Caractères et récits du temps - Un portrait de souvenir

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Caractères et récits du temps - Un portrait de souvenir
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 5 (p. 539-562).
CARACTÈRES


RÉCITS DU TEMPS





UN PORTRAIT DE SOUVENIR.





I.

Il y a de ces portraits qu’on ne veut point montrer à tout venant, et que soi-même on se réserve de ne contempler qu’à certaines heures. C’est un de ces portraits-là que je me suis plu à faire en des momens qui sont passés, j’en suis heureux, car l’ombre qui posait devant moi m’a quelquefois fait mal, en me regardant avec son regard de l’autre monde, et bien souvent j’ai eu envie de la congédier. Maintenant, si je pouvais mettre cette étude telle qu’elle est dans un de ces cadres que vous connaissez, qui ont une petite porte dont on a la clé, je le ferais volontiers, quoique je n’aime pas beaucoup ces machines d’une sentimentalité un peu prétentieuse. Malheureusement c’est impossible. Excepté les ouvrages inédits dont je ne comprends pas trop le but, les ouvrages de l’esprit appartiennent à tous. Je prie seulement ceux qui ne seront pas en disposition rêveuse de ne pas lire ces lignes, et je suis convaincu qu’ils m’accorderont cette faveur.

Il y a deux ans ou il y a dix ans, peu importe, un officier d’état-major vint rejoindre un régiment de ligne, le 60e ou le 70e si vous voulez, qui était en garnison à Alger. Cet officier était le vicomte Thierry de Pérenne. Une série de circonstances qu’il est inutile de raconter avait empêché Thierry de faire, dans les délais habituels, les deux années d’infanterie qu’on impose aux officiers d’état-major. Ce n’était pas un adolescent à coup sûr, surtout si l’on examinait en lui l’homme intérieur. Il avait vécu beaucoup à Paris, un peu à Vienne, un peu à Saint-Pétersbourg, un peu à Berlin. Aux premières années de ses voyages, quand il changeait de lieu, il disait la chanson de Byron : «Vierge d’Athènes, je te quitte; rends-moi mon cœur, rends-le-moi vite. » Puis il s’était habitué à ne plus même redemander ce cœur qu’il avait égaré il ne savait pas trop où. Il avait imaginé, pour obvier à cet accident, une opération empruntée aux méthodes chirurgicales. Il s’était fait, avec un esprit qui ne manquait pas d’étendue, une manière de cœur semblable à ces sortes de nez qui se fabriquent avec la peau du front. Il ne faut donc point s’étonner si ce cœur-là n’était pas très développé.

Du reste, on le trouvait généralement aimable, et peut-être ai-je tort de médire de lui. Certainement il n’était pas méchant. Il appartenait simplement à une génération qui n’est pas près de mourir, quoique beaucoup de gens aient entrepris contre elle une guerre à outrance. Il était de cette religion fondée sur un amour profond de nous-mêmes, qui ne manque pas de grandeur après tout, puisqu’elle a inspiré à Mozart ses accens les plus émouvans. Ou aura beau dire, l’égoïsme est le lot de notre siècle, c’est un fait qu’il faut reconnaître; seulement ceux qui sont les esclaves de la rente, des cotons, que sais-je ? se montrent ordinairement très durs pour ceux qui servent les caprices de leur âme. Je ne puis trouver qu’ils aient raison. Pour en revenir à Thierry, ce n’est pas en tout cas maintenant que je devrais l’accuser, car je veux précisément raconter une histoire où il n’a pas joué certainement le rôle d’un homme pour qui la sensibilité est chose étrange, ridicule et inconnue.

Il arriva en Afrique au printemps; il venait de passer à Paris un long et fatigant hiver. Pourtant il avait quitté avec quelque regret Mme de Hautcastel. N’est-ce pas ainsi que le vicomte de Maistre appelle la charmante personne dont les traits reproduits au pastel sont en face de son lit ? Donnons donc ce nom à celle dont cette année-là l’âme de M. de Pérenne portait l’effigie.

Au premier aspect, Alger lui parut triste; il n’y avait pas d’expédition dans l’air, et il crut avoir tout simplement à supporter une garnison semblable à toutes celles où le sort vous envoie habituellement. Cependant, comme ce n’était pas un homme ordinaire, comme il avait au contraire un esprit intelligent de tout ce qu’il pouvait embrasser, il comprit bientôt que le pays où il vivait était une de ces régions animées dont il faut subir à toute force l’influence; il reconnut cette incontestable vérité, que le ciel d’Afrique est une puissance comme l’opium, le hachich et l’absinthe. Une de ses théories favorites, c’est qu’il faut bien se garder de combattre jamais un entraînement. Il s’abandonna donc sans réserve à une sorte d’excitation nerveuse qui le rendait tantôt gai, tantôt triste, tantôt insouciant, tantôt inquiet, mais toujours porté à être amoureux, — car c’est bien à cela qu’il en faut venir à toute époque, en toutes circonstances, en tout pays, tant qu’on veut chercher à comprendre pourquoi l’on vit et ne pas le demander à Dieu. Lamartine et le prince de Ligne l’ont dit; ces deux esprits fort différens se sont accordés sur ce point. Quand il fut décidé à être amoureux ou du moins à s’occuper d’amour, Thierry n’eut pas à hésiter longtemps sur la femme qu’il mettrait dans sa vie. Quoique aux environs de la Casbah, où il était allé se loger, toutes les terrasses, le soir, soient chargées de Mauresques qui offrent un spectacle assez attrayant, il n’eut pas un seul moment la pensée de s’éprendre, même du goût le plus passager, pour l’une de ces créatures. Il n’était pas de ceux qui confondent la nouveauté avec la bizarrerie; il savait que les âmes sur qui la civilisation a passé sont les pays où il y a le plus de découvertes à faire. Maintenant venait ce qui s’appelle peut-être à Alger le monde, tout comme à Paris. Pérenne avait une trop réelle distinction pour frapper d’un sot dédain une société qu’il était disposé au contraire à tenir dans une estime parfaite; seulement il se sentait trop vieux pour se familiariser avec des habitudes qu’il ne connaissait pas; il ne se représentait point dans une certaine espèce d’intérieurs. Restait une seule personne qui put se mêler à ses destinées.

Je vais donc en parler. Le sort en est jeté, comme on dit toutes les fois qu’on se décide à franchir, pour entrer dans les contrées périlleuses, un de ces Rubicons que défendent les majestueuses ou attendrissantes apparitions. Je vais en parler; je vais demander à la mort, qui a tant de siècles pour la garder, de me la rendre un instant. A la lueur du souvenir, j’essaierai de peindre ses traits qu’une si douce et si charmante lumière a éclairés. Elle a son tombeau près de la mer comme Graziella; elle est couchée dans ce joli cimetière de Saint-Eugène, qui a pour bercer ses éternels dormeurs les murmures de la Méditerranée ; elle s’appelait Anne-Thérèse-Gertrude de Pérenne, ainsi que l’apprend sa tombe; elle était mariée à Claude-François, baron de Gérion, colonel du régiment où Thierry devait passer deux ans. Je crois qu’elle n’avait pas encore vingt-six ans quand elle est morte. Je n’aime pas d’habitude à faire des portraits de femme trop complets; mais aujourd’hui je veux dire tout ce que je sais d’elle; je ne veux rien repousser de ce que ma mémoire me représente ; je veux reprendre de cette chère morte tout ce qu’on peut reprendre à un cercueil. Elle semblait une de ces élégantes et saintes filles de condition dont nous entretenait récemment un philosophe initié aux plus intéressans mystères de l’histoire. Elle avait l’air d’une de ces épouses que Dieu au XVIIe siècle se choisissait dans les meilleures maisons ; elle était si élancée et si mince, que sa taille, sans être élevée, avait toute la dignité des hautes statures. Ses cheveux étaient de ce blond à l’éclat voilé que l’on appelle le blond cendré. C’était une de ces chevelures où la bouche voudrait se poser, non point pour y jeter ces âpres baisers que célèbrent les chansons d’amour, mais pour y aspirer une de ces joies qui donnent l’idée d’une étrange clarté à l’esprit, l’impression d’une fraîcheur surnaturelle au cœur. Ses yeux avaient ce mystère des regards où Dieu a mis la beauté ; ils renfermaient toute sorte de secrets qu’elle ne connaissait pas. Malgré mon intention de tout dire, je ne parlerai point de ses lèvres ; maintenant encore je vois trop le sourire qui les animait. Jamais une vulgarité ne l’a effleurée. Elle avait une grâce exquise, et l’on sentait cependant qu’elle n’avait point vécu là où on est réputé apprendre toutes les élégances. Gertrude était restée jusqu’au jour de son mariage dans une profonde solitude ; elle n’avait point quitté le château de Pérenne, qui appartenait au marquis de Pérenne, l’oncle de Thierry. « Rapides générations de fleurs ! » s’écrie quelque part M. de Chateaubriand en parlant des femmes qu’il a vues tour à tour passer à la clarté des lustres ; on aurait pu appliquer ce joli mot aux trois générations féminines qui habitaient Pérenne il y a quinze ans. Gertrude avait été élevée par une adorable grand’mère et par une mère ravissante. Elle avait appris à lire dans Mme de Sévigné. Le vrai monde n’était pas venu lui gâter le monde idéal où son enfance s’était développée. Son père n’avait pour tout bien qu’une terre assez vaste, mais d’un médiocre revenu. Attaché à la cause qui succomba en 1830, il ne connaissait personne dans la petite ville, toute peuplée de fonctionnaires, près de laquelle il demeurait. Il ne savait trop quel mari donner à sa fille, quand un de ses neveux, François de Gérion, eut la pensée, en revenant d’une campagne africaine, d’aller s’établir chez lui.

