Carabinades/25

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Déom Frères (p. 199-210).


La Médecine au xxe Siècle




L e docteur. — Bien asseyez-vous… Vous dites que vous ressentez ces malaises depuis longtemps… des oppressions, des vertiges aussi, je suppose ?… Je vais prendre le pouls.

« Il adapte un sphygmographe à l’artère radiale du patient et à l’aide d’un verre grossissant il en projette le tracé agrandi sur un écran ».

— Ah !… pouls Corrigan, ligne d’ascension droite, violente, à angle aigu. avec chute brusque en crochet… Sérieux… sérieux…

« Il applique sur la poitrine, vis-à-vis le cœur, son micro-stéthoscope qu’il relie par un tube à un phonographe. Il presse un bouton ; l’appareil se met en mouvement, enrégistrant tout de suite sur le cylindre les bruits du cœur communiqués par le stéthoscope et qu’il reproduit à mesure dans la chambre, avec une grande sonorité, comme les halètements rauques et retentissants d’une locomotive : un bruit de souffle diastolique énorme. »

— De plus en plus ça… Votre cas est grave.

Le patient. — Vous croyez… vous…

Le docteur. — Attendez maintenant que je vois.

Le patient. — Vous allez voir… voir… vraiment !…

« Il commence à enlever son habit. »

Le docteur. — C’est inutile… ça n’empêche rien… Bon, ne bougez plus.

« Il prend son fluoroscope et de son siège, il examine longuement le fonctionnement du cœur. »

Continuant d’examiner. — Hypertrophie considérable du ventricule gauche… valvules sygmoïdes dentelées, petites, déchirées sur un segment : « Tournez-vous un peu s’il vous plaît » valvules mitrales tendues, partout des dépôts calcaires…

« S’adressant au patient » : — Vous en avez encore pour six ans et quatre mois d’après les probabilités de la statistique… si vous ne mourrez pas subitement, ce qui est très possible, vu l’état pathologique de vos valvules… Mais il est plus probable que la compensation circulatoire se fera pendant encore quatre à cinq ans, puis les épanchements, les congestions, tous les désordres apparaîtront… Revenez me voir plus tard, je vous tiendrai au courant de votre état… Appartenez-vous à quelque compagnie d’assurance.

— Non, docteur.

— Alors, hâtez-vous… — Merci, monsieur… Bonjour… Vous m’enverrez votre compte… vous paierai plus tard. (Il sort.)

***

« Entre un autre malade, jaune, abattu, amaigri ».

« Le patient » — Ça m’a pris tout à coup, il y a au-delà d’un an, là, vis-à-vis le foie…

« Le docteur ». — Oui oui douleurs atroces dans tout le côté… jaunisse… troubles de la digestion, n’est-ce pas ?… Je vais examiner d’ailleurs… Ne bougez pas.

« Il s’arme de son fluoroscope »: Oh ! des calculs gros comme des œufs… la vésicule en est remplie, mon bon monsieur… puis votre estomac, absolument désorganisé, ulcéré ; il faut vous hâter d’enrayer le mal… Je suis peut-être indiscret, mais je constate en même temps que vous êtes ravagé par d’autres « calculs », car dans votre poche d’habit je n’y vois que des comptes, des demandes d’argent, des menaces de poursuite…

Le patient, tout surpris. — Oui, c’est vrai, c’est vrai… J’étais pourtant déjà assez malade sans ça… Et puis comment allez-vous me traiter ?…

Le docteur. — Oh ! moi, je ne traite point… je diagnostique seulement. Si vous voulez vous mettre sous traitement, allez chez mon voisin Duranleau, à gauche, en descendant, No 379.

Le patient. — Au revoir alors… m’enverrez votre compte…

Il entre au No. 379. Je souffre de calculs biliaires… et je…

Le docteur. — C’est bien, enlevez votre habit… je vais vous essayer la nouvelle et merveilleuse méthode Spinelli : fondre les calculs sur place au moyen de vapeurs d’éther nitrique absorbées par endosmose et mettre ainsi en liberté tous les sels de chaux et de cholesterine.

« Il applique au côté une large ventouse en caoutchouc qui emprisonne tout le foie, puis il la relie par un tube à une cornue chauffée à l’acetylène. »

Le docteur, au bout de quelques minutes. — C’est fait… Revenez la semaine prochaine… il faut cinq séances…

Le patient. — Et pour mon estomac ? ces vomissements ?

