Captive et bourreau/09

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La Gazette des campagnes (p. 52-63).

VI

UNE PARTIE DE PLAISIR.


Vite, vite, la mer monte. Allons ! M. George, où donc est votre ami Mélas, ce matin ? Il n’est pas au rendez-vous ? Je ne sais ce qui peut le retarder ? Tiens le voilà, au détour du rocher.

En effet, Mêlas arrivait tout en sueur sur la grève retentissant des joyeux cris des enfants et dont le sable crie sous les pas des jeunes demoiselles arpentant la plage. Les flots fouettés par une jolie brise ne respectent pas les pieds mignons des promeneuses matinales ; elles ne fuient pas à temps et assez vite, et les mers les éclaboussent de leur écume.

Quelle journée ! Comme on respire à pleins poumons ces bouffées de varecs et de salin que soulève la brise encore tiède du matin. Le ciel n’a pas une ride, pas le moindre nuage pour voiler sa beauté azurée. Le soleil, à moitié sur l’horizon, semble surgir d’une vaste fournaise qui le vomit à travers ses éclairs et ses rayons de flammes. Cette traînée lumineuse qui parcourt le ciel avec une vitesse prodigieuse, inonde le ciel, la terre et l’onde. L’Angelus du matin mêlant ses sons plaintifs à cette grande voix de la nature, les ravissantes voix des musiciens des bois, le vol de l’alouette fidèle qui rase la mer, le cri du goéland là bas sur les battures, le vol de la mauve, tout cela charme, enivre, empoigne, étreint l’âme qui pense. Tout cela nous force à soupirer je ne sais quels mots expressifs, quelles exclamations involontaires que disent assez l’impression sentie.

Tout le monde est sur la grève. On se compte. Pas un ne manque. Au large une barque spacieuse attend les voyageurs. Un petit canot s’en détache.

Allons ! Joe ; vite, mon garçon, s’écrie le Notaire Boildieu.

J’y allons, Monsieur le Notaire. Et notre marin, d’une voix forte et vibrante, jette aux échos du rivage ces strophes si bien appliquées à l’heure actuelle :


Amis, la matinée est belle,
Sur le rivage assemblons-nous,
Livrons au vent notre nacelle
Et des flots bravons le courroux.


Tous les cœurs jubilent, au moins en apparence. Qui aurait cru que dans une pareille fête, au milieu de toute ivresse, à la face de ce soleil levant, qui aurait cru que certaines âmes avaient un voile de crêpe dans l’âme ? Elles redoutaient ce jour trop beau qui pouvait avoir une mauvaise fin pour elles seules.

Enfin la misaine est levée, le Gib est préparé et l’ancre est levée. Déjà la barque penche pour mieux bondir sur les crêtes moutonneuses que forme le vent de Nord Est aux beaux jours d’été.

À vos places, crie le capitaine. Il faut s’arrimer de notre mieux pour ne pas perdre de temps. George sur le flanc, à droite avec les demoiselles ; Mélas, vous êtes un gros garçon, à l’avant.

Pauvre Mélas ! Vous n’avez pas vu le coup d’œil qu’il vient de lancer au capitaine. Comme le hasard a de drôles de coups parfois !

— Capitaine, dit Mélas, je suis à vos ordres.

— C’est bien, Monsieur, voyez aux roches !

Et Mélas, rapide, déride son front rembruni un instant, et sentinelle consciencieuse, il se tint à son poste.

Maudit commencement, se dit-il à lui même. Mais espérons ! Tout vient à point à qui sait attendre. Attendons.

L’île se dessine comme un trait noir sur la mer.

Les trois quarts sont couverts de bois. Le défrichement n’a pas fait beaucoup de progrès. On y voit bien quelques cabanes de pêcheurs, voilà tout. On arrive bien vite à l’île ; on y débarque encore plus vite, n’ayant qu’à sauter sur les roches, le long desquelles s’agite la barque facilement maintenue par le capitaine, un vieux loup de mer. Les bords de l’île sont escarpés. On arrive assez difficilement au sommet ; mais rendus là, on voit une vaste plaine soyeuse et verte, dont l’herbe molle nous invite au repos.

Déjà plusieurs ne se sont pas fait prier pour se baigner dans l’herbe touffue, du milieu de laquelle les pois sauvages répandaient une douce odeur qui calmait les sens et l’esprit. Le Notaire Boildieu est un des premiers. C’était un vive la joie que ce notaire là. Le traité des obligations de Pothier ne lui avait pas alourdi l’esprit ni les jambes. Il était plein de science, d’esprit et de connaissances pratiques. Il savait rire, s’amuser et travailler, mais en temps et lieu.

