople. Lutzen, Bautzen, Leipsig, tonnèrent à ses oreilles, et lorsqu’il arriva à Francfort, où se trouvait déjà l’empereur Alexandre, il avait mérité de ce souverain une récompense qui ne se laissa pas attendre long-temps. Présenté par le général Barclay comme un homme dont les talens devaient inspirer toute confiance, il fut envoyé en Suisse en qualité d’agent secret.

Son associé dans cette mission fut M. le chevalier de Lebzeltern, député par l’Autriche. Tous deux devaient étudier l’esprit public des cantons, le diriger s’il en était besoin, le rendre favorable aux alliés, puis requérir simplement de la diète une stricte neutralité. Négociation fort épineuse : de nouveaux états, nés sous le pouvoir français, devaient naturellement redouter un ordre de choses ennemi peut-être de leur jeune isonomie ; Berne ne cachait pas son désir de reprendre Lausanne et le pays de Vaud ; les partis catholiques, protestans, démocratiques ou dévoués aux oligarques, s’agitaient dans les cantons. M. Capodistrias conjure toutes les difficultés, et attire à grand’peine la confiance des divers gouvernemens locaux. Habitué aux agitations fébriles d’un petit état pressé par des intérêts plus puissans que les siens, il sait dominer à propos, et sans en avoir l’air, les discussions du pouvoir central ; enfin il vient d’obtenir cette neutralité, seul but de sa mission, seule demande qu’il dût présenter en l’appuyant de la promesse solennelle de respecter le territoire, lorsque son collègue reçoit une dépêche : les rois alliés requièrent le passage de leurs troupes à travers les pays de la confédération. C’était un de ces coups de tonnerre qui viennent de temps à autre donner un démenti foudroyant à la véracité des hommes d’état. Le chevalier de Lebzeltern insistait sur la nécessité de remplir ses instructions nouvelles ; le comte pensait, si ce n’est avec douleur, du moins avec embarras, à la foi jurée et si tôt violée. Sans ordre de sa cour, il comprit cependant que ne point se rallier à son collègue et le laisser agir isolément, serait faire soupçonner un manque d’harmonie fâcheux entre les puissances ; il accepta donc la solidarité du fait et signa la note de l’agent autrichien. Aussitôt le corps d’armée du général prince Schwartzenberg passa le Rhin au pont de Bâle, tandis que M. Capodistrias se rendait auprès de l’empereur pour lui exposer sa conduite et les motifs qui l’avaient dirigée. Alexandre le félicita de son heureuse hardiesse, et, pour lui donner une preuve irrécusable de sa satisfaction, il le renvoya en Suisse, non plus comme agent secret, mais avec le titre d’ambassadeur. Le chef de chancellerie de l’armée du Danube avait fait en peu de temps un chemin rapide.

En effet, Alexandre avait pris un goût décidé pour le comte. Cet esprit d’une nature si particulière, que l’histoire n’a pas su le définir encore, s’attachera d’autant plus à M. Capodistrias, que le nouveau favori sut adopter à propos le ton mystique que Mme de Krüdner commençait à introduire dans le cercle intime du czar. Cette nuance d’ascétisme dans le langage ne contribua pas peu à lui gagner l’affection des Genevois ; leurs dispositions bienveillantes l’aidèrent à mener à bien les projets dont la conduite lui était remise, et les titres de bourgeois des cantons de Vaud et de Genève, pompeusement ajoutés par la suite à la longue liste de ses honneurs, dans les pièces diplomatiques qu’il signa, témoignèrent de son estime et de son affection pour ce pays. On lui doit cette justice, que pendant son séjour en Suisse il ménagea habilement tous les intérêts et acquit des droits à la reconnaissance des nouveaux états par les sentimens libéraux dont il fit preuve et dont il assura le triomphe. Mais il ne devait pas rester long-temps éloigné de l’empereur Alexandre, qui, impatient de le revoir, lui donna l’ordre de le joindre. Il arriva à Paris au moment où toutes les stipulations étaient arrêtées, le traité de Fontainebleau signé et la chute de Napoléon accomplie. M. Capodistrias blâma vivement les articles du traité ; il s’éleva avec force contre l’imprudence du délai qui remettait à un congrès futur la discussion des intérêts compliqués que les états de l’Allemagne avaient à débattre après tant d’années de perturbation et une victoire à frais communs. Cette liberté d’opinion fut appréciée par Alexandre, et au grand dépit des courtisans, il conféra l’ordre de Saint-Wladimir à celui qu’il nommait son ami ; cependant il ne jugea pas à propos de le retenir long-temps auprès de sa personne, et, après avoir joui quelques jours de sa présence, il le renvoya à son poste.

À côté de l’abdication de l’empereur, une chute beaucoup plus humble ne fut point remarquée. Voisine de la grande catastrophe, cette ruine modeste, ensevelie dans ses débris, fut cependant pleurée en silence par un grand nombre de cœurs dévoués, et peut-être ses cendres pèseront-elles plus dans la balance de l’avenir que les lambeaux du trône impérial. La seconde hétairie tomba avec Napoléon. Nous l’avons laissée au berceau en 1806. Depuis ce temps elle avait marché à grands pas ; ses ramifications s’étendaient sur la Turquie entière ; il y avait des hétairistes dans le divan, Ali-Pacha en était entouré ; l’empire français leur avait promis son aide, et, en 1814, lorsque les alliés entrèrent à Paris, 25,000 fusils, déposés à Corfou, allaient armer une population enthousiaste et altérée de liberté, dont une armée française aurait soutenu les efforts. Tout fut dissous ; l’hétairie se sépara une seconde fois, les patriotes remirent à des temps plus heureux la réalisation de ces espérances que l’on n’abandonne pas une fois qu’on les a conçues.

Le congrès de Vienne venait de s’ouvrir et de livrer carrière à ces inextricables difficultés que M. Capodistrias avait prévues, et que, selon lui, l’on eût beaucoup mieux résolues dans les premiers enivremens de la victoire. Les têtes s’étaient refroidies, les intérêts seuls parlaient haut, et la discorde était près de sortir du chaos des questions relatives à l’avenir de la Pologne et de la Saxe, c’est-à-dire des réclamations les plus vives de la Prusse. Alexandre ne crut pas pouvoir se passer en cette circonstance de l’habileté de son ministre en Suisse. M. Capodistrias, adjoint au prince Razomowski et à M. le chancelier Hardenberg, y trouva une nouvelle occasion de rendre à son souverain, et spécialement dans des discussions écrites, engagées par le plénipotentiaire anglais, des services qui n’étaient pas sans importance. Nous ne prétendons point suivre pas à pas les négociations épineuses dans lesquelles M. Capodistrias, souvent sans caractère officiel, joua un rôle considérable. Il prit part à la nouvelle organisation de l’Europe, et, lorsque Napoléon eut succombé à Waterloo, le talent du comte était un fait si bien établi, que son souverain n’hésita pas, malgré des oppositions de tous genres, à le nommer son plénipotentiaire pour les nouvelles négociations qui allaient s’ouvrir en France.

On sait comment la Russie se conduisit alors, son adroite modération, ses efforts de conciliation entre les fureurs de l’Angleterre et de la Prusse d’une part, et la France abattue et humiliée de l’autre ; M. Capodistrias suivit avec habileté la ligne que lui traçait la politique de sa cour. Cependant il est permis de croire, d’après le témoignage même de ses confidens qu’il ne blâmait pas dans son for intérieur les ressentimens des puissances. Ami de l’ordre à tout prix, il comprenait et même partageait les rancunes de l’Europe contre la nation conquérante, et il eût mieux aimé que des expiations plus dures lui eussent été infligées. Néanmoins il s’acquitta scrupuleusement de la mission que lui confiait Alexandre ; c’est lui qui, consulté par M. le duc de Richelieu qu’alarmait l’acharnement des alliés, conseilla l’envoi d’une lettre adressée par Louis XVIII au czar. On connaît cette lettre dont le ton est vigoureux et digne ; le roi s’y montrait décidé à renoncer au trône plutôt que de se rendre à des exigences infamantes pour le pays. M. Capodistrias communiqua cette pièce à la conférence, en fit ressortir la vérité et la justice, et mit fin aux menaces arrogantes de deux nations d’autant plus irritées, qu’elles s’étonnaient de leur propre salut, et se voyaient avec surprise dégagées tout à coup de l’abîme où elles roulaient quelques mois auparavant, et dont elles n’avaient pas encore secoué la terreur.

Il faut placer au nombre des actes où l’influence de M. Capodistrias fut décisive la cession du protectorat des Îles Ioniennes à l’Angleterre. La Russie, à cette époque, ne pouvait guère laisser apercevoir des vues d’agrandissement personnel ; tous ses alliés d’hier avaient les yeux sur elle ; pleins de méfiance dans ses intentions, jaloux de sa prépondérance manifeste, ils ne laissaient d’autre rôle à sa prudence que cette modération chevaleresque dont le czar avait si habilement accepté l’honneur. Le ministre russe préféra-t-il les Anglais aux Autrichiens, ou ces derniers refusèrent-ils prudemment les Sept Îles, comme ils ont déjà refusé la Bosnie ? c’est ce qu’il est difficile de démêler. Quoi qu’il en soit, la patrie de M. Capodistrias tomba sous le sceptre britannique ; il donna, en cette occasion, à lord Castlereagh toutes les instructions qui pouvaient guider les nouveaux gouvernans, et s’applaudit hautement d’avoir placé sous le patronage de la nation industrielle par excellence un peuple qui ne pouvait vivre que par le commerce ; raisonnement dont on pourrait contester la rigueur.

Peu favorable, dit-on à l’idée de la sainte-alliance, fruit des méditations d’Alexandre et de Mme de Krüdner, M. Capodistrias fut cependant élevé au poste de secrétaire d’état ; et, lorsque l’empereur retourna à Saint-Pétersbourg, il eut l’ordre de le suivre. Instruit par expérience des épreuves que lui réservait la jalousie moscovite, il chercha long-temps, mais en vain, à détourner cette résolution, et représenta à son souverain que ses services seraient plus utiles à l’étranger. Alexandre resta inébranlable, et le diplomate devenu ministre, adjoint à M. le comte de Nesselrode pour les travaux les plus importans du cabinet, se vit chargé personnellement de l’administration de la Bessarabie et des relations si difficiles à entretenir avec le royaume de Pologne. Son influence grandissait de jour en jour.

À peine arrivé à Saint-Pétersbourg, son frère, M. Viaro Capodistrias, était venu le joindre. Ce jeune homme, accueilli par Alexandre avec une distinction empreinte de l’affection que l’empereur portait au comte, fut invité par le monarque à accepter en Russie une place fort considérable. M. Capodistrias s’effraya des suites que pourrait avoir la faveur de son frère, et, redoutant la jalousie déjà inquiète de la noblesse russe, il força le comte Viaro à refuser et à partir sur-le-champ. On ne le voyait se parer d’aucun titre ; il n’était rien et menait tout ; on pouvait deviner, à la modestie de ses allures, le vif désir qu’il éprouvait de ne servir de but ni aux regards ni à l’envie. Au congrès de Vienne même, où sa participation avait été réelle, il n’avait pris aucun titre officiel, et ce n’est guère qu’à Paris et dans les affaires de Suisse que l’on voit son nom paraître dans les pièces diplomatiques. Néanmoins il fit partie de l’assemblée d’Aix-la-Chapelle, régla les différends qui s’étaient élevés entre la Suède et le Danemark au sujet de la dette nationale de la Norvége, et surtout termina seul les contestations dont le grand-duché de Bade était l’objet, lorsque la Bavière et l’Autriche voulaient s’en disputer les fragmens.

Depuis la chute de Napoléon, les gouvernemens n’avaient montré ni sagesse ni prévoyance ; leur avidité aveugle pouvait les rejeter dans les désastres auxquels ils venaient d’échapper. Les chefs des états allemands semblaient surtout oublier l’impopularité qu’ils avaient encourue en déniant aux peuples les libertés dont la promesse seule venait de décider la victoire ; la révolution d’Espagne, les convulsions de l’Italie, les progrès de l’esprit libéral en France, les sociétés secrètes, fantômes qui, plus tard, parvinrent à les effrayer, ne leur semblaient pas assez menaçans pour que la Prusse renonçât à ses idées d’envahissement sur l’Allemagne méridionale, pour que l’Autriche abandonnât ses vues sur l’Italie centrale, pour que les petits états abdiquassent leurs plans ambitieux. Ainsi se détruisait l’harmonie, dont le simulacre était important à conserver en face de gouvernés tous les jours plus menaçans et plus forts. En vain la Russie s’efforçait-elle de calmer cette fièvre d’usurpation ; elle ne parvint qu’à irriter la jalousie et la défiance du cabinet britannique. M. Capodistrias semble ne s’être fait aucune illusion sur ces difficultés ; mais bientôt un intérêt plus cher et plus immédiat porta ses préoccupations vers l’Orient. Ici commence la période vraiment importante de sa vie politique.