Le docteur. — Il vous faudrait pour ça voir mon confrère Labadie… Arrêtez donc, No. 102, plus haut. Quant à votre teinte ictérique, elle disparaîtra en même temps que vos calculs. Si ça vous ennuie cependant, adressez-vous au docteur Ribaud qui vous filtrera le sang.

Le patient. — Merci bien… je n’ai pas d’argent sur moi… m’enverrez votre compte…

Il entre chez Labadie. — C’est pour mon estomac…

Le docteur. — Quel est le diagnostic ?…

Le patient. — Ulcérations… je souffre aussi de calculs biliaires.

Le docteur. — C’est bien… très pressé aujourd’hui… me faut voir, là, Chose… pst, pst… bien malade… pressé… Vais garder votre estomac… panserai, laverai, cautériserai, ce soir… trop pressé maintenant… pst, pst, Chose, là, bien malade… Viendrez vous-même, où l’enverrez chercher demain… sera prêt… Prenez ceci.

« Il lui fait absorber un drachme de chloro-naphto-analgésine… » — Ne ressentirez aucune douleur pendant trente-six heures.

« Il lui enlève l’estomac en l’aspirant au travers de l’œsophage, et le dépose dans un bocal numéroté. »

— Ne mangez pas de saucisse… ni fromage… mis seulement un tube temporaire, pst, pst… sera prêt demain… allez…

Le patient. — M’enverrez le compte. …paierai plus tard. — « Il s’en va ».

Sur la rue, monologuant. — C’est comme dans les magasins à « départements, » leur sacrée médecine, maintenant. Il faut repasser trente-six docteurs pour se faire seulement traiter un tour d’ongle… Heureusement qu’ils ne nous font plus mal… ils nous tranchent, nous sectionnent… c’est merveilleux… ils nous regardent à travers le corps… Si j’avais su, j’aurais enlevé ces comptes qui bourrent mes poches… Ah ! le No. 102… c’est ici.

Il entre. — Le docteur Ribaud ?

Le docteur. — Oui, monsieur.

— C’est c’ te jaunisse qui me donne l’apparence d’un Cafre… Vous pouvez m’enlever ça, paraît-il ?…

— Sans doute, sans doute… c’est l’affaire d’un moment. Il faut que je me hâte d’ailleurs, ma clinique… Votre bras…

« Il fait une incision longitudinale de l’artère radiale et y plonge un filtre minuscule qui emmagasine au fur de la circulation la bilirubine et les pigments de bile qui passent dans le sang. Au bout de quelques minutes il retire le filtre, en extrait le contenu qu’il dépose précieusement sur une feuille blanche de papier. C’est une poudre jaune-verdâtre impalpable qu’il enveloppe et remet au patient : »

— Vous n’avez qu’à l’offrir à Morton-Dobell. les teinturiers anglais, ils vous la paieront deux dollars le grain.

… C’est très recherché pour les tissus de soie.

Le patient met son chapeau. — M’enverrez votre compte, s’il vous plaît… Vous paierai plus tard. (Il sort).

***

Le docteur. — Félix !… Félix !… prépare mon automobile… Une course de trois milles à faire… A-t-on assez d’électricité ?… « Se parlant en lui-même ». Il finira par aller mal ce pauvre Lanctôt, lui apparemment si fort, si robuste… mais son histoire de famille… S’il commence une fois à tousser…

Appelant. — Félix !… Félix !… tu apporteras mon microscope et mon fluoroscope « En lui-même », — Le diagnostic doit être facile à faire. …car je soupçonne fort ses poumons d’être la cause de tout le mal.

Félix. — Tout est prêt, monsieur.

« Ils montent tous deux dans l’automobile. Teuf… teuf… teuf… teuf… teuf… teuf… Déjà chez M. Lanctôt.

Le docteur. — Et vous voilà malade… vraiment ?…

— Bien oui… un peu de fièvre, de toux…

— Veuillez cracher sur cette plaque de verre.

— Cracher ?

— Oui, c’est pour examiner.

« Monsieur Lanctôt crache. »

« Le docteur après examen au microscope : » Hum… hum… grave. … des bacilles de Kock bien accusés,… je vais ausculter.

