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Captive et bourreau/32

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La Gazette des campagnes (p. 231-238).

XIV

CALME DU CŒUR.


Ce ne fut qu’un concert de joie, d’admiration et de louange par tout le village. Aussi les maisons restèrent-elles presque désertes le matin qui vit une grand’ messe chantée en action de grâce pour remercier Dieu de cette double recouvrance : la fille et la mère, l’une perdue à sa famille, l’autre rendue à la raison. Au Te Deum, il y eut bien des larmes dans l’humble nef de la petite chapelle qui avait vu le mariage de George et d’Alexandrine, comme le baptême d’Armande. Les flots du passé surgirent alors et montrèrent à bien des yeux des souvenirs tantôt heureux, tantôt tristes et navrants.

Pendant huit jours, ce fut le sujet intarissable au coin du feu, dans toutes les familles du village. On vint de toute part pour voir l’enfant perdue et retrouvée, et juger si réellement Alexandrine avait recouvré la raison, et les gens de crier : « Au miracle ! »

Ils avaient bien raison de crier : « Au miracle ! » Oh ! l’amour d’une mère et la voix du sang sont si forts qu’ils peuvent faire des miracles.

S’imagine-t-on la joie, l’ivresse de ces deux êtres intimes. George et Alexandrine, rendus l’un à l’autre à leurs premiers amours, et unis plus intimement par leur enfant si grande déjà, si intelligente et si belle. On avait bien raison de dire qu’elle promettait pour l’avenir. Elle avait la hardiesse et l’agilité des enfants des bois, et conserva une certaine gaucherie naïve qui fit rire bien souvent, élevée sur les grèves, à la porte de la cabane, au milieu des bois ; elle avait grandi comme les joncs, et maintenant que sa taille négligée était relevée par un habillement plus régulier, plus uniforme, elle paraissait plus souple, plus svelte, plus élancée.

George ne cessait de la fixer, et ses regards humides disaient assez les émotions auxquelles il était en proie ; Alexandrine, qui avait conservé un air plus songeur, plus recueilli, Alexandrine qui voyait déjà des fils blancs dans sa chevelure, se contentait de sourire. Alors George, dans son ivresse dont il savourait tous les charmes, ne pouvait contenir ses transports, et ses deux bras enserraient ces deux êtres ; sa vie, son amour, sa joie. Comme il sentait un sang plus généraux circuler dans ses veines ; comme il sentait son cœur battre plus à l’aise dans sa poitrine, alors que sa femme et son enfant lui souriaient en le caressant chacun leur tour. Chères âmes, disait il, « pour vous j’ai souffert, pour vous j’ai espéré. Voyez ce qu’ont fait les angoisses : mes cheveux sont grisonnants, et mon cœur pourtant a des ardeurs d’un jeune homme de vingt ans. Pour toi, Alexandrine, à cette heure qui me voit dans tes bras, je rajeunis de cent ans. Oh ! que mes peines sont amplement compensées aujourd’hui. Pendant vingt ans j’ai vécu d’espérance, et aujourd’hui j’ai la réalité, réalité visible, palpable  »  ; et pour affirmer ses paroles ses bras s’arrondissaient pour confondre sur sa vaste poitrine ces trésors précieux d’où dépendait son bonheur.

Les jouissances d’un amour calme, d’un intérieur plein de douces ivresses, venaient s’asseoir encore une fois au loyer de George, et cette fois pour ne plus finir. Cette demeure, naguère image vivante d’un tombeau vivant peuplé de squelettes ambulants, reprenait une apparence plus gaie, plus réjouissante.

Tout avait vieilli ; Alexandrine avait blanchi. Oh ! quelle longue nuit pour moi ! disait-elle. Comme j’ai dû vous faire souffrir, toi surtout, mon George. Que d’amour profond il t’a fallu pour me veiller avec patience, devancer mes désirs inconscients, calmer mes douleurs, tromper mes ennuis. Tu es un ange, et Dieu te récompensera comme je vais essayer de te rendre tout cela par mon amour empressé, par mes caresses profondes et pleines de sincérité.

Je suis récompensé, dit George dans la joie que j’éprouve de vous voir enfin remises toutes deux dans mes bras. Oh ! qu’il est vrai de dire avec le poète :

Pour venir au repos, il faut souffrir.

D’ailleurs mon devoir était d’être auprès de toi, mon ange, et c’était pour moi une grande source de consolation que d’agir ainsi. J’aimais et j’agissais par amour. « L’amour se nourrit de sacrifice, » dit-on. J’ai eu amples provisions, et pas un seul instant le cœur n’a fait défaut.

Cher enfant ! disait alors Alexandrine ; et dans un élan de joie et d’amour elle se jetait au cou de George, et elle restait ainsi suspendue à ses lèvres dans un suave baiser dont seuls ils pouvaient savourer les charmes.

Au milieu de l’enivrement qui inondait leurs âmes, ils n’oublièrent pas le noble et courageux jeune homme à qui ils devaient une partie de leurs joies. Laurent fut admis au foyer, on le félicita et il fut un héros pour tout le village et les paroisses avoisinantes. De suite, on s’éprit de lui, tant son air humble et ses belles manières lui attachaient tous les cœurs. À voir son teint pâle et l’épaisse chevelure noire qui encadrait si bien son visage de forme ovale, on devinait de suite une nature énergique, un cœur droit, une âme ardente et fière. Les solitudes du Nord Ouest avaient, au contraire, raffermi son caractère en lui apportant une légère dose de mélancolie qui lui allait très bien.