Dès 1816, des patriotes grecs avaient repris l’œuvre déjà avortée deux fois de leur insurrection nationale. Une troisième hétairie s’était formée ; on avait adopté des sermens nouveaux, des formules jusqu’alors inusitées. La deuxième hétairie, qui comptait sur Napoléon, s’était formée en Italie ; le siége de la troisième fut placé à Saint-Pétersbourg ; on espérait s’appuyer sur Alexandre. Rhighas, pour plaire aux démagogues français, n’avait parlé que de liberté ; la deuxième hétairie, sous l’influence napoléonienne, voulait reconstruire l’empire d’Orient, allié naturel de l’empire français ; la troisième, se pliant aux idées du czar, et sentant le besoin de le flatter, mit en avant l’intérêt de la religion orthodoxe. Ces trois modes divers d’organisation insurrectionnelle prouvent évidemment que l’on s’embarrassait peu des formes, et que le seul but réel que l’on voulût atteindre, était l’émancipation de la patrie.

Voilà donc l’hétairie renaissante à Saint-Pétersbourg sous la forme d’une croisade. Sans se voiler du mystère impénétrable dont s’était enveloppée l’hétairie précédente, elle espérait demeurer long-temps cachée ; et, si des circonstances funestes et imprévues n’eussent déjoué les intentions prudentes des chefs, elle se serait encore mûrie pendant une quinzaine d’années. Il était surtout nécessaire de répandre l’instruction parmi le peuple. Des écoles grecques existaient dès long-temps dans toutes les villes considérables ; celle de Janina jouissait même d’une certaine réputation ; beaucoup de jeunes gens allaient puiser en Europe une éducation qui leur rendait le joug des Turcs plus odieux ; mais, comme tout cela était insuffisant, on forma en dehors de l’hétairie la société avouée des philomuses, qui, sous la présidence de M. de Guilford et du comte Capodistrias, devait inviter les sympathies généreuses de l’Europe à concourir à une œuvre bienfaisante. Les philomuses recueillaient des souscriptions ; les sommes perçues pour l’entretien des écoles pouvaient, en cas de besoin, échoir à l’hétairie. On profitait ainsi des dispositions bienveillantes de plus d’un grand personnage, que le but secret eût effrayé et éloigné.

M. Capodistrias se trouvait donc en quelque façon à la tête de l’hétairie ; les agens russes qui se répandaient sur le territoire ottoman recevaient ses instructions. Au mot liberté, mystérieusement murmuré à l’oreille de chaque Hellène, les populations s’animaient : « Mais des armes, mais de l’argent, demandaient-elles, qui nous en donnera ? — Le czar, répondait-on, » comme jadis on avait dit : L’empereur ! Ce mot suffisait, et l’hétairie comptait un membre de plus. Pendant que toutes ces choses se tramaient, M. Capodistrias dirigeait la politique de la Russie à l’égard du divan de manière à donner grand espoir aux Hellènes. On fomentait les troubles de la Moldavie, on excitait les Serviens, on refusait d’exécuter les clauses du traité de 1812, et, tout en se jouant du sultan et de son impuissante colère, on ne manquait pas de protester de sa modération et de cacher à l’Europe abusée les envahissemens projetés.

Mahmoud, que de si graves dangers eussent dû préoccuper, se mit en opposition avec la force même de son empire. Vieux et corrompu, l’état turc n’était plus assez vigoureux pour être sauvé par des réformes. Il y a des malades à qui l’on conserve un reste de vie à force de soins et de régime ; tout remède héroïque les tuerait. Mahmoud s’attaqua aux janissaires ; c’était s’en prendre à la nation. Il voulut saper le pouvoir de ses feudataires, de ceux qui remplissaient ses coffres et formaient ses armées ; à la place d’un état de choses radicalement vicieux, il rêva l’éducation européenne de son peuple et la Russie trouvait trop bien son compte dans de pareilles préoccupations pour essayer de s’y opposer. De cette époque datent les premières menées du divan contre Ali-Pacha de Janina.

Au moment où le congrès d’Aix-la-Chapelle venait de se terminer, M. Capodistrias prit le prétexte de sa santé et de son amour filial pour s’éloigner subitement de Saint-Pétersbourg et se rendre à Corfou. Il s’arrêta d’abord à Vienne, d’où, après des conférences secrètes avec M. de Metternich, il partit, comblé des témoignages d’estime de l’empereur d’Autriche et du roi de Prusse, et se rendit à Naples, toujours pour raison de santé, puis enfin à Corfou, où son arrivée fut annoncée et proclamée dans les termes les plus pompeux. Il apportait à M. le comte Antoine-Marie Capodistrias, son père, une lettre du czar, conçue dans les termes les plus flatteurs, lettre qui fut insérée immédiatement dans la seule gazette ionienne, et dont les exemplaires furent répandus avec profusion par toute l’Épire et jusqu’en Morée. Les anciens chefs de Klephtes qui avaient connu jadis M. Capodistrias, les nouveaux capitaines qui s’étaient élevés pendant son absence, accoururent près de lui ; dans ces réunions, on traita des chances de succès que présentait l’avenir de l’hétairie, des moyens de rendre son organisation plus compacte, enfin et surtout des secours que devait fournir la Russie, et de son attachement pour la cause grecque.

Mais, si le diplomate russe était en haute estime auprès des Armatolis épirotes, les dominateurs anglais ne le voyaient pas d’aussi bon œil. Le lord haut-commissaire, sir Thomas Maitland, celui-là même qui avait livré Parga, s’inquiétait beaucoup de ses démarches mystérieuses. L’ambition de la Russie, dont le comte de Liverpool avait dit, en 1791, qu’il fallait surtout surveiller la marche menaçante, effrayait de plus en plus le cabinet britannique, et il n’eut de repos que lorsque M. Capodistrias eut quitté les Îles. Celui-ci avait annoncé son arrivée à Naples ; changeant brusquement d’itinéraire, il débarqua à Venise, et vint passer le mois de juin tout entier près de Vicence, à Vadagna. Là, tout en prenant les eaux, il se consultait avec l’archevêque Ignatius, qui avait quitté Bukarest à la suite des Russes et s’était retiré en Italie, où il vivait d’une pension de l’empereur, sans cesser de servir ardemment la cause de l’hétairie.

Le 10 juillet, le comte se trouvait à Paris, où son arrivée mit toute la diplomatie en mouvement. M. le duc de Richelieu quitta sa retraite pour le voir ; le roi lui accorda plusieurs audiences, et il eut avec M. le duc Decazes de longues et fréquentes entrevues. Il sortait peu, ne se montrait nulle part, continuait à être uniquement occupé de sa santé, et désespérait la curiosité des journaux par le mystère dont il prenait soin de s’entourer. Il paraît qu’il n’y eut entre lui et le gouvernement français que des explications amicales au sujet de la conduite que M. Pozzo di Borgo avait tenue envers un ministère qu’il n’aimait pas. Après être resté environ un mois à Paris, M. Capodistrias partit pour Londres, où l’on suppose qu’il employa son séjour à des essais de négociations en faveur des Îles Ioniennes. Si ces essais furent tentés, ils restèrent sans résultats, et le gouvernement protectoral ne se relâcha en rien de sa rigueur. Le comte traversa Copenhague, et arriva enfin en octobre 1819 à Varsovie, où l’empereur était venu présider à l’ouverture de la diète de Pologne. Tel est le rapide itinéraire de ce voyage, qui excita la curiosité de l’Europe. Chaque parti l’attribua à l’intérêt que la Russie prenait à ses affaires ; car la Russie était le pouvoir que chacun était tenté d’invoquer. Pour ceux-ci, le comte était un allié secret du carbonarisme ; pour les autres, un soutien né des opinions absolutistes. Deux mois après son départ de Corfou, une insurrection éclata dans l’île de Sainte-Maure. Elle fut promptement réprimée ; mais le gouvernement anglais réclama avec aigreur contre les intrigues du cabinet russe. Après beaucoup de bruit, les récriminations cessèrent, et tout parut oublié. Les cabinets, d’ailleurs, avaient de si justes sujets de rester unis ! Les novateurs se remuaient en tous lieux : l’Espagne venait de se soulever, Naples se donnait tumultueusement une constitution. Les libéraux prétendaient compter M. Capodistrias parmi leurs défenseurs. En effet, il était beaucoup question de l’affaiblissement de son crédit. Une nouvelle phase allait s’ouvrir dans l’existence multiple du comte.

Le congrès de Troppau, transféré depuis à Laybach, commença ses travaux, et la révolution de Naples fut écrasée malgré l’opposition du comte, qui se déclara ouvertement le défenseur des idées constitutionnelles. À peine cette difficulté est-elle résolue tant bien que mal, que le Piémont s’insurge. Autres efforts de ce côté, autres protestations d’intérêt de M. Capodistrias. On se dit qu’il est disgracié ou près de l’être ; on le plaint, on l’admire, et cependant, grace à son heureuse coopération, les affaires de l’hétairie avaient marché à grands pas.

Très nombreux dans l’Épire, les hétairistes étaient parvenus à obtenir d’Ali-Pacha la création d’un corps de troupes disciplinées à l’européenne, qui, formé d’hétairistes du quatrième degré ou de la dernière classe, devait être commandé par un homme dévoué à la cause de la liberté et servir de noyau à l’insurrection hellénique. Contre toute probabilité, le temps manqua pour l’accomplissement de ce projet. Mahmoud, en attaquant Ali-Pacha, se chargea de hâter l’explosion de la révolte. En 1820, il fit marcher ses troupes contre un vassal, qui, trompé par tout le monde, égaré par de perfides conseils, trahi par les chefs de ses bandes, fut réduit à s’enfermer avec ses trésors dans la forteresse de Janina. Le bras qui maintenait la Grèce sous le pouvoir du sultan était donc brisé. La guerre civile occupait toutes les forces des Ottomans ; les exactions d’Ali ne devaient plus alimenter les caisses du sérail ; l’occasion était meilleure qu’on n’eût jamais dû l’attendre. Des traîtres, en vendant une partie des secrets, précipitèrent encore un soulèvement que l’on savait être prématuré. Les principaux hétairistes se réunirent, et l’élection d’un chef fut la dernière mesure qu’ils discutèrent. La délibération fut longue, comme on peut le penser. Position influente, réputation d’honneur et de talent, dévouement à toute épreuve, telles étaient les qualités nécessaires au chef nouveau. Deux hommes seulement parurent les réunir, M. Capodistrias et le prince Alexandre Ypsilantis. L’on résolut que celui des deux qui accepterait serait reconnu chef de la révolution.

M. Capodistrias reçut fort mal les envoyés et repoussa leur offre ; il blâma avec hauteur la résolution qu’on avait prise, et, ne voulant pas écouter les motifs qui la justifiaient, il déclara que désormais il renonçait à servir l’hétairie. Le prince Ypsilantis, moins difficile, accepta les pouvoirs dont on l’investissait, et se rendit immédiatement en Moldavie, où il commença cette campagne dont la conduite et l’issue furent si désastreuses pour la population du pays qu’il prétendait délivrer.

À la même époque, il se passait sous les murs de la forteresse de Janina un évènement singulier qui est resté inconnu et qui pouvait changer totalement l’avenir de l’insurrection grecque en rendant l’hétairie maîtresse des trésors d’Ali-Pacha.

L’armée turque qui l’assiégeait, et dont les forces montaient à cinquante-cinq ou soixante mille hommes, se composait, selon la coutume, des élémens les plus hétérogènes. Outre les contingens des provinces du centre, on y voyait des bandes albanaises dont les capitaines avaient été entraînés à combattre Ali-Pacha par des motifs de cupidité ou de vengeance, et sept cents Souliotes, gagnés par la promesse de rentrer en possession de leur territoire. La mésintelligence s’introduisit bientôt dans cette multitude. Ismaïl-Pacha, qui la commandait, retarda sous divers prétextes la cession de la forteresse de Souli, et les malheureux exilés, s’apercevant qu’on les jouait, en conçurent un vif ressentiment. De leur côté, les Arnautes, ennuyés de la longueur du siége, et toujours inconstans, se refroidissaient pour la cause qu’ils avaient embrassée. Trois des principaux hétairistes de l’Épire conçurent alors le dessein de faire coopérer le vieux despote lui-même à la délivrance de la Grèce.