Gérion était tout à fait ce qu’on peut appeler un honnête homme. Il s’était vaillamment conduit dans mainte occasion. Sa physionomie était ouverte et martiale. Il dissertait volontiers sur toute chose ; seulement il n’appartenait pas à ce pays que je ne sais comment définir, où l’on parle une langue qui semble faite avec des mots connus de tous, et qui pourtant renferme de merveilleux secrets. Malheureusement Hl eut la pensée de vouloir se choisir une femme dans ce pays-là. Il se décida par des raisonnemens respectables, et qui lui semblaient d’un bon sens triomphant, à demander la main de sa cousine. Elle avait une dot des plus médiocres, pensait-il, mais elle avait une grande simplicité de goûts. Pour les hommes tels que Gérion, avoir des goûts simples, c’est ne pas aimer les parures et les fêtes. Des besoins d’esprit multiples, compliqués, infinis, ne détruisent en aucune manière pour eux la simplicité dont ils font un des élémens de leur bonheur. Sa femme garderait volontiers le logis; voilà tout ce qui le frappait. Le logis serait-il pour elle une cellule bienheureuse qui chaque jour lui offrirait de nouveaux trésors de paix, ou une geôle qui lui inspirerait des tristesses sans nom, de mortelles inquiétudes ? — C’étaient des questions qu’il ne se posait pas. Le marquis de Pérenne fut convaincu qu’il avait trouvé le mari pour qui sa fille avait été créée. Gertrude d’ailleurs, depuis un an, était bien seule. Les deux femmes qui l’avaient élevée avaient tour à tour disparu de ce monde. Un jour, Gérion rejoignit son régiment, emmenant avec lui une créature qui certainement était à elle seule un monde divin où la plus délicate des âmes se serait perdue avec délices. Par malheur, entre ce monde et lui, les moyens de communication n’existaient guère plus qu’entre notre planète et la lune, ce qu’il ne savait même pas.

Cependant telle est la puissance de la jeunesse, de la nature, de Vénus Astarté, comme dirait Heine, que ce mariage, tel qu’il était, eut, comme tant d’autres, sa saison printanière. Quand cette rapide saison fut passée, Gertrude s’aperçut qu’il y avait dans sa vie cette immense tristesse que le livre divin, consacré à toutes les tristesses humaines, a si bien peinte. Elle veillait auprès de quelqu’un qui dormait; elle ne se découragea pas. C’était une honnête femme; elle combattit la réalité avec toutes les vertueuses chimères dont les honnêtes femmes en pareil cas convoquent le ban et l’arrière-ban. Elle aimerait son mari comme un enfant, elle aurait pour lui une patiente et attentive tendresse où elle trouverait une source de joies austères, participant à l’essence sacrée du devoir et du sacrifice. Ses pieux désirs, je suis forcé de le dire, n’eurent pas le succès qu’ils méritaient. Elle fut contrainte, pour remplir ces espaces sans bornes que Dieu a mis ici-bas dans quelques âmes, à donner aux hôtes sacrés de son cœur toute une bande de profanes et dangereux compagnons. Elle avait appris l’anglais; elle lut Byron, qu’on avait écarté de sa jeunesse, et elle s’éprit de Lara, elle s’attendrit sur Manfred, tout comme si on n’avait pas prouvé que c’étaient là les créations malsaines d’une intelligence perverse. De sa maison algérienne, elle apercevait cette mer unie par des liens si mystérieux à l’esprit dont le Corsaire est né. Combien de songes l’ont visitée dans cette maison aujourd’hui déserte ! J’ai dit tout à l’heure que ce récit s’adressait aux gens qui se sentaient en disposition triste, j’aurais dû dire qu’il s’adressait aussi à ces éternels recommenceurs, pour prendre à Mme de Sévigné un de ses mots, que les redites de la passion ne lassent jamais; il s’agit ici d’une histoire intéressante seulement pour ceux qui, en cherchant un peu, en trouveraient une semblable dans leurs souvenirs. Gertrude était la femme que tous nous avons entrevue ou cru entrevoir, aimée ou cru aimer. Gertrude a, comme Ellénore, une heure de notre vie qui lui appartient.

Elle était donc assaillie par cette poésie que bien des gens voudraient chasser de la vie, et qui en effet, j’en conviens, y produit souvent de violens orages, mais des orages que pour ma part je regretterais, car lorsque ces tempêtes fondent sur certaines âmes, elles arrachent à toutes les pensées qu’elles y ébranlent des parfums semblables à ceux qu’un ouragan d’été arrache aux arbres en fleurs d’un jardin. Quelquefois elle était prise tout à coup à son piano par des accès de larmes. Elle s’abandonnait avec délices à ces pleurs qu’Ariel essuie de ses cheveux d’or; seulement à cette tristesse enchantée succédait une autre tristesse sans consolation et sans douceur, — le profond ennui de la vie, qu’elle sentait, je crois, comme personne ne l’a senti. Sa prière de chaque heure était celle du saint roi David : « O mon Dieu, délivrez-moi des nécessités de la vie! » Gérion se félicitait de plus en plus des goûts simples de sa compagne, parce que Gertrude ne voulait ni faire ni recevoir une visite. il ne savait pas qu’il entrait dans son logis plus de cavaliers que chez Marion Delorme. Et quels cavaliers que ceux qui du matin au soir entouraient sa femme! Il ne s’apercevait pas que Faust apportait tous les jours à cette Marguerite une nouvelle parure de diamans.

Cependant Gertrude ne rompait avec aucune de ses honnêtes illusions ; elle continuait à vouloir faire du devoir conjugal le but suprême de son existence. Plus d’une fois elle essaya d’attirer son mari dans le mouvement de ses pensées : elle aurait eu tant de joie à parcourir avec lui le beau jardin où elle s’avançait isolée et tremblante ! Ses efforts ne furent pas heureux. Quand le soir elle lisait à François un de ses auteurs favoris, ce brave garçon ne montrait ni impatience ni dédain; il soutenait même souvent contre le sommeil des luttes héroïques et finissant par la victoire. Alors il attachait sur elle un regard où rayonnait une candide satisfaction. Malheureusement, après ce regard, venaient des réflexions à sécher toutes les larmes, à éteindre toutes les flammes de l’enthousiasme. Elle fermait avec douleur le livre dont elle avait attendu un miracle, et, par ses yeux levés au ciel, en appelait b. Dieu de son abandon. Il se levait, l’embrassait sur le front, et une journée était finie, — une de ces journées qui nous sont données en si petit nombre par une main à mystérieusement avare pour chercher ce bien que nous ignorons et connaissons à la fois, la part de bonheur attribuée à la terre, que le ciel même ne nous rendra pas.

L’arrivée de Thierry ne fut pas tout d’abord un grand événement dans l’existence de Gertrude. Pérenne, au premier aspect, plut médiocrement à sa cousine. Il inspirait rarement du reste de soudaines sympathies. Ses traits étaient assez réguliers, mais ce qu’ils pouvaient avoir de charme était d’habitude caché sous une expression de fatigue un peu dédaigneuse. On sentait qu’il se promenait dans la vie comme un masque dans une fête de carnaval, n’ayant pas plus envie de montrer son visage que de voir celui de ses voisins. Seulement, quand il arrivait tout à coup à ce maussade convive de la grande réunion humaine d’être touché par une voix, un regard, je ne sais quoi qui le faisait frissonner, — quand, pris par le désir de voir et d’être vu, de parler et d’écouter, il se démasquait et suppliait le domino qu’il avait conduit dans quelque endroit isolé de renoncer aussi à son masque, il avait un singulier entraînement, une bizarre éloquence; on le quittait rarement sans émotion. Celles qu’il avait priées étaient pour longtemps poursuivies par l’accent ardent de sa prière.

