Carnaval (Mireille Havet)/Partie 1

La bibliothèque libre.
Arthème Fayard et Cie (Les Œuvres libres n°17, novembre 1922p. 251-299).


PREMIÈRE PARTIE



Connaissance

I

Ce soir-là, ils dînent au Chatham.

Germaine avait dit : « Je vais mettre une petite robe rose ». En réalité sa robe est noire. La seule rose sans doute, est ce visage penché à l’ombre du chapeau, les épaules nues, sous la dentelle où scintillent et roulent, avec une fraîcheur marine la rondeur d’admirables perles.

Daniel, à ses côtés, ne perd pas un sourire.

Agité, il ignore le homard thermidor et le poulet chatham. Son pâle visage fait un contraste pur avec celui fardé d’impudence de la femme tout occupée à le conquérir. Conquête facile, Daniel aime l’amour, les Champs-Élysées, les grandes automobiles et les cocktails. Autrefois, il aimait la campagne et, dans son jardin désordre, les asters bêtes et tristes et le grand plant d’asperges où l’on coupait, à l’automne, des brassées de feuillages roux que sa mère disposait dans les vases du salon pour faire un fond aux chrysanthèmes.

Il aimait aussi les mots d’où partent, mieux que des gares, les vrais rapides qui nous entraînent.

Il aimait la lecture et l’encre, maintenant cette femme.

Germaine parle de Venise : « Viendrez-vous ? J’ai un vieux palais sur le grand canal, des plantes fleurissent entre ses marches. C’est la saison de Venise. Pourquoi ne pas partir. De la terrasse on voit, comme des ombres, les gondoliers sur leur grande semelle qui glisse. »

À minuit, ils remontent les Champs-Élysées. La femme embaume dans ses fourrures mieux qu’une bête au cœur magique et plus qu’une plante dont la nuit dénoue les parfums. Un peu de vent agite les grands arbres de l’avenue Gabriel où dorment d’autres guignols, et Daniel, son bras serré contre cet autre bras inconnu, divague doucement d’un amour qu’il crée à mesure.

— « Jamais, dit-il, je n’aurais cru qu’un être comme vous puisse exister, madame. Sans doute je vous attendais, car je ne me souviens pas d’avoir écouté quiconque avec cette passion. »

— « Vous mentez, dit-elle, Vous êtes si jeune que vous croyez au prestige de cette jeunesse sur ceux qui ont déjà souffert de l’amour, mais vos phrases ne me touchent pas. Je les ai trop dites moi-même et trop entendues dans le vide et le hasard des rencontres qui ne mènent qu’à plus d’égoïsme et de silence. Je ne vous demande pas de m’aimer, je connais l’amour mieux que vous, c’est un poison terrible qu’il faut chasser, une drogue supérieure à toutes. N’en parlez donc pas si légèrement, je ne prends pas votre impudence pour de la naïveté. Je connais les masques, ceux de Venise et les autres. ; car ceux de Venise ne cachent que les yeux, le vôtre est plus étroit, il vous colle au visage, c’est votre âme qui me plairait si vous étiez capable d’amour. Ah ! nous sommes fous, moi de répondre, vous d’inventer. Si vous étiez tel que vous dites, mais il faudrait nous enfuir pour cacher notre torture et notre félicité. »

— « Mais je suis comme vous dites, madame, croyez-vous donc que de telles paroles puissent être prononcées à la légère et sans entraîner de graves conséquences entre deux êtres qui, une heure, avant s’ignoraient. Ces Champs-Élysées ne sont pas ceux de tous les jours, nous y marchons dans un nouveau paysage et déjà pris, et hors du monde comme l’explorateur dans les glaces du pôle. Nous allons vers des transformations, des ressemblances, un mirage. Si j’étais votre frère, madame, me croiriez-vous ? »

— « Si tu étais mon frère, je t’adorerais ! mais tout ceci n’est que mensonge, vous l’avez dit : un mirage, un mirage en effet. Et j’aime tant les mots, que je me laisse prendre à votre jeu, parce que je les ai dits à peu près comme vous-même ce soir, à un être qui comme moi n’y croyait pas. La vie était aussi bête que ce soir. On aurait pu être heureux, j’étais près de lui, m’ouvrant le cœur pour qu’il y reconnût l’amour, il se sauvait coucher avec n’importe quelle femme. Ôtez votre masque tout de suite si vous êtes celui que je pressens à travers nos paroles et suivez-moi. Révélez-vous entièrement. Cet instant, croyez-le, ne reviendra pas, où, passionnément intriguée par vous, je vous écoute. Je m’arrête. Je vous supplie. Dites-moi la vérité qui est au fond de votre âme car je l’espère, dans ma folie, dans mon impatience, semblable à la mienne.

Ils traversent l’avenue des Champs-Élysées. Une auto sombre et souple contourne le refuge. Une femme parée rit sous une aigrette, à côté d’un homme monocle qui se penche.

Daniel se sent dans un rêve. Jamais il n’a entendu de paroles si folles dans un endroit qu’il connaisse autant. Il en appelle le témoignage des vitrines de la rue Pierre-Charron, mais sous leur rideau de fer, elles ne lui offrent soudain qu’une façade muette, bardée d’obscurité, défensive, comme un canon. Si bien que dans ce Paris nocturne, où les maisons conspirent et peut-être bougent à la faveur du sommeil humain, il est comme une barque sans amarre qu’un vent nouveau porte au milieu de la mer. Il ne reconnaît plus rien, mais pour s’étourdir il parle, adoptant à son tour le style exalté de cette femme qui joue à ses côtés, probablement, la comédie de bien des soirs, chaque fois qu’elle veut troubler et séduire un inconnu qu’elle croit à la mesure du mensonge.

Daniel s’enfonce. Ce qu’elle évoque il croit toujours l’avoir été, et cette ressemblance impossible dont elle parle lui apparaît soudain plus indiscutable et plus marquée que celle qu’il possède, par exemple, avec sa mère. Certes, c’est maintenant l’esprit de cette femme, et non celui des siens, qui anime les traits mobiles et encore bien enfantins de son visage. Les jeux d’autrefois, les souvenirs ne sont plus rien, il s’éveille et, reniant tout, se met en route avec un être dont il est, croit-il, le partenaire prédestiné.

Ils sont devant la porte cochère de la maison qu’elle habite :

— « Montez un instant, dit-elle, vous fumerez une dernière cigarette avant de rentrer. Vous avez bien le temps. »

Tout le temps, en effet, la vie de Daniel ne commence peut-être que de ce soir.

Ils se taisent et montent rapidement l’étage court qui les sépare du palier. Daniel y retrouve avec plaisir cette odeur de bois brûlé qui, tantôt, l’avait séduit, lorsqu’il vint faire sa première visite. Maintenant, il sait d’où elle vient. Il connaît le petit salon plein de fourrures. En entrant, il faillit tomber, car l’ours blanc mord les pieds du voyageur. C’est une épreuve. Immédiatement il vit dans la bibliothèque les livres qu’il aime. Et puis le feu, le grand feu dont voici l’odeur et qui danse, comme l’oiseau de feu. On s’assied par terre, devant ; Germaine règne sur ce domaine étrange de flammes et de fourrures qui évoque une Russie de conte de Noël avec des fenêtres en mica rose et des dômes d’argent, Germaine ? est-elle vraiment belle ? Daniel oublie son visage dès qu’il cesse de la regarder. C’est même très pénible. Ce visage en lui se transpose. À ses traits se mêlent ceux de d’autres visages qu’il connaît très bien. Si bien que c’est une perpétuelle partie de cache-cache. Germaine se sauve. Il faudra cependant bien qu’à la fin il l’attrape.

— « Voyons, dit-elle, vous rêvez ? »

Ils sont dans le petit salon.

Le feu est en braise rose, il construit en s’écroulant de beaux paysages. D’un jardin naît une tour, de la tour, un profil, du profil, un abîme, Germaine sert le thé. Il est froid et imbuvable. Alors, agacée, dans un fauteuil elle se laisse choir comme une fleur fatiguée. La petite robe rose, qui est noire, se creuse en un golfe d’ombre dangereux près des jambes. Daniel est auprès d’elle. Il retient dans les siennes ses mains, qu’il embrasse de temps à autre. Il lui semble qu’ils ont tous deux sommeil, et pourtant il ne voudrait pas partir. Alors, pour distraire cette espèce d’angoisse qui l’étreint et l’empêche même de plaisanter, il regarde autour de lui. Peut-être un bibelot le sauvera-t-il en le ramenant à de plus humains rivages. Hélas ! la tenture est bleue, justement la couleur qu’il croit être, avec le nouvel amour dans son âme. Des livres jaunes, d’autres reliés en or et noir au-dessus d’un divan très bas. Il ne peut lire les titres, mais il les devine : Oscar Wilde, Gabrielle d’Annunzio, Renée Vivien. Tiens, Gourmont, pourquoi ? Étrange, cette Germaine. Sur la cheminée une belle, romantique photographie de Jérôme, son mari, qu’elle dit aimer et qui paraît très beau. Une statuette de bronze, femme nue, fine et souple, coiffée d’un inquiétant casque de Mercure aux ailes courtes.

Des paravents de laque, des fourrures, des lampes aux abat-jour énormes comme des jupes et des fleurs. Ce sont des arbres entiers, mis à terre dans de grands vases. Arbre de tulipes, forêt d’iris, massif d’œillets ardoise et citron. Le feu partout habite, posant sa langue comme une bête haletante sur tous les meubles qui le reflètent.

Une étincelle saute et brûle l’ours qui sent immédiatement la chair grillée.