Un soir, l’heureuse famille était réunie au salon. Un silence presque lugubre planait sur ces personnages tantôt si riants. Oh ! c’est qu’on venait de toucher une corde sensible : les malheurs de la patrie.

Le cœur si fier du Canadien ne pouvait parler des malheurs d’alors, sans ressentir une poignante émotion. Papineau, d’illustre et de triste mémoire avait parcouru les campagnes, tonnant contre le despotisme des Anglais et faisant vibrer dans tous les cœurs une corde sensible du patriotisme. Nos Canadiens, privés de leurs droits, régis par la minorité aveugle et arbitraire, se soulevèrent comme autrefois les Vendéens de LaRochejaquelin. On connaît le résultat de la lutte : du sang et des martyrs de notre côté, des brigandages et de lâches actions du côté des Anglais ; il y eut des emprisonnements et des déportés aux Bermudes, du bord des Canadiens, comme il y eut des fronts stigmatisés et des conduites blâmées de la part de nos ennemis.

On venait donc d’apprendre, chez George Dubois, comme dans tout le village, que les Canadiens avaient été défaits à St-Charles et à St-Eustache, et que la plus grande terreur régnait dans les campagnes, aux alentours de Montréal. On disait que bon nombre des nôtres étaient restés sur le champ de bataille. Cette nouvelle était bien de nature à abattre la joie, car quand on aime une cause, on chérit ses défenseurs, et s’ils tombent victimes de leur dévouement, les larmes coulent, les regrets se manifestent.

On parla longtemps à la veillée de cet événement terrible : on en parlait encore quand le pasteur entra et fut accueilli avec joie et vénération : tout le monde s’était levé d’ensemble, et Armande, toute réjouie, s’était envolée à sa rencontre.

— Bonsoir Père, lui dit-elle.

— Bonsoir, Fleur-du-mystère.

— Oh ! ne me rappelez plus ce nom qui dit trop mes souffrances. Pourtant je l’aime ce nom, car je m’appelais Fleur-du-mystère quand Laurent me connut, m’aima et me le dit.

— Laurent, mais il est ici ?

— Non, dirent les assistants.

Je comprends. D’ailleurs vous allez comprendre comme moi. Mes chers amis, vous venez de voir l’action de la Providence dans tout ce qui vient de se passer. George et Alexandrine, vous avez remercié le Seigneur de vous avoir rendu votre enfant et George surtout, votre chère moitié ; il est juste que vous ne soyez pas trop égoïstes. Vous avez reçu, fêté et acclamé le vaillant jeune homme que vous connaissez tous, Laurent Goulard, lui la cause première de cette joie, de ce ravissement que vous goûtez ensemble depuis quelque temps. Tout cela est bien, mais ce n’est pas tout. Ce jeune homme a quitté une place importante ; on dirait qu’il écouta la voix de Dieu : l’amour seul de sauver votre enfant le porta à tout abandonner. C’est un acte héroïque dont on ne saurait trop le récompenser. J’ai dit l’amour seul le porta, donc il aime votre enfant, et la plus grande récompense pour lui serait de la posséder à jamais.

Par ma bouche, il vous demande, George et Alexandrine, la main de votre enfant, sûr de ne pas se voir refusé.

George se leva alors ; Monsieur le Curé, je ne suis pas de ces parents qui n’ont que l’intérêt en vue et l’égoïsme dans le cœur. Le bonheur de mon enfant, je ne le mesure pas à la richesse de celui qu’elle doit prendre, mais aux qualités qui l’ornent. La vie est trop courte et trop pleine de troubles, de larmes et de déceptions pour augmenter encore son aridité par un refus, quand je sais que le cœur de notre Armande désire, elle aussi, cette union. Ainsi, j’accepte pour Armande votre protégé, Monsieur le Curé, votre ami, le sauveur d’Armande.

— Je n’attendais pas moins de votre bon cœur, répondit le Curé. J’estime Laurent, et je lui ai avancé l’argent nécessaire pour commencer un établissement qui deviendra prospère, j’en ai la certitude. Soyez contents, vous avez fait des heureux ; et quelle joie de le faire, quand il y a tant de bonheur qui se perd dans le monde. Le mariage, en unissant ces deux êtres qui s’aiment, ne fera qu’augmenter la famille d’un membre.

La cérémonie fut fixée à une date prochaine. Elle suivit la première communion d’Armande de quelques jours seulement.

Ce fut une fête que ce mariage. La chapelle avait revêtu ses plus beaux ornements, des érables élégants ornaient la nef et le chœur, et reposaient la vue par ce tableau frais et verdoyant ; il y eut des voix limpides qui chantèrent, et la voix grave du prêtre troubla seule ensuite le silence du temple, en parlant avec âme de la sainteté du mariage, de ses devoirs et de ses exigences.

Laurent et Armande étaient unis pour la vie ; désormais au bras l’un de l’autre, ils allaient jouir de leur bonheur bien mérité.

Ceci avait lieu quelques mois après les événements de 1837-38, pendant lesquels Mélas, blessé, avait été recueilli par la sentinelle, son ami, et emporté loin du champ de bataille où les Anglais étaient vainqueurs.