Ce fut un soir, en se promenant à cheval, que Pérenne prit le parti d’essayer son pouvoir sur Gertrude. On était dans les derniers jours de juillet. Depuis près de trois mois, il voyait Mme de Gérion chaque semaine sans qu’il en résultât aucun trouble pour elle ni pour lui. Il pensa qu’un pareil état de choses avait duré trop longtemps. Il se promenait précisément, quand ces réflexions lui vinrent, du côté de Saint-Eugène. Il errait sur le bord de la mer, s’arrêtant à chaque instant pour forcer son cheval effrayé à attendre les vagues et à recevoir en plein poitrail leur écume. Tout à coup il partit au galop et se dirigea vers la maison de Gertrude.

C’était une maison mauresque, située sur une colline comme presque toutes les villas algériennes. Cette demeure, qui avait appartenu sous la régence à un renégat célèbre, interrogeait autrefois la campagne par d’étroites ouvertures. Le goût français avait altéré sa physionomie primitive. Maintenant de larges fenêtres et un balcon espagnol décoraient sa façade. Ainsi arrangé, cet ancien nid de pirates n’en était pas moins resté charmant. Ses murailles blanches se dessinaient sur un groupe d’arbres élancés et d’une sombre verdure. Derrière cette noire feuillée qui ressemblait à un fantôme près d’une fiancée, la colline développait une verte pelouse dominée par les flancs rouges et déchirés d’une haut€ montagne. On arrivait à cette maison par un chemin qu’on appelait le chemin du Corsaire. C’était un sentier où les plantes africaines se mêlaient aux arbres de nos pays ; d’immenses cactus déroulaient leurs feuilles étranges entre des ormes et des chênes. Que de fois Gertrude a suivi cette tortueuse allée avec un battement de cœur dont elle ne se rendait pas compte ! Il lui semblait qu’elle allait voir à un détour de cette route, sous ce grand arbre, dans cette clairière, quelque objet nouveau, quelque forme inconnue. Tant qu’on n’a rompu ni avec l’imagination ni avec la jeunesse, on garde la secrète espérance d’un visible enchantement qui sortira un jour pour nous de la nature ; on ne peut pas croire que sur cette scène où règne une si émouvante attente, rien ne se produira. Il faut bien pourtant qu’on se résigne à cette tristesse : arbres, ruisseaux, gazons, tout cela renferme une seule chose, la divine aumône que notre âme y laisse tomber.

Pérenne dit à son cousin qu’il venait lui demander à dîner. Il regarda Gertrude à table comme il ne l’avait pas regardée encore ; elle prenait pour lui un intérêt nouveau. Il inspectait le pays où il allait immédiatement pousser une vigoureuse reconnaissance. Après le dîner, on se rendit au salon. Du divan qui était au fond de cette pièce, on apercevait, quand la fenêtre était ouverte, une immense étendue de mer. Thierry s’assit aux côtés de Gertrude, et, pendant que Gérion fumait une quantité illimitée de cigares, il se mit à lui parler dans une langue qu’il employait pour la première fois avec elle. Jusqu’alors il ne lui avait rien dit que quelques mots insignifians prononcés d’une bouche paresseuse ; il lui parla d’une voix sensible et sérieuse dont elle se sentit tout étonnée. Il prit pour son entrée en matière la promenade même qu’il venait de faire il y avait quelques heures : tant de choses peuvent se passer en nous dans une promenade ! Il lui raconta ce qu’il avait pensé de la mer, du ciel, que sais-je ? Tout ce que je puis dire, c’est qu’il montra une intelligence qu’il avait jusqu’alors cachée des grandeurs émouvantes de ce monde. Il n’eut pas besoin de parler d’amour ; il savait que s’exprimer comme il le faisait, c’était en parler. L’amour est sous tous les sentimens qui nous touchent, sous toutes les pensées qui nous remuent : c’est là sa puissance suprême, c’est là son miracle éternel. Gertrude, sans s’en rendre compte à coup sûr, soupçonna bien comme un aveu dans les paroles de Thierry, car tout à coup elle se leva brusquement, quoiqu’il ne lui eût parlé que de la Méditerranée et de l’Afrique. Elle alla se pendre au bras de son mari, qui était debout sur le balcon.

— Ma chère amie, dit Gérion, je rentre et vous engage à en faire autant, car il y a dans l’air en ce moment un effroyable sirocco.

Gertrude laissa son mari la quitter, et s’accouda sur le balcon. Tout à coup elle sentit quelqu’un derrière elle et entendit une voix qui lui disait : — Rentrez, ma cousine; je vous ai devinée : vous craignez des paroles d’amour. Cette mer, ce ciel et jusqu’à ce souffle brûlant qu’on vous conseille d’éviter ont une bien autre éloquence que la mienne; ils sont plus dangereux que moi.


II.

Ce soir-là même, quand Pérenne fut rentré chez lui, il se déshabilla, s’enfonça dans un grand fauteuil, alluma une chibouque, et examina nettement sa situation. — Cette vieille carte du Tendre, se dit-il, dont on s’est moqué si souvent, n’est point pourtant chose si sotte. Je serai forcé de passer par Amitié et même d’y faire peut-être un assez long séjour. — Là-dessus il appuya son front sur sa main et traça rapidement son plan. Il n’eut pas cette vulgaire idée de s’en aller trouver Gertrude un beau matin pour lui dire : Donnez-moi votre amitié, je me contenterai de cette miette du divin banquet auquel je ne puis pas prétendre. Il avait un souverain mépris pour ce vieil artifice, qui cependant est encore en usage et réussit habituellement. Il pensa qu’il se ferait l’ami de sa cousine sans l’en prévenir; il réserverait son éloquence pour les grandes exigences, pour les occasions décisives. Voici quel fut à peu près le calcul qui résuma ses méditations. Il était au mois d’août, il devait retourner en France vers le mois de janvier; il l’avait juré à Mme de Hautcastel. C’était à peu près quatre mois d’Afrique qu’il fallait à toute force occuper. L’amitié lui prendrait bien trois semaines; puis pendant un mois peut-être il serait obligé de sacrifier à ce triste amour pâle, maigre, décharné, phthisique, sur qui M. de Lamartine lui-même a jeté vainement le divin manteau de sa poésie. Enfin il lui resterait deux mois et plus pour le véritable amour, pour l’idéal et ardent époux de Psyché, pour le dieu fait de chair splendide et d’immortelle pensée, qui donne et demande esprit et sang, tout ce qui est le mystère de notre vie.

En songeant à cette dernière phase de sa campagne, il s’animait, car ne croyez pas qu’il n’y eût rien en lui, parce qu’il calculait ainsi d’avance un genre d’action où l’on est censé ne devoir apporter que de l’entraînement. Il était, mon Dieu, ce que sont presque tous les hommes, moitié bon, moitié mauvais, moitié vrai, moitié faux, mettant sur ses traits un masque de théâtre, et sous ce masque répandant bien souvent de vraies larmes. Pourtant son heure n’était pas encore venue, cette heure divine où l’on doit aimer, cette étoile qui nous regarde et nous dit : Voici que ton seigneur est né. Mais cette heure-là devait venir; elle était proche, la lumineuse messagère éclairait déjà son horizon.

Pendant qu’il sentait et pensait ainsi, qu’est-ce qui se passait en Gertrude ? Elle était agitée et triste, d’une tristesse qui toutefois ne lui déplaisait pas trop; elle comprenait qu’il y avait depuis quelques instans dans sa vie un de ces dangers que les femmes aiment à braver, que cet orage arrêté sur la demeure de Charlotte le soir où Werther lut Ossian était près de planer sur sa maison. Cependant elle se reprocha de s’être montrée trop effarouchée aux premières paroles dont elle avait cru saisir le sens, elle avait donné par ses marques imprudentes de peur un avantage à Thierry, puisqu’elle lui avait permis de lui dire : Je vous ai devinée. Maintenant elle essaierait de le revoir avec calme, et sérieusement qu’avait-elle à craindre ? Il ne lui avait jamais plu, elle ne s’était jamais occupée de lui. Elle ne réfléchissait pas que le Thierry qui lui avait été si indifférent, c’était celui qui jusqu’alors semblait à peine l’avoir vue. Depuis un moment, elle connaissait un autre Thierry, dont elle était obligée déjà de s’inquiéter.