— « Assez de mutisme, dit Germaine, vous n’êtes pas drôle avec vos yeux sombres qui scrutent ma maison. Vous plaît-elle au moins ? Si non, allez-vous-en. »

— « Elle me plaît, comme vous, terriblement. Je voudrais justement y vivre toujours. Germaine, vous retrouverai-je demain, avec ce regard, cette fatigue en vous qui me plaît tant. Vous êtes moins dure que tout à l’heure mais plus belle. J’aimerais rester, je vous regarderais dormir, imaginez que je suis ce frère dont vous parliez tout à l’heure. »

— « Ah ! Taisez-vous, dit-elle, ce jeu est horrible, vous êtes lâche et voulez profiter de la fatigue, de la tristesse qui me vient en songeant à ce que vous n’êtes pas. Toujours moi ! moi… Parlez donc de vous. Je vous l’ai dit tout à l’heure, mais nous étions dehors et vous ne pouviez me répondre, maintenant venez près de moi, Daniel, imaginez que vous êtes mon enfant chéri. Parlez-moi ! Ah ! Parlez-moi, Daniel. »

Il s’assied sur l’appui du fauteuil où elle s’enfonce. Il voudrait la rejoindre, non à travers cette courte distance de robe, ni d’étoffe, mais à travers les choses qu’elle dit, qu’elle porte en elle, indistinctes comme un mal, une inquiétude qui la tourmenterait horriblement jusqu’à ce qu’elle en tourmentât les autres.

Il abandonne son front sur son épaule, à la place tiède et parfumée où la robe cesse, où la peau claire offre sa douceur sans défense. Il pose sa joue brûlante, puis sa bouche.

— « Ah ! dit-elle tristement, pourquoi préférez-vous ce baiser aux paroles que je vous demande ? »

Et Daniel répond ces mots qui sonnent faux dans son cœur et ne font qu’accroître l’impatience de Germaine :

— « Parce que je vous aime. » Il est tard.

Il fait froid près des braises mortes. La cendre est triste comme ce mensonge par lequel va commencer leur liaison.

Cependant, las comme des enfants qui ont péché ensemble, non dans la mare aux carpes, mais dans leur cœur trouble, ils se quittent. Daniel enlace une dernière fois cette amie exigeante qui lui demande son âme entière.

Il l’embrasse sur la joue, pudiquement, comme un frère.

— « Venez demain, chez la couturière », dit-elle, redevenue soudain une femme insupportable et charmante comme toutes les femmes.

Daniel est maintenant dans la rue.

Il est trois heures du matin, un printemps glacial d’aurore le frappe au visage.

II

— « Et voici, commencée la vie d’aventures, se dit-il, pas très originale l’aventure, et cependant. »

Un jeune homme qui s’ennuie et voudrait bien un peu échanger son cœur lourd contre celui plus léger, croit-il, d’une femme, rencontre un jour cette femme et ne la reconnaît pas. Car avant, il s’était mis à en aimer une autre et l’autre, plus hautaine ou déjà prise, l’ayant renvoyé comme un enfant, sous le prétexte qu’elle ne veut pas être cette première maîtresse pour laquelle on quitte tout, il s’en est allé tristement et se croyant de trop au monde, lorsque, par hasard, il se heurte, car il allait tête basse, à la nouvelle amie. Celle-là, qui non seulement détruira le souvenir de l’autre, mais tout ce qui lui fut antérieur, afin d’imprimer sa seule image, son unique et dure image, dans le cœur impatient du jeune homme.

Daniel ne sait pas qu’il est enchaîné. Les mots qu’ils disent occupent leur journée, non son cœur, croit-il, et quant aux gestes, à part ces enfantins baisers sur la joue ou sur la main, il n’y a rien.

Germaine le provoque trop pour qu’il ose davantage, si bien qu’ils sont enfermés dans leur désir comme dans un filet, s’y mouvant avec peine et maladroitement, disant pour le tromper des paroles qui l’aggravent, rendant peu à peu les actes impossibles.

Daniel est allé chez la couturière.

Germaine le reçut pendant l’essayage ; les essayeuses bourdonnaient autour d’elle comme des abeilles, l’enveloppant d’une mousseline raide sous laquelle elle paraissait nue. Cette intimité subite rendit Daniel très gauche. Il cherchait à voir sans voir, découvrant soudain dans les échancrures de la gaze une chair rose comme une rose thé, devant laquelle il fermait les yeux.

Germaine lui donne rendez-vous chez tous ses fournisseurs, le traitant comme une amie dont on n’est point jalouse ou comme une femme de chambre. Si bien que sans jamais l’avoir vue se dévêtir pour lui, il connaît peu à peu la composition exacte de ses dessous, la marque de ses parfums, et bientôt, par bribes, son corps.

À la fin du jour, ils reviennent l’un près de l’autre dans ce Paris crépusculaire d’avril parmi la poussière rose des avenues, l’or du soleil couchant écrasé derrière les frondaisons du bois et l’Arc de Triomphe qui s’accroupit comme une bête, le dos à la lumière.

Le thé les attend dans le petit salon bleu.

Journées vides, pour lesquelles Daniel a tout abandonné et qui rendent sa vie extrêmement solitaire. Il gravite autour de Germaine dans le cercle étroit d’une aventure qui le déçoit chaque jour davantage et cependant, par inertie, l’enchaîne à cette femme.

C’est une paresse, une obsession, un lent détachement du reste du monde.

Il dit adieu à tout ce qu’il aime et cependant il n’aime pas encore.

— « Comment trouvez-vous Jérôme ? dit-elle, il est jaloux de vous et nos nuits sont terribles, mais, je l’avoue, beaucoup plus délicieuses qu’elles ne l’ont été depuis longtemps. C’est à vous que je le dois, mon petit Daniel. Aussi, je suis très lasse depuis et les fards n’arrangent rien, vous le voyez. D’Annunzio m’appelait la plus folle des bacchantes, cela vous plaît-il ? Dieu, que je suis lasse. Donnez-moi une cigarette, allumez-la, s’il vous plaît, et sonnez donc pour le thé ; l’amour ne m’a jamais nourrie, mais dépêchez-vous, Daniel, je vous parle, on dirait que vous n’êtes pas là. Il faut que je fasse tout moi-même, sera-ce ainsi plus tard ? »

Son sourire ambigu accuse le sens de la promesse. Mais Daniel est de mauvaise humeur ; brusquement, comme si on l’avait brûlé au visage, il se retourne.

— « Vraiment, Germaine, on dirait que je ne suis là que pour faire vos commissions. Je suis l’agent de liaison entre vous et les domestiques, vous abusez, chère amie. »

— « Si j’abuse, allez-vous-en ! D’autres trouveront que je n’abuse pas. Vous êtes stupide avec vos colères. Si vous ne voulez pas goûter avec moi, votre pardessus est dans l’antichambre. Je l’ai fait porter là, car j’en ai assez de vous le voir reprendre toutes les cinq minutes sous prétexte que je froisse votre dignité. Si vous avez tant de dignité, mon petit ami, vous y manquez grandement en venant me voir chaque jour, en vous imposant à Jérôme comme vous le faites. »

Daniel est hors de lui. Il sent en marchant à travers la pièce du vent autour de sa tête, comme lorsqu’on fait tourner un bâton pour tuer quelqu’un. Évidemment, il va tuer quelqu’un, il va tuer Germaine puisque Jérôme n’est pas là. Alors, il s’enfuira au bord de la Seine, le long des berges sinistres, il se jettera dans l’eau noire, il en aura plein la bouche, il mourra. Germaine aura des remords toute sa vie.

— « Hé bien, dit-elle, vous ne dites plus rien. »

Daniel est tellement triste à l’idée de toutes ces morts prochaines qu’il en a un peu oublié le motif de sa fureur. Il continue sa promenade à travers le salon bleu, tout à fait comme le fourmilier du Jardin d’acclimatation, et soudain l’idée de jouer à la marelle lui vient à cause des damiers noirs et blancs du tapis.

— « Je ne savais pas que vous aimiez tant votre mari, dit-il en sortant de son rêve, ni que mes visites… »

— « Naturellement j’aime mon mari, à moins que ce ne soit vous, Daniel. Il fallait venir dix ans plus tôt, vous êtes stupide, les jeunes gens sont stupides. Au moins, il y a dix ans, vous aviez un col marin, à peine toutes vos dents, vous m’auriez beaucoup plu. »

Elle rit.

— « Mettez donc une bûche dans le feu, il meurt et je crois que le froid vous rend méchant. »

— « Je suis donc une sous-Thérèse. »

Il se penche vers la cheminée. À ce moment la femme de chambre Thérèse, la vraie, entre avec le plateau du thé et Germaine ne peut voir combien encore une fois Daniel est près des larmes.

Il est assis à ses pieds près du feu, à côté d’un chat de porcelaine dont il a cassé l’oreille, paraît-il, un jour que Germaine l’ayant peut-être, un peu trop impatienté, il s’était enfui brusquement. Il tourne dans la tasse bouillante une fine cuillère d’argent qui tinte. Sa colère est bien tombée. Il ne ressent plus qu’un chagrin très violent qui le rend docile comme si on l’avait roué de coups.

— « Germaine », dit-il, et il s’appuie à ses genoux soyeux, la jupe remontée découvre le bas de soie et la chaussure parfaite ; puis, soudain humble, il dépose la tasse qui renverse et baise la cheville ronde. Elle sent à travers le bas cette joue qui brûle.

— « Daniel, que vous êtes enfant. Votre caractère est terrible, je ne peux rien dire. Vous êtes toujours hors de vous, ce n’est pas drôle ! »,

— « Pas drôle, Germaine, croyez-vous que ce soit plus drôle quand vous me parlez de Jérôme avec passion ? »

— « Cependant, vous ne pouvez tout de même pas exiger que je l’oublie pour aller vivre avec vous ? »

— « Si, justement. »

— « Si ! Mais, mon petit Daniel, puisque vous savez que c’est vous que j’aurais aimé à la place de Jérôme si la vie nous avait réunis, si même je pouvais, mais maintenant, ne me demandez pas d’abandonner tout ce que j’ai rassemblé avec tant de larmes, tant de cœur, tant d’humilité souvent. Jamais je n’ai parlé de cela, mais je crois que vous me comprendrez. Jérôme a forcé cette maison qui était la mienne, où je vivais seule et en paix. C’est à ce moment-là qu’il fallait venir. Ah, comme je vous aurais gardé avec joie, dans la chambre rouge… que tu connais, mon chéri. »

Son terrible visage, sur lequel transparaît réellement le désir de la fascination et du sortilège, se penche jusqu’à toucher celui pâle, haletant et levé de Daniel. Il sent sur ses joues la chaleur du sien et leurs lèvres se frôlent, il frémit, mais déjà elle sourit et se recule. « Soyons sages, mon amour. » Elle le calme comme on calme une bête. Elle lui caresse la nuque, le bord des cheveux si courts comme un gazon doré, où soudain boucle une feuille d’acanthe.