Ils descendirent des hauteurs du Pinde, et se rendant au camp d’Ismaïl, sous le prétexte de se joindre à ses troupes, ils commencèrent à fomenter la discorde qui existait dans l’armée. En même temps ils entretenaient des intelligences avec la forteresse de Janina, dont la garnison était aux abois et qui accueillit avec empressement l’espoir d’une prochaine délivrance. Chaque soir, deux des hétairistes, assis dans leur tente, faisaient apporter du café, des pipes, des liqueurs, et réunissaient les capitaines albanais et tous ceux qui voulaient prendre part à leurs divertissemens ; ils passaient la meilleure partie de la nuit à boire et à voir danser des bohémiens ; pendant qu’ils occupaient ainsi l’attention, le troisième hétairiste, traversant les avant-postes déjà séduits entrait dans la forteresse, d’où il ne sortait qu’au jour. Si par hasard un indiscret venait à demander : où donc est Alexis Noutzos ? — Ne voyez vous pas, lui répondait-on, que, fatigué des plaisirs de la soirée, il se sera couché dans quelque coin ? — L’indiscret était éconduit de cette façon, et dans tout le camp on vantait la bonne humeur des trois Grecs. Ils s’étaient ainsi assurés de trois mille hommes environ ; ils avaient déterminé les Souliotes à rompre avec Ismaïl-Pacha, et ceux-ci s’étaient retirés dans la montagne à quatre ou cinq heures de marche. On était convenu avec Ali qu’à un signal donné par une fusée lancée du haut du château, les canonniers des batteries de siége tourneraient leurs pièces contre le camp. Les Souliotes devaient accourir alors, et les Albanais attaquaient aussitôt le reste de l’armée ; les troupes d’Ismaïl une fois dispersées, les vainqueurs conduisaient Ali avec les cinquante millions qui formaient son trésor dans la forteresse de Souli. Là se terminait l’œuvre de la conjuration pour les Arnautes et commençait une nouvelle conspiration en faveur des Hellènes, qui, maîtres de la personne d’Ali et de la place, au moyen d’une garnison dévouée, s’emparaient de ses trésors et les employaient au succès de leur cause.

Tout était prêt. La conjuration devait éclater le samedi soir, lorsque l’un des conjurés, Omer-Bey-Brioni, reçoit de Constantinople un firman qui l’élevait à la dignité de pacha. Il va trouver ses complices, leur promet qu’il ne les trahira pas, mais les engage à ne plus compter sur lui, et les avertit que, s’ils poursuivent leur projet, il se verra forcé de les combattre. Malgré cette défection, on ne voulut pas reculer. Cependant le sort semblait s’être déclaré contre l’entreprise : soit erreur, soit précipitation fatale, Ali-Pacha donne le signal le vendredi soir, au lieu d’attendre le samedi, et sort avec deux mille hommes qui lui restent. Les troupes gardant les batteries se joignent à lui ; mais les Souliotes, ignorant ce qui se passait, ne paraissent pas, les Albanais ne bougent pas davantage, et le pacha, repoussé avec une perte considérable, est rejeté dans sa forteresse.

Le soupçon s’était éveillé ; les trois hétairistes durent renoncer au plan qu’ils avaient combiné. Chacun d’eux rentra dans son canton, pour se placer à la tête de ses concitoyens ; ils mirent eux-mêmes le feu à leurs maisons, et, préludant ainsi à leur héroïque communauté de misère, firent éclater l’insurrection, qui se manifesta à la fois dans la Moldavie, le Péloponèse et l’Épire.

Lorsque les plénipotentiaires de Laybach apprirent ces mouvemens, leur consternation fut profonde. Elle attestait leur ignorance de l’état de l’Orient et le peu de soin que les puissances avaient pris de s’en informer. Un cri général s’éleva contre la Russie : on l’accusa d’avoir fomenté l’esprit de révolte ; on prétendit que ses projets contre la Turquie étaient avérés ; on nia sa bonne foi, on accusa de mensonge les protestations pacifiques qu’elle ne cessait de mettre en avant depuis 1815. Le czar, effrayé par ce tumulte, désavoua Ypsilantis ; tous les organes de sa politique prodiguèrent les invectives et les reproches aux insurgés ; il alla même jusqu’à offrir sa coopération au divan, que des preuves manifestes avaient suffisamment édifié sur ses intentions. Quant à M. Capodistrias, il ne tarissait pas en témoignages de douleur et de regret, et, confirmant de toute sa force les assurances données par son souverain, il rédigea lui-même l’acte qui désavouait le général Ypsilantis. « La cour de Russie, disait-il, n’était pas moins consternée que les autres puissances ; d’ailleurs l’hétairie n’avait rien de commun avec les sociétés secrètes, armes si redoutées dont se servaient les novateurs, et il eût été fort inexact de confondre une institution parfaitement innocente avec des associations justement détestées. » C’est ainsi qu’en cherchant à disculper son gouvernement, il n’oubliait pas d’appeler sur les Hellènes la compassion des souverains. Bref, au milieu des protestations russes, des reproches, des élans de regret, et des dénis de connivence, le congrès de Laybach, ne sachant plus auquel entendre ne conclut rien, se sépara, et laissa les choses suivre la route que leur ferait prendre la fortune.

Cependant une nouvelle réunion de plénipotentiaires devait s’assembler à Vérone. La Russie, dans cet intervalle, ne perdit pas son temps, et chercha par mille moyens à persuader, d’abord aux Grecs, qu’elle ne les abandonnait pas (en effet, M. de Strogonoff agissait pour eux à Constantinople), puis à l’Europe, qu’elle ne prenait aucune part à ce qui se passait. Les Grec avaient créé un gouvernement national. Les principes démocratiques les plus larges en étaient la base ; une longue habitude avait conservé dans l’esprit du peuple l’intelligence des formes municipales ; un régime constitutionnel ne fut donc pas, par la suite, une importation complètement étrangère et en dehors des idées du peuple.

M. Capodistrias continuait son double rôle. Au nom de l’humanité, il supplia la Porte de mettre fin aux massacres, et cet ultimatum fut appuyé de la menace de rappeler l’ambassadeur russe. Le sultan, aveuglé, ne vit pas le précipice vers lequel l’entraînait la Russie ; il ne voulut rien entendre, et tous rapports furent rompus entre lui et Saint-Pétersbourg. « Vous voyez bien, disait M. Capodistrias aux puissances, que nous sommes les champions de la philanthropie. Notre conduite est éclatante d’abnégation. » Néanmoins la situation devenait fort difficile pour le comte ; les Grecs s’indignaient contre la duplicité de la Russie. À leur tour, ils ne voulurent plus entendre parler d’elle. Le diplomate clairvoyant quitta toute participation aux affaires, sacrifiant ainsi le présent à l’avenir. Chacun cria au miracle ; mais on nous permettra d’analyser ce prodigieux dévouement.

Dans les premières années de sa carrière, mettant ses talens au service de la Russie, M. Capodistrias les consacre à poursuivre le but qui lui est indiqué, sans autre pensée que de servir qui l’emploie. À peine l’hétairie est-elle née, sa conduite se couvre de plus de mystère, et acquiert plus d’importance. Corfiote, et pouvant se dire Grec, comme un Belge peut se dire Français, il se crée tout à coup des devoirs patriotiques auxquels il n’avait jamais songé jusque-là. Russe et Hellène, il combine les intérêts du czar avec ceux de la Grèce, sert deux maîtres, reste ministre ; puis, aussitôt que cette position n’est plus officiellement tenable, il quitte la Russie, mais sans briser ses relations avec elle. Il n’est plus le secrétaire d’état d’Alexandre, mais il est toujours son ami, et il ne rompt que temporairement les liens qui l’attachent à son service. C’est seulement alors qu’entrevoyant l’avenir de l’hétairie, il donne de la suite à ses efforts, veut plaire aux libéraux, et se lie à leurs espérances. Est-il déraisonnable d’admettre que M. Capodistrias ait caressé de loin des idées dont sa haute position rendait déjà la réalisation possible ?

On était en 1822. Le congrès de Vérone s’ouvrit. Les affaires de la Grèce n’y furent point traitées. On paraissait craindre de toucher cette question, à l’heureuse solution de laquelle une seule puissance, la France, s’est montrée invariablement favorable. Retiré à Genève, M. Capodistrias entretenait des relations très actives avec l’empereur Alexandre et les Hellènes ; il écrivait en faveur de ces derniers à tous les personnages éminens, sur l’esprit desquels d’anciennes relations pouvaient lui donner quelque influence, et propageait, par tous les moyens, sa réputation d’ami dévoué de la Grèce. On a avancé qu’il était resté complètement étranger aux vicissitudes gouvernementales et aux discussions de ce pays. Pour nous, nous savons de science certaine (et aucun Grec ne nous démentira) que, dès 1824, au congrès d’Astros, les agens de la Russie et le petit nombre de ceux qui s’en disaient les partisans, s’agitaient pour placer M. Capodistrias au pouvoir. M. Capodistrias, à la même époque, présidait une société secrète, formée en faveur de la Russie par lui, MM. De Stourdza et Ignatius, société qui n’est point détruite, et dont l’existence s’est révélée encore il y a quelques mois.

Aux premiers élans héroïques de la révolution, à ce brillant enthousiasme qui l’avait animée à son aurore, avait succédé une sorte de découragement. Au lieu de reconstituer l’empire, on se maintenait à grand’peine dans quelques coins de la Morée et de ce que l’on nomme aujourd’hui la Grèce orientale et occidentale. On s’était révolté trop tôt. La guerre civile, fléau inséparable de toutes les révolutions, avait augmenté les malheurs de l’armée ; la famine vint mettre le comble à l’infortune générale. L’argent, les vêtemens, le pain, tout manquait ; les chefs du gouvernement n’avaient pas un écu pour payer leurs courriers. Cependant les gouvernans d’Europe discutaient longuement si l’on parlerait de ces malheureux dans les congrès, et nombre de gens, ne se doutant pas que des hommes mourant de tous les genres de mort pour leur liberté ont droit à quelque pitié, les accusaient de piraterie et de pillage.

Les Grecs étaient des pirates ! Cela est vrai. Les bâtimens anglais et autrichiens n’avaient pas imaginé de commerce plus honnête que de fournir aux Turcs des armes et des munitions. Les Ottomans se trouvaient-ils acculés sur le bord de la mer et prêts à mettre bas les armes, aussitôt des navires européens accouraient et prenaient à bord les vaincus pour les jeter en dévastateurs sur une autre plage. Lorsque les forces égyptiennes, réunies à Alexandrie, furent sur le point de passer en Grèce, elles nolisèrent cent cinquante bâtimens autrichiens et anglais. Les Hellènes n’avaient déjà que trop d’ennemis ; le désespoir leur inspira le fameux acte qui déclarait que l’équipage de tout bâtiment porteur de troupes ou de munitions serait passé au fil de l’épée. Ce moyen eut un plein succès. Les deux tiers des bâtimens déjà nolisés se retirèrent, et Ibrahim, retenu en Égypte six mois de plus qu’il ne l’avait pensé, laissa aux Grecs le temps de se préparer à le recevoir.

Les capitaines volaient l’argent du gouvernement, disait-on ; ils demandaient la paie de deux cents hommes et n’en entretenaient que quatre-vingts. Mais comme le gouvernement passait quelquefois six, dix ou douze mois sans donner de solde, il fallait que les capitaines ne laissassent pas leurs troupes se débander, ou les payassent de leurs propres deniers. De telles gens, a-t-on affirmé encore, ne méritaient pas l’indépendance.

Quoi qu’il en soit, on avait enfin consenti à s’occuper des Grecs ; l’Angleterre et la Russie avaient donné l’exemple, tout en s’observant l’une l’autre. La Russie proposait l’érection de trois hospodarats dans les provinces qui avaient secoué le joug ottoman. Cela suffisait, selon elle, pour terminer aisément et complètement les débats : l’Europe n’en crut rien. L’exemple des pays moldovalaques prouvait que cette proposition n’était pas sérieuse. L’Angleterre, à son tour, avait été tentée d’accepter l’offre des Grecs, qui lui demandaient son protectorat et le prince Léopold de Saxe-Cobourg pour les gouverner. La jalousie universelle s’y opposa. Alors eut lieu l’intervention régulière des trois puissances, puis la guerre de la Russie contre la Porte, guerre où le sultan vit s’anéantir la jeune armée qu’il venait de former à si grand’peine et que semblait redouter le czar, puis la fatale bataille de Navarin, sur laquelle tout a été dit.

Cependant les Grecs, au milieu des protocoles et des maladresses des puissances, s’affaiblissaient de jour en jour. Le moment était venu de prendre une résolution énergique qu’on avait différée tant qu’on avait pu. L’assemblée nationale se réunit à Trézène et décida que, les différentes formes du pouvoir exécutif qu’on avait essayées jusque-là n’ayant pu imprimer aux affaires une direction convenable, on concentrerait l’autorité dans les mains d’un seul. Mais quel serait ce chef unique ? Nul des hommes remarquables qu’avait produits la révolution ne dominait assez ses collègues pour éteindre leurs rivalités. Le comte Roma de Zante, recommandable par de grands services, fut proposé ; malheureusement le comte n’avait aucune relation avec l’étranger, et il fallait arracher enfin la Grèce à son profond isolement. M. Capodistrias, toujours prôné, exalté par ses agens, se trouva le seul que l’on put élire. Chacun fit taire ses répugnances ; le député de l’armée le recommanda lui-même au choix de ses puissans commettans, et M. Capodistrias, touchant le but qu’il poursuivait depuis tant d’années, fut élu président de la Grèce.