Un vendredi, à trois heures, Pérenne monta à cheval et se rendit chez Mme de Gérion. Quand il entra dans le chemin du Corsaire, le passage de l’ardente lumière où il avait marché jusqu’alors à un jour mystérieux de bois sacré lui causa une vive impression. Son esprit s’engagea brusquement dans des idées qui ne lui étaient pas familières. Il se demanda si ce qu’il allait faire était bien. Il ressemblait à ces conquérans qui tout à coup, au moment d’une grande bataille, sentent une pensée humaine se lever comme une apparition au fond de leur cerveau. Il eut presque envie de revenir sur ses pas, mais il sourit. — Sais-je, pensa-t-il, si c’est le bonheur ou le malheur que je lui porte ? L’avenir me le dira. Ce qu’à présent mon cœur et ma raison me disent, c’est que je suis dans la vie pour vivre. — Et il continua sa route. Néanmoins il était un peu ému quand il entra; elle aussi avait une émotion qui était même assez visible. Il y avait maintenant quelque chose entre eux, ils le comprenaient. Ils n’étaient plus ces mondes isolés que nous sommes si souvent les uns pour les autres. Ils devaient s’attirer ou se repousser, se confondre ou se briser peut-être; mais il ne dépendait plus d’eux de se côtoyer indifférens et solitaires dans la nuit où Dieu nous a jetés.

Ce fut Thierry, comme on se l’imagine, qui se remit le plus vite. Il commença sur-le-champ à suivre le plan qu’il s’était tracé. Il chercha tout simplement à occuper Gertrude, à la distraire, à entrer dans ses loisirs sans faire apparaître dans ses discours, même à l’horizon le plus lointain, une pensée d’amour. Gertrude était une musicienne d’un très rare et singulier talent. Elle promenait sur son piano ces mains magnétiques des grands maîtres qui envoient un fluide tout-puissant de l’instrument qu’ils font parler aux âmes qu’ils fascinent; sur la prière de Thierry, elle joua une de ses plus émouvantes mélodies. Pérenne affecta de se montrer fort calme ou du moins fort contenu. Il lui fit quelques observations sur son jeu d’un ton enjoué et cordial; il aspirait à la bonhomie, et il l’atteignait comme tout ce qu’il voulait atteindre. Aussi, quand il fut parti, Gertrude eut-elle un vrai regret de ses défiances de la veille. Elle pensa que son cousin allait être tout simplement pour elle un aimable compagnon qu’elle regrettait d’avoir méconnu. — Ce que j’aime surtout en lui, dit-elle, c’est une franchise qui se laisse voir dans toutes ses attitudes; je suis persuadée que je ne lui plais pas beaucoup, et il ne cherche pas à me faire croire que je lui plais. Qu’il reste ce qu’il a été tout à l’heure, et je le verrai tant qu’il voudra. Pérenne se disait de son côté : « Voici la gazelle apprivoisée. En vérité, quand je ferai feu, ce sera un assassinat. »

Et il déploya toute cette patiente adresse que nous donne en entreprise amoureuse la parfaite liberté de cœur. Bien loin de se poser en soupirant, il prit vis-à-vis d’elle un rôle qui lui était cent fois plus facile, celui d’un homme fatigué de la galanterie sous toutes ses formes, qui est heureux de se reposer auprès d’une femme dont il n’est pas épris. Elle ne s’imaginait pas, lui disait-il avec un accent pénétrant de vérité, combien il était las de toute une espèce de jeux. Seulement il en était venu à lui parler sans cesse de ce métier qu’il ne voulait plus faire, et il accoutumait ainsi un esprit pur, de chastes oreilles à tout ce qui faisait le fond de sa vie malsaine et blasée. Elle lisait ce mauvais livre avec une ardente curiosité. Je ne puis résister au désir de résumer en quelques mots un des chapitres qui l’intéressa le plus. Ce récit sera trop court pour être un hors-d’œuvre. Il en serait un d’ailleurs, qu’importe ? il s’agit ici de réalité et non point d’art.

— Si j’écrivais des nouvelles, lui dit-il un jour, j’en aurais voulu composer une avec une histoire de ma jeunesse que j’aurais appelée les Adieux de lady Renwood. — Si vous aviez vécu autre part qu’à Pérenne, vous sauriez ce que c’était que lady Renwood; elle avait un talent qui lui aurait permis d’être une des cantatrices les plus applaudies de notre temps. La Malibran seule a soupçonné le génie harmonieux qui vivait dans sa poitrine et venait s’ébattre sur sa bouche; sa voix était un véritable luth. La première fois que je l’ai entendue parler, il me semble que c’était hier, elle était derrière moi, en toilette de bal, appuyée sur une cheminée. Je me retournai; je croyais avoir effleuré la corde de quelque instrument surhumain qui frémissait à mes côtés. Elle avait une irréprochable beauté et une âme douce, bonne, spirituelle, gracieuse, digne d’habiter le beau corps où le ciel l’avait placée. On aurait fait facilement une liste plus longue que celle de don Juan de tous les hommes qui s’étaient épris d’elle, et, je dois le dire, une liste assez longue aussi de ceux qu’elle n’avait pas laissés souffrir. Quand je la connus, son humeur clémente durait encore, et j’en profitai. Malheureusement à cette époque la jeunesse avait pris congé d’elle, sans brusquerie cependant, sans dureté, comme un beau jour se sépare d’une campagne embaumée, en laissant s’attarder sur la cime des arbres quelques-uns de ses plus doux rayons. J’ai donc tort, en vérité, de dire malheureusement. Je ne sais pas si dans l’aimable histoire de ce cœur je voudrais changer la date de mon règne. Certainement elle me fit connaître un bonheur qu’elle n’avait donné à personne avant moi. Ceux que nous aimons sont toujours un peu les créations de notre tendresse. Je fus le dernier né de son amour, et de là cette adorable bonté dont je vais vous donner la preuve.

Par un hasard singulier, tandis qu’un si grand nombre de ses aventures les plus éphémères avaient occupé le public, nos sérieuses et longues amours, — je l’ai aimée pendant deux années, — étaient restées secrètes. Je l’avais connue en Italie, où nous nous étions promenés comme Oswald et Corinne, fuyant les hommes, n’associant au bonheur dont toute notre vie était éclairée que les merveilles de la nature et de l’art. Un jour il arriva que je l’aimai moins, et elle s’en aperçut. Nous étions au bord d’un lac, dans une maison où un soir nous étions arrivés tous deux l’âme remplie d’une joie qui nous semblait immortelle. Il y avait de cela un mois, et l’un de nous avait immolé malgré lui aux dieux ingrats et légers. Je voulus vainement lui cacher une inconstance dont j’étais moi-même navré; elle me dit ce que jamais je n’aurais pu dire, avec un sourire qui aurait ranimé mon culte pour elle, si la plus morte de toutes les choses n’était point une religion expirée. Le lendemain, en me réveillant, j’appris, par un billet que l’on me remit dans mon lit, qu’elle m’avait quitté. — «Notre séparation, me disait-elle, est maintenant accomplie; seulement je ne vous ai pas fait mes adieux, cher enfant, et je vous les ferai. Je serai à Paris au mois de janvier, venez m’y rejoindre; puis ma vie finira, et la vôtre commencera; mais mon couchant et votre aurore se seront un instant éclairés des mêmes feux. » Un moment je voulus la suivre; je rejetai cette pensée : je ne savais point où elle avait dirigé sa course. D’ailleurs elle m’avait deviné : mon amour était devenu poussière; pourquoi aller jeter à ses pieds cette cendre qu’elle avait eu raison de quitter ? Je me résignai. Je passai en Italie un triste automne; puis, au temps qu’elle m’avait indiqué, j’allai à Paris. Je la trouvai là dans l’appareil des jours les plus splendides de sa vie. Elle avait fait décorer, avec un luxe qui était le sujet de tous les entretiens, une sorte de palais bâti par un millionnaire américain que cette construction avait ruiné. Elle me fit un tendre accueil qui ne put avoir rien d’intime toutefois ; son salon ne fut pas vide un instant ; le soir elle avait du monde, et allait ensuite à trois grands bals. « Venez me voir demain, me dit-elle, et vers minuit je vous parlerai. » C’était un singulier jour et une singulière heure pour un rendez-vous, car le lendemain elle donnait une fête dont depuis un mois tout Paris était occupé.