— « Par instant, vous avez un bien beau visage, dit-elle, vraiment surhumain. Par d’autres, vous avez l’air d’un tout petit garçon, par d’autres, d’une jolie femme et souvent d’un naufragé. »

— « D’amour, dit-il. »

— « Chut ! »

— « Continuez, Germaine, racontez-moi votre mariage ; quand vous parlez, je souffre moins. »,

— « Jérôme et moi, nous nous sommes beaucoup écrit. Il avait une belle écriture. Il parlait des livres que nous aimions, cette belle histoire de Laforgue : Pan et la Syrinx : « Il faisait beau à perte de vue. » Un soir il est venu, nous étions seuls, je l’ai reçu dans la chambre où un grand feu brillait comme ici. Je l’ai gardé.

Après, il n’a plus voulu partir. Je ne l’aimais pas encore, mais je le voulais bien comme amant. Hélas, il a fallu l’épouser. Je me suis débattue jusqu’au jour de notre mariage, mais la volonté d’un homme est terrible. Le soir, j’ai jeté mon alliance dans la rue, là, en bas, Thérèse est allée la chercher avec une lanterne. (Elle rit à ce détail de lanterne qui évoque la campagne, une carriole, la messe de minuit.) Après, il y eut Venise. Au début, j’étais intoxiquée, j’avais longtemps fumé l’opium. Jérôme me l’a défendu, il a préféré à cette drogue celle de l’amour. Il m’a fait voyager, nous nous sommes aimés. Ah ! je peux dire, moi je sais ce qu’est l’amour absolu, c’est pire que tout. Quelle dévastation ; moi j’ai aimé Jérôme comme je vous souhaite d’aimer, mon petit Daniel. C’est la seule chose qui vaille dans la vie. On la cherche. On la possède. On en meurt. L’amour que Jérôme avait pour moi ne pouvait se comparer au mien. Je l’aimais aussi comme mon enfant, mon fils bien-aimé avec lequel je couchais pour connaître son âme.

Je lui appris l’amour. Jusqu’alors, il n’avait sans doute couché qu’avec des filles. Ce fut une rééducation de tout son corps, de tout son cœur. Vous ne connaissez pas Venise. Imaginez notre maison : c’est un vieux palais sur le Grand-Canal avec des fenêtres hautes, il y a derrière un de ces rares jardins de Venise, avec des cyprès, des roses et tant d’oiseaux. Je passais ma vie en gondole, sur la lagune, du côté de Murano. Il y a Torcello qui est une petite île merveilleuse, mais d’abord on ne voit émerger des herbages qu’un écriteau avec ce nom « Torcello » et une échelle de bois qui monte.

Jérôme m’a rapidement déçue, non seulement parce qu’il me trompait, cela n’aurait eu aucune importance, s’il avait été celui que j’ai cru, mais je l’ai découvert paresseux, sans énergie, sans aptitudes. Alors mon petit Daniel, j’ai tant souffert, car je l’aimais encore. Lui aussi m’aimait, mais il aimait surtout la noce et cette camaraderie un peu crapuleuse qui faisait de sa femme son meilleur compagnon à travers n’importe quelle aventure. Je voulais mourir. Souvent je le veux encore, car il a brisé tant de choses en moi. Croyez-vous qu’on guérisse des déceptions d’amour ? Croyez-vous qu’on guérisse. »

La porte du petit salon s’ouvre doucement.

— « Ah ! crie Germaine, c’est toi Jérôme, tu m’as fait peur, tu entres comme un fantôme. »

Daniel s’est écarté brusquement. Il est pâle et semble s’éveiller d’un rêve profond.

— « Je parlais de toi, dit-elle, à cet enfant que j’aime et qui, je crois, ne m’aurait pas déçue. »

Jérôme reste immobile au milieu du petit salon. Il semble y surprendre, dans l’arôme des fleurs et des cigarettes, une autre atmosphère coupable et que, pour sa tranquillité, il n’aurait pas dû découvrir.

— « Je regrette de vous déranger, dit-il. Bonsoir, monsieur. Alors, Germaine, je vais danser puisque tu n’es pas prête à sortir. Tu ne sors plus jamais. On me croit veuf ou que tu es enceinte, ça me fait une belle jambe. »

— « Où vas-tu, Jérôme, reste ici, quelle heure est-il. On va bientôt dîner, où vas-tu ? »

— « Je te le dis, danser un peu. Viens-tu ? »

— « Non, il fait froid, dehors. »

— « J’ai une voiture, en bas », dit-il comme s’il était réellement en visite.

— « Non, va… nous sommes mieux ici. » Elle enveloppe d’un regard, exprès complice, Daniel qui feuillette un livre.

— « Hé bien, dit Jérôme, bon appétit. »

— « Tu ne rentres pas dîner ? »

— « Non ». La porte tape.

— « Jérôme », crie encore Germaine.

La porte de l’antichambre lui répond. Alors nerveusement, elle éclate en sanglots.

— « Pourquoi l’avez-vous laissé partir. Il a cru que nous le trompions. Vous étiez là, sans rien dire. Il fallait que l’un de vous deux s’en aille, mais pas lui, certes, pas lui. Il est chez lui ici, vous comprenez bien que c’est par dépit qu’il s’en va danser à cette heure et non par plaisir. Mais depuis qu’il vous rencontre toujours, il préfère sortir. »

Elle essuie ses yeux d’un fin mouchoir rose, soigneusement pour que le fard ne se dilue point.

Daniel est si triste qu’il ne sait que faire.

Il sait qu’il est encore une fois le troisième, celui qui gêne et désaccorde un couple. Il n’aide qu’à exciter l’amour de Jérôme pour Germaine, qu’à les provoquer l’un contre l’autre. Sa vie n’est pas ici dans ce salon si doux, enclos de livres et de fourrures, loin du monde. La rumeur de Paris souffle sous la porte, il la retrouve le soir, au tournant de la rue. Mais ici, une atmosphère de conte accompagne, comme un orchestre sourd, les gestes et les souffrances, et l’on ne sait trop si c’est mourir ou vivre qu’il faudrait, tant dans les lieux d’une grâce amoureuse et chaude, les deux se confondent comme à Venise.

Cette halte n’était pas bonne. À vingt ans, du reste, quelle folie de vouloir se reposer dans l’amour. Il se lève cette fois, résolu.

—  « Adieu Germaine, pardonnez-moi d’avoir dérangé votre vie quelques jours, mais en effet, votre mari vous aime et vous l’aimez, mon amitié est déjà trop violente. Je ne reviendrai plus, c’est mieux. »

—  « À quoi bon cependant m’abandonner, dit-elle, croyez-vous qu’entre Jérôme que j’ai tant aimé et vous que j’aime presque, je ne sente pas mon isolement. Je suis vieille pour vous, même pour Jérôme peut-être, il me reste des souvenirs. Avec vous, si j’avais le courage, je pourrais sans doute recommencer cette vie que Jérôme n’a pas comprise, mais qui sait, vous me décevriez peut-être encore. Je suis fatiguée des souffrances de l’amour, fatiguée d’éduquer, d’espérer, de donner. Vous êtes l’enfant qu’il m’aurait fallu. Je vous comprends mieux que personne au monde, mon petit Daniel, je me retrouve tout entière en vous et c’est pourquoi, je sais mieux que vous, les tourments qui vous attendent. En ce moment, vous êtes pur, sincère, ardent. Mais la vie vous matera et vous perdrez cette belle audace, vous deviendrez comme les autres, comme Jérôme, comme moi, vous renoncerez à tout successivement et puis vous désirerez faire mal à votre tour, dominer. Tenez, voici Thérèse avec le dîner. Asseyez-vous encore une fois. Après, il sera temps de savoir si réellement nous devons nous séparer. »

Une petite table avec les argenteries, les cristaux, les vins clairs est vite dressée devant le feu qui dort. Thérèse et le valet semblent surpris du convive qui remplace le maître.

—  « Monsieur ne rentre pas ? »

—  « Non, dit Germaine, « Monsieur » le voici pour ce soir. »

Elle s’ironise elle-même et plaisante exprès devant les domestiques qui savent toujours tout. Ils dînent tristement. On emporte la table. Heure des cigarettes, le feu tombe de plus en plus. Il fait triste, Germaine frissonne.

—  « Ah ! dit Daniel. Il ne peut tarder maintenant. Certainement, il va revenir d’un moment à l’autre, et je vais vous quitter. »

—  « Attendez encore un instant. » La porte s’ouvre, Jérôme est là.

Une bouffée de nuit froide semble, à sa suite, troubler l’atmosphère engourdie du petit salon. Daniel et Germaine tressaillent malgré eux. Avec Jérôme reviennent les rumeurs de la ville et le triste visage de la vie quotidienne sans miracle, ni rêve, contre laquelle on ne peut rien.

Il affiche une bonne humeur bruyante.

— « Bonsoir, dit-il, vous avez bien dîné, c’est très gentil. Ah ! Je t’ai beaucoup regrettée, Germaine, j’ai dansé avec une femme épatante, une professionnelle, son corps souple contre le mien, c’était très agréable, vraiment, dans ces conditions-là, la danse… »

Mais Germaine à son tour, comme piquée par une bête, se retourne dans sa robe souple,

— « Allez-vous-en, crie-t-elle, vous me dégoûtez, vous êtes grotesque. »

Il hausse les épaules et s’en va tranquillement. Daniel veut parler, dire qu’il part cette fois, mais Germaine l’arrête.

— « Cette situation ne peut durer. Vous êtes aussi lâches l’un que l’autre, mais vous voyez bien maintenant qu’il souffre et que votre présence l’importune. Allez lui parler, expliquez-vous, il faut que cette situation cesse. »

Daniel, à contre-cœur, va dans la chambre. Il voit Jérôme étendu sur le lit, un grand journal déplié devant son visage.

