Captive et bourreau/27

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La Gazette des campagnes (p. 192-202).

IX

LA FUITE.


Laurent Goulard, la tête dans ses deux mains, pensait à Fleur-du-mystère ; à cette enfant qui lui paraissait être la triste victime de quelqu’horrible machination. Soudain un bruit s’est fait entendre à la porte. Qui cela peut il être à cette heure ? se dit-il. Y aurait-il du nouveau au village ? Peut-être les traiteurs du Sud sont-ils à faire la contrebande au détriment de la Compagnie ?

Pendant qu’il faisait ces réflexions, un coup plus sec, plus fort, réveilla les échos de la maison. Il ouvre, et demande qui est là ?

— Un frère, répond Bison-des-Plaines.

— C’est toi ! entre. Que me veux-tu à pareille heure ? Attends que j’aille chercher une lampe.

— Non, frère ; quand la mer est furieuse et la nuit sombre, le pilote ne prend pas le temps d’allumer un flambeau, il dirige sa barque.

— Je ne comprends pas bien, dit Laurent.

— Tu comprendras. Écoute : Le sauvage est patient, et rarement son ennemi lui échappe. Aussi, à cette heure, justice est faite, et l’obstacle à la réalisation de mes projets est disparu, comme le nuage disparaît poussé par un vent du Sud-Ouest. En ce moment, frère, le Hibou est tombé mort sur le champ où les vautours iront bientôt s’unir aux vers pour dévorer la chair de bandit. Va maintenant auprès de Fleur-du-mystère ; le sommeil a appesanti sa paupière ; va, dis lui tout, et fuyez ensemble.

— Malheureux ! dit Laurent. Quoi ! un crime ! du sang !

— Va, mon frère, et que ta langue se repose, ne la fatigue pas inutilement. Moins de mots et plus d’actions ; cours, mon frère ; l’heure de la délivrance est venue pour moi, parce que je l’ai voulu. Je n’ai pas de regret. Demande à l’aigle qui a saisi sa proie s’il regrette son action. Ainsi de moi. J’ai fondu sur mon ennemi qui était celui de Fleur-du-mystère, et aujourd’hui que ma vengeance est satisfaite, je vois mon rêve se réaliser : libres, vous allez fuir vers le village d’où part Fleur-du-mystère, et vous y serez heureux. Va, mon frère, ne retarde pas l’heure de la délivrance. L’alouette ne se fait pas prier pour s’enfuir des serres du vautour qu’un chasseur a abattu du haut des airs.

Resteras-tu donc ainsi immobile comme un cèdre de la forêt, sans énergie, sans actions ! comme le castor devenu vieux ? Non, cours au wigwam de Fleur-du-mystère. Dis lui que le Hibou n’est pas son père, qu’il l’a trompée, et que ses père et mère vivent là-bas, aux grandes huttes du Sud, et demande-lui de profiter de l’occasion pour fuir vers ces rives. Elle ne saurait refuser, car elle t’aime et redoute le Hibou, qu’elle n’aime pas. Fuyez, et je pourrai me dire « J’ai aimé Fleur-du-mystère pour souffrir et pour me dévouer. »

Sublimes paroles dans la bouche d’un enfant des bois ! Oh ! mes chers sauvages, il y a en vous plus de sincérité et de cœur dans toutes vos actions, qu’il y en a dans les agissements de certaines gens policées. J’aime votre franchise comme je déteste ces sourdes menées de gens connus qui ont juste assez d’esprit pour ne pas être de grosses bêtes… raisonnables.

Il n’en fallait pas davantage pour convaincre Laurent. Cependant il hésitait encore.

Le jour va venir, dit Bison-des-Plaines, et avant que l’aube blanchisse l’horizon, il faut que vous soyez hors de vue. Te faut-il du courage ? frère. Oh ! si je pouvais m’en arracher un peu du cœur, je te le passerais, et déjà tu volerais vers le wigwam de Fleur-du-mystère. Pars ! Je tiens, moi pauvre enfant de la forêt, au bonheur de celle que tu aimes et dont je ne suis pas jaloux, parce que tu sauras la rendre plus heureuse que moi, toi qui as un visage pâle comme elle.

— C’est Dieu qui t’envoie, s’écrie soudain Laurent. Je cours.

— Merci, frère.

— J’arrangerai tout ici, et vous me trouverez au bord des flots.