J’étais habitué à lui obéir : je fis sa volonté. Le lendemain soir à onze heures j’entrai chez elle. Le luxe, auquel je suis tout à fait insensible maintenant, ne m’a jamais beaucoup touché. Cependant plusieurs fois, quand j’étais jeune, une profusion de fleurs et de lumières a exercé une certaine action sur mes nerfs, et en montant un large escalier garni de plantes exotiques comme le chemin du Corsaire, je sentais une sorte d’ébranlement qui me préparait à des émotions vives et profondes. La fête de lady Renwood était tout ce qu’une fête peut être : elle n’avait oublié aucun de ces secours empruntés à la matière que la religion elle-même ne dédaigne pas, puisqu’elle associe à ses prières l’or, les parfums et les harmonies ; mais au milieu de ces enchantemens, la véritable magie c’était elle, dans tout l’éclat de sa grâce, de sa jeunesse, des charmes innombrables et mystérieux dont l’avait douée la troupe des fées, — elle à vingt ans. Chez tous ceux qui la regardaient, c’était un même élan d’admiration, c’était pour moi une impression unique ; je sentais comme la joie en même temps heureuse et effrayée d’une chère apparition.

Avec un art dont un goût comme le sien, pour mieux dire une

âme comme la sienne pouvait seule avoir le secret, elle avait pour quelques heures reconquis sur le temps toute sa beauté. J’ai su depuis tout ce qu’elle avait développé de combinaisons, de calculs, d’efforts, dont l’ingénieuse hardiesse m’a presque arraché des larmes d’admiration. Depuis les fleurs, les diamans, les dentelles qui composaient sa parure, jusqu’aux tentures de ses salons, jusqu’aux clartés de chacun de ses lustres, tout avait été disposé, avec une science dont l’esprit d’aucun homme ne serait capable, pour me ménager la vision qui me faisait tressaillir. Je crois aussi que son amour avait attendri quelque puissance divine, car il y avait dans ses yeux, sur ses lèvres, ce que ne peut nous donner aucun artifice, une de ces expressions qui sont des présens du ciel à nos traits. Quand elle m’aperçut, elle s’avança vers moi, elle prit mon bras et me déclara qu’elle ne voulait plus me quitter. Pendant une heure, elle me promena ainsi, montrant à tous par ses regards, par son sourire, par son visage penché sur le mien, par sa voix résonnant sans cesse à mon oreille, qu’elle était, au milieu de sa fête, perdue dans une rêverie d’amour. Moi-même j’étais tellement abîmé dans un songe qui à chaque instant me semblait devoir s’évanouir, qu’aucune joie de vanité, je le dis en toute franchise, n’arrivait jusqu’à mon cœur. Elle encourageait cette visible extase qui secondait sa pensée; quand ce que nous éprouvions tous deux ne fut plus un secret pour personne, elle me conduisit dans un boudoir qu’éclairait une seule lampe, et où le son des instrumens arrivait affaibli comme une musique de sphères lointaines. Là, elle me dit : « Thierry, mon cher Thierry, je vous fais mes adieux; partez. J’ai voulu vous laisser un souvenir qui rayonnât en vous, même alors que sur mon image bien d’autres images auraient passé. Puis j’ai mis ma vanité, mon enfant, une bien tendre vanité, à vous léguer un de ces succès qui flattent l’amour-propre des hommes. Je vous fais entrer en vainqueur dans ce monde que je quitte. Toutes les femmes désireront plaire à l’amant de lady Renwood. Je ne sais pas trop si ce que j’ai fait est bien ou mal, vous rendra heureux ou malheureux; je sais seulement que c’est un amour profond qui m’a inspirée. Je désire qu’on admire mon Thierry comme je l’ai admiré; je ne crains pas qu’on l’aime comme je l’ai aimé. » Et je vis étinceler ses larmes, qu’elle retenait avec un héroïque effort, la pauvre femme, par une raison que j’ai comprise depuis, par une raison dont certains souriraient à coup sûr, et qui, moi, m’attendrit si fort que je ne veux même point l’indiquer.

Gertrude aussi fut attendrie, Thierry le vit, et il continua, encouragé par un regard qui se posait humide et brillant sur lui : — Je pris sa main, je ne voulais pas m’éloigner; je lui jurais que ma passion pour elle était dans toute sa force, que j’allais mourir à ses pieds. — Partez, reprit-elle, avec une voix qui ne me permit pas de lui résister; c’est une grâce que je vous demande, vous le comprenez bien; c’est le seul moyen d’adoucir une douleur dont je n’ai point voulu vous parler. Encore une fois, partez.

Je m’éloignai. Sur le seuil de ce boudoir où je ne devais plus rentrer, je me retournai pour la voir encore. Elle était debout et me suivait du regard. Il me sembla que je prenais congé d’un de ces chers fantômes qui accompagnent nos premiers pas en ce monde, d’un de ces hôtes divins de notre jeunesse, d’un de ces spectres de notre aurore, qui nous quittent quand viennent les ingrates chaleurs, les tristes et pesantes clartés. Je traversai ces pièces, maintenant désertes pour moi, où je venais d’errer avec elle, et je me trouvai seul avec ma liberté, compagne que je croyais aimer il y avait quelques heures et qui en ce moment m’accablait. C’est une société que du reste je n’ai jamais su garder. Sa prédiction s’est accomplie. On m’a dit que l’on m’aimait; j’ai dit, j’ai juré que j’aimais aussi, tout cela souvent, quelquefois dans les mêmes termes, quelquefois dans des termes variés. Aujourd’hui j’ai pour toutes ces paroles, où rien de moi ne vit plus, une horreur que je ne puis rendre; j’espère bien en avoir fini avec ce passe-temps, qui, malgré sa monotonie, a produit sur moi son effet ordinaire en me rendant tous les autres passe-temps impossibles. Pour qu’un jour encore la pensée me vînt de jeter certains mots dans l’oreille d’une femme, il faudrait, ce que je ne prévois pas, ma cousine, un miracle au fond de moi, une baguette fendant les rochers et en tirant des sources vives. Cette baguette-là est perdue, n’est-ce pas ? — Et il se mit à sourire; seulement, tandis que sa bouche souriait, une tristesse profonde, comme l’ombre d’une épaisse nuit, envahissait ses yeux.

Il se leva brusquement. — Je vais, dit-il, remonter à cheval, je ferai un temps de galop, l’air et les vagues me débarrasseront de mes diables bleus. — En s’en allant, il prit les doigts de Gertrude, que, pour la première fois, il effleura de ses lèvres. Quand elle fut seule, Mme de Gérion songea de cette belle lady Renwood et de sa singulière fantaisie, de cette scène bizarrement triste et tendre qu’on venait de lui raconter : il lui semblait que l’air de sa chambre était rempli par un parfum d’une espèce inconnue, qu’on avait placé quelque part auprès d’elle un bouquet qui lui faisait mal et qu’elle ne voulait pas jeter.


III.

Ce que Pérenne avait prévu arriva. Gertrude s’ennuyait, quand elle ne voyait pas celui qui l’aidait à porter le fardeau de ses journées. Elle attendait avec impatience cet hôte de sa solitude, qui n’était ni un amant, ni un ami, mais un personnage innommé, une sorte d’esprit familier venant se jouer dans toutes ses pensées, comme Trilby dans la robe et dans les cheveux de Jenny. L’instant vint où Pérenne sentit qu’il pouvait prononcer le mot que sa bouche avait si soigneusement retenu. Gérion avait engagé sa femme à visiter à cheval les environs d’Alger. D’habitude il l’accompagnait. Un jour, il voulut que Gertrude sortît seule avec son cousin. — Seulement, comme je n’entends pas que les médisans s’exercent sur vous, lui dit-il en souriant, n’allez pas sur les grandes routes. — Et se tournant vers Pérenne : — Vous voyez, ajouta-t-il, que je suis confiant. Je devrais être jaloux pourtant, si je songeais à votre mauvaise renommée; mais... — Il s’arrêta avec un sourire qui voulait dire : Mais je serais prodigieusement ridicule, si je m’imaginais que, présent ou absent, je ne suis pas adoré par ma femme, par ma propre femme, la femme que j’ai pardieu bien épousée. On était en septembre, et vraiment ce jour-là il se passait quelque chose d’étrange dans le ciel. L’Afrique ne se baigne pas toujours dans une lumière bleue et ardente; il y a des heures où son horizon s’obscurcit, et alors elle est ravissante. C’est la Vénus antique mordue au cœur tout à coup par la mélancolie moderne; c’est l’âme de René, c’est l’âme de Manfred, rayonnant sous le masque divin, sous la beauté immortelle de Mercure ou de Bacchus. Des nuages mélancoliques s’affaissaient sur les montagnes; la mer et le feuillage semblaient assombris comme un regard où s’amoncèlent d’immenses tristesses.