Mes amis, s’écrie-t-il, je vous ai dit tout à l’heure que la nature était belle. Oui, il s’agit bien de nourrir seulement les yeux de ce spectacle sublime, grandiose, et même beau de la nature dans toute sa splendeur.

— Vous devenez poëte, mon père ?

— Je crois que oui ; qui ne le serait pas quand la nature est belle avec toi… mais cela ne fait pas le compte de l’estomac qui crie et demande qu’au moins on ne l’oublie pas en ce jour de fête.

— Allons ! s’écrie George, ventre affamé n’a pas d’oreilles ; pourtant je sens bien que j’ai faim, et j’ai bien entendu ce que M. Boildieu vient de dire. Maintenant chacun son ouvrage : les uns au bois, les autres aux plats, d’autres au feu, enfin le reste à l’ordinaire.

Ce fut une débandade générale ; cependant elle ne se fit pas si rapide que George ne put pas dire à Alexandrine qui s’était montrée prévenante à bord :

Mademoiselle, je vous demanderais une faveur ?

— Laquelle, Monsieur George ?

— Celle de vous accompagner ce soir.

— J’accepte et je vous le promets.

Ils se séparèrent. George ne savait pas, lui, qu’on devait faire une excursion dans l’île ; il sera supplanté, le malheureux George, et il en souffrira à son retour.

Les travailleurs sont à l’œuvre ; déjà une gerbe de feu lèche la muraille de roches près de laquelle on a placé le foyer. Le chaudron de famille est là ; son ouverture béante voit s’engouffrer pêle mêle patates, lard et poissons, le tout pour former un hachis des mieux conditionnés ; c’est appétissant à voir ; ça peut remettre l’estomac d’un dyspeptique enragé.

Mais pendant que les langues de feu font leur ouvrage, les langues humaines (qui parfois mettent le feu) vont leur train. Il faut le dire à la louange des jeunes filles : elles furent sobres. D’ailleurs elles avaient tant à faire pour prouver leur dextérité. Voyez Amélia Goslau, Alexina Marpins et Joséphine Sarnou qui mettent la main à la table, là-bas, sur l’herbe, avec une grâce de Néïdes. Elles arrangent tout avec art, comme tout ce qu’elles font, voire même les petites calomnies quand ce ne sont pas des médisances.

L’heure du repas arrivée, George, l’heureux mortel pour le moment, a pour compagne Alexandrine, qui est d’une amabilité à tourner la tête au jeune homme le mieux cuirassé ; d’ailleurs il n’y a pas qu’Alexandrine qui soit ravissante et capable de tourner la tête à plus fort que n’est George ; car Alexina Marpins, que Mélas conduit, est rose et mignonne, avec ses dents de nacre et des yeux noirs comme ceux de la vierge des bois ; son cou blanc de cygne que protège un fichu coloré se plie avec grâce, comme un jeune saule qui plie sous le zéphire elle a des mains potelées : ce qui est un signe d’esprit, et elle en a à revendre la mutine, si bien que ce pauvre Mélas ne sait que penser de cette enfant coquine qui le nargue et l’amuse. Il vous a un air morose aussi, qui est bien propre à exciter les quolibets des jeunes filles. Alexina fait tous les frais de la conversation. Il n’a pour réponse qu’un son vague qui parfois dit oui et d’autres fois non.

— Allons, mon bon M. Mélas, dit Alexina, je crois que vous avez visité les Papinachois ou les Maléchites, car vous êtes d’une mélancolie qui tire sur le désespoir. Pourtant tout le monde est joyeux comme tout ce qui nous entoure : le ciel, la mer et l’herbe, même, les arbres. Voyons ! un peu de joie…

— Oh ! voyez vous, dit Mélas, j’ai un caractère sauvage qui me porte à cette espèce de mélancolie que la puissance d’une jolie belle comme vous ne saurait dissiper. Laissez faire, c’est un nuage qui passera. Vous verrez tout à l’heure…

— Oui, quand vous aurez Alexandrine à vos côtés je suppose ; alors vous sourirez comme le soleil nous sourit à cette heure matinale ?

Ce fut le coup de grâce, Alexina avait touché la bonne note. Mélas se prit à rire.

J’ai touché la corde sensible, je crois, reprit Alexina. Ah ! ah ! ah ! Il faut vous parler d’Alexandrine pour vous faire sortir de votre torpeur, c’est bon à savoir. Elle se mit alors à vanter les qualités de cœur et d’esprit de cette jeune fille si aimable et si aimée. Lui, il l’écoute, et elle lui parlait toujours d’Alexandrine qui était à cent lieues de croire qu’on s’occupait ainsi d’elle.

Mélas écoutait encore, et tout le monde était levée, se jouant sur l’herbe verte pour faire la sieste.

— Seule à table, dit-il, tout à coup ?

