Captive et bourreau/04

La bibliothèque libre.
La Gazette des campagnes (p. 16-24).

PREMIÈRE PARTIE

LES DEUX COMPAGNONS

I

LE MENDIANT.


Revenons maintenant à dix années en arrière, par une belle matinée du mois de juin. Le ciel est limpide : ce ciel du Canada qui l’emporte parfois sur celui d’Italie. À l’horizon, rasant les Laurentides, murailles de granit opposées aux flots, quelques nuages roses flottent, et mollement, dans l’azur du ciel. L’air est tiède et embaumé des parfums des bois et des grèves. Sur la terre, ce n’est qu’un concert d’insectes, d’oiseaux et d’animaux. Toutes ces milliers de voix unies à celle de l’homme montent au ciel, comme une louange non interrompue, et la terre reçoit en échange les rosées vivifiantes. À cette heure de bien-être, accoudée à la fenêtre d’une élé­gante maisonnette qui regarde le fleuve ; une jeune fille laisse errer son regard languissant sur le chemin poudreux du roi. Une tête haute et fière, couronnée de cheveux noirs, ondoyants et doux comme un écheveau de soie, des yeux bleus d’azur, un front de marbre, où se reflétait une âme candide que les froids baisers du mal n’avaient pas encore ternie, un teint frais, qui donnait à ses joues l’apparence soyeuse des fruits mûris par les rayons du soleil, des lèvres fines et pincées, des lèvres sarcastiques, un nez bien fait, des narines dilatées ! voilà le por­trait ébauché de notre héroïne dont la robuste san­té ne dit qu’elle est sortie du couvent il y a quelques mois à peine. Elle est belle ainsi dans sa robe noire, au collet blanc et aux poignets de dentelle. Elle est ravissante avec ses roses aux cheveux et cette fleur bleue au corsage, pendant qu’elle laisse nonchalamment errer son regard mélancolique sur le chemin du roi.

C’est mademoiselle Alexandrine Boildieu. Son père est un notaire à l’aise ; sa mère, un cœur d’or. Fatiguée de cette rêverie sans but — rêverie de jeune fille de vingt ans — elle se met au piano. Distraite d’abord, les notes se succèdent mollement dans un morceau vague comme sa pensée ; mais le charme l’emportant sur la rêverie, une mélodie de Schubert remplace le morceau vague et sans suite. Soupirs, sanglots, larmes et déchirement de la douleur intense, tout se succède avec art et harmonie, en jetant dans l’âme une émotion qui s’accentue d’instant en instant, et fait rêver du ciel. Puis sa voix douce et claire, mais forte, vibrante et sympathique comme les premières paroles des « Adieux » quand le dernier tressaillement de la note qui meurt, eut fait frissonner la pauvre enfant rêveuse, dont le grand œil bleu s’était obscurci d’une larme, et se lève et rejoint sa mère, vénérable maman dont la bonté du cœur ne laissait rien à désirer. C’était une de ces âmes qui passent en faisant le bien, et laissent après elles le souvenir de leurs vertus, comme la rose, ses parfums.

— Qu’il fait beau, maman !

— As-tu envie de sortir ? Fais atteler et sors.

— Non, tu es toute seule. Et j’aime bien à rester auprès de toi ; et elle s’approchait de sa bonne mère qui, comme toutes nos mères canadiennes, ne restait pas à rien faire. La couture sur ses genoux, elle venait de prendre l’Imitation de Jésus Christ pour en lire un de ces sublimes passages qui contiennent les plus hautes vérités. Travailler et méditer, c’était pour elle mêler l’utile à l’agréable.

— Mère, dit Alexandrine, j’ai vu de la fumée ce matin au pied de la Montagne, à gauche d’ici. Les hommes y ont-ils mis le feu.

— Non. C’est une sauvagesse, vieille personne hideuse, une vraie bohémienne qui est venue s’établir là. Elle a un fils, un vrai bandit qui court les chemins et les grèves.

— Bonne mère, tu me fais frissonner ; mais ce sont de dangereux voisins.