— Gertrude, dit Pérenne à sa cousine, dites-moi, je vous en prie, ce que vous sentez. Quant à moi, je souffre et crains de ne plus souffrir. Il se passe dans ce moment-ci au fond de moi un mystère douloureux que je suis obligé de vous révéler, car tout ce qui m’entoure m’arrache mon secret. C’est mon âme qui me quitte et qui se donne à vous. Gertrude, je vous aime comme je n’avais pas encore aimé. Je vous en supplie, — si Dieu permet cette horrible chose, que ce qui me bouleverse ne vous effleure même pas, — au moins, par pitié, pas une parole de reproche, pas un regard cruel; ne me regardez pas et restez muette; ne faites pas rentrer dans mon cœur, qu’il déchirerait, le cri de passion qui s’adresse à vous.

Elle ne dit pas un mot, mais elle le regarda, et son regard fut sans dureté. Lui, se penchant alors vers elle, saisit le bout de son voile, qui flottait, et pressa le léger tissu de ses lèvres; puis, comme si un même tourbillon les eût emportés, tous deux partirent au galop.

Quand leurs chevaux reprirent le pas, Thierry ne commit pas la faute de recommencer un aveu d’amour. Il parla de ce qui l’entourait, il débita les mille propos que nous suggère l’esprit capricieux des longs entretiens. Il ne dit pas un mot de la passion qu’à l’instant même il venait de révéler brusquement. Il voulait que le céleste abîme qu’un éclair avait montré tout à coup reprît son mystère : il savait que les apparitions, pour conserver tout leur éclat, ont besoin d’être de courte durée; mais le sentiment qu’il semblait taire animait jusqu’aux plus insignifiantes de ses paroles ; la vie surhumaine que l’amour jette dans notre langage était dans chacun de ses mots ; elle était bien plus encore, cette divine existence, dans le silence qu’on gardait auprès de lui, dans l’attention émue qu’on lui prêtait. C’était Gertrude qui sentait vraiment une révolution tout entière s’accomplir dans ses destinées. Le monde lui apparaissait comme il dut apparaître à Eve lorsqu’elle eut goûté au fruit d’où la Volupté et la Mort sortirent en se tenant enlacées. Elle était en même temps pleine d’effroi, parce qu’elle comprenait qu’une vertu la quittait, qu’une colère la menaçait, — et tout embrasée d’allégresse, parce qu’elle saluait au fond de son cœur les tressaillemens d’un dieu inconnu. Thierry la conduisit jusqu’à la porte de sa demeure. Là, il mit pied à terre pour l’aider à descendre de cheval, et tandis qu’elle s’appuyait rapidement sur lui : — Dites-moi, murmura-t-il avec l’accent brûlant de la prière, dites-moi, je vous en supplie, que je ne vous ai pas déplu !

— Non, répondit-elle, vous m’avez fait le mal de cet air que je n’ai pas pu continuer hier, parce que des larmes m’ont arrêtée, voilà tout.

Et elle s’élança sous le portique de la maison mauresque, où elle disparut.

— Voulez-vous dîner avec nous, Thierry ? cria Gérion, qui était à son balcon dans une robe de chambre orientale, tenant comme un sceptre une longue pipe. Et comme Thierry lui répondait par un refus : — Ah ! reprit-il, je ne vous demande pas pourquoi vous êtes si pressé de retourner à votre logis ; il y a là-dessous quelque secret de célibataire. Heureusement cela ne me regarde pas.

Pérenne s’éloigna en faisant prendre à son cheval une allure désordonnée. Il voulait laisser Gertrude à elle-même, et puis, par dessus tout, il éprouvait un invincible besoin de solitude. Il emportait avec lui un trésor qu’il voulait contempler loin de tous les regards, le noble, le pur, le charmant amour qu’il venait de ravir : — Car elle m’aime, se disait-il, j’en suis sûr. Et moi, suis-je amoureux d’elle ? Pas encore, se répondait-il, mais à coup sûr je l’aimerai. — Pérenne ressemblait à ces pécheurs qui comptent toujours sur les secours de la grâce. Il avait raison du reste : la grâce devait en effet le toucher.

Tandis qu’il sentait et raisonnait ainsi, Gertrude éprouvait déjà de cruelles angoisses. Il lui semblait qu’un changement s’était opéré en elle ; la vue de son mari lui inspirait toute sorte d’émotions pénibles et confuses. Après le dîner, elle prit un livre, et Gérion, de son côté, s’empara d’un journal qui, au bout d’un instant, sembla le captiver. Il avait une belle tête, après tout, où l’intelligence ne résidait pas, il est vrai, mais qui s’en passait fort résolument. Gertrude vint par hasard à le regarder au moment même où la lumière de la lampe donnait à ses traits, qu’elle éclairait vigoureusement, un caractère particulier de dignité et d’énergie. Elle eut comme un mouvement de peur ; puis, en continuant à le contempler, elle aperçut sur une de ses tempes une mèche de cheveux blancs qui, pour la première fois, attirait son attention. Alors elle eut l’apparition de toute une vie où s’étaient succédé des dangers, des fatigues, des souffrances, — où les bonnes journées avaient été rares, où la vieillesse paraissait déjà, que la mort peut-être terminerait bientôt, et elle fut prise par un attendrissement profond. Elle eut envie de se jeter à ses genoux, de répandre sur ses mains les larmes dont elle était oppressée, de lui révéler son cœur. Elle s’arrêta : les esprits exaltés se défient avec raison des esprits positifs, ils craignent qu’on ne traite de mouvemens romanesques les élans les plus sacrés. De là, en des heures de crises suprêmes, tant d’expansions salutaires qui sont comprimées, et le silence, le silence fatal qui triomphe. Elle n’étouffa pas en elle toutefois le transport dont elle contint l’expression. Elle prit le ferme propos, la résolution sincère d’agir comme elle l’aurait fait après une effusion dont la joie consolatrice ne lui était pas permise. Attachant sur son mari, puis levant au ciel un regard rayonnant d’héroïsme, elle offrit à Dieu un sacrifice que, dans sa crédulité enthousiaste, elle croyait accompli déjà. Elle ne savait pas que la victime qu’elle voulait immoler, alors qu’on la croit abattue, se relève, audacieuse et triomphante, défiant la créature humaine qui la livre et l’être divin qui la demande, ébranlant et détruisant l’autel que son trépas devait consacrer.


IV.

Le lendemain dans la journée, Thierry se rendit chez sa cousine. Le soir, en la quittant, il aurait pu dire comme Jean-Jacques : J’ai été éloquent. Il avait livré une terrible bataille qu’il avait gagnée. Au premier coup d’œil, il avait reconnu qu’il s’agissait d’une lutte à outrance, qu’il allait avoir à soutenir des efforts désespérés. Gertrude lui avait fait un accueil glacial. Quelques instans, un de ces silences qui précèdent tous les combats avait régné entre eux, puis Thierry avait commencé. Cette fois, il sentait que l’heure des temporisations était passée, que l’attaque devait être brusque et décisive. Il avait attaché sur Mme de Gérion un regard suppliant. — Hier, lui dit-il, j’en suis sûr, vous m’aimiez; je l’ai senti, toute mon âme me le disait. Aujourd’hui vous me punissez de la joie que vous m’avez donnée; vous voulez me reprendre mon bonheur, mon pauvre bonheur soumis, tremblant, craintif, qui vous demande merci. Gertrude, ce n’est pas bien, vous jouez avec ma vie. Et encore si c’était de ma vie seulement qu’il s’agit! mais c’est quelque chose d’immortel que vous voulez détruire, et un bien qui n’est pas à moi, qui est à nous deux : c’est ce rêve, sans lequel nos jours ne seraient qu’un sommeil accablant, c’est ce rêve qui commence en ce monde, mais qui finit autre part, un instinct nous le dit, que vous voulez faire évanouir ! Gertrude, de la pitié pour notre songe! de la pitié pour nous deux !