Ce résultat était-il prévu ? le lui avait-on annoncé ? — Oui, sans doute. — Avant qu’il eût pu en recevoir la nouvelle, il s’était éloigné brusquement de Genève, et s’était mis en route pour le Nord. La notification du décret de l’assemblée de Trézène lui arriva à Berlin, et parut lui causer une surprise extrême. Il ne concevait pas qu’on eût pensé à lui ; il écrivait sur ce ton à tous ses correspondans : « Pressé, ajoutait-il, par le besoin d’être utile, n’ayant en vue que les intérêts de Dieu, des Grecs, de l’humanité, il se faisait violence ; il consentait à être élu. » Mais, tout en remerciant l’assemblée nationale de l’avoir choisi, il déclara qu’il soumettrait au peuple quelques conditions d’où dépendait tout-à-fait et en dernier ressort son acceptation ou son refus. On était forcé de subir aveuglément toutes ses exigences, et il savait bien que ses propositions étaient des ordres.

Il se rendit à Pétersbourg, où il ne fit pas un long séjour. Ses instructions, il les avait, d’avance et de longue main, reçues et commentées ; l’empereur Nicolas le combla des témoignages de sa faveur, puis le laissa partir pour Londres, où il parut s’occuper exclusivement des intérêts des Grecs. Partout il ranima l’ardeur et la bonne volonté des comités philhelléniques ; les promesses abondaient dans sa correspondance avec la Grèce et ses amis, et venaient aussi relever le courage de la nation. « Il était prêt à conclure un nouvel emprunt, disait-il ; l’argent n’allait plus manquer ; il devait débarquer avec des munitions de guerre, des secours plus précieux encore : trois mille hommes bien armés, bien commandés, levés, avec l’assentiment des trois puissances, en Suisse et en Allemagne, allaient recruter l’armée, sous sa conduite. » La joie régnait en Grèce, quand on apprenait qu’à Paris le président élu avait été bien accueilli des ministres, bien reçu par le roi. Tout le monde reprenait confiance ; une vie nouvelle allait commencer, et le gouvernement national, enfin reconnu par l’Europe, ne pouvait manquer de garantir à la nation une existence qu’elle avait si chèrement payée. Il est vrai que le ministère britannique, toujours hostile à la nomination de M. Capodistrias, eut peine à laisser désarmer ses méfiances, et que le comte ne put réussir qu’à demi à calmer les inquiétudes de ce gouvernement soupçonneux. Dans le séjour assez long que le président de la Grèce fit à Londres, à Paris et en Italie, on a, par sa correspondance même, le témoignage du peu d’estime qu’il se plut dès-lors à afficher pour la nation qu’il allait gouverner. Lui seul pouvait, annonçait-il, faire cesser la piraterie et discipliner un pays barbare ; il demandait qu’on le plaignit de la rude tâche qu’il allait entreprendre. Il ne cachait pas son mépris pour tous les chefs de la nation. Chez un homme politique aussi habile, cette conduite pouvait passer pour une grande faute ; chez un patriote, elle mériterait un nom plus sévère.

Enfin, après bien des retards, l’ex-ministre du czar s’embarqua, mais seul, sans l’argent, sans les troupes qu’il avait promises, et sur lesquelles on comptait. Son dessein était de débarquer à Égine, siége du gouvernement ; une tempête jeta hors de sa route le Warspite qui le portait, et, l’amenant devant Nauplie, le rendit témoin d’un fait que l’on a rapporté d’une manière fort peu exacte.

La ville de Nauplie était alors au pouvoir de trois chefs : le capitaine Théodore Grivas s’était emparé de la forteresse, appelée le Palamidi ; le capitaine Jean Stratos occupait un quartier qu’il avait fortifié, et le chef du parti rouméliote, avec une quarantaine de palikares seulement, tenait plusieurs maisons. Placés entre ces trois camps, les habitans de la ville, inquiets et affamés, restaient plongés dans la plus affreuse misère. Le gouvernement expirant, jaloux de l’influence du général Colettis, attisait la discorde qui existait entre les deux capitaines persuadant à chacun d’eux que son rival était soutenu par le général, et au peuple que, s’il mourait de faim, c’était encore à Colettis qu’il devait s’en prendre. L’avant-veille de l’arrivée fortuite du président, la populace, excitée par les deux capitaines, entoura la maison de M. Colettis en poussant des cris de mort. Le général sortit de sa maison, marcha audevant de l’émeute, et eut peu de peine à calmer sa fureur. Il profita de ce moment d’ascendant pour se rendre auprès de Stratos, lui révéla les intrigues au moyen desquelles on semait la désunion entre lui et Grivas, et, après avoir convaincu l’un et l’autre, il les fit consentir à une entrevue dont le résultat fut pacifique. On ne parla plus de bombarder la ville, et la paix était rétablie quand M. Capodistrias arriva. Le tumulte dont il avait failli être témoin fit sur son esprit la plus vive impression. Il pria M. Colettis de maintenir avec soin cette paix chancelante, et le remercia de ses efforts antérieurs ; puis, assez mécontent de ce premier coup d’œil jeté dans les affaires domestiques de la Grèce, il fit voile pour Égine, où il arriva vers le milieu de janvier 1828.

À peine débarqué, il vit se presser autour de lui tous ces vaillans chefs et ces primats qui avaient présidé à la guerre de l’indépendance, et qui ne devaient leur influence sur l’esprit de la nation qu’aux sacrifices faits si souvent pour elle. Au maintien gardé par cette foule de notables accourus pour entourer, mais aussi pour connaître et étudier le chef qu’ils s’étaient volontairement donné, il eût dû comprendre quel serait son rôle nécessaire, celui d’un mandataire, et non pas celui d’un maître. On était heureux de le voir en Grèce. Les différens partis, dont la jalousie n’avait pas voulu se courber sous la loi d’un égal, se mirent avec empressement aux ordres d’un pouvoir qui ne choquait aucun amour-propre, et qui pouvait et devait employer et récompenser le patriotisme de chacun. Le président se trouvait dans une positon rare pour un homme d’état : tout le monde était prêt à lui obéir.

Avant même qu’il eût quitté la frégate anglaise qui l’avait amené d’Ancône, il avouait déjà ses sympathies russes, au grand étonnement de ceux qui l’entouraient. Devant plus de soixante personnes, il affirma que ce n’était ni de la France, ni du cabinet britannique, qu’il fallait attendre des secours réels, mais seulement de la généreuse et puissante Russie ; déclaration publique, imprévue, inutile, généralement désapprouvée, d’autant plus inconvenante, que, sur le bâtiment anglais il avait été comblé d’égards pendant la traversée.

Le lendemain de son arrivée, on procéda à son installation, et conformément à la constitution de Trézène, le nouveau président fut invité à jurer le maintien de l’indépendance hellénique. Il refusa, sous prétexte qu’il ne pouvait promettre de conserver un état de choses qui n’existait pas, et qu’il attendait l’assentiment des puissances européennes. Il repoussa de même la constitution qu’on invoquait, et exposa ses idées gouvernementales ; elles étaient simples. En lui seul devait résider le pouvoir, jusqu’à la prochaine assemblée nationale qu’il promettait de réunir au mois d’avril. La chambre législative, créée par la constitution, sanctionna les résolutions anti-constitutionnelles du président, et fut dissoute. Appelé comme dernière ressource, il voulut être maître, maître absolu : il le fut.

Qu’une seule réflexion précède l’exposé de la carrière administrative du diplomate russe. L’assemblée de Trézène, qui avait fait la constitution, avait nommé M. Capodistrias à la présidence. Infirmer un des deux pouvoirs, c’était enlever toute légitimité à l’autre. M. Capodistrias se plaça dès l’abord dans une position extra-légale, en refusant le serment de maintenir l’indépendance, qui, disait-il, n’existait pas en Grèce. Que venait-il donc y faire lui-même ? Le sol sur lequel il marchait pouvait sans doute lui être ravi quelque jour par les soldats d’Ibrahim ; mais, tant qu’un des défenseurs de la liberté restait debout, la patrie gardait son indépendance, et ce n’était pas à lui de le méconnaître. Un jeu de mots servit de porte à M. Capodistrias pour entrer dans l’arbitraire.

Le voilà libre de toute entrave morale. Cependant, inconnu dans le pays, ne tenant les fils de rien, il fut obligé d’appeler autour de lui, à son corps défendant, ces chefs sur lesquels il sentait bien que son autorité reposait. Il en réunit quelques-uns dans une sorte de conseil d’état, mais il ne leur accorda que voix consultative. Ce corps était divisé en trois sections de neuf membres chacune, une pour les finances, une pour l’intérieur, la troisième pour la guerre. Les présidens de chaque section étaient MM. Mavromichalis, Zaïmi, Conduriottis. Panhellenium, tel est le nom qu’il donna à l’ensemble. Les trois secrétaires formaient le ministère. Enfin, en dehors de cette assemblée de conseillers, se plaçait un secrétaire d’état, intermédiaire entre elle et le président, et c’est dans la personne de ce dernier que se concentrait tout le pouvoir.

Pour satisfaire aux demandes réitérées des cabinets protecteurs, M. Capodistrias s’occupa d’abord de la piraterie. Il n’y avait qu’une voix sur son inutilité et ses effroyables abus, et personne ne songea à la soutenir. M. Mavrocordato partit pour Grabousa en Candie, son principal foyer, et aussitôt elle cessa. L’Europe admira l’influence immense du président ; celui-ci dut reconnaître le pouvoir personnel de son mandataire.

Cependant les troupes, qui depuis long-temps n’avaient pas touché leur solde, étaient à charge aux pays dans lesquels elles se trouvaient cantonnées. Presque entièrement composées de Rouméliotes, ces bandes étaient sur le sol du Péloponèse sans patrie et sans autre ressource que leurs armes et leurs services. On songea à les organiser de manière à pouvoir payer chefs et soldats, chacun selon son grade et en assurant les droits de l’avancement. Mais un grand obstacle s’opposait à l’exécution de ce projet ; la haine des palikares pour le service régulier les remplissait de méfiance contre une organisation à laquelle peut-être on chercherait à les plier un jour. Pour obtenir l’assentiment des Rouméliotes, il fallait trouver un homme en qui ils eussent toute confiance. M. Colettis, que le président n’avait pas jugé à propos d’appeler auprès de lui, et que tout le monde lui désignait, fut enfin mandé, et reçut la mission d’organiser les Rouméliotes en chiliarchies, ou corps de mille hommes, commandés chacun par un colonel. La chiliarchie se décomposait en fractions comme nos régimens. Là s’arrêtait la similitude ; le soldat conservait ses anciens rapports avec les chefs et gardait son indépendance. En un mot, la mesure qu’adoptait le gouvernement était moins militaire que fiscale. C’était ce qu’il s’agissait de persuader aux troupes. M. Colettis arriva au camp de Trézène, où l’on avait réuni quatre mille hommes. Les chefs se rendirent près lui pour le complimenter. On causa de la guerre, du nouveau gouvernement, de tout, excepté du but spécial de la mission. Le lendemain l’envoyé du président rendit les visites qu’il avait reçues ; il alla d’abord chez le général Tzavellas, un des héros de Missolonghi, un des hommes les plus considérés de l’armée. Il s’adressa au patriotisme du chef rouméliote, et il obtint de lui que, renonçant à son grade, il accepterait le commandement d’une chiliarchie avec le titre de colonel. Après un pareil exemple, quel chef eût osé se montrer récalcitrant ? Ce que Tzavellas avait fait, ce que le général Colettis conseillait, tout le monde se résigna à le faire, et en huit jours cette nouvelle organisation, jugée à l’avance impraticable, était achevée. M. Colettis revint aussitôt à Égine, où il rendit compte de sa mission.