— Mais oui, reprend Alexina ; vous vous croyez auprès d’Alexandrine, je gage ?

— Presque ; et il se leva comme Alexina arrangeait la table, et que George venait de s’excuser pour aller cueillir des framboises.

Mélas prend l’occasion aux cheveux. Il aborde Alexandrine en souriant ; elle l’accueille avec un regard joyeux qui fit bondir de joie le cœur de Mélas. J’espère gagner la partie, se dit il ; et il y eut comme un rayonnement sur tout son front, et ses yeux lancèrent une gerbe d’étincelles.

— Asseyez-vous, mon cher M. Vincent. Savez-vous que j’avais hâte de vous voir ? Vous avez un air si taciturne, que j’attendais avec impatience la fin du repas pour vous parler…

— C’en était trop. Vous avez dit impatiente, mademoiselle ?

— Mais oui, car je tiens à ce que les invités de mon père, et qui sont les miens aussi, soient gais et trouvent à s’amuser ; je dois tout faire dans ce but.

— C’était l’intérêt d’autrui que vous preniez en main et qui vous rendait impatiente au milieu du repas, en me voyant triste.

— J’avais votre intérêt en main, Monsieur Vincent. Je voulais vous rendre gai ; c’était l’intérêt d’autrui.

— Ce n’est pas ma pensée : je veux dire que c’était plutôt en vue de votre père que de vous même que vous agissiez ainsi.

— C’est tout naturel cela, Monsieur Vincent, car pour moi je n’oserais pas parler ainsi.

— Oh ! pourquoi ne pas oser…

Alexandrine comprit, baissa les yeux, et pour cacher son trouble elle saisit à ses côtés une pauvre petite rose sauvage dont elle jeta à la brise les pétales odoriférants. Elle était là gênée au milieu de ce silence, sous le regard perçant de Mélas, regard qu’elle pressentait sans le voir, lorsque soudain le cri de « Au lac ! au lac ! » se fit entendre et la tira d’embarras.

— Voulez vous que je vous accompagne, Mademoiselle, dit Vincent ?

Ai-je promis à George, pensa-t-elle ? Non. — Mais assurément oui, Monsieur Vincent.

— Je serai heureux de votre agréable compagnie ; à voir votre hésitation, puis je vous dire qu’il m’est permis de douter que ma compagnie vous soit agréable !

— Allons ! M. Vincent, dites-moi donc par où vous avez passé ? Si j’ai paru distraite, c’est qu’une pensée soudaine a envahi mon esprit, et je n’ai pas voulu la laisser passer, quitte ensuite à mériter vos méchantes paroles. Livrons-nous donc à la joie que fait naître en nous cette belle nature. Je ne comprends pas qu’on puisse rester sombre quand tout sourit autour de nous. Eh ! quoi, cette brise embaumée n’aurait pas la force d’effacer une ride sur le front ? Ce soleil, astre d’or, appendu au ciel, ne pourrait pas laisser glisser jusqu’au cœur un rayon vivifiant qui le réchauffe ?

— Que j’aime à vous entendre parler, Mademoiselle. J’ai eu, comme vous, ces idées qui font vivre à défaut de réalité ; mais je vois bien que vous ne connaissez de la vie que le côté rose, envisagé avec une âme qui n’a pas touché l’aile des épreuves.

— On dirait que vous avez beaucoup souffert, et pourtant j’en doute fort.

— Mademoiselle, il y a des douleurs d’un jour qui tuent et abattent l’âme ; au nombre de ces douleurs, est d’aimer et de n’être pas compris.

Pendant qu’ils parlaient ainsi, George, accompagné d’Alexina et d’Amélia, se montre enjoué avec ses compagnes de route. Amélia Gozlau est une ricaneuse dans la force du terme. Elle a vingt ans, pourquoi ne rirait-elle pas ? Oh ! dans la vie, les larmes succèdent si vite à la joie qu’on ne saurait trop rire. Les oiseaux chantent toujours, la mer se plaint toujours, le vent soupire ou murmure, pourquoi les cœurs de vingt ans, le cœur d’une jeune fille ne serait-il pas toujours au sein de la sérénité qu’enfantent le cœur pur et l’âme qui n’a pas senti le froid du mal ?

Pauvre George il s’efforce de sourire pour ses compagnes, mais le cœur lui fait mal ; il envie le sort de Mélas qui accompagne Alexandrine. Il les voit s’avançant là bas, tous deux dans la prairie, elle foulant les herbes et les roses sauvages de son pied agile comme celui de l’Antilope. Quels parfums les environnent ! Quelle mer leur sourit sur la grève blanchâtre ; sa voix douce et caressante vient mourir à leurs pieds. Quel ciel limpide, azuré, rayonnant des splendeurs de l’astre du jour les abrite !