Puis Laurent disparut et Bison-des-Plaines se prit à faire un paquet des choses les plus nécessaires, pour le voyage. Après le départ, il devait garder le Poste et veiller sur les pelleteries qui y étaient conservées.

Laurent fuit vers le village Indien où tout dort, excepté la douleur assise partout, au chevet des grands comme auprès de l’humble enfant de la forêt. En quelques instants il a traversé le village et se trouve auprès du wigwam silencieux du Hibou où repose Fleur-du-mystère. Il y entre en se faufilant, et un instant lui suffit pour éveiller la jeune fille dormant d’un paisible sommeil.

— C’est moi, Laurent, dit il en l’éveillant, ne crains rien.

Elle ne parla pas, mais un sourire de joie illumina sa figure un peu pâlie.

— Écoute, enfant, lui dit tout bas Laurent ; je serai court. Le Hibou n’est pas ton père…

— Je le pressentais, interrompit l’enfant avec joie.

— Laisse-moi parler. Tu es une enfant ravie à tes parents qu’il détestait et qui vivent là-bas, aux rives du Sud. L’heure est arrivée de fuir cet homme qui te maltraite et te fait souffrir par sa brutalité ; Bison-des-Plaines l’a écarté de notre chemin, et en ce moment il ne peut pas nous être nuisible.

— Mon Dieu ! il ne l’a pas tué ?

— Non, sois sans inquiétude.

— Veux-tu fuir vers le village d’où tu es partie et où tu es née ?

— Seule ?

— Non, avec moi.

— Et ta place au poste ?

— Je la quitte pour toi, pour ton bonheur.

— Oh ! fuyons, fuyons. Avec toi j’irais partout, même vers ces étoiles inaccessibles qui brillent là haut dans le ciel bleu.

Elle se revêt, à la hâte, d’un grand châle rouge et blanc, chausse ses mocassins brodés, et pliant une large couverte elle part sur les traces de Laurent.

La nuit était belle, et déjà les nuages étaient disparus. Leur passage éveilla bien quelques chiens qui, reconnaissant des amis, reprirent leur place en allongeant leur museau sur leurs pattes de devant. En quelques instants ils sont rendus au canot que Bison-des-Plaines tient à la mer et où il a mis tous les effets indispensables appartenant à Laurent.

Vite, le courant monte, dit Bison-des-Plaines, et le jour ne saurait tarder.

Fleur-du-mystère saute à l’avant du canot, en saisissant une rame. Elle savait pagayer, accoutumée de bonne heure par le Hibou à ce genre d’exercice

— Adieu, frère, dit-elle à Bison-des-Plaines. Que de nombreuses lunes passent sur ta tête sans trop la blanchir, et que le castor soit abondant dans tes chasses.

— Merci ! que la fille des Visages-pâles n’oublie pas et que la chaîne de l’amitié lui soit légère.

— Sa conduite à notre égard l’allège déjà, répond Fleur-du-mystère qui avait des larmes dans la voix.

— Merci ! mon frère, reprend Laurent, je ne saurais oublier ce que tu as fait pour nous.

— Tu serais une exception, et j’aime à croire que tu en es une, car les blancs oublient aussi vite une insulte d’un ennemi qu’une caresse partie d’un cœur sincère. Adieu ! que le ciel veille sur vous.

Puis le canot se détachant lentement du bord, tourne vers le Sud, et de vigoureux coups d’aviron l’enlevèrent comme une plume légère et il se mit à courir sur les flots bleus du fleuve.

Resté cloué au rivage, Bison-des-Plaines regarda d’un œil humide le vaisseau qui allait disparaître à l’horizon. Quand le canot disparut à ses regards, il rentra sous sa tente. L’aube apparaissait aux cieux et répandait partout une douce clarté.

Bison-des-Plaines ne dormit pas, et quand il sortit pour regarder de nouveau la mer, le soleil radieux sortait de derrière les monts qu’il dorait de ses rayons enflammés.

La mer était calme et unie, réfléchissant la vaste image des cieux. Rien à l’horizon ne vint frapper la vue du sauvage, si ce n’est un voilier empamé tout près de la rive Sud. Ils ne sauront rien, se dit Bison-des-Plaines. Mais Laurent passera pour le meurtrier ! enfin… Tous les sauvages étaient debout, et leur premier regard fut pour la mer. C’est ce qui attire toujours leurs regards lorsqu’ils sont au bord du fleuve. Ils guettent le temps propice pour le loup-marin, et en peu de temps ils se préparent pour la chasse.