—  « Monsieur, dit-il. ».

— « Ah ! Monsieur, dit Jérôme, qu’est-ce que Germaine a bien pu vous faire pour que vous veniez me rejoindre. Je n’ai, malheureusement, qu’un journal, mais asseyez-vous, c’est du reste elle qui vous envoie. »

Germaine, qui était derrière la porte, entre en tourbillon :

— « Jérôme, cette vie est impossible, vous souffrez, moi aussi, lui aussi. Nous sommes jaloux tous les trois, que comptez-vous faire ? »

— « Mon Dieu, Germaine » et le sourire de Jérôme est plein d’ironie, « êtes-vous bien sûre que cette question me regarde. Je suis malheureux, vous le savez, parce que vous n’êtes plus avec moi, mais si vous êtes heureuse, ma chérie. »

— « Je ne suis pas heureuse, Jérôme, car je vous aime, mais j’aime aussi Daniel et je voudrais que vous ayiez de l’amitié pour lui. Est-ce donc impossible, cependant je ne puis plus déjà me passer d’aucun de vous. Jérôme, il faut que je vous parle ce soir, dites à Daniel de partir. »

Mais Daniel, se jurant bien de ne jamais revenir, est déjà dans l’antichambre. Germaine le rejoint, l’enlace.

— « Puisqu’il ne veut pas que je te voie ici ; demain, à cinq heures au Meurice, dans le hall, va, mon chéri, je ne t’abandonnerai pas pour cela. Sois exact. »

Sa bouche effleure celle de Daniel, elle se recule, son démoniaque visage apparaît une dernière fois dans l’embrasure de la porte, comme celui d’un enfant méchant qui attend le départ des grandes personnes, pour saccager la maison.

Daniel se retrouve seul dans l’escalier noir, le cœur diminué, des larmes plein la gorge, avec une bête sur sa poitrine, qui pourrait bien s’appeler l’humiliation.



III

Cinq heures au Meurice.

Tables. Journaux. Revues anglaises avec des dentifrices, des lévriers, des jardins, des mariages, une femme qui rit au beau milieu d’une page. Elle a de belles perles en sautoir : la duchesse de…

Daniel à chaque instant se retourne. Il voit la porte tournante du hall, la pendule, les chasseurs en livrée bleue et l’ombre de l’ascenseur qui monte et descend ; une femme en sort comme un oiseau, mais ce n’est jamais Germaine. Les chasseurs s’amusent à faire tourner la porte. Son carrousel vitré se reflète sur le dallage et coupe la lumière en bandes brillantes qui font mal aux yeux. Il est venu parce qu’il n’a pu dormir et que la pensée de ne plus revoir Germaine le rend fou. Il n’a nullement cru ses paroles d’hier. Cette scène, il la porte en lui avec ses larmes. Il en a honte pour elle, pour lui, pour Jérôme même. Il a honte.

C’est le sentiment qui domine dans son cœur, il le croit du moins, la honte, et par instant, l’ironie cinglante qui y fait place avec de belles phrases.

Le visage de Germaine s’est penché sur sa vie, comme une fleur sur l’eau d’une rivière qui coule, emportant avec du soleil mille feuillages. Pourquoi donc ne peut-il s’en débarrasser et le garde-t-il en lui, à ce point que rien d’autre n’existe, sauf ce contour nouveau, cette effigie bien ressemblante maintenant, et dont il pourrait, croit-il, dessiner sur sa poitrine la place ronde comme celle d’une médaille. Germaine.

De nouveau il se retourne, le carrousel tourne et cisaille la lumière : un vieux monsieur aborde.

Ah ! que Daniel se sent pauvre et malheureux, car il attend sans espoir et, si elle ne vient pas, aucun moyen de la revoir ne lui reste. Il souffre.

Ce nouvel état le gêne comme une amputation subite. On ne peut y croire, on tâte. Voyons, c’est un tour. Le nouvel estropié oublie qu’il n’a plus de jambe pour la vie entière. Ainsi Daniel, et ce cœur qui lui fait mal, sous sa veste, comme une plaie.

Il repasse à nouveau toute sa journée d’hier. Odieuse journée, que n’est-il parti avant sa fin mémorable et menteuse. Il aurait au moins conservé un beau souvenir de son amie.

Continuer d’aimer un être qui a trahi les premières images que nous nous en étions faites est une grande douleur, une grande gêne pour un jeune homme qui ne connaît pas les humiliations perpétuelles de l’amour.

Jusqu’alors, on avait gardé l’illusion que l’amour est un plaisir, parce qu’on croit qu’il dépend de la volonté. Mais du jour où, renversant nos préjugés, il nous fait aimer ce que notre nature détestait le plus auparavant : le mensonge et l’hypocrisie pour Daniel, on s’aperçoit que c’est une lutte bien dure, à rebours de tout ce que nous aimions et dans laquelle on laisse avec sa honte et ses larmes, les belles résolutions de jadis.

L’amour, à vingt ans est une gifle qui vous fait renoncer à vous-même. Les parents aveugles s’y efforcent souvent, avec de moins sûrs résultats.

Daniel aimait Germaine.

Déjà il ne voulait plus et déjà il n’y pouvait rien. Sa rébellion ne fait qu’accentuer les signes de l’amour, car bientôt, connaissant le cœur de cette femme, il en préférera malgré lui les mensonges et les perversités.


Six heures.

Il est sans espoir.

Retourner chez lui sans avoir vu Germaine, lui semble au-dessus de ses forces. Il restera là toujours. Il mourra de sommeil et de peine. Sa persistance la fera venir… en songe.

Jérôme est devant lui, tout droit et sorti de terre probablement :

— « Monsieur, dit-il, Germaine est dans le hall depuis dix minutes. Elle boit un cocktail, vous regarde et vous attend. Mais vous pensez si peu à elle qu’elle m’a envoyé vous chercher. « Dis-lui, dit-elle, qu’il est un bien mauvais sujet pour la transmission de pensée. »

Daniel se lève, chancelle. Il est comme le joueur décavé qui hérite à la minute même où il armait son revolver, comme le condamné sur la bascule auquel le bourreau remet sa liberté. La fièvre bourdonne. Il se met bêtement à rire, serre la main de Jérôme, le regarde. Décidément, eux aussi sont des pantins. La dignité c’est une invention de jeune homme.

— « Allons. »

Germaine en effet est là, affalée devant un cocktail brillant comme de l’or. Daniel baise sa main. Elle est belle de la beauté du diable, fardée outrageusement, mais avec un air alangui, une main brûlante. Daniel reconnaîtra plus tard ces symptômes qui ne sont que les trop récentes traces d’une orgie sensuelle.

— « Je viens de me lever, dit-elle, car cette nuit j’ai voulu mourir. Ah ! quelle nuit, mon petit Daniel, vous nous avez fait passer. »

— « En effet, dit Jérôme, elle a voulu se tuer pour nous. Après votre départ, grande scène : tu ne m’aimes plus, etc., quittons-nous. Puis elle s’est enfermée dans le petit salon et colloque sans doute avec votre ombre. Résultat : trois testaments. Un pour vous, vous l’aurez. »

— « Non », dit Germaine.

— « Si, dit Jérôme, vous l’aurez, un pour moi, je l’ai. Un pour Thérèse, elle ne l’aura pas. Après quoi, nouvelle grande scène, revolver en l’air, très dangereux, mais jamais chargé. »

— « Il le sera un jour », dit Germaine vexée.

— « Enfin, je vous passe la suite, ce matin, Thérèse, en venant nous réveiller, a trouvé le salon jonché de testaments. Ce mot était écrit grandeur nature sur des enveloppes idem. Le tout armorié, cacheté, enfin de façon à passer inaperçu. Le revolver au milieu. Pour un peu, elle allait chercher la police.

Dieu merci, nous vivions encore, avec quelques forces en moins peut-être, mais tout de même suffisantes pour boire un chocolat réconciliateur. Avait-on besoin, au fait, de ce chocolat, Germaine ? » – Il rit. – « Enfin, levés à des heures indues et vite ici pour vous voir, jeune homme, qui, en nous attendant, feuilletiez des revues. Encore un cocktail, encore un, Germaine ? Vous ne me paraissez pas bien réveillée, ma chérie. »

— « Décidément ce garçon est odieux, pense Daniel, rien ne compte avec lui, tant il est sûr de lui-même. Est-ce cela vraiment l’élégance, l’esprit qu’aime Germaine. Hélas, il n’est pas dénué de charme et puis il l’aime, moi aussi. »

— « Dans mon testament, dit Germaine, je vous léguais mon émeraude et mon collier. Vous ne l’auriez pas vendu, j’espère ? Si jamais je vous le donne, portez-le sur la peau, sous votre col, personne ne verra. »

— « Non, au contraire, dit Jérôme, et quand il se déshabillera dans une maison de passe, il aura l’air d’une bayadère, en plus on l’étranglera. »

— « Il ne va pas dans les maisons de passe, c’est bon pour vous. Allons, venez me choisir un chapeau tous les deux. »

— « On va nous prendre pour le mari et l’amant, dit Jérôme, trio bien parisien. »

Ils sont dans la rue de Rivoli. Le soleil, on est au printemps, joue avec la beauté de Germaine, la gaîté insolite de Jérôme, la surprise accablée de Daniel. Trio bizarre, « le mari et l’amant », c’est le même, pense Daniel. Ils n’ont pas besoin de moi pour être bien Parisien. Je voudrais être à la campagne, dans un jardin, lire des choses amusantes. Cette femme est stupide, et puis elle a mauvais goût. Germaine lui prend le bras :

— « Tout à l’heure, lui souffle-t-elle à l’oreille, nous serons seuls dans le salon bleu. »


La modiste


Tous ces chapeaux sur leur champignon, que c’est laid. Jérôme et Daniel, soudain camarades dans cet endroit uniquement féminin, font des bêtises de gamin, qui exaspèrent Germaine en train d’essayer.