« Fouillant dans sa trousse. » — Diable ! j’ai oublié mon stéthoscope… je vais télégraphier chez moi. « Il tire de sa poche de veste une boîte minuscule qu’il dépose sur une table puis. : tac… tac-tac… tac… tac-tac… tac… tac-tac… tac… tac-tac… Quelle merveilleuse affaire, hein ! M. Lanctôt ? cette télégraphie sans fil… tac… tac-tac… tac… tac-tac… tac… tac-tac-… tac… tac-tac… tac.

« Tout de suite dans un coin de mur biiiz biiiz biiiz biiiiiiiiiiz. Le docteur fait glisser la porte en écusson d’un placard. Son stéthoscope s’y trouve déjà, apporté par le tube pneumatique. »

— Un instant maintenant M. Lanctôt.

Il ausculte la poitrine, le dos, dans l’aisselle.

— Je vais examiner le poumon. « Se mettant à la fenêtre. » Félix ! approche ici l’automobile et fais fonctionner la bobine. « À son malade. » Tenez-vous à votre aise.

« Il examine. » C’est le poumon gauche qui est pris… au sommet… L’on y distingue parfaitement les petits tubercules… Il vous faudrait immédiatement vous soumettre à un traitement énergique.

M. Lanctôt. — Mais j’y suis bien décidé… Et lequel me proposez-vous ?

Le docteur. — Je ne sais pas, moi ; ceci est en dehors de ma spécialité. Il conviendrait de consulter un confrère.

M. Lanctôt. — Qui me conseillez-vous ? … Si j’appelais Robin ?…

— Non. Robin ne traite que le poumon droit et c’est le gauche qui est malade chez vous.

— Lavigueur alors, peut-être ?

— Pas plus ; Lavigueur ne traite que les lobes inférieurs… Non, je vous conseillerais plutôt Dalland. … Il est très capable, très moderne, et c’est sa spécialité les lésions du sommet du poumon gauche.

— Faites-le donc venir…

« Tac… tac-tac… tac… tac-tac… tac… Dalland accourt en automobile. »

— Bonjour, docteur.

— Bonjour, confrère… Je vous mandais pour un cas de tuberculose commençante.

— Dans quel organe ?

— Sommet du poumon gauche.

— C’est une opération alors… Il n’y a pas à choisir.

M. Lanctôt. — Une opération !… mon Dieu !

Dalland. — Ça n’offre aucun danger, mon cher monsieur.

Lanctôt. — C’est bon, allez-y ; mais je ne veux point souffrir, vous me donnerez du chloroforme.

Dalland, riant aux éclats. — Le chloroforme… ah ! ah ! c’est du siècle dernier… Il n’en existe plus d’ailleurs. Aujourd’hui, nous n’employons plus que l’hypnotisme… C’est bon pour Labadie, cette vieille ganache, qui s’en tient encore à la chloro-naphto-analgésine… C’est bien, couchez-vous sur le canapé.

« Il fait quelques passes magnétiques : Lanctôt dort… Crick… crack… sous la clavicule. C’est ouvert ; le poumon fait hernie ; Dalland en emprisonne le sommet dans une chainette d’écraseur. Crac… c’est fait. Il badigeonne à la picroleïne pour enlever tout danger d’hemorrhagie et de septicémie. Il suture la peau. C’est tout. En deux passes rapides, il réveille M. Lanctôt : »

— Bien. Maintenant ne sortez point avant deux ou trois jours ; surtout évitez de chanter ou de jouer du cornet à piston…

M. Lanctôt. — Et vous croyez qu’ensuite je pourrai…

— Dalland. — Oui, je le crois. Cependant je ne veux point dépasser les bornes de ma spécialité, — qui est d’opérer le sommet du poumon gauche, — en vous donnant une opinion sur vos chances de guérison… Il vous faudrait sur ce point consulter un médecin pronostiqueur, Pinard, par exemple, qui vous donnera son avis… Au revoir, monsieur… ne vous dérangez point…

M. Lanctôt. — Au revoir… je ne m’attendais pas, voyez-vous… je vous paierai plus tard… envoyez-moi votre compte…

« Les docteurs sortent. Sur la rue, en se saluant : »

Dalland. — La médecine a beau changer, les clients ne changent pas, eux. Ils ne vous paient pas plus qu’au dernier siècle… Qu’en dites-vous, confrère ?…

… Teuf… teuf. teuf… teuf. teuf … teuf. teuf… teuf. teuf……