Laurent avait gagné le large rapidement. Le désir de se voir bientôt loin du village, craignant la poursuite des guerriers du Chef lorsque ce dernier connaîtrait toute la vérité, leur donnait du courage.

Disons, en passant, que Laurent n’avait pas de doute sur la mort certaine de Hibou, car il savait Bison-des-Plaines assez fielleux pour ne pas manquer sa victime, et lui infliger simplement une faible blessure.

Quand les deux fugitifs se virent loin de toute portée de vue du village, ils laissèrent le courant les monter, et eux se reposèrent un peu pour mieux nager ensuite. Alors s’engagea entre eux une conversation soutenue, trop longue pour être racontée ici.

Laurent parla de l’enlèvement de Fleur-du-mystère qui vint au monde dans un village de la rive Sud, à une journée et demi du village Indien ; il lui dit alors comment Bison-des-Plaines, prenant toujours pour le faible contre le fort, s’était constitué le défenseur de cette enfant, nouvelle venue au village sauvage. Le temps s’écoula ainsi.

Le soir les prit aux bords de l’île aux pommes, non loin des terres du Sud. Ils s’arrêtèrent sur la pointe Nord de l’île, et se décidèrent à y passer la nuit. Là, pas de tente ; il fallait se résigner à passer la nuit à la belle étoile. Laurent renversa le canot qu’on avait monté sur l’île, et fit un feu tout auprès, où l’on fit cuire le repas du soir.

Quel magnifique panorama alors se déroula sous leurs yeux enchantés, à cette heure où le soleil venait de disparaître derrière les montagnes du Nord. Là-bas, en face, vers le Nord-Ouest, l’Isle-Verte avec sa chevelure légendaire et poétique de sapins et d’épinette, avec ses rochers couverts de verdure, qui montent en amphithéâtre de la mer et s’abaissent ensuite vers des prés verdoyants et émaillés de roses sauvages, avec sa Tour droite et corsée dont les rayons lumineux tracent aux navires transatlantiques et à nos bateaux de commerce, une route sûre à travers les écueils et les courants qui abondent à ces endroits. À gauche, l’Isle Verte, humble village encore, au pied d’une côte qui s’en va, par gradation, se confondre à l’horizon avec le bleu transparent du ciel. La chapelle s’élève au centre du village et son clocher se dresse dans les airs. À droite, la rive Nord, énormes murailles crénelées par la main de la nature, puis le Saguenay, cette rivière aux merveilles ; enfin Tadoussac, ce petit nid d’aigle au bord de la mer, encore tout chaud de souvenirs glorieux du Père LaBrosse, l’apôtre si connu.

Tout ce tableau, illuminé des derniers rayons du soleil couchant, se déroulait aux yeux éblouis de Laurent et de Fleur-du mystère, à leur station sur le bout de l’île-aux-pommes. Ajoutez à cela l’air frais, pur et embaumé du soir, le calme majestueux de la mer qui se retire lentement, le chant des oiseaux sur l’île, uni aux cris des goélands sur les flots, les pâles clartés de la lune pleine qui semble courir après le soleil dont les vestiges de lumière dorent à peine les rares nuages disséminés à l’horizon, et vous aurez une idée des émotions qui naquirent alors dans l’esprit de nos fugitifs.

Quand l’heure du repos fut arrivée, Laurent alla lui-même faire ample provision de branches de sapin pour faire à Fleur-du-mystère un lit convenable qui put reposer ses membres fatigués. Il y étendit une large couverte et la jeune fille s’y jeta toute habillée.

Dors, à présent, lui dit le jeune homme ; répare tes forces par un bon sommeil.

— Et toi ? Laurent.

— Je veillerai sur toi et j’attiserai le feu.

— Pourquoi te fatiguer ? Je ne veux pas dormir pour rester avec toi ; je suis si heureux de te voir me sourire, me parler tout bas. Ton regard me dit plus de choses que toutes les fleurs sauvages, plus encore que ces étoiles que le bon Dieu a mises au ciel pour nous éclairer pendant la nuit.

— Chère enfant, ne parle pas ainsi.

— Tu m’aimes donc bien, Laurent.