Le président s’occupait alors de divers points de politique intérieure, essayait de faire renaître l’agriculture et instituait quelques écoles primaires. MM. Ypsilantis et Church avaient été nommés au commandement des deux divisions de l’armée opérant hors du Péloponèse. On essayait péniblement d’organiser des tribunaux réguliers ; les efforts pour se procurer de l’argent du dehors étaient encore plus laborieux. À peine fixé en Grèce depuis trois mois, le président se trouvait déjà en opposition avec les notabilités du pays. Les lettres qu’il écrivait en Europe continuaient cet étrange système de dépréciation de la Grèce qu’il avait adopté depuis sa nomination. Ce dénigrement ne lui suffisant pas, il voulut s’entourer d’étrangers. Au lieu de choisir ces nouveaux soutiens parmi ceux qui avaient donné au pays quelques preuves de leur attachement, il appela sa propre famille et une multitude de Corfiotes affamés, qui se précipitèrent sur les places et sur les honneurs comme une nuée de corbeaux. M. Viaro Capodistrias, son frère, et M. Gennatas, tous deux complètement inconnus en Grèce, parurent les premiers, en qualité de membres du panhellénium, l’un présidant la section de la guerre, l’autre celle de l’intérieur. Pendant ce temps, M. Mavrocordato remplissait une mission tout-à-fait subalterne à Grabousa, et M. Colettis, nommé commissaire de santé, allait organiser la quarantaine dans la petite île de Spetzia. Les chefs restés à Nauplie étaient mal vus, mal reçus. Une hauteur dédaigneuse, une sécheresse extrême de paroles et de maintien, accueillaient les observations de ces hommes auxquels une vie libre et presque sauvage, l’habitude du commandement avaient inspiré une fierté tout antique. Bientôt ils s’aperçurent qu’on les dédaignait et qu’on voulait qu’ils le sussent. De ce moment, tout fut dit entre eux et le président.

M. Capodistrias, qui avait déjà près de lui son frère Viaro, fit venir aussi le comte Augustin, son second frère, dont rien n’égalait la morgue, sinon sa déplorable nullité. Le comte Viaro n’avait, lui, froissé aucun amour-propre, on ne pouvait lui reprocher que le fait seul de sa venue et la haute position qu’il occupait au détriment d’un plus digne ; mais la conduite prudente et réservée qu’il garda toujours devait le soustraire à l’animosité publique. Le comte Augustin dédaigna cet exemple honorable. L’excès de son opiniâtreté et de son ambition ne contribua pas peu à dépopulariser le gouvernement.

Bientôt l’assemblée nationale allait se réunir. Des griefs importans pouvaient faire pressentir des réclamations assez vives. M. Capodistrias, pour éviter des explications trop approfondies dont il redoutait les suites, voulut s’emparer des élections. Il prétexta la nécessité d’assurer l’indépendance des électeurs vis-à-vis des primats, et institua un scrutin secret qui devait avoir lieu en présence et sous la direction du commissaire extraordinaire de la province, magistrat revêtu de tous les pouvoirs civils. Il indiqua même à ce fonctionnaire les candidats qui devaient être écartés ou présentés.

L’armée du général Maison entra en Morée ; nouvelle occasion pour le président de faire sentir aux Grecs ce que valait le chef qu’ils avaient choisi. « Sans la présence de M. Capodistrias, disaient ses partisans, le roi de France nous eût-il envoyé un seul homme ? L’Angleterre, la Russie surtout, ne l’eussent pas permis. C’est lui qui sauve la patrie. Mais sachez-le bien, ces baïonnettes lui obéissent, et il peut les tourner contre ses ennemis ! » Le chef du gouvernement ne voulait pas à toute force se confondre avec la nation ; il voulait tenir sa puissance de l’extérieur. Après avoir repoussé les étrangers venus de l’Orient, les Grecs allaient-ils se livrer à un étranger venu du Nord ? Peu de temps après l’arrivée en Grèce des troupes d’expédition françaises, les puissances envoyèrent leurs plénipotentiaires à Poros. Là commencèrent ces longs débats qui ne devaient aboutir qu’à l’ajournement d’une question, soluble alors dans un sens pacifique, mais que certains gouvernemens par cupidité et quelques autres par aveuglement ne voulaient pas terminer si tôt. La question d’Orient se présentait tout entière dans les discussions qui allaient s’ouvrir. Les Grecs, las d’une domination agonisante, avaient relevé la tête trop tôt ; ils avaient engagé le fer avant l’heure.

La puissance turque penchait toutefois vers sa ruine prochaine. En admettant comme certaine sa dissolution, qui recueillerait son héritage ? Les Grecs étaient bien les successeurs légitimes de leurs conquérans, successeurs peu dangereux pour le repos européen. Leurs droits sont incontestables. Aptes à posséder le sol, ils le sont également à en tirer les richesses qu’il contient ; ils sont tout disposés à entrer dans le système de confédération pacifique auquel les puissances prétendent travailler depuis 1815, et dans lequel elles ont fait tant d’efforts infructueux pour attirer la Turquie. En mettant les Grecs en mesure d’entrer, à la mort du détenteur actuel, en possession de leur domaine, ce n’est pas eux seuls que l’on favorise, ils ne sont pas les seuls qui gagnent ; l’Europe entière y trouve un gage de paix et de repos.

À une combinaison si naturelle, la diplomatie préfère le statu quo impossible qui laisse un vague espoir à l’ambition de chaque puissance. La Russie ne veut pas perdre de vue Constantinople ; l’Angleterre suit la route de l’Inde par l’Égypte et la Syrie. Ces deux grandes rivales se mesurent de l’œil, et, dans l’impuissance où elles sont l’une et l’autre d’éteindre sans retour les prétentions de l’adversaire, elles se disent à demi-voix : « Partageons ! » Elles savent bien que leur accord factice ne peut être durable, et qu’aussitôt le pillage achevé, lorsque le pavillon britannique touchera le drapeau russe sur la frontière, la guerre commencera ; mais on n’en est pas encore arrivé là. On compte sur les évènemens, on s’en remet au temps, de nos jours si vanté par les hommes politiques. Ingrat par impuissance le temps n’a réalisé aucune des merveilles que l’on attendait de lui. En ajournant les grands problèmes dont on lui a laissé la solution, il ne les a pas anéantis, mais compliqués.

Les plénipotentiaires de Poros, méconnaissant à demi le caractère irrécupérable de la révolution grecque, en ont fait un soulèvement causé par quelques excès du pouvoir ; les patriotes hellènes ont été des rebelles heureux. Ils les traitèrent en conséquence, et proposèrent d’abord de réduire le territoire du nouvel état au Péloponèse et à quelques îles. Ainsi constituée, la Grèce devait vivre sous le protectorat des trois puissances, n’agir que sous leur approbation, et éviter, sous peine de disgrace, toute collision avec les Turcs. On rendait Candie au sultan et la diplomatie, parfaitement satisfaite, se reposait avec orgueil sur une aussi belle conception, qui cependant mérite à peine un sérieux examen. Soumettre la destinée d’une nation aux hasards de l’alliance de trois peuples qui, demain, peuvent ou plutôt doivent s’entr’égorger, désarmer cette nation, méconnaître et l’origine de la lutte qu’elle soutient et la nature de ses droits, est-ce là résoudre une difficulté politique ? Néanmoins, telle était en France l’ignorance des affaires de la Grèce, que les gens les mieux intentionnés n’ont vu dans la décision des plénipotentiaires de Poros qu’un seul vice, celui de trop restreindre les frontières ; depuis, ils ont été satisfaits. Les limites ont été élargies ; on les a portées jusqu’à la double chaîne de montagnes qui coupent le continent de l’est à l’ouest, entre les golfes d’Arta et de Volo.

M. Capodistrias, en attendant la réunion de l’assemblée nationale, s’occupa de l’instruction publique ; mais, dans les établissements qu’il fonda, la science était distribuée d’une main avare, et l’étude religieuse prévalait extraordinairement. On ne laissait lire, dans les écoles, que certains auteurs grecs défigurés ou tronqués. Des tribunaux furent établis, et, sous le prétexte qu’ils n’étaient que provisoires, on décida qu’une formule ajoutée au bas d’un jugement par le président en suspendrait l’exécution jusqu’au temps où des juges réguliers statueraient définitivement. Ainsi, un homme était accusé ; un procès se poursuivait devant les juges ; le bon droit reconnu et la sentence rendue, il suffisait de la volonté du président pour détruire l’œuvre de la justice. Peut-on concevoir rien de plus monstrueux ?

À un régime provisoire la simplicité des rouages convient mieux qu’à tout autre ; M. Capodistrias sembla s’attacher à entraver son gouvernement par les décisions les plus arbitraires et les plus difficilement applicables. Des attaques à la liberté de la presse découlaient inévitablement de ce système, et bientôt ce droit, dont les Hellènes usaient largement depuis 1822, fut entouré de mille obstacles, l’exercice en fut gêné par la promulgation d’ordonnances cauteleuses ; enfin à de si déplorables erremens un espionnage sans exemple vint ajouter ses persécutions. M. Capodistrias se conduisait d’une manière trop imprudente envers les chefs grecs pour ne pas redouter leurs actes et même leurs pensées. À toute heure, à toute minute, des espions observaient leurs démarches et en rendaient compte. Mais à peine les personnes surveillées aperçurent-elles le réseau dont on les enveloppait, qu’elles trompèrent l’espion, opposèrent ruse à ruse, et furent beaucoup mieux servies que le président. Un agent de la police se mettait-il en campagne, il était aussitôt reconnu, traqué, surveillé lui-même, et joué par des confrères plus habiles.

Nous avons dit que sir Richard Church et le général Démétrius Ypsilantis avaient été promus au commandement des forces grecques ; cet acte de justice fut bientôt gâté : on les soumit à un chef, et quel chef ? au comte Augustin, qui de sa vie n’avait vu brûler une amorce. La stupéfaction fut générale quand son frère l’eut élevé à ce poste sous le titre de lieutenant-plénipotentiaire. La première mission de ce généralissime fut d’organiser de nouvelles chiliarchies. Il ne fut pas heureux dans son essai. À peine arrivé il vit éclater la rébellion du chiliarque Hadji-Petro, rébellion qui, malgré le mécontentement à peu près général, fut cependant désapprouvée par tous les bons esprits, tant on voulait la paix, tant on soupirait après la légalité. D’ailleurs une occasion se présentait de faire entendre des plaintes. L’assemblée nationale venait d’être convoquée à Argos ; c’était la quatrième fois qu’elle se trouvait réunie depuis 1821.

Les tentatives du président pour dominer les élections n’avaient pas eu grand succès ; le parti de l’opposition était plus fort qu’on ne l’aurait souhaité. M. Capodistrias avait réussi, il est vrai, à se faire nommer député par plusieurs conseils municipaux, honneur qu’il avait dû refuser ; il voyait aussi siéger, en nombre assez notable, les partisans dévoués dont il avait assuré à grand’peine l’entrée dans la chambre. Néanmoins il trouvait dans une imposante partie de l’assemblée une hostilité inquiétante, et la réprobation complète des actes qui avaient signalé son gouvernement depuis le mois de janvier 1828 : on était au mois de juillet 1829. Pour détourner l’orage, il s’aboucha avec le coryphée de l’opposition et lui dit : « Vous blâmez, je le sais, la marche que j’ai cru devoir suivre ; vous vous préparez à m’attaquer, mais, avant de le faire, examinez bien notre position. Que vous, constitutionnels, vous réussissiez à me renverser, les cabinets vous abandonneront, et les troupes françaises seront rappelées ; si, au contraire, je l’emporte, les libéraux européens cesseront de s’intéresser à la Grèce, et leur argent et leurs déclamations, souvent utiles, manqueront désormais au pays. Pour éviter l’un ou l’autre de ces malheurs, attendons, avant d’entamer des discussions si dangereuses, que notre position se soit améliorée, et rejetons toute explication dans l’avenir. »

L’argumentation de M. Capodistrias était sans réplique. L’opposition, baissa la tête et se tut ; les amis du président proclamèrent hautement leur victoire, et déclarèrent que le gouvernement était adoré de la Grèce. Après le triomphe vinrent les avantages réels ; le panhellénium, cependant si commode, fut dissous, et par le décret du 22 juillet (vieux style) 1829, on créa un sénat de vingt-sept membres, dont vingt-un devaient être pris sur une liste de soixante-trois candidats présentés par la docile assemblée. Les six autres étaient abandonnés au choix du président, qui pouvait en outre remplacer à son gré les morts et les démissionnaires. Les articles 5, 6 et 7 bâillonnèrent ce sénat, qui ne conservait voix délibérative qu’en matière de finances, M. Capodistrias n’osant pas, pour le moment, lui enlever cette dernière liberté. Le reste du décret consacra l’omnipotence du chef du gouvernement.