— Bah ! ils paraissent méchants, ma fille, et qui sait si leur cœur ne vaut pas mieux que leur mine rébarbative ?

— Oui ! peut-être n’est pas certitude, cela n’empêche pas que je les crains.

— La mort seule est certaine, Alexandrine…

— Allons ! mère, le soleil sourit trop pour que nous parlions ainsi de mort. À peine achevait elle de parler ainsi, qu’un coup de marteau vint la faire frissonner.

— Va ouvrir, Alexandrine.

— C’est un pauvre, maman, qui demande un couvert pour la nuit.

— Ton père n’y est pas ; mais qu’importe, dis-lui qu’il rentre.

On entendit un « merci sonore ; » puis, « que le bon Dieu vous bénisse. »

— Mes pauvres jambes !

— Êtes-vous de loin, père ?

— De l’Isle-Verte, mamzelle ; et le bonhomme s’assit, en marmottant je ne sais quoi, entre ses dents.

— Vous chantez, père ?

— Oh ! bigre, non, pour ça. Je marmotte par coutume… Vous avez l’air charitable, vous. C’est une bonne chose, allez, çà.

— Oui ; vous plaidez joliment bien votre cause.

— Et la vôtre pareillement, ma chère mamzelle, car l’aumône ça ne rouille pas, comme dit not’ curé.

— Vous parlez comme un sage.

— Oh ! voyez-vous, l’accoutumance, quand je dis l’avenir avec les cartes.

— Comment, vous tirez aux cartes ?

— Comme de bonne raison, et c’est pas ce qui me rapporte le moins. C’est pas pour dire non plus… mais tenez, il y a un an, je disais à une jeune fille de St-Charles, par en haut, qu’elle serait malheureuse avant peu. Eh ben, depuis c’temps, j’ai appris que sa grand’mère l’avait battue comme qui dirait à plate couture, à lui faire craquer les os.

— Pourquoi ?

— Ben dame pourquoi ? parce qu’elle est riche et que les enfants, à sa belle mère, n’ont rien.

— Saviez-vous qu’elle avait une belle-mère ?

— Dame, ben sûr, je le savais.

— Oh ! alors, ce n’était pas difficile de prédire.

— Et ce n’est pas tout, allez !

— Mais, père, reprend madame Boildieu, ce n’est pas chrétien, ce que vous faites là, c’est un vilain métier.

— Oh ! ma bonne dame, si vous saviez comme je ne fais pas de mal : c’est pour gagner ma vie.

— Mais, quêtez plutôt. Connaissez-vous les conséquences de ces choses là ? Une pauvre enfant arrive et vous tend la main, car je suppose que vous lisez dans la main comme sur le front, et parce que la nature a voulu bien innocemment que la disposition des lignes fut de telle manière ou de telle autre, aussitôt vous lui dites ce qui vous passe par la tête. Si c’est beau et joyeux, tant mieux, car vivre de ces illusions ou s’en former d’autres soi-même, c’est toujours la même chose ; mais si vous vous avisez, pour faire digression, de lui dire de ces choses tristes qui font mal au cœur, elle vous croira ; et dans le silence des nuits, mille fantômes fantastiques hanteront sa pensée ; la chère enfant pleurera, se désolera pour une niaise parole dite inconsidérément. Vos paroles, comme un souffle mortel, brûleront son âme. Heureuse encore si ses jours ne deviennent pas pour elle un fardeau insupportable. Voyez-vous tout le mal que vous pouvez faire.

Le vieillard, devenu rêveur, n’était pas converti. Il se contenta de courber sa tête sale, sur sa poitrine vêtue.

Soupons, maman, voilà papa qui arrive.

Le souper fut bientôt terminé. Le père était gai, la mère toujours souriante. Alexandrine heureuse sans cause apparente.

Quel bel intérieur ! C’était autrefois cela ! Pourtant, pour le plus grand bonheur du peuple Canadien, il y en a encore de ces tableaux qui reposent le cœur, et la vue.