Elle les appelle comme une maîtresse d’école :

— « Jérôme, Daniel, restez tranquilles et regardez-moi. »

Ils éclatent de rire malhonnêtement devant sa figure sérieuse, comme celle d’une chatte en train de faire ses petites affaires. Germaine finit par rire, offre successivement la moue de son baiser à l’un et à l’autre lorsqu’ils se penchent trop près, sous prétexte de regarder le chapeau, et commande n’importe quoi.

Ils ont l’air, dans la rue, de trois enfants en vacance, tant ils rient et se bousculent. Daniel soudain détendu, n’en veut plus à personne, il ignore que la promesse de Germaine, d’être tout à l’heure seule avec lui, y est pour beaucoup.

Jérôme les quitte enfin, et ils remontent comme le premier soir, les Champs-Élysées pleins d’or.

Mais ils ne parlent plus, et surtout ils ne disent plus les mêmes choses. Cette solitude, cette liberté brusque où ils sont les incommode presque. Les rires de tout à l’heure gênent leurs paroles nues de maintenant, et puis, tout a singulièrement progressé.

L’amour de Daniel a pris une importance au moins digne du vaudeville, a dit Jérôme, au moins digne du drame, pense-t-il. Germaine en tout cas, s’en est rendu compte, puisqu’il trouble sa vie quotidienne.

Daniel ne sait pas alors que Germaine mène toujours cette vie-là, que si ce n’était lui, ce serait un autre et que l’attitude si choquante, selon lui, de Jérôme n’est que celle d’un homme blasé par les passions, les désirs plutôt, successifs de sa femme. Désirs qu’il n’entrave jamais, afin d’éviter les drames et surtout parce qu’il finit toujours par en bénéficier sensuellement ; car Germaine, pour se faire pardonner, se donne à lui, dans ces périodes-là, mieux que jamais, mêlant sans doute et tournant vers lui tous ses désirs, dans une orgie d’amour, une violence de passion qui adoucit beaucoup, pour Jérôme préféré, les petites trahisons du jour.

Daniel saura tout plus tard. Ses déceptions sont préparées comme un chemin de croix.

Maintenant il est heureux près de Germaine. Il la respire en marchant. Ce parfum est terrible, car il le retrouve après dans ses mains et sur les revers de ses vestons. Il en est intoxiqué, confondu ; toute cette femme, avant de l’avoir même effleurée d’aucun contact physique, il la porte en lui comme si il avait bu le philtre de Tristan.

— « Rentrons vite, dit-elle. J’ai hâte de vous voir dans une maison. Cette nuit m’a brisée, je suis odieusement lasse. Plaignez-moi, chéri, c’est vous. »

Elle ose le dire, sentant encore dans sa bouche les baisers de l’autre et, dans tout son corps, cette courbature. Mais Daniel ne peut savoir, il presse le pas, sa fièvre augmente avec son trouble. Il sent que quelque chose lui est promis en réparation des souffrances d’hier, et il entraîne son amie vers le divan du petit salon, parmi les fourrures, pour la première fois.

Ils sont entrés précipitamment.

— « Je ne suis pas là, crie Germaine à la femme de chambre.

Les lampes, sous leur grosse jupe, brûlent seules comme des sanctuaires, en compagnie du feu. Les livres, c’est toujours le même décor. On ne sait pas pourquoi il est empoisonné.

Germaine s’allonge sur le divan. Sa figure renversée sous la lumière paraît soudain moins jeune et comme usée de débauches. Une terrible fatigue fane les paupières et déjà les lèvres.

— « Venez », dit-elle.

Daniel s’étend près d’elle, l’enlace.

La première, la main à la nuque, elle lui prend les lèvres, elle le mord, puis abandonne sa bouche. Il y pénètre comme dans une rose humide et boit. Longtemps, elle le tient contre elle pendant ce baiser où il désaltère une soif d’aube, vraiment terrible. Elle voudrait s’écarter, le repousser. Elle n’en a ni la force, ni le réel désir. Il boit encore, mord, gémit, cherche, la reprend, puis enfin la délivre, écarte son visage. Alors, s’enfonçant davantage dans les coussins, elle le regarde, elle le regarde, car son expression, qu’elle ne connaît pas, est celle d’un dormeur encore plongé dans la nuit profonde, les yeux fermés, les paupières lourdes, si grave dans son désir, il semble naviguer vers elle à travers beaucoup d’autres songes, et ses lèvres sont enflées comme celles d’un enfant qui pleure.

— « Daniel, montre tes yeux. »

Il les ouvre lentement, lentement, une étoile au fond de chacun. C’est le visage même de l’amour qui la contemple et la juge.

Ils s’enlacent à nouveau, se caressent à travers leurs vêtement que, pudiques ou prudents, ils n’écartent pas encore. Mais il la serre, ah ! comme il la serre. Elle sent enfoncée dans son corps l’empreinte splendide de ce jeune corps qui tremble comme une feuille dans le vent.

Il l’embrasse sur tout son visage, sur son cou, sur ses épaules, sur ses seins, à travers la robe. Elle le laisse faire, le désirant jusqu’aux délices, jusqu’à la faiblesse, jusqu’à l’offre, dont il ne veut pas encore.

Soudain le timbre de la porte, des voix.

La crainte qu’on les surprenne, la paralyse. Elle gît, renversée dans son trouble et sans conscience. Daniel veut se dégager. Elle le retient, le serre davantage au contraire, espérant tout à coup être surprise dans cette posture et sans un geste de défense, par Jérôme, et en jouissant délicieusement.

— « Tu vois bien qu’il ne fallait pas bouger, dit-elle. Du reste, dans mes bras, que crains-tu ? je te couvrirai de mon corps. »

— « Germaine, je vous aime, mais vous ? »

— « Ah ! moi, qui sait ? cependant nous ne sommes pas amants, et sans doute ne le serons-nous jamais, car y a-t-il plus que de la curiosité entre nous, mon petit Daniel, de la curiosité et du désir, un désir partagé sans doute, mais… »

Souple, et sachant par ces mots, l’incendie qu’elle lève en lui, elle glisse du divan, s’évade, refait vite devant la glace le contour de ses lèvres, redevient, en une seconde, une femme lointaine, presque pudibonde, tandis que lui, laissé pour mort dans les fourrures, la tête enfouie, ne montrant qu’une nuque pâle, se sent pris pour toujours.

IV

La vie pour Daniel se partage maintenant en périodes distinctes : celles où il voit Germaine chaque jour, ce ne sont les meilleures que par comparaison, car alors que de petits martyres, déceptions avilissantes, paroles dures, situations fausses qu’il supporte en attendant quoi ? qu’un peu de son misérable amour lui soit rendu ; et celles où, fâchés ensemble, il ne la voit pas. Ces périodes-là durent de huit à quinze jours et sont horribles. Daniel y perd le monde à la façon des aveugles et des sourds, se remémorant bien plus belles les mélodies et les vues du passé et se déchirant l’âme avec leurs souvenirs. Il lutte dans un abîme, une tombe où sincèrement il voudrait être couché pour toujours, à l’abri de la méchanceté humaine et sans doute de l’amour.

Pour se distraire, il écrit des poèmes qu’il envoie ou lit à Germaine lors de ses retours.

— « De quoi vous plaignez-vous, dit-elle, puisque la solitude vous fait écrire. »

Il est vrai, la solitude le fait écrire. Il soutiendrait bien, tant il se sent dépérir, que c’est avec le sang vif de son cœur, celui-là même où doit croître la plante vénéneuse de ce malheureux amour. Bel encrier, ma foi, où pêcher la poésie.

Ils ne sont pas devenus amants. Germaine a même peu à peu repris la tendresse qu’elle lui donnait les premiers jours. Elle semble très amoureuse de son mari et chaque fois plus lasse des visites de Daniel, qu’elle renvoie si durement souvent, que la rue où il se sauve ne doit plus reconnaître ce jeune homme lent qui pleure, adossé aux murs des jardins, d’où débordent des roses éblouissantes qu’il ne voit pas.

On dirait que l’amour, d’un seul coup, l’a dépouillé de sa jeunesse comme on arrache un masque, et que dessous il y avait cet homme faible et lâche qui s’en va sanglotant sans pudeur, erre des nuits entières autour de la maison de celle qu’il prit pour son amour. Sous la pluie, il regarde la douce lumière qui filtre, entre les rideaux et les volets de la chambre. Il sait, son imagination la lui montre, qu’elle se donne. La pluie lasse du printemps qui sent la terre colle, à son front brûlant, ses cheveux. Un sergent de ville le heurte pour voir de plus près et conduire au poste, peut-être, ce promeneur qui paraît suspect.

Daniel reprend sa route. De nouveau, il s’arrête. Quand il se croit bien seul, il pleure tout haut, comme les enfants, et il appelle celle qui, pas bien loin de lui sans doute, boit du champagne et rit dans ces restaurants tapageurs dont il évite les lumières, avec des hommes qui la désirent et l’obtiennent peut-être, parce qu’ils n’ont pas en eux cet amour qu’elle redoute, comme Satan la croix.

IV

Sait-on pourquoi les choses renaissent au moment même où l’on s’habituait à les savoir perdues. Daniel a pris la nouvelle mesure de son chagrin. Il commence à y vivre à l’aise. L’ironie, l’égoïsme étroit de sa peine qui lui fait tout renier, le rend dur comme ces animaux pétrifiés goutte à goutte, que l’on retrouve au fond des souterrains montagnards. L’évolution a lieu dans cette douleur, dans ce désir qui abaisse son regard. Peut-être va-t-il être enfin délivré, peut-être touche-t-il au bord du puits où il faillit sombrer. C’est alors, l’amour ne voulant pas qu’on lui échappe, comme ce grand inquisiteur de Villiers de l’Isle-Adam qui laissait croire à son martyr que l’évasion était accomplie, pour le serrer plus étroitement dans ses bras : « Est-il vrai, mon fils, vous vouliez nous quitter », que Germaine, n’ayant sans doute rien de mieux à faire et sûre d’elle, lui téléphona de venir immédiatement la voir.

À peine est-il sur le seuil que l’odeur de bois brûlé réveille en lui ses souvenirs, un amour qui sait le mal de l’absence et bondit comme une bête délivrée.