Le sénat installé, la nation ressentit le plus vif étonnement de n’y voir ni Conduriottis, ni Colettis, ni Mavrocordato, ni Zaïmi, ni tant d’autres qui avaient jusque-là dirigé les affaires. L’illusion que conservait peut-être encore la masse du peuple sur les intentions du président, se dissipait rapidement. Cependant on se méprit sur l’éloignement de M. Mavrocordato ; sa scission avec le pouvoir était plus profonde qu’on ne le supposait. C’était lui qui, appelé au sénat, avait refusé d’en faire partie, brisant tout rapport avec un chef qu’il avait contribué à élever. La plupart des notabilités l’imitèrent ; un petit nombre seulement, et spécialement M. Colettis, se retrancha dans une opposition légale, et pour ainsi dire silencieuse, attendant les évènemens pour agir, et repoussant les propositions d’amis plus impatiens qui voulaient appeler la force à décider sur leurs droits. Si M. Capodistrias eût ouvert les yeux en ce moment, sa position n’était pas désespérée encore. En écoutant les avis de patriotes éclairés il aurait pu, sinon ramener, du moins ne pas craindre M. Mavrocordato et ses amis ; mais, loin de se jeter dans cette voie, il s’enfonça tous les jours davantage dans son système d’isolement et d’arbitraire.

Malgré les protestations de dévouement qu’il prodiguait à l’Angleterre et à la France, il se montrait beaucoup plus porté à user de la protection de la Russie. L’élévation des droits d’importation portée à 10 pour 100 avait vivement mécontenté le commerce anglais, accoutumé à ne payer que 2 pour 100, et n’avait procuré aucun avantage à la nation, encore trop peu avancée en industrie pour profiter de ce bénéfice. Il ne consultait guère la France que pour lui demander des secours d’argent, et le ministre du czar était en toute occasion le conseiller confidentiel pour lequel il témoignait le plus de déférence. Par réciprocité sans doute, cet agent approuvait volontiers ce que faisait le président, et il se plaisait à répéter qu’il n’était en Grèce que pour le soutenir, et que, si l’occasion le requérait, il ne lui manquerait pas. Les résidens de France et d’Angleterre tenaient officiellement le même langage, dans des intentions certainement plus droites ; mais, rentrés dans la vie privée, ils ne pensaient pas autrement que tous les étrangers venus en Grèce, que les officiers même des escadres et de l’armée d’occupation, qui ne partageaient point l’enthousiasme russe pour M. Capodistrias. Il est assez probable que le président de la Grèce conserva ses premières affections pour le gouvernement qu’il avait servi avec tant de succès ; il n’est même pas impossible qu’il soit resté fidèle aux instructions du czar. Néanmoins la Russie ne jouissait en Grèce d’aucun avantage particulier. L’armée grecque ne comptait pas d’officiers russes, aucune branche de l’administration ne s’était recrutée d’individus de cette nation. Les relations fréquentes et intimes qui existaient entre M. Capodistrias et M. de Ruckmann, voilà les seules traces de connivence russe qui puissent être signalées à dater de l’arrivée du président en Grèce.

Il y a des allégations que nulle autorité sans réplique ne soutient, mais auxquelles l’examen des faits qui les entourent et les font naître donne un grand caractère de vérité. Aucune pièce écrite et signée ne prouve matériellement que Wallenstein ait aspiré à la couronne de Bohême, et cependant personne ne doute de ce fait. Les démarches, les inconséquences même de l’ambitieux général de l’empire déchirent le voile mystérieux que des faits patens ne sont pas venus soulever. Ainsi, M. Capodistrias, dévoué à la Russie pendant la première partie de sa vie, et agissant évidemment dans ces vues pendant tout le temps que l’hétairie mit à enfanter la révolution, et même jusqu’au jour où il est nommé au gouvernement des Hellènes, peut passer pour être demeuré fidèle à cette puissance. Cependant cette hypothèse laisse quelques doutes ; il n’attire pas les Russes dans le pays ; il se sert d’eux, mais uniquement pour se soutenir, lui et les siens ; il confie les places à des étrangers, qui viennent de chez lui et qui sont à lui ; il élève ses deux frères aux plus importantes fonctions de l’état, l’un commandant l’armée, l’autre chargé de rendre la justice. Dès l’abord, il humilie et repousse loin du pouvoir les chefs dont il devine l’influence. Il cherche à les rejeter en dehors de tout rôle politique, en leur confiant des missions inférieures ; il flatte les passions populaires, et, tout en concentrant dans ses mains un pouvoir usurpé, il cherche à garder les façons d’un père du peuple.

À l’extérieur, il calomnie la nation et veut qu’on la soumette à un joug de fer, il traite d’intrigans tous ceux qui se plaignent, et se plaint lui-même plus haut qu’eux, afin de justifier la conduite violente qu’il ne cesse de tenir, et à laquelle il se prétend forcé. En s’appuyant sur la Russie, il lui fait entrevoir ce que tout le monde suppose ; il la confirme dans cette opinion, et, sous l’égide du czar aveuglé, il continue son œuvre, sans rien craindre de la France ni de l’Angleterre. Bien loin de là : il se félicite, en accordant une préférence, d’avoir créé une rivalité ; car, du jour où la Russie verra clair dans ses projets, il jettera loin de lui son pouvoir temporaire pour saisir l’autorité absolue, ou il réclamera l’appui des deux puissances ; il excitera leur colère en dévoilant les ténébreux desseins de la cour de Saint-Pétersbourg, et, sûr désormais de leur protection, il ne pourra que profiter de leurs rancunes. En un mot, M. Capodistrias aurait-il trompé la Russie et travaillé pour lui-même ? Je le répète, les preuves matérielles manquent à qui veut l’affirmer ; examinons cependant les faits qui peuvent justifier cette hypothèse.

Le protocole de la conférence de Londres, du 3 février 1830, vint compliquer la situation de la Grèce, par l’opposition sourde, mais ferme, que M. Capodistrias fit à l’arrivée du prince Léopold de Saxe-Cobourg, roi des Hellènes. La nation accueillit cette nomination avec enthousiasme. De toutes parts, on s’empressa de signer des adresses au nouveau chef ; on était las du régime provisoire, et l’on espérait que le prince adopterait un système plus conforme à l’esprit national. Mais le président avait résolu de rendre impossible une volonté pour laquelle il se déclarait plein de respect.

En donnant au sénat communication de la note des trois puissances, il eut soin de faire ressortir les désavantages évidens de la nouvelle délimitation du territoire ; il s’arma avec adresse de l’unanimité des sentimens à ce sujet, et fit envoyer une protestation, formelle sur ce point, au prince Léopold, de sorte que le nouveau souverain, qui s’attendait à une adresse de félicitations reçut, au contraire, un témoignage imposant du mécontentement public, manifestation peu faite pour lui rendre agréable la couronne qu’on lui offrait. Embarrassé sur la manière dont il devait agir, il crut ne pouvoir mieux faire que de s’adresser à M. Capodistrias, qu’il avait connu dans d’autres temps, et il lui demanda ses conseils. Le président s’empressa, bien entendu, de lui présenter le tableau le plus triste et le plus rembruni de la situation et du pays. Il lui confia toutes les intrigues de ce qu’il nommait les oligarques ; il lui dénonça ces hommes comme des misérables habitués à l’emploi des moyens les plus déshonorans pour s’enrichir et pour dominer ; enfin il exagéra beaucoup l’importance du débat relatif aux frontières, débat qui pouvait être et qui en effet fut ensuite terminé à l’amiable.

Le prince Léopold renonça sans hésiter à un trône si dangereux. Si du moins les adresses que signait le peuple de tous côtés avaient protesté contre les assertions de M. Capodistrias ! Mais toutes les mesures avaient été bien prises, et, sous le prétexte que de telles pièces ne pouvaient avoir cours sans être revêtues d’un caractère légal, cette manifestation de l’opinion publique fut supprimée. À ces adresses on substitua des formules qui témoignaient de la confiance et de l’amour dont les Hellènes entouraient le président, et ces pièces, envoyées à la conférence de Poros, furent un nouveau texte contre les primats, qui, disait-on, cherchaient à détruire les excellentes dispositions du peuple. Les plénipotentiaires, en plaçant sous les yeux de leurs cours de pareils documens, furent trompés ou fermèrent les yeux ; on ne croit pas qu’ils aient accordé la moindre attention aux réclamations imposantes, bien que pacifiques encore, d’hommes tels que Mavrocordato, Miaulis, Tricoupi et Church. Au reste, un décret venait de payer les services de Church en l’exilant de la Grèce.

L’abdication du prince Léopold mit fin à la longue patience des patriotes. Ils se réunirent, se communiquèrent leurs griefs, et se concertèrent sur les moyens de briser un si dur esclavage. M. Mavrocordato penchait pour l’emploi des mesures violentes, M. Colettis n’acceptait qu’une résistance légale et conseillait d’attendre le futur congrès. La révolution de juillet éclata, et son contre-coup termina toutes les hésitations. Les chefs, se retirant à Hydra, donnèrent le signal d’une résistance ouverte au gouvernement de M. Capodistrias : M. Colettis resta seul à Nauplie.

Un journal, représentant l’opinion des dissidens, fut fondé dans cette ville par M. Antoniadis, sous le titre de l’Aurore. Cette feuille hebdomadaire, arrivée à sa huitième livraison, fut brusquement supprimée, et le rédacteur emprisonné. Un autre dissident, M. Polyzoïdès, annonça un second journal qui devait porter le nom d’Apollon. À peine le prospectus avait-il paru, que M. Axiotis, gouverneur civil de Nauplie, se rendit chez M. Polyzoïdès et l’invita à ne pas aller plus loin, par égard, disait le magistrat, pour les susceptibilités des trois puissances, qui pourraient s’en trouver blessées. On avait beaucoup abusé de cet épouvantail, qui avait perdu son prestige. M. Polyzoïdès resta ferme dans sa résolution. La veille de l’apparition du premier numéro, des agens de police se présentèrent à la maison du propriétaire, saisirent les presses et les exemplaires déjà imprimés et les emportèrent. M. Polyzoïdès s’adressa au sénat ; le sénat resta muet.

M. Pierre Mavromichalis, ancien bey de Maïna, l’un des chefs les plus illustres de la Grèce, vieillard vénérable qui avait vu décimer sa famille sur les champs de bataille, fut réduit à sortir clandestinement de Nauplie, où, sans accusation comme sans motifs, on le tenait sous le coup d’une surveillance qui dégénérait en détention ; il se retira d’abord à Zante, puis il partit pour Limeni, où s’était organisée une commission constitutionnelle, sous la présidence d’un de ses neveux, M. Élie Mavromichalis. M. Capodistrias, en apprenant cette retraite, adressa au sénat un message qui, plein d’accusations vagues contre la famille du fugitif, n’articulait guère de charges positives ; en revanche, il s’empressa d’envoyer une note aux résidens des trois puissances pour leur peindre l’état cruel dans lequel allait tomber la Grèce, si on ne lui donnait pas les moyens d’anéantir les espérances des factieux ; puis il écrivit à sir Frédéric Adams pour demander la punition du capitaine ionien qui avait favorisé ce qu’il appelait assez plaisamment la désertion du sénateur Mavromichalis.

Ce dernier, arrêté à Catacolo, fut aussitôt transféré à Nauplie et enfermé dans le Palamidi, sans qu’on prît autrement la peine de lui faire connaître son crime. Hydra leva ouvertement l’étendard de la révolte ; désormais cette île n’aura plus de rapports avec le gouvernement de M. Capodistrias. Les mécontens qui y affluèrent de toutes parts demandèrent à grands cris la convocation d’une assemblée nationale et le retour à cette constitution de Trézène d’où émanaient les pouvoirs du gouvernement qui l’avait si lestement abrogée. M. Polyzoïdès quitte Nauplie, arrive avec ses presses à Hydra, et le premier numéro de l’Apollon voit enfin le jour. Les partisans de M. Capodistrias jettent aussitôt feu et flamme contre le journal, le rédacteur et les lecteurs. Pas d’invectives qu’on ne leur prodigue ; mais elles ne neutralisent point la puissante influence que l’Apollon exerce sur les esprits. On se décide alors à formuler une loi contre la liberté de la presse, et on établit que tout journal politique ne sera publié que moyennant un cautionnement de 4,000 francs. Cette mesure était tardive et illusoire ; Hydra se trouvait en rébellion ouverte. Le gouvernement, furieux des attaques de l’Apollon, parle d’enlever l’imprimerie par un coup de main. Les Hydriotes se tiennent sur leurs gardes, et cette boutade presque enfantine n’a d’autre effet que de donner le spectacle bizarre d’une presse gardée nuit et jour par soixante marins armés jusqu’aux dents.

L’opposition désormais constituée, et dont l’ardeur était extrême, refusait au président toute légitimité, l’interrogeant et le jugeant au nom de la constitution. Retranchée dans Hydra contre les ruses de la police, elle entretenait une correspondance active et menaçante avec les patriotes restés sur le territoire continental, et surtout avec la commission constitutionnelle de Limeni. Le président, espérant réduire cette partie des insurgés, était allé lui-même dans le Maïna et n’avait pas eu lieu de se féliciter de ce voyage. Partout où la rébellion n’était pas flagrante, les esprits étaient si irrités, qu’on devait s’attendre aux plus funestes collisions. M. Capodistrias revint donc à Nauplie probablement assez inquiet, et traînant à sa suite le colonel Constantin Mavromichalis, qu’il ramenait pour le mettre sous la surveillance immédiate de sa police.