Après le repas, pendant le moment de repos qui suit alors, Alexandrine, poussée par cette soif ardente de connaître l’avenir, soif qui dévore surtout le cœur d’une jeune fille, vint trouver le vieillard blotti près de la cheminée, et lui demanda secrètement de lui dire ce qu’il pensait de ses jours à venir.

Je ne croirai pas ce que vous me direz, lui dit-elle, mi-sérieuse, mi-enjouée. Vous parlez ainsi pour vous donner de la contenance, je suppose. Oh ! les cœurs de vingt ans ! Votre cauchemar, c’est l’avenir ; le vieillard, c’est la tombe, il se console ; l’homme dans l’âge mur, c’est le reste de la vie pour sa famille ; mais la jeune fille, c’est le mari, c’est le sort heureux du malheureux, c’est la richesse, et son riant cortège, c’est la pauvreté et son pendant. Allons ! père, mettez toute votre science. Dites-moi si j’aurai un bon mari, si je dois en avoir un ; dites-moi…

— Un mot, mamzelle ; si vous parlez tout le temps, vous allez me distraire. Allons ! un peu de silence et laissez-moi examiner votre main mignonne. Je répondrai à toutes les questions que vous pourrez me poser.

Tout en parlant ainsi, il lui avait pris la main, et l’échine du dos en arc il contemplait, examinait, comparait les lignes de l’intérieur de la main d’Alexandrine.

— Le sourcil froncé : il y a des embûches sur votre route, dit-il. Il y aura du bonheur, des peines, de l’ivresse suivie et remplacée par des larmes : tout cela est mêlé.

— Mais c’est la vie, cela, père. On y rit, on y pleure ; le rire coudoie les larmes en ce monde.

— Oui, c’est vrai, tout ça ; mais chez vous c’est plus accentué. Avez-vous des ennemis ?

— Pas que je sache.

— À l’avenir, méfiez vous de vos entourages. Tiens, dit-il en lâchant la main d’Alexandrine, je n’en dis pas plus long. Les conséquences dont me parlait votre mère, tout à l’heure, me pèsent, sur le cœur. Mais, venez ici. Tiens ! je n’avais pas vu cette veine bleue qui coule là, à gauche du menton. C’est comme du marbre veiné. Elle coule silencieusement. Pourtant son cours est accidenté, C’est un bon et un mauvais signe.

— Comment cela, père ?

— Vous serez heureuse, on ne peut plus ; mais comme tout a son revers, vous aurez aussi de grands malheurs.

— Mais enfin quel sera le terme, quelle sera la fin de cette vie heureuse et malheureuse que vous me prédisez, certainement pas à la manière des prophètes ? sera-t-elle triste ou joyeuse la fin de cette vie ?

— L’une ou l’autre, répondit le vieillard, avec un imperturbable sang froid.

— Ah ! ah ! ah ! ah ! se prit à rire Alexandrine. Ce n’est pas difficile un horoscope de ce genre. Je puis vous en prédire autant, père.

— Ne riez pas, mamzelle. Les paroles d’un vieillard ont du poids.

Pas dans ce qui touche l’avenir, à moins que vous ne commerciez avec le malin, comme disent les gens.

— Vous saurez me le dire, mamzelle, si le bon Dieu ne me fait pas faire le saut avant que je vous revoie.

— Voyons ! n’allez pas me jeter un sort. Il ne manquerait plus que cela à présent.

— Soyez sans crainte, mamzelle. Je suis trop chrétien pour cela. Il ne sera jamais dit que le père Harnigon a jeté des sorts au monde. Oh ! bigre, plutôt être pendu par le bout du nez. Et puis, voyez-vous, ce serait me montrer ingrat envers vous, vous qui m’avez donné à couvert. Ouf ! mes pauvres jambes, si vous saviez comme ça s’est tout usé. Oh ! je vois ben que je décline sur l’autre bord. Je suis comme le soleil aux trois quarts et plus de sa course. Je vas me coucher bientôt pour toujours.

— Vous êtes poétique, père.