Une fatalité heureuse ou funeste voulut qu’elle répondît à ces derniers mots ; au lieu de combattre l’amant, ce fut à l’amour même qu’elle s’attaqua. Je le dis en passant à celles qui veulent rester épouses du devoir, filles des solitudes : elle eut tort. On peut lutter contre un homme, on ne lutte point contre un dieu. À la milice impétueuse, aguerrie, invincible des argumens passionnés, elle opposa d’antiques remparts dont le destin a toujours été d’être enlevés. — Une femme qui avait aimé était à jamais malheureuse ; le bonheur était dans le calme, dans la règle, dans la vie simplement prise et courageusement supportée. Que devenaient d’ailleurs toutes ces affections romanesques avec leurs prétentions à une éternelle durée ? Est-ce que les cœurs ne sont point pavés des tombeaux de ces immortelles ?…

Même quand aucun sentiment sérieux ne le soutenait, Thierry possédait toute sorte de réponses triomphantes à ces questions. Qu’était-ce donc maintenant qu’il aimait ? car, en vérité, je crois, je suis convaincu que dès lors il était touché, et je regrette les paroles, que j’ai atténuées tout de suite pourtant, sur le défaut de son cœur. C’est qu’il se jugeait sévèrement lui-même ; c’est que, pareil à beaucoup d’hommes de son temps, il trouvait une sorte de plaisir à se condamner, à se réprouver, à se faire un peu soldat du ténébreux patriarche de toutes les insurrections. Quand à force de mots brûlans, qu’accompagnèrent quelquefois des larmes sincères, il eut tiré d’elle, non plus un muet consentement, mais une réponse, une vraie réponse aux aveux de sa tendresse ; quand elle se fut écriée : — Je sens bien que je serai forcée de vous aimer ! — il fut pris d’une joie immense. Molière l’a bien dit, et ce n’est pas nous qui le lui avons fait dire depuis Hoffmann, depuis Byron, depuis Mozart : le grand enivrement des conquêtes n’appartient pas qu’aux preneurs de villes ; don Juan a eu une aussi vaste ambition qu’Alexandre.

Pendant un mois tout entier, il se tint vis-à-vis d’elle dans cette réserve qu’il avait d’avance acceptée. Elle l’aimait, elle le lui disait, et elle attestait le ciel que jamais elle ne laisserait tomber une seule plume de ce qui lui semblait ses ailes. Il l’écoutait en silence, sachant que toutes les heures s’enchaînent, et que partant les heures couronnées de roses blanches avaient déjà derrière elles l’heure à la couronne de roses rouges. L’impatience le prit cependant, et il résolut de hâter une marche trop lente. Un jour où, comme d’habitude, elle repoussait tout élément terrestre de leurs amours, il lui répondit : — Soit ; nos amours seront tout à fait célestes en effet, car je me meurs. — Ce jour-là il entrait dans la seconde phase de sa campagne.

Ce fut en septembre qu’il lui parla ainsi, un soir où il était seul avec elle sur le balcon de cette maison mauresque où ils s’étaient connus. Devant eux, la mer et le ciel semblaient se confondre pour former une sorte de sanctuaire teint de la même couleur, animé de la même clarté, telle que doit l’être, je l’imagine, dans la baie napolitaine, la fameuse grotte d’azur. — Croyez-vous vraiment, lui dit-il, que ce soit à cette heure, auprès de vous, devant ces merveilles, sous ce regard de Dieu qui se fait visible, qu’une pensée impure puisse naître dans mon cœur ? — Et comme d’habitude il remua ciel, terre et ondes pour lui démontrer que son amour était un droit, ses désirs une loi, lui un souverain légitime, et ce pauvre Gérion un usurpateur. Quoiqu’il parlât avec une singulière chaleur, et qu’au point de vue des amoureux il dît des choses fort plausible, il faillit se perdre. Gertrude fut effrayée à la lumière de la torche ardente que l’on agitait devant elle : la périlleuse région où elle s’était engagée lui apparut; puis, ce ne fut pas seulement de l’effroi qu’elle ressentit, ce fut une sincère douleur. Elle ressemblait, c’est une comparaison bizarre peut-être, mais si juste que je ne veux pas la repousser, à ces amans rêveurs de la liberté qui tout à coup voient la mort de leurs songes : la plus aimée de ses chimères était là, gisante à ses pieds. Elle quitta le balcon, s’enfuit au fond de son salon, se jeta sur un canapé, et ensevelit sa tête dans ses mains. Thierry s’assit auprès d’elle; il la regardait avec un étonnement inquiet quand il l’entendit sangloter.

— Gertrude, lui dit-il en essayant de lui prendre une main qu’elle appuyait sur ses yeux; Gertrude, qu’avez-vous ? que pensez-vous ?

— Oh! disait-elle, je suis punie; mon amour, l’amour qui me rendait heureuse, l’amour avec lequel je voulais vivre et mourir, il l’a tué.

Son désespoir était si vrai, que Thierry sentit dans ses yeux une larme, et dans son cœur quelque chose qui ressemblait à un regret — Voici donc, se dit-il, ce que c’est qu’une honnête femme ? En vérité, cela pourrait donner à réfléchir. — Puis il pensa, eut-il tort ou raison ? que dans une entreprise on ne devait pas se laisser arrêter, qu’il faut dans la forêt enchantée combattre la nymphe qui pleure aussi bien que le dragon qui jette des flammes. — Non, Gertrude, murmura-t-il à son oreille. Ce n’est pas un amour qui meurt, c’est un amour qui naît au contraire, et qui naît dans les larmes comme tout ce qui est humain. — Oh ! dit-elle, il n’y avait rien d’humain dans ce que je pleure.

Une semaine après cette soirée, par un de ces orages qui agissent si étrangement sur notre cerveau et sur nos nerfs, Gertrude et Thierry étaient encore sur le balcon où tant de fois ils étaient venus, obéissant à l’inquiet souci que tous les amoureux ont de la campagne et du ciel. Il faisait nuit, et toutes les étoiles avaient depuis longtemps sombré dans un océan de nuages; quelques éclairs, qui par instans jaillissaient des ténèbres, montraient les deux amans unis l’un à l’autre comme deux ombres destinées à être emportées éternellement par le même souffle dans le pays des visions.

— Non, lui disait Thierry, je ne puis croire que notre amour soit réprouvé, qu’il y ait une malédiction sur notre bonheur ; mais en vérité, si cela était, s’il y avait quelque part contre nous une grande et mystérieuse colère attendant l’heure de nous frapper, ce que nous sentons n’en serait pas moins un bien, le seul bien dont l’âme humaine ait ici-bas la vive intelligence, l’irrésistible désir, la nette, la lumineuse pensée. Pourquoi te le cacher ? cette tempête a pour moi une sorte d’attrait, par cela même qu’elle est une image de ce courroux que toute joie terrestre semble éveiller dans un monde inconnu. Oui, j’aime cet orage ; oui, j’aime cette foudre qui ne sert qu’à illuminer ta beauté. Qu’elle nous atteigne du reste, cette belle et sinistre flamme : elle viendra trop tard pour frapper l’œuvre immortelle de nos deux cœurs. Rien ne peut faire que nous ne nous soyons pas aimés. Qu’un Dieu irrité renverse maintenant, s’il le veut, la coupe où ont trempé nos lèvres, il ne détruira pas notre ivresse, elle s’élèvera jusqu’à lui de la poussière où roulera le vase brisé. — Je vous en supplie, lui répondit-elle, ne blasphémez pas, vous m’effrayez. Dieu peut tout contre toute chose ; ce que vous dites là, un jour peut-être vous ne le penserez plus, parce qu’il ne voudra plus que vous le pensiez. Quoi qu’il en soit, vous m’avez fait mal. Je crois déjà me sentir atteinte par celui que vous défiez. — Ainsi ils parlaient, je raconte. Si on me demande pourquoi ces paroles, c’est parce qu’ils les ont échangées.

La péripétie de cette très simple histoire, de cette histoire plus simple en vérité que le récit même de mistress Inchbald, ce fut le retour de Gérion, car je dois dire ici que Gérion avait eu la pensée d’aller passer deux mois en France. Ce pauvre Gérion, je n’ai guère parlé de lui. Cela tient à toute sorte de motifs respectables et à un motif tout-puissant : ce dernier est que je trouvais à m’occuper de sa personne un invincible ennui. J’aurais pu dire cependant beaucoup de choses à son sujet. Sa femme avait soutenu pour lui des luttes héroïques contre Thierry. Pendant tout le temps où elle avait affirmé qu’elle l’aimait avec ces airs sérieux, ces mines solennelles, ce ton grave et pénétré que les femmes prennent quand elles vous parlent de leur amour pour leur mari, elle avait fait à chaque instant, de son cœur, de son esprit, de tout son être, la plus courageuse apologie. — Vous êtes injuste pour lui, répétait-elle sans cesse à Pérenne, vous ne savez pas tout ce qu’il a d’intelligence sérieuse et de vraie sensibilité, — Si par hasard dans la conversation il échappait à Gérion, devant Thierry, quelques paroles où se montrait une apparence un peu lumineuse de pensée, elle attachait sur son cousin un regard triomphant, qui voulait dire : Eh bien ! n’avais-je pas raison ? Ce regard-là avait même parfois quelque chose de si candide, de si honnête, de si sincère dans sa vertueuse satisfaction, que Thierry faillit en être attendri.