Malgré cela, Mélas est sombre, le cœur semble noyé dans un flot de pressentiment ; et George qui le croit heureux. C’est bien le cas de dire ici qu’on croit toujours son voisin plus heureux que soi même.

Alexandrine souffre, elle aussi ; mais ce sont les invités de son père, elle ne doit pas avoir de préférence plus pour l’un que pour l’autre. Elle se montre gaie avec son compagnon aussi taciturne qu’un Maléchite à la porte de sa cabane. Parfois un bon mot d’enfant réussit à le faire sourire, mais c’est un souffle à peine visible sur une surface unie ; c’est un rictus amer qui vient plutôt du dépit que de la joie. Enfin, au moment où, faisant un effort suprême, Mélas voulait parler à Alexandrine, le lac parut aux regards de tous qui n’eurent qu’un même cri arraché à leur admiration : « Que c’est beau ! » C’était, à s’y méprendre, le lac chanté par Lamartine en un langage qui restera toujours comme l’expression la plus vraie, la plus sincère de la poésie intime, de la poésie du cœur ; c’était ce lac bleu et réfléchissant les grands pins séculaires de ses bords qu’Alexandre de Bar a si bien su rendre. Y a t-il rien de comparable à cette petite surface de crystal où se mire la vaste image des cieux ? Y a-t-il quelque chose de comparable à la beauté de ces rives qui découpent ça et là quelques petites baies où les flots viennent expirer, en murmurant doucement comme une harpe éolienne sous la ramée ? Y a-t-il rien de comparable à la sauvage grandeur de ce silence solennel qui semble planer sur le lac comme un voile mystérieux. Voyez là-bas, en cet endroit où le soleil n’a pas encore paru, ce nid de fauvettes se mêlant dans l’ombre ; voyez-vous cette brume légère qui s’élève et prend, gaze légère, des formes spectrales qui s’élèvent, diminuent pour augmenter de nouveau et disparaître en couche mince sur la surface du lac, empruntant alors au soleil les mille et un reflets du prisme. En voyant ces beautés toujours nouvelles, toujours touchantes, on retrouve sur nos lèvres cette strophe sublime du grand poète Lamartine, dans la romance « Le lac ! »


Ainsi toujours poussés vers de nouveaux rivages,
Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais, sur l’Océan des âges,
Jeter l’ancre un seul Jour ?

Ô Lac, l’année à peine a fini sa carrière,
Et sur ces bords chéris qu’elle devait revoir,
Regarde ! Je viens seul m’asseoir sur cette pierre
Où tu la vis s’asseoir.


Mélas, suant à grosses gouttes sous l’empire de la crainte et de l’effort moral qu’il était obligé de faire, n’eut pas le temps de dire à Alexandrine qu’il l’aimait éperdument depuis le jour où, chez le Notaire Boildieu, il l’avait connue dans toute sa beauté, dans tous ses charmes. Le laissant au milieu de sa phrase inachevée, elle s’élance comme une biche timide, en voyant rayonner le lac ; folle de joie, elle se prend à courir sur le sable fin de la rive. Ses petits cris joyeux troublent les oiseaux qui s’enfuient effrayés, jetant à la brise du ciel leurs notes plaintives, mais pleines d’une harmonie sauvage et grandiose. Cris, chants, lazzis joyeux, tout cela réveillant l’écho des bois, forme un concert digne de ce petit coin de terre enchanté et enchanteur.

Pauvre Mélas ! que lui importent le chant des oiseaux, la grande voix des bois éveillés sous les cris des visiteurs, les beautés du lac et le mirage des grands pins dans l’ombre cristalline ! que lui importe tout cela. Alexandrine a fui ; elle est là, courant sur le sable de la rive, aussi légère qu’une ombre, on la prendrait, les cheveux au vent, le cou libre, la figure illuminée, pour la Néïade, gardienne de ces lieux. Mélas ne voit qu’elle ; il n’ose pas encore maudire la dureté des circonstances. Il pardonne bien cette incartade de jeune fille, attribuant à la beauté seule des lieux, ce départ subit qui le laisse tout désarçonné au beau milieu d’une phrase pleine d’emphase et de sentiments tendrement exprimés. Tout n’est pas fini encore, se dit-il, comme manière de consolation. L’enthousiasme prend fin une fois. Elle reviendra à moi, et libre je pourrai lui avouer ce secret que j’aurais jamais dû trouver dans mon cœur, si elle doit me préférer à un autre. Pourquoi souffrir ainsi ? Pourquoi ne pas l’oublier ? Oh ! oh ! demandez au soleil de ne pas luire, à la mer de ne plus se plaindre, et alors je cesserai de l’aimer.

Ainsi pensait Mélas, à cette heure où Alexandrine criait : « Que c’est beau ! oh ! que c’est beau ! »