Plusieurs fois des troubles avaient éclaté à Égine et sur d’autres points. Entre les soulèvemens les plus remarquables, on peut mentionner celui du corps commandé par Tzami-Caratassos, qui était cantonné à Éleusis. Le gouvernement envoya des troupes nombreuses, appuyées par de la cavalerie et de l’artillerie. La victoire resta aux gros bataillons, commandés par M. Augustin Capodistrias. Alors arriva en Grèce un numéro du journal anglais le Globe, dont un long article, dirigé contre M. Capodistrias, l’accusait d’attendre le résultat de négociations entamées entre la Porte et la Russie, pour se faire déclarer souverain du Péloponèse, érigé en hospodarat vassal. À cette nouvelle, qui ne parut ni improbable ni controuvée à personne, on jeta les hauts cris ; le gouvernement, ordinairement si dédaigneux et si insouciant des réclamations populaires, se crut obligé de faire démentir les assertions du Globe par son organe officiel ; mais ce démenti fut articulé avec embarras, et tout le monde sut ce qu’il valait.

Les troubles devenaient chaque jour plus alarmans, et les plénipotentiaires de Poros jugèrent enfin convenable d’en rechercher les causes. Ils se firent autoriser par le président à s’entendre avec les délégués que les Hydriotes proposaient de leur envoyer, et l’on vit débarquer à Nauplie une députation composée de MM. George Conduriottis, Miaulis Jean Boudouris et Mavrocordato. Après quelques débats, relatifs aux indemnités de guerre réclamées par les insulaires pour la perte de leur commerce, on attaqua le fond de la question ; le rétablissement de la constitution de Trézène, la convocation immédiate de l’assemblée nationale, furent solennellement demandés. Comme on devait s’y attendre, le président repoussa ces propositions avec hauteur ; il refusa de céder à des rebelles et donna pour raison concluante que les travaux de la conférence de Londres ne pouvaient qu’être fort compliqués par une accession aux volontés des mécontens. Cette preuve d’égards pour les illustres diplomates réunis dans la capitale du royaume-uni réussit-elle à émouvoir leurs délégués de Poros ? On ne sait ; mais les députés hydriotes se retirèrent exaspérés, et tout rapport fut rompu entre eux et le gouvernement. La Grèce, trop étendue sans doute, formait dès-lors deux pays. Une commission municipale s’organisa, et une circulaire invita en son nom les provinces à envoyer à Hydra des mandataires pour ne pas retarder plus long-temps l’ouverture de l’assemblée nationale.

Peu de jours après, le secrétaire des affaires étrangères et de la marine marchande donna sa démission, et sortit de Nauplie. Le même jour, le secrétaire du sénat fut destitué pour crime de correspondance avec Hydra. Les défections se multipliaient. Des mesures de rigueur parurent nécessaires ; plusieurs personnes furent exilées. Mais, comme on était à bout de ressources, il fallut bien en venir au point redouté, et l’assemblée nationale fut convoquée pour le mois d’octobre. On était en juillet 1831, et le résultat des longues réflexions de la conférence de Londres allait bientôt être connu. Le provisoire était donc près de finir, et M. Capodistrias voyait avec douleur s’ouvrir devant lui un avenir qui allait probablement l’annuler. Pour se venger de ceux qui appelaient ce résultat de tous leurs vœux, il fit répandre le bruit que sa flotte, réunie à Poros, allait, avant peu, paraître devant Hydra.

Les insulaires ne lui laissèrent pas le temps d’agir, si réellement il en avait l’intention. L’amiral Miaulis, à la tête de deux cents marins, arrive de nuit, entoure les vaisseaux du gouvernement, et s’en empare avec ses barques. Grand est l’embarras de M. Capodistrias, bien grand aussi celui des commandans français et anglais. L’amiral russe conseille l’emploi de la force ; le capitaine Lyons refusa positivement son concours, et le capitaine Lalande répondit au colonel Callergis, envoyé par le président, qu’enfant de 93, il se ferait plutôt hacher que de tirer sur des constitutionnels. C’est que la question était bien réellement là, et qu’en hésitant à se faire les instrumens du pouvoir, les deux officiers comprenaient qu’ils étaient venus, non pour servir l’ambition d’un homme, mais pour garantir la liberté d’un peuple. En attendant que l’affaire se résolût, on ne négligea pas les notes officielles ; le résident russe blâma la conduite de Miaulis avec beaucoup de rudesse et de hauteur ; ses deux collègues se mirent nécessairement à sa remorque, mais tous deux ne cachèrent pas, dans l’intimité, ce que leur caractère d’hommes publics leur interdisait de proclamer, l’éloignement que leur inspiraient M. Capodistrias et sa cause.

Cependant l’amiral hydriote et ses marins tenaient la flotte en leur pouvoir. Le président, se voyant privé du secours matériel des commandans français et anglais, dissimula fort peu sa mauvaise humeur, et fit faire à ses ennemis des sommations de se retirer ; elles restèrent complètement stériles. Les capitaines Lyons et Lalande, las de jouer le rôle difficile d’observateurs dans cette malheureuse affaire, quittèrent soudainement Poros et se retirèrent à Nauplie ; mais l’amiral russe, M. Ricord, resta : les évènemens se précipitèrent.

Tout à coup les protestations pacifiques de M. Capodistrias cessent ; M. Callergis signifie au chef hydriote que, s’il ne se retire pas, on l’empêchera de recevoir des vivres. En même temps des troupes sont dirigées sur Poros : de toutes parts arrivent des renforts ; Miaulis, cramponné à sa proie avec deux cents hommes, répond à M. Ricord, qui transmet les menaces dont il doit être l’exécuteur, que, si le lendemain passage n’est pas livré aux Poréotes partant pour Hydra, il tirera sur la flotte russe. Quelques instans sont à peine écoulés, qu’à l’entrée de la rade paraît une goélette chargée de vivres ; le brick russe le Télémaque et le lougre le Chirokin s’avancent pour barrer le passage ; aussitôt le combat s’engage entre les deux vaisseaux et la goélette, que vient soutenir une simple corvette montée par Miaulis : fortement maltraités, les Russes se retirent ; la goélette mouille sous le fort de Poros.

Les troupes du président n’avaient pas été plus heureuses que leurs alliés dans la tentative qu’à la faveur du combat naval elles avaient faite contre la ville : une fusillade bien nourrie les avait bientôt forcées de s’éloigner ; mais tout n’était pas fini. Les Russes revinrent plus nombreux ; toute leur flotte, soutenue par deux corvettes du gouvernement grec, engagea le combat. Ils triomphèrent : victoire plus funeste qu’une défaite. La goélette qui avait causé le premier engagement sauta ; la corvette de Miaulis fut désemparée, le fort de Poros mis en cendres, et le vieux amiral grec, voyant ses deux cents hommes décimés, poussé au désespoir, ne voulant se rendre ni au président, ni aux Russes, fit sauter la frégate l’Hellas et tous les bâtimens dont il s’était emparé ; puis, faisant monter son équipage sur quelques chaloupes, il s’échappa. Les Russes étaient les maîtres ; mais, peu consolés par le succès, ils se répandaient en menaces, et ne parlaient de rien moins que d’aller saccager Hydra. MM. Viaro Capodistrias et Gennatas ne voulurent pas être témoins de la catastrophe qui paraissait si prochaine ; ils s’embarquèrent et retournèrent à Corfou. Le président fit décréter de haute trahison les principaux habitans de l’île rebelle, qui fut en outre déclarée en état de blocus.

Qu’étaient devenus ce bon accord, cette union de toutes les volontés qui avaient si miraculeusement soutenu les premiers pas de M. Capodistrias dans le gouvernement du pays ? La guerre civile recommençait son horrible tragédie : de tous côtés, le désordre et le pillage ; les troupes françaises qui occupaient encore la Morée, ne croyant pas devoir rester spectatrices impassibles des massacres, cherchèrent à s’interposer entre les partis. Mais, comme leurs représentations étaient toutes pacifiques, qu’elles ne tiraient pas le sabre pour soutenir le pouvoir, M. Capodistrias se récria. De peur d’augmenter le trouble, elles restèrent donc dès-lors complètement passives, et se contentèrent d’empêcher que le mal ne se fît trop près d’elles. La conduite de l’amiral russe était bien différente. Il parcourait les mers de la Grèce avec son escadre, poursuivant les bâtimens hydriotes, cherchant à venger un peu son déplorable triomphe de Poros, et se mêlant directement dans un débat où il n’aurait dû paraître qu’en pacificateur.

On était en septembre ; dès les premiers jours de ce mois, le président perdit encore le dernier des chefs grecs qui n’eût pas brisé avec lui. La conversation qu’ils eurent ensemble dura deux heures ; vive, emportée comme une explication dernière, elle ne tourna pas à l’avantage de M. Capodistrias. Son interlocuteur l’accabla de reproches : « Vous voilà, lui dit-il, arrivé au fond de l’abîme ; les conseils les plus désintéressés, vous les avez méconnus ; les vrais amis du pays ont été, par vous, découragés, dégoûtés, éloignés, révoltés. Pour moi, qui jusqu’ici ne vous avais point abandonné, mais qui ne veux pas vous suivre vers le but où vous tendez, je vous quitte ; allez seul ! » Un moment, M. Capodistrias, reculant toujours devant son partner, fut obligé de rester acculé dans un coin de l’appartement, et de l’écouter sans mot dire.

M. Pierre Mavromichalis, au mépris de toute justice, était toujours écroué au Palamidi. Les Français mécontens, les Anglais dans une défiance sombre, les Russes triomphans, voilà l’état des choses. M. Capodistrias cherchait à ajourner la réunion des députés, réunion qu’il avait si solennellement promise.

Cependant MM. Constantin et George Mavromichalis, l’un frère, l’autre fils du prisonnier du Palamidi, étaient confinés sans jugement dans l’enceinte de Nauplie, et gardés par deux soldats qui avaient mission de ne les jamais perdre de vue et de les accompagner partout. Les deux suspects pouvaient, et par l’importance de leur famille, et par leur conduite personnelle pendant la guerre, être comptés au nombre des personnages les plus remarquables du pays. George Mavromichalis surtout, à peine âgé de trente-deux ans, nouvellement marié, était renommé pour sa beauté, son brillant courage, l’ardeur de son patriotisme, et l’élégance achevée de ses mœurs. Comme tous les Grecs, l’imitation des modèles antiques était l’idéal qu’il poursuivait. Profondément touché des malheurs de sa patrie et de la persécution de sa famille, indigné de voir son vieux père, chargé de gloire, l’être aussi d’ignominie, le souvenir d’Harmodius s’empara de sa pensée ; il proposa à son oncle d’assassiner le président.

Le premier point était de gagner leurs gardes, ce qui ne fut pas difficile ; c’étaient deux soldats, nommés l’un Jean Caraïannis, l’autre André Géorgi, que, par une incurie inexcusable, on avait laissés auprès d’eux depuis quarante jours, au lieu de les changer fréquemment, suivant la règle. Un homme de confiance de la famille Mavromichalis acheta des pistolets, et l’on se tint prêt. Mais le bruit se répandit que l’ancien prince de Maïna allait être élargi. L’amiral russe lui-même avait senti l’odieux de cette détention prolongée. Dans une expédition vers les parages de Liméni, il avait reçu à son bord la femme du prisonnier, et il s’était engagé à intercéder en sa faveur. À peine arrivé à Nauplie il tint parole, fit de vives remontrances à M. Capodistrias, et finit par obtenir que M. Mavromichalis serait présenté au président le 7 septembre suivant, puis mis en liberté. Malheureusement un article du journal anglais le Courrier, qui s’exprimait avec véhémence sur les affaires de la Grèce, parvint le même jour à M. Capodistrias, qui, outré de colère et s’emparant du premier prétexte qui se présenta pour laisser éclater son ressentiment, refusa positivement de délivrer M. Mavromichalis. M. Ricord ne voulut pas décourager son protégé, et, à la première entrevue qu’il eut avec lui (car on lui permettait de le faire venir sous escorte à bord de sa frégate), il l’engagea à prendre patience pendant quelques jours encore. C’était le 6 septembre ; le vieux prince de Maïna quitta le vaisseau russe avec beaucoup de tristesse, et, en traversant les rues de Nauplie, il pria ses gardiens de le laisser passer sous les fenêtres de son fils et de son frère, afin qu’il pût au moins leur adresser quelques mots avant de rentrer dans sa prison. Cette demande fut accordée. Il s’arrêta dans la rue, et, levant les yeux vers la croisée, il s’écria : « Adieu, mes enfans ! »

À cette voix, le fils s’élança en disant à son oncle : « C’est le vieillard ! » Ils avancèrent la tête et le virent pâle, amaigri par neuf mois de captivité, élevant son triste visage vers eux. Ils lui dirent : « Comment êtes-vous ? » Il leur répondit d’un air accablé : « Vous le voyez. » Sans le laisser parler davantage les soldats le forcèrent de continuer son chemin.