Enfin, en dépit de ces touchans efforts, Gérion avait succombé, il était parti, il revenait, et maintenant Gertrude, à la pensée de le revoir, éprouvait une terreur indicible. — Quand il arrivera, avait-elle dit souvent, je ne sais pas ce que je deviendrai. — Elle était de ces femmes qui, du jour où le baiser d’un amant a tremblé au bout de leurs doigts, dans les anneaux de leurs cheveux, ne peuvent plus offrir un front intrépide à la bouche de leur mari. — Qu’allait-elle donc faire à présent que toute sa personne, que toute sa vie avaient changé de maître ? Je n’ose pas trop dire ce qui se passait chez Thierry; il ne se fût pas précisément conduit comme Voltaire vis-à-vis le marquis du Châtelet le soir où il s’agissait de sauver l’honneur d’Uranie, mais il n’avait pas toutes les délicatesses de sa maîtresse. Il était homme, et il avait vécu, comme on dit, ce qui exprime tant de choses. Il y avait dix années, dix années ! que dans une situation semblable, il avait failli tuer un trouble-bonheur et se tuer lui-même; il ne songeait plus maintenant à tuer personne. Il avait pris ce parti qu’on finit par prendre lorsqu’on est engagé depuis longtemps dans le pays des aventures, le parti de chercher un refuge dans une certaine insouciance aux heures où les complications menacent de devenir trop pénibles et trop nombreuses. Et cependant, je le répéterai encore, malgré ce que tout à l’heure je vais être forcé d’apprendre, il l’a aimée.

Gérion arriva un soir, au tomber de la nuit; il trouva chez lui Thierry, qui se leva et lui tendit la main de l’air le plus naturel du monde. Pérenne, puisque je ne veux rien cacher, rien altérer dans cette analyse, n’éprouva pas une grande émotion. — J’aurais cru, pensa-t-il, que ce retour m’aurait fait plus de mal. Décidément il y a de jeunes souffrances que je ne suis plus destiné à sentir. — Il s’opéra chez Gertrude une transformation effrayante : ses joues, habituellement de la couleur des roses blanches, devinrent d’une pâleur d’hostie. Elle fit un effort pour marcher au-devant de son mari; puis, à l’instant où Gérion étendait los bras vers elle et approchait la bouche de son front, elle eut une défaillance, une vraie défaillance : la mort semblait la prendre en pitié et jeter son voile sur elle. — Gertrude ? ma femme ! ma chère femme ! s’écria Gérion, qu’as-tu ? réponds-moi.

C’était la première fois que Pérenne entendait Gérion tutoyer sa femme. Il éprouva, lui qui tout à l’heure n’avait rien senti, un brusque et douloureux tressaillement; puis la vue de Gertrude évanouie le jeta dans un trouble qu’il n’avait pas encore connu. — Je suis de trop ici, dit-il à son cousin; je vous quitte, je reviendrai demain savoir de ses nouvelles. Depuis quelques jours, sa santé m’inquiétait; mais j’espère, je suis sûr pourtant que c’est un malaise passager : ce serait trop affreux s’il en était autrement. Soignez-la, empêchez surtout, quand elle reviendra à elle, qu’elle ne parle, qu’elle ne s’exalte, car c’est une imagination exaltée, voyez-vous... Les femmes... Et il s’enfuit.

«Les femmes, pensa-t-il quand il fut dehors, regagnant la ville au galop, ne se ressemblent guère; voici la première fois que j’en rencontre une qui prenne aussi sérieusement la vertu; si j’avais su ce qu’elle devait souffrir, je l’aurais laissée à son ange gardien. » Puis il se dit : «Après tout, sais-je ce qui l’emporte du bonheur qu’elle goûtait il y a quelques jours, ou de sa souffrance d’aujourd’hui ?» Malgré ce raisonnement, quand il fut rentré chez lui, il chercha vainement le repos. Pour remplir des heures dont le sommeil ne voulait pas, il prit le parti d’écrire; et comme ce n’était pas un homme bizarre, quoiqu’on lui ait reproché souvent une originalité trop vive, disait-on, comme ce n’était pas un homme bizarre précisément parce qu’il avait toutes les bizarreries de la nature humaine, il écrivit à Mme de Hautcastel, qu’il négligeait fort depuis longtemps. Sa lettre se ressentit, est-ce étonnant ? des impressions sous lesquelles il était; la fièvre des tendres émotions y colorait chaque parole. Quand il eut fini cette épître, il s’endormit — en même temps las et soulagé. Le lendemain, il se rendit chez Gertrude. Elle ne pouvait pas le recevoir, elle avait eu du délire la nuit, et maintenant on craignait pour elle une de ces maladies violentes qui se produisent sans cesse sous le ciel d’Afrique. Gérion, qui lui donnait de ses nouvelles, le reconduisit jusqu’au seuil de sa maison. En lui disant adieu, il eut la pensée de lui demander un rapport sur une affaire de service. Thierry tira de sa poche et remit à son colonel la lettre qu’il avait écrite la nuit.

Le soir, Gertrude allait beaucoup mieux; tout péril semblait conjuré. Gérion, qui était à son chevet, la soignait avec une sollicitude touchante et dévouée; seulement, comme d’ordinaire, il avait peu de choses à lui dire : le médecin lui avait assuré qu’elle avait besoin avant tout d’être distraite. Tout à coup il sourit complaisamment,» comme un homme à qui vient de s’offrir une pensée ingénieuse. — Gertrude, lui dit-il, je vais être indiscret, mais le docteur veut que l’on vous amuse; il faut avant tout que j’obéisse à son ordonnance : mon indiscrétion sera sur le compte de la faculté. — Après cet exorde en style enjoué, il s’arrêta un instant, puis reprit : — Devineriez-vous jamais ce que notre cousin Pérenne, qui est un franc étourdi, m’a remis ce matin à la place d’un rapport que je lui avais demandé sur la police des cantines ? Non, vous ne le devinez pas. Eh bien ! je vais vous le dire : une lettre d’amour, une lettre de la Nouvelle Héloïse! En vérité j’ai envie de vous lire cela.

Gertrude eut alors un regard dont Gérion ne pouvait pas comprendre l’expression : elle eut un instant la pensée, j’en suis convaincu, malgré ce qu’il y avait de bonhomie sur les traits de son mari, qu’elle était l’objet d’une raillerie, d’une provocation, d’une insulte; que Gérion avait surpris une lettre qui lui était adressée par Thierry, et qu’il allait la lui lire, afin de la torturer par son ironie avant de l’anéantir par son courroux. Cette idée avait éveillé en elle un ordre de sentimens qui ne lui était pas étranger, car aucune grandeur ne lui était étrangère. Dans cette âme où étaient agenouillés les saints repentirs, il se dressa un héroïque orgueil : elle eût accepté la colère, elle ne voulait point de la moquerie; elle relevait le défi, elle repoussait l’outrage. — Donnez-moi cette lettre, dit-elle d’une voix brève, je la veux ! — Gérion la lui donna, étonné, par un mouvement irréfléchi et rapide. Elle la lut d’un seul regard, comme on vide d’un seul trait une coupe empoisonnée. La première ligne révélait tout : elle venait de faire un effroyable échange de la douleur qui avait failli la tuer contre la douleur qui la tuait. Elle avait été la victime d’un faux, d’une trahison, d’un mensonge; un voile se déchirait devant ses yeux, qui lui laissait voir quelque chose d’inexplicable et d’horrible. Ainsi elle pensait et devait penser, puisqu’elle n’avait pas assez vieilli en ce monde pour se consoler avec la triste aumône que nous jette l’expérience toutes les fois qu’elle nous vole un nouveau trésor dans notre cœur.

Le délire la reprit et ne la quitta plus. Thierry souhaita vainenement de la revoir; il apprit par Gérion, qui le lui raconta sans le comprendre, tout ce qui s’était passé. Il a éprouvé une vraie, une profonde douleur; il s’est maudit, il a pleuré. Le portrait que j’ai essayé de tracer, il l’aura éternellement au fond de lui-même. Déjà plusieurs fois, en se sentant attiré vers ce qui avait été jusqu’à présent sa vie, il a regardé cette image et s’est arrêté. J’ignore s’il restera toujours sous le pouvoir de ce talisman; que ce soit par d’autres ou par lui, il faudra bien que le décret de Dieu s’accomplisse : « La femme et toi, dit le Seigneur au serpent, vous serez éternellement en lutte; elle te mettra le pied sur la tête, et tu la mordras au talon. » Je m’intéresse à ce combat, je l’avoue, et je me sens tour à tour porté vers chacun de ces deux champions; toutefois, j’en suis persuadé, c’est le serpent qui souffre le moins : il n’a jamais à faire qu’à un pied délicat et blessé, qui d’ailleurs, je crois, écraserait bien à regret la tête où est née la première pensée de séduction.


PAUL DE MOLENES.