— « On dirait que vous avez été malade, dit Germaine en voyant son nouveau visage sérieux et dur. Je vous ai prié de venir parce que je suis seule. Jérôme est parti, voici quelque temps, pour Venise où je m’en vais bientôt le rejoindre, mais j’ai eu beaucoup à faire et c’est pourquoi… »

— « Moi aussi, Germaine, je voulais toujours venir, mais on est tellement pris. »

Il joue l’indifférence, il y croit presque, car, sa peine soudain détruite par la présence, il se sent délivré ; tout ne lui apparaît plus que comme une obsession maladive où l’amour n’entrait pour rien.

— « Avez-vous travaillé ? »

— « Oui, quelques poèmes, pour vous ; je vous les montrerai plus tard. »

— « Toujours la même chose sans doute, vous m’y traitez de menteuse. »

— « Non, je parle cette fois-ci du printemps. »

— « Oui ?… »

Elle est tellement indifférente, aimable, et banale, que Daniel la retrouve difficilement.

Une robe nouvelle la serre davantage et son corps, moins libre, semble lui-même en cérémonie.

Évidemment, il doit être guéri, car tout cela lui est égal. Il s’amuse même du mauvais goût de ce grand salon, où jamais auparavant elle ne le reçut.

Il se revoit grelottant, sous la fenêtre, pendant les nuits pluvieuses. Elle dormait bien bourgeoisement sans doute, puisque Jérôme est parti.

— « Que je fus sot. »

Pour dîner, malheureusement, elle le ramène dans le petit salon, ce qui compromet beaucoup l’impression de délivrance. Les fleurs y sont encore plus abondantes peut-être et le feu brûle toujours.

Cependant, la fenêtre est entr’ouverte, le vent frais de la nuit gonfle les rideaux souples, on dirait qu’ils recèlent des fantômes ou d’autres fleurs.

Il revoit le divan et cette soirée où… Mais elle a suivi son regard.

— « Vous avez cru vraiment que c’était arrivé ce jour-là, lui dit-elle brutalement, mon pauvre petit, vous ne faisiez que succéder à Jérôme. »

Le visage de Daniel s’empourpre. Qui a dit qu’il était guéri. Ils sont bien les mêmes. Ces semaines d’exil n’ont servi qu’à le rendre plus irritable.

— « À quoi bon revenir, mon petit Daniel, puisque vous avez toujours aussi mauvais caractère. Quand on aime, on ne se laisse pas oublier. Vous avez fait la noce quinze jours ; c’était plus simple qu’avec moi, ça vous a reposé ? Vous avez cependant mauvaise mine. Au fond, vous n’êtes pas intéressant. »

Daniel a perdu un peu l’habitude de ces algarades. Il regarde Germaine, qui fume distraitement près de la cheminée, et puis il perd courage. À quoi bon lui répondre, elle a déjà oublié.

Le feu pétille.

Cette phrase : « On pourrait être heureux » lui revient comme une ritournelle.

— « Germaine, dit-il enfin, je vous envie d’être si aveugle quant au cœur des autres. »

— « Ah ! Je sais bien que vous ne me ressemblez pas. Lisez-moi plutôt vos poèmes… »

Ce soir-là, ils parlent très tard, peut-être plus sincèrement que jamais. Ils discutent des choses du cœur, et Daniel lut ses poèmes, qu’elle trouva beaux.

Maintenant, ils sont dans la chambre rouge. Germaine est couchée, Daniel a obtenu de rester quelques instants encore, jusqu’à ce qu’elle s’endorme.

Il est au pied du lit, sur une chaise, comme une garde-malade. Une seule lampe, entre le téléphone et des livres, éclaire l’oreiller où Germaine appuie sa joue. Perdu dans tant de blanc fragile, son visage paraît soudain rajeuni, avec une expression enfantine, presque endormie, qui ravit Daniel. Il croit réellement qu’il habite là, qu’elle est à lui, et cependant, guindé sur sa chaise et timide, il parle, il raconte, il commente. Tout, plutôt que ce silence du milieu de la nuit, dans une chambre où elle dormirait.

— « Mon petit Daniel, dit-elle en fermant les yeux, vous ne savez pas comme vous êtes fatigant sur cette chaise. Vous parlez tout seul, vous dites des tas de choses, ce n’est pas l’heure. On n’entend même plus de voitures. Partez vite, ou bien, couchez ici ».

— « Coucher ici, Germaine. »

La façon dont elle l’a dit fait qu’il le prend sur le même ton libre et sans trouble :

—  « Nous aimons-nous assez. »

Elle sourit doucement, sans ouvrir les yeux.

—  « On verra bien… Mais non, si vous craignez le manque d’amour, au fond, partez, moi je dors. Vous êtes encore un genre de garçon avec lequel on entend les voitures de laitier, comme avec Jérôme. »

Parole malheureuse, elle le sait bien, car Daniel s’est levé, tout droit, près du lit. Puis résolument, tout habillé, il s’étend près d’elle, sur la couverture fermée. Elle a l’impression qu’il accomplit cela sans plaisir, par unique vengeance, et elle sourit. Elle va donc lui gâcher jusqu’à sa possession ; car elle désire soudain qu’il soit brutal et odieux afin de tout regretter demain. Mais Daniel silencieusement la serre comme la première fois, comme la première fois, elle lui prend la nuque, leurs lèvres s’écrasent, leur souffle se mêle, et le miracle de ce baiser si profond dénoue sa méchanceté, chez lui sa rancune, les unit dans un désir mutuel si grave ; c’est elle qui supplie Daniel de se dévêtir et de la rejoindre.

La lampe les veille, les berce de sa lumière bientôt inutile, car voici le petit jour.

Et Daniel, enfermé dans les bras de sa maîtresse, sent sur sa bouche, car le plaisir a clos ses grandes paupières, les mots d’amour les plus merveilleux qu’une femme puisse dire à son amant, les mots qui font vraiment croire qu’on s’aime, qui apaisent en Daniel toutes ses douleurs, tandis que d’une main brûlante et molle comme une feuille de rose, enivrée de leurs deux plaisirs, elle le caresse encore.


VI

ÉPISODES

De quoi donc, Daniel se plaignait-il ?

Piqûres d’épingles comparées à la peine capitale, il a passé, dit Germaine ravie de cette image, « de la classe enfantine à la classe supérieure » et elle ajoute « ceci n’est rien encore ».

Depuis cette première nuit, ils se voient peu. Germaine a plus que jamais d’occupations mondaines. Dès le matin, elle court les essayages, l’après-midi, les thés, le soir, les théâtres.

—  « Je ne peux pas t’emmener, dit-elle à Daniel, tout le monde saurait que tu es mon amant. »

Il reste à l’attendre. Toute sa vie s’est changée en attente. Jamais il n’est heureux car, après l’attente, il y a la déception pire encore.

Que ce petit salon lui paraît donc un lieu d’angoisse ; ô tristesse des fleurs penchées au long col des vases, photos de Germaine conquérante et de Jérôme romantique. Livres, livres mornes qu’il déplace d’une main lasse et ne lit pas. À sept heures, Thérèse entre et dit :

—  « Madame vient de téléphoner qu’elle ne rentrera que pour s’habiller ; que monsieur ne l’attende pas, elle n’aura qu’un instant. »

Daniel dit :

—  « C’est bien, Thérèse. »

Et il part. Qui donc pourrait savoir sa désolation. Il n’a vécu toute cette journée que pour entrevoir Germaine, la serrer une seconde contre lui, lui parler, et voilà qu’il faut partir de nouveau sans espoir. Recommencer.

Par les rues embaumées des premiers soirs d’été, il rentre, croisant des couples qui ont tous l’air heureux. Des voitures découvertes avec un petit grelot qui tinte. Beaucoup de fleurs aux devantures. Paris est rose.

Où est Germaine ?

Il ne dîne généralement pas, il s’attarde exprès sur les bancs déserts. Il rêve.

Comme ils seraient bien ensemble à cette heure, sous les arbres d’un parc, les pelouses, l’arrosage et cet éclat des géraniums à la tombée du jour. Léger voyage à la campagne. Le roulement soyeux sur l’asphalte des longues automobiles pleines de femmes ; un sourire sous une vitre, qui le garde idéal. Des têtes qui se penchent, des épaules parées, les lampes, un orchestre sourd qui s’anime.

« Paris, ta grille d’or, comme dans les contes. Ah ! Germaine, t’avoir à moi quelques heures ; tu mettrais tes mains claires sur la nappe, comme ce premier soir où nous disions n’importe quoi, et je regardais tes bagues ; tu aurais ce grand chapeau noir sous lequel ton visage renversé à l’air d’une fleur et tu ferais semblant de m’aimer. »

Il rêve.

À la nuit seulement, il rentre. Il tâche ainsi de faire croire à sa mère qu’ils ont dîné ensemble, qu’il est heureux. Il tâche d’épargner son amie. Ah, si elle connaissait la mère de Daniel, peut-être aurait-elle brusquement les yeux décillés ! Elle saurait au moins ce qu’est la haine et le mépris d’une mère, pour la femme qui torture son enfant.

— « Mon Daniel, dit celle-ci quand elle l’entend rentrer après de longues heures d’attente et qu’elle voit son pauvre visage silencieux, mon Daniel, quand donc guériras-tu ? »

À ces mots il se révolte. Il s’agit bien de guérir en effet, quand le mal consiste à aimer sa souffrance.

Alors sur son ouvrage, la mère désespérée se penche un peu plus. Elle cache ses larmes, de peur de mettre en colère ce fils, devenu si dur, par l’amour d’une méchante femme.

Il s’enferme dans sa chambre, sort sur le balcon. Impossible évasion. Il contemple la nuit où monte cette lueur soufrée, la couronne lumineuse de la ville, rumeurs. Dans une fenêtre ouverte et vive comme un four, il voit deux ombres passer, puis on éteint la lampe. C’était loin, il ne sait plus où déjà.

Bientôt, les sept clous du Chariot vont percer les nuages, l’odeur nouvelle du sureau se dégage brusquement, dans une bouffée de vent qui passe sur le jardin.

Daniel, dans ses mains ouvertes, dans ses mains chaudes, laisse choir ses larmes comme les premières gouttes d’un orage.