C’en fut assez. George Mavromichalis suivit long-temps des yeux son père et le lendemain, se levant dès l’aurore avec son oncle, ils allèrent à l’église Saint-Spiridion, où le président avait coutume d’entendre la messe. En entrant, Constantin s’appuya contre un des piliers de la porte à droite. George alla embrasser l’image de la Vierge, puis revint se mettre à côté de son oncle ; leurs deux gardes se tenaient derrière eux. George était couvert d’une cape noire ; Constantin était enveloppé dans un grand manteau blanc, et de la main droite tenait la crosse d’un de ses pistolets.

Au bout de quelques minutes, un léger mouvement se fit dans l’assistance. Un bedeau traversa l’église pour avertir le prêtre de monter à l’autel, et le président parut au bout de la ruelle qui faisait face à la porte. Il s’avançait rapidement, suivi à quelques pas de ses deux gardes ordinaires, Dimitri et George, surnommé le manchot, Candiote. Il aperçoit les Mavromichalis, hésite, se tourne vers la maison habitée par un de ses familiers, puis il se remet et s’avance vers l’église. Constantin et George le saluent en portant la main à leurs bonnets. Il ôte son chapeau ; Constantin l’ajuste au front, le coup part ; M. Capodistrias chancelle, atteint de deux balles ; George se jette sur lui et le frappe de son poignard dans le côté. Jean Caraïannis fait feu, mais la balle va s’enfoncer dans le portail. Des cris affreux éclatent dans toutes les parties de l’église ; les deux gardes du président s’élancent vers leur maître ; George le manchot soutient son corps sur son bras unique et le dépose doucement à terre. Dimitri se précipite sur les pas de Constantin qui fuyait vers une montée rapide située en face de l’église ; d’un coup de pistolet, il le blesse à l’épaule, mais pas assez grièvement pour le faire tomber ; un coup de feu tiré alors d’une croisée par Fotomara, Souliote, abat Constantin, blessé mortellement. La populace, ameutée par les cris de George le manchot, regarde avec stupeur le blessé, qu’un piquet de cinq soldats transporte au corps de garde, et qui expire en arrivant.

Son neveu avait suivi une route différente ; manqué deux fois par Dimitri, il se jeta dans une maison appartenant à un lieutenant-colonel du génie, et attenante à l’hôtel du résident de France. Il eut un instant l’idée de s’y barricader ; mais bientôt il changea de mur, il demanda asile à M. le baron Rouen. Sa requête fut accueillie, et, en entrant dans le salon du résident, il détacha son pistolet, le porta à ses lèvres, et le remit au général Gérard, en disant : « Je le confie à l’honneur de la France. »

Cependant le plus grand tumulte régnait dans la ville ; on fermait les portes et les boutiques ; on se préparait comme pour soutenir un siége, et la populace excitée menaçait d’égorger tous ceux qu’il plairait aux meneurs de désigner comme fauteurs de l’assassinat du président. Les partisans de M.  Capodistrias s’écriaient qu’une société d’Hercule, dont on venait de découvrir l’existence, s’était formée à Paris, qu’elle avait pour but de reprendre l’œuvre des hétairistes, et que l’assassinat venait d’elle. On désignait les membres de ce corps prétendu de meurtriers ; on voulait des arrêts de mort et des proscriptions. Au milieu de ce désordre, M. Colettis fit prendre les armes aux gens de sa maison, et, suivi de vingt-quatre palikares, se rendit au sénat ; il y trouva le président, pleurant à chaudes larmes la mort de son maître. M. Colettis lui fit observer que ce n’était pas le moment de se désoler, et qu’il fallait, au contraire, conserver tout son sang-froid pour faire tête à l’orage, maintenir l’ordre, et empêcher de nouveaux malheurs. Il proposa donc de réunir immédiatement le sénat ; le président lui répondit que nul sénateur ne voulait sortir de chez lui sans gardes. À l’instant, on leur envoya, à l’un deux, à l’autre quatre des soldats du général ; et, les ayant ainsi rassemblés peu à peu, on nomma, vu l’urgence, une commission de gouvernement, composée de MM. Augustin Capodistrias, Colocotronis et Colettis. C’était tout ce qu’il était possible de faire dans un pareil moment et dans un pareil lieu ; et, une fois ce pouvoir suprême organisé, on prit des mesures actives pour maintenir le bon ordre.

George Mavromichalis restait renfermé dans l’hôtel du résident de France, et malgré les cris des égorgeurs, M. Rouen n’avait pas voulu consentir à le livrer ; mais lorsqu’on vint le réclamer au nom de la commission administrative, les portes s’ouvrirent. M. le colonel Pélion donna le bras au jeune homme ; les soldats du corps régulier l’entourèrent, et il fut transféré paisiblement au Palamidi.

Les faits étaient trop patens pour donner lieu à de longs débats ; le conseil de guerre permanent des troupes légères du Péloponèse, séant sur les glacis de la citadelle, condamna George Mavromichalis, Jean Caraïannis et André Géorgi à être fusillés. Le jugement fut confirmé dans les vingt-quatre heures par le conseil de révision, et le lendemain, 10 octobre (vieux style), Mavromichalis fut amené sous un platane isolé, entre le bord de la mer et la porte de la ville, où la sentence devait être exécutée. Une population immense, tous les étrangers, officiers et autres qui se trouvaient à Nauplie, couvraient la plaine et les escarpemens au sommet desquels est construite la forteresse. L’infanterie régulière et un escadron de cavalerie, rangés en bataille sur les routes qui mènent à Épidaure et à Argos, étaient chargés de maintenir l’ordre.

Le bey de Maïna, des fenêtres de son cachot, regardait cette scène lugubre.

George s’avança d’un pas ferme, vêtu d’un brillant costume. Arrivé, il détacha le cachemire qui lui servait de ceinture, et, le remettant à son confesseur, il le chargea de le porter, comme souvenir, à sa jeune femme, à qui il avait déjà fait dire, au moment de son arrestation, de choisir un beau mari pour le remplacer. Alors, élevant la voix et se tournant vers le peuple, il s’écria : « Mes frères, union et concorde ! » il tourna ensuite ses regards vers la citadelle, aperçut son père, se mit à genoux pour recevoir sa bénédiction, et lui fit un signe d’adieu ; puis, commandant le feu lui-même, il tomba.

Ici se termine l’histoire de M. Capodistrias ; six mois de perturbations et de malheurs suivirent et couronnèrent son gouvernement. Nulle trace de son passage n’était restée sur le sol de la Grèce.

Diplomate plein de mérite, le comte montra, au début de sa carrière, une grande habileté à conduire des affaires difficiles, un grand tact pour se concilier la bienveillance de ceux qui l’approchaient. Dans l’intimité, on l’aimait ; son esprit fin, sa profonde connaissance du monde et des mille détails qui colorent et expliquent la vie des hautes classes à notre époque, rendaient sa conversation très intéressante et assuraient sa supériorité dans les salons diplomatiques. Une teinte de mysticité imprégnait son langage, sans que sa raison, disent quelques personnes, l’eût réellement adoptée. Lorsqu’il fut à la tête d’un gouvernement, et que, passant de la théorie à la pratique, son occupation ne fût plus de manier des protocoles mais des intérêts vivans et présens, l’homme habile disparut. Il sembla prendre à tâche de heurter sans nécessité les sentimens de sa nation. À un peuple joyeux, moqueur, ami de l’indépendance, il voulut imposer les assimilations et les classifications qu’il avait admirées dans le Nord. À l’aide de ses projets, et toujours le nom du Très Haut à la bouche, il ne sut employer que la violence. Avant de s’être assuré que les notabilités grecques ne pouvaient être gagnées, il les éloigna. Il voulut flatter l’esprit des classes inférieures et oublia que les blesser dans leur respect pour les gloires de la révolution était le pire des moyens. Inébranlable dans son système, il mériterait par cela seul des éloges, si ce système eût été rationnel et ne se fût pas appuyé sur les forces insuffisantes de sa famille. Enfin, honorable comme homme privé, intègre, d’un talent reconnu, une fois sorti de l’atmosphère des salons et des bureaux, au grand air du commandement véritable, il a mérité l’oubli plutôt que la haine.

Sa physionomie d’homme d’état est difficile à dessiner nettement, car tous les résultats de sa carrière sont peu saillans ; il est difficile de déterminer avec précision la part qui lui revient dans les transactions politiques de son époque, les faits de sa vie administrative n’ont pas eu le temps de se manifester. Le président de la Grèce a été porté aux nues par ses amis particuliers, par les créatures qu’il s’était attachées en Grèce, et surtout par les partisans de la Russie. Les faits que nous venons de réunir et d’étudier ne nous permettent pas de nous placer à ce point de vue trop favorable. Sans le traiter d’ennemi absolu du pays qu’il gouvernait, nous suspendrons notre jugement au-dessus des deux opinions que nous avons essayé de faire ressortir.

L’ami d’Alexandre, l’admirateur des idées genevoises, si goûtées par son maître, le serviteur dévoué de la Russie, le fonctionnaire qui, dans sa solitude helvétique, conservait de si actives relations d’amitié avec son ancien souverain, le gouvernant, enfin, qui, dédaignant tout autre appui que celui de Pétersbourg cherchait à plier son peuple à des formes moscovites, M. Capodistrias peut être accusé sans injustice d’avoir rêvé une union plus intime de la Grèce avec l’empire russe.

D’un autre côté, cette volonté persistante de réunir tous les pouvoir dans ses mains ne pouvait-elle pas provenir d’une ambition plus personnelle ? Était-ce pour frayer un chemin facile aux futurs préfets de l’empereur qu’il essayait avec tant de soin d’annihiler les chefs grecs ? Les gens qu’il attirait par bandes de Corfou devaient-ils, à un signal donné, déguisés en Grecs qu’ils étaient déjà, endosser un nouvel uniforme, ou plutôt n’étaient-ils pas les soutiens nés de leur compatriote ? Le dénouement de cette singulière énigme n’aurait-il pas déconcerté l’amiral Ricord plus encore que les commandans de l’escadre anglo-française ? C’est là une série de questions que l’on doit poser, mais qu’un seul homme peut résoudre.

Il y avait un magnifique rôle à jouer. Il pouvait rendre la vie au peuple grec expirant et peut-être tenir dans ses mains l’avenir de cet Orient tiraillé par les ambitions occidentales. S’il avait compris la grandeur de sa position, et qu’au lieu de s’abandonner aux chimères d’une ambition étroite, il eût tenu les yeux fixés, non sur le pouvoir absolu dans Nauplie, mais sur l’entrée d’un citoyen, chef d’autres citoyens dans Constantinople régénérée ; un Tite-Live, un Tacite, un Machiavel, eussent été fiers plus tard de raconter ses actions. Vienne le jour où la France bien inspirée se souviendra que la révolution grecque attend, l’arme au bras, son signal pour continuer sa route ! et le monde entier verra qui doit l’emporter du bon droit ou de la rapacité des vainqueurs de Beyrouth et de Saint-Jean-d’Acre.

Sans projets ambitieux sur des pays que leur position géographique enlève à sa sphère d’action, la France ne peut que désirer les voir, libres et florissans, échanger avec elle les produits de l’industrie et du commerce. Elle n’a que faire, comme la Russie, d’aller chercher la vie sur les rives du Bosphore ; comme l’Angleterre, elle n’a pas besoin de se frayer la route de l’Inde, mais elle a besoin de ne pas donner les cent vingt mille matelots de la Turquie et de la Grèce à une puissance qui peut en user contre elle, et y joindre les autres richesses de ce vaste territoire ; elle a besoin de soutenir le travail de régénération qui germe dans l’Égypte, et d’empêcher qu’on ne l’étouffe. La France, protectrice née des petits états, doit vouloir que chacun reste chez soi. Qu’on jette les yeux sur la Grèce en ce moment. À quel état l’a réduite la diplomatie européenne ! Son commerce extérieur, cerné par les douanes anglaises, autrichiennes, turques, est annulé par mer ; les marins d’Hydra, de Spetzia, de Psara, sont ruinés. Par terre, les montagnes et les fleuves derrière lesquels on l’a cachée, sous prétexte de la défendre, l’emprisonnent, et, bien que l’état intérieur se soit amélioré, que la population se soit considérablement accrue par l’influence d’une législation nouvelle, les regards d’envie que jettent les Grecs sur le territoire ottoman disent assez haut leurs désirs et leurs craintes. En effet, la Grèce ne peut échapper à la domination russe que par un changement radical dans sa délimitation.


Arthur de Gobineau.