— Écoute, Fleur-du-mystère : Le cœur brisé, car j’étais entré dans le monde avec les larmes et la misère, l’esprit frappé par la mort de ma mère, une pauvre mendiante, je n’ai connu de la vie que ses amertumes et ses déboires ; j’étais dans le monde comme un astre dévoyé qui suit une course vagabonde, sans but, sans chemin fixe. Un jour, le ciel eut pitié de l’enfant de la pauvre morte, et pour que je fus compris il plaça sur mon chemin une enfant qui souffrait, privée des caresses d’une mère, éloignée d’une famille d’où on l’avait arrachée. Cette enfant, c’était toi ; et Dieu sait comme je l’ai remercié de fois, pour m’avoir fait te rencontrer. Je t’aimai, et le sang se prit à circuler, le cœur donna signe de vie, et je jetai dans cet amour tout un cœur non corrompu mais brisé par les épreuves et la mort des siens qui y avaient creusé autant de tombes. À mon âge, on sent le besoin d’un appui pour marcher dans la vie ; et sur cette terre, ne sommes-nous pas des voyageurs qui avons besoin de guide ? Et quel guide plus sûr que le cœur bien disposé d’une femme qui comprend son devoir et sa mission ici-bas ? Pour moi, qui avais besoin d’amour comme les feuilles ont besoin d’air et de lumière, j’ai rencontré ton cœur brisé et méconnu, et je m’y suis cramponné avec l’énergie du désespoir, comme le naufragé se jette et s’attache sur l’épave qui doit le sauver en le conduisant au port.

Dors maintenant, et laisse-moi le bonheur de veiller sur ton sommeil, avec ton Ange-Gardien.

Je me soumets, puisque tu le veux ; et Fleur-du-mystère s’endormit. Laurent ne ferma pas l’œil. Il attisait le feu et priait celle dont on chante :

Le juste est bon enfant, il peut tout sur son cœur,
Mais auprès du pécheur jour et nuit elle veille ;
Il est ton fils aussi, l’enfant de la douleur…

Il ne cessait de contempler les traits de cette chaste et pudique enfant qui avait conservé son innocence comme ces lys si blancs qui croissent dans les vallons que ne foule aucun pied humain. Il lui parlait tout bas, à cette fille au teint basané, de crainte de l’éveiller, et il se surprenait à pleurer, en pensant aux souffrances de cette créature si faible, une martyre de la brutale jalousie de Hibou.

Il faudrait ici le pinceau qui a tracé le portrait de Pactas et d’Attala perdus au sein de la forêt. Oui, il me faudrait la plume du chantre des Martyrs pour peindre les impressions ressenties à cette heure de calme, par ce jeune homme au cœur élevé et non corrompu par le spectacle navrant des infâmes de nos grandes villes. Rien ne le ravissait, ni le calme de la nuit, ni les étoiles gravitant dans l’espace, ni les pétillements du feu, comme la vue de Fleur-du-mystère, endormie sur son lit de sapin, protégée par le canot renversé, et réchauffée par le feu que Laurent ne laissait pas s’éteindre.

Vaincu par la fatigue et le sommeil, Laurent s’endormit. Comme l’aube apparaissait dans le ciel, quelques heures après, Fleur-du-Mystère le réveilla en lui disant : Laurent ? Ne veux-tu pas te mettre en route immédiatement. Vois, les battures se couvrent et le courant monte ; il nous aidera à gagner le village.

— De suite, répond Laurent, nous allons embarquer. Il éteint le feu, plie les couvertes, serre les restes du repas en cas de besoin et jette le canot à la mer.

— Fleur-du-mystère a bien reposé ? demanda Laurent.

— Oui, bien dormi ; je vais avoir plus de force pour arriver au village où je suis née, m’as-tu dit. Et quand y serons-nous rendus à ce village ? Y a t-il un poste là aussi pour les sauvages. ?

— Non, mais il y a de grandes huttes.

— Comme la tienne ?

— Oui, comme la mienne ; et nous ne tarderons pas à y arriver. Tiens, vois ce village, à gauche, c’est dans une hutte semblable à celle-là que tu es née.

— Oh ! que ce doit être bon vivre là dedans.

Déjà on dépassait l’Isle-Verte. Le midi de ce même jour, ils arrivèrent sur ce même rivage où, toute jeune, Fleur-du-mystère fut enlevée, par une nuit d’orage, par le Hibou ou Mélas.