Souvent, il attend Germaine, en compagnie de Thérèse. Thérèse coud ou bien écrit à son fiancé ; lui-même essaie de travailler.

— « Ce que nous écrivons, monsieur et moi, dit Thérèse. C’est un vrai bureau quand madame n’est pas là. »

Hélas ! Thérèse possède une petite montre dans sa ceinture. Elle la tire de temps à autre en bâillant, car il lui tarde de déshabiller sa maîtresse et de regagner son sixième.

— « Déjà onze heures. Déjà minuit, madame devrait être là. »

— « Attendez encore un moment », dit Daniel. Ils écoutent attentivement les bruits de la rue qui disent l’heure, à Paris, mieux que les montres.

Les voitures, le pas monotone du piéton qui revient du théâtre, avec un gros cigare, la porte cochère, peut-être Thérèse se lève, prête à ouvrir,

— « Elle ne peut tarder », dit Daniel.

Plus que tout, il redoute la solitude ; car un soir, très inquiet du retard de Germaine, Thérèse étant montée, se coucher parce qu’elle était très lasse et lui se promenant seul dans l’appartement désert, il avait cherché, pour distraire son impatience, un indice quelconque, peut-être l’invitation de cette soirée malheureuse.

Il avait fouillé le secrétaire, les tiroirs, désordres pleins de lettres, au hasard il en avait lu quelques-unes.

Jusqu’alors, il n’avait jamais songé que Germaine puisse le tromper.

Ce fut une déception bien basse.

Au retour, elle s’étonna de son changement. Il y eut une scène odieuse qui dura « jusqu’aux voitures de laitiers ». Il fut insulté, giflé.

Une petite pluie fine tombait sur un petit jour de condamnation.

Il finit par s’endormir contre elle, tremblant de fièvre, alors elle dit en se retournant :

— « Quand on est malade, mon petit Daniel, il vaut mieux rester chez soi. »


— « Tu t’abrutis avec cette femme, dit à Daniel son meilleur ami. Tu ne vois pas comme tu changes. Tu travailles ? oui, des poèmes. Ils te tiennent tant au cœur, dis-tu, que jamais tu ne les publieras. Belle affaire, cette femme est ton minotaure. Tu devrais passer quelques jours à la campagne. »

— « Assez tôt nous nous séparerons, répond-il. Son mari lui télégraphie, à chaque instant, pour qu’elle le rejoigne à Venise. Incessamment elle peut partir, lui, arriver, ce qui est la même chose ; je ne la verrai plus. »

— « Il sait donc que tu es son amant ? »

— « Je ne suis pas le premier. Ils vivent indépendamment l’un de l’autre. Et puis, au fond, il sait très bien qu’elle n’aime que lui. Seulement, depuis son départ, il s’inquiète justement. Il est surpris de son insistance à rester à Paris. Il craint pour la première fois, dit-elle, qu’elle ne l’aime plus. Je sais bien, hélas, qu’elle l’aime toujours. »

— « Tu es jaloux, naturellement ? »

— « Elle fait tout pour cela. Tu n’imagines pas sa cruauté ; l’autre jour, devant moi qui étais bon pour changer les disques pendant qu’elle dansait, elle embrassa sur la bouche un garçon qu’on venait de lui présenter, mais qui lui plaisait, dit-elle, parce qu’il dansait merveilleusement. Ah ! je ne sais pas pourquoi je reste, car elle n’a pas de cœur à me donner. »

— « Mon pauvre Daniel, essaie de la tromper. »

« Hélas, pense-t-il, tu ignores combien, je suis atteint », et il dit fièrement :

— « Je n’ai pas attendu ton conseil. » Affreux mensonge, dont il reste toute la soirée consterné, tant il craint qu’on ne le répète à Germaine.

Et le Champagne lui paraît bien amer, qu’ils boivent debout, serrés contre les figurantes du dernier acte, au bar du petit théâtre.

L’une d’elles lui sourit intensivement, de ses lèvres au carmin liquide.

À minuit, fou d’amour, il remonte Les Champs-Élysées, sonne chez Germaine, qui lui avait dit de venir, et ne lui ouvre pas.

VII

Quelques jours après, Jérôme revint.

C’est Thérèse qui en avertit Daniel à voix basse, dans l’embrasure de la porte :

—  « Que monsieur ne revienne plus surtout, avant que madame n’écrive. »

Il ne revit pas Germaine.

La veille encore, ils avaient passé la nuit ensemble et Germaine avait semblé presque amoureuse. Docile et passionnée dans ses bras, elle criait : « Prends-moi, je suis à toi. Toi seul m’émeus, je n’aime que ton corps, que ton amour. Comment peux-tu souffrir, mon Daniel, tu serais si heureux au contraire, si tu savais combien je t’appartiens. Tu es mon enfant. Toute ma chair te reconnaît, toute ma chair te désire. »

Et le lendemain, encore tout alangui par cette nuit merveilleuse, voici qu’on le renvoyait par la femme de chambre.

Longtemps, il attendit une lettre qui ne vint jamais. Alors, il se mit à sortir, à voir des femmes, à faire la noce. Montmartre lui prit toutes ses nuits. Il s’éreintait exprès dans cette basse orgie espérant y laisser son amour.

Jamais il n’a autant souffert de sa jalousie, car il sait maintenant comment Germaine se donne. Il connaît sa chair, les mots qu’elle dit, le son de sa voix. Son imagination précise la lui présente chaque nuit dans les bras de Jérôme, le même lit, les mêmes transports, la chambre rouge.

Il voit tous les détails, sent dans ses bras le poids de cette femme comme Jérôme à cette heure.

Il devient fou.

Les femmes qui l’entourent connaissent maintenant cette fureur contenue qui l’embrase vers le soir.

Elles le font boire, lui passent de la cocaïne, le soignent avec leurs pauvres moyens du demi-monde, compatissantes pour ce garçon jeune et beau qui souffre à heure fixe comme quand on a la fièvre. Il leur paraît perdu et se revêt à leurs yeux, bien malgré lui, du charme des choses inaccessibles, pays quittés, amis morts, fortunes jouées.

Le petit bar est orné de drapeaux, un nègre affreux y fait « jazz band » avec un malheureux banjo, accompagné d’une femme qui joue de la mandoline et porte un corsage noir montant, pailleté de jais, son visage est on ne peut plus comme il faut, on pourrait l’appeler « ma cousine ». Elle fait aussi penser à la cigale quand elle commence à se ranger, pour devenir fourmi.

Daniel dîne là chaque soir, reste à s’abrutir. Il rit des facéties grossières, toujours les mêmes, dont on ahurit les nouveaux clients. Il a adopté lui-même ce langage limité où l’on dit : mon petit à tout le monde, cocktail, taxi, coco, poule, tante, barman, et où l’on compte en louis comme un croupier.

Avec l’abrutissement viendra peut-être, un jour, le courage du geste lâche qui le délivrera, croit-il, de tout.

Le matin, il va aux halles. Il revient avec des paniers de pivoines comme les revendeuses, mais sa mère est tout de même bien triste. L’après-midi, il dort ; le soir, il remonte au bar.

Un jour, il y rencontra ce danseur de Germaine qu’elle avait embrassé sur la bouche devant lui.

— « Bonjour, lui cria l’autre, comment va notre amie ? »

— « Je n’en sais rien, dit Daniel, je ne la vois pas. »

— « Ah ! dit l’autre, moi j’ai dansé avec elle hier ; son mari est reparti. Elle part elle-même dans quelques jours. »

VIII

— « Vous avez eu une jolie conduite, il paraît, pendant le séjour de Jérôme, dit Germaine, aussi maintenant quelle mine, mon pauvre ami, la débauche marque, méfiez-vous. »

Il fait si chaud, ce soir, que toutes les fenêtres sont ouvertes sur le ciel pâle, la petite fille du concierge, qui a une natte dans le dos et un tablier bleu, joue à la balle dans la rue, on l’entend compter.

Germaine, nerveuse, est déjà dans les malles du prochain départ. On ne parle que couturières, robes en retard, wagon-lit. En plus, elle va au bal, le dernier de la saison, en costume de marquise vénitienne et c’est ce dernier soir qu’elle a subitement choisi pour convier Daniel.

Malgré la fièvre d’une récente bronchite, il est venu, maigri, pâle, avec les joues trop roses.

— « Vous vous fardez, maintenant. »

Il sourit et s’assied avant qu’elle ne l’y invite, tant il est las.

Il a été très malade, si malade qu’un jour il eut le désir de revoir Germaine. Elle ne répondait pas aux lettres, du reste Daniel était trop abattu pour écrire. C’est sa mère qui, malgré sa répulsion, se chargea de téléphoner.

Germaine promit très aimablement de venir le soir même, malgré un dîner en ville, dit-elle.

Daniel, frémissant d’angoisse et de fièvre, l’attendit jusqu’à minuit ; sa mère, près de lui, tenait ses mains, le faisait patienter, répétant pour la centième fois la conversation du téléphone, imitant la voix de Germaine, promettant qu’elle viendrait le lendemain, sans doute.

Pendant trois jours, la maison fut pleine des fleurs qu’elle aimait, pour qu’elle s’y plût ; naturellement, elle ne vint pas.

Daniel pense à cela ce soir, il pense à tout. Il regarde cet appartement où il vint, voici deux mois, faire une visite.

Quelques meubles ont été changés. Il y a des iris et de grosses pivoines molles qui font penser à Rubens. Que tout est donc triste, car cette aventure commencée dans le mensonge et par caprice fut si inutilement douloureuse. Elle a vraiment le goût même de la déception, une saveur de cendre et de larmes. Son bel élan vers Germaine, son premier élan de véritable amour fut bien fauché, brisé net, comme les reins d’un coursier.

Daniel n’en veut qu’à lui-même, seulement il sourit tristement, en voyant tout à coup combien l’objet de son amour est loin de cet amour, combien l’objet de son amour est médiocre. Certes, la femme qu’il aima n’a jamais existé, car ce n’est certainement pas la même que celle-ci qui, toute prête et fardée pour le soir, l’attend dans le grand salon pour aller dîner au restaurant.

— « Allons au Bois », dit-il, poursuivant son ancien rêve, mais ils dînèrent aux Champs-Élysées, car il fallait rentrer vite afin qu’elle s’habille pour le bal.

Daniel avait encore très mal à la gorge et ne put pas beaucoup parler, c’était sa première sortie. Germaine au contraire y étala toutes ses séductions, elle lui fit cadeau d’une bague voyante, lui parlait de trop près, les yeux dans les yeux. Il remarqua qu’elle avait les pupilles irrégulières et très grandes. Elle aussi devait s’intoxiquer de quelque chose, de quoi donc ?

Ah ! oui, d’éther, et voilà d’où venait cette folle surexcitation, cette volubilité des images, cet amour des humiliations et des luttes âpres. Il n’y avait encore jamais songé, mais certains jours, en effet, cette odeur. Elle en imbibait son oreiller et dormait la bouche ouverte contre « mon pauvre amour, comme tu tombes, ce soir ».

Ils rentrèrent au bras l’un de l’autre.

— « Vous ne m’aimez plus, dit-elle, c’est dommage, j’étais prête à tout vous sacrifier. »


La femme de chambre l’habilla.

La robe d’argent à gros paniers, la perruque blanche, puis les mouches et le loup.

Assez Longhi tout cela, très fantôme. Les déguisements ont toujours fait peur à Daniel, bien plus les masques. « Si ceux qui sont masqués savaient leur pouvoir, ils seraient les maîtres du monde », pense-t-il en la regardant.

— « Comment me trouves-tu, dit-elle ? »

— « Belle ! Vous pourriez régner par l’évocation du passé comme Isabella, dans Forse che si. Souvenez-vous, le palais de Mantoue, les hirondelles, la chambre avec la devise des pauses. ».

Mais elle n’écoute plus.

— « Attends-moi donc au lieu de partir maintenant, dans la nuit, tu prendrais froid encore. Couche-toi dans mon lit. Thérèse va te soigner et demain tu rentreras au soleil. Bonsoir, chéri. »

Il consent par fatigue.

Deux hommes en habit, masqués de velours, l’attendent.

Daniel entend dans l’escalier leurs rires, puis le ronflement de la voiture.

— « Ma petite Thérèse, dit-il, décidément, nous sommes faits pour jouer les Cendrillons, tous les deux. »

Le salon, durant leur absence, a été transformé par les soins de Thérèse en un joyeux capharnaüm. Toutes les robes de Germaine s’y pâment sur des chaises, comme les femmes de Barbe-Bleue. Les souliers dansent sous les fauteuils, tandis que, sur la queue du piano, s’écroulent de délicates chemises non loin des zibelines et des renards. Au milieu, deux malles sont accroupies que Thérèse gave, en monologuant :

« Là, les bas de madame. Maintenant, les chemises. Où sont donc les petits pantalons ? Que monsieur regarde donc dans le troisième tiroir de la chambre. Maintenant, les mouchoirs. »

Daniel, revêtu d’un pyjama de Germaine, « que madame mettra dans le sleeping » a décidé Thérèse, aide de son mieux malgré son mal de gorge. Il se sent merveilleusement abruti, la quinine lui bourdonne aux oreilles.

Il est presque heureux.

Dans cette maison désordre, il ne retrouve rien de l’ancienne atmosphère, l’enchantement lui paraît détruit, et peut-être préfère-t-il perdre Germaine par un départ réel que vivre dans la même ville sans la voir. Le malheur est qu’elle aille retrouver Jérôme ; en ce moment il n’y songe pas, aucune explication n’ayant eu lieu.

Il se couche dans la chambre rouge, au milieu du lit frais.

— « Monsieur ne sait pas, dit Thérèse, qui continuait ses malles, que, quand monsieur le comte est revenu, j’avais caché le pyjama de monsieur, bien roulé derrière le coffre-fort. Mais voilà-t-il pas que monsieur le comte l’a trouvé ; Quelle scène ! Madame en rit encore. — À qui est-il ? criait monsieur, en brandissant la culotte, à qui est-il ? Madame riait tellement, qu’elle ne pouvait rien dire. À la fin, monsieur le comte l’a plié très serré et l’a mis dans sa poche. Il a dit à madame qu’il l’emporterait à Venise, qu’il en ferait des rideaux pour sa chambre. »

— « Je ne trouve pas ça drôle, dit Daniel, j’aimais beaucoup ce pyjama. Il faudra m’en faire un, Thérèse, dans les rideaux d’ici. »

Il éteint l’électricité, ne gardant près du lit qu’un gros coquillage nacré, nouvelle invention de Germaine et d’où s’irise une douce lumière.

Thérèse, à côté, travaille toujours.

Il s’endort, au son du monologue, rêvant lui-même qu’il part.


À quatre heures du matin, la marquise vénitienne, un peu fripée, entre dans la chambre.

— « Bonjour, je crois bien que c’est la première fois que tu as dormi dans ce lit, tu vois bien que, d’habitude, c’est moi qui te gêne. Je n’ai plus de pieds, tu sais, tant j’ai dansé. Ah ! je ne tiens plus. Aide-moi à me défaire. »

À la lueur du coquillage et du petit jour, Daniel dégrafe la robe d’argent. Elle ôte sa perruque qu’elle lance à travers la chambre et, toute fardée, se couche.

— « Raconte-moi, dit-il, c’était bien ? »

— « Oui, très réussi, je n’ai pas cessé de danser. Un souper très gai, tu aurais dû venir. Tout le monde était masqué et personne ne reconnaissait personne. À la fin, on se tenait très mal, c’était bien ton affaire. Il y avait un beau jardin, un banc, du clair de lune. Si tu avais été là, sûrement… »

Elle l’embrasse.


— « Ah ! j’ai dansé avec un grand Arlequin, vraiment très Goldoni, je n’ai pas su qui c’était, mais il entrait ses jambes dans les miennes tout à fait comme toi, quand nous nous embrassons debout, tu sais ? lui sûrement ne m’aurait pas abandonnée de grandes semaines comme toi, méchant. »

Dans le lit, où glisse le froid des premières heures du jour, elle se colle à lui, désireuse de ranimer son amour, d’éveiller encore une dernière fois, chez cet enfant malade et déçu, le goût de sa chair, afin qu’une fois partie il en reste empoisonné pour longtemps. Guérirait-on si facilement ? Cela ne plaît pas à Germaine. Elle même souffre encore de Jérôme. Il ne faut pas que celui-ci s’échappe ; sur lui elle se venge des tortures de l’autre. Et toujours plus souple, plus enlaçante, plus chaude, elle se serre contre lui, bougeant sur le sien son visage coloré de fard, piqué de mouches veloutées, mobile comme un papillon.

Daniel est bientôt reconquis. Le prestige de Germaine se recompose et avec lui, ce qui l’augmente encore, l’angoisse maintenant de ce proche départ, chaque seconde plus proche, de l’après-midi.

— « Ah ! ma chérie, dit-il, j’ai bien souffert pendant ces semaines d’exil. »

— « Ta jalousie, toujours ! et cependant que faire ? Jérôme est arrivé comme un fou. Heureusement que tu n’étais pas là. Le temps de m’habiller ici, pour le rejoindre, il avait trouvé toutes tes lettres dans le secrétaire, tu imagines ! Il voulait que nous repartions immédiatement ensemble. Pour toi, j’ai refusé, mais j’ai promis de ne pas t’écrire, une fois, j’ai essayé, il a surpris la lettre. Thérèse te le racontera si tu ne veux pas me croire. Mon pauvre amour, je ne cessais de penser à toi, notre dernière nuit avait été si délicieuse. Jérôme était furieux, il disait que j’avais pris ta façon de parler, tes habitudes.

Jamais je ne l’ai vu si jaloux. Ah ! entre vous deux, je suis bien, mais un jour, Daniel, j’ai appris que tu faisais la noce, que toi, mon amour, tu faisais la noce avec des femmes, au lieu de m’attendre. Alors, j’ai retenu Jérôme exprès, je suis redevenue très gentille avec lui, et nous avons été presque heureux. C’était bien ta faute, sans cela il serait parti huit jours plus tôt. »

—  « Ah ! Germaine, que tu es méchante. Tu n’as donc pas compris ; cette noce, que tu me reproches, c’était un suicide ; je croyais que tu ne voulais plus de moi. Comment vivre alors. »

—  « Mais je t’aime, Daniel. Crois-tu que si je ne t’aimais pas, je supporterais cette vie double, avec toi et Jérôme. C’est odieux pour moi, mais que faire. Puis-je te choisir. Jérôme ne le supportera pas. Il faut patienter encore, je t’ai donné deux mois de ma vie, chéri, pense donc, deux mois. Maintenant, il faut que j’aille avec lui, là-bas. Après cela, crois-moi, je le ferai partir quelque part, n’importe où, mais loin, pour que nous soyons libres et je viendrai avec toi, toi seul, mon bien-aimé. Tiens, me voici encore à toi, pour la fin de cette nuit, prends-moi, mon amour. »

Daniel, de nouveau confiant, de nouveau trompé, sur l’ancienne piste de son illusion, se réveille aux paroles de l’enchanteresse, fou de sentir ce corps tiède et doré qu’il croyait perdu, ce corps parfumé qui se pâme et ploie dans ses bras, au grand jour de la chambre dévastée par le départ, comme s’ils devaient en mourir.

IX

Germaine est partie.

Daniel l’a conduite à la gare dans le crépuscule. Il était bien las, bien triste, bien fiévreux.

Elle, au contraire, brillante, grisée par la séparation prochaine et la courbature d’amour qui stimulait ses nerfs.

Son visage revêtait d’étonnantes couleurs, et ses grands yeux meurtris, soutenus de rimmel, s’irisaient comme des libellules.

Thérèse avait terminé les malles, tandis que sa maîtresse dormait encore, aux bras de l’amant.

Puis le coiffeur vint, le téléphone qui n’arrêtait pas de sonner, les derniers cartons des modistes, des bottiers ; brouhaha, portes ouvertes, courant d’air, les vases renversés imbibent le tapis au milieu des pétales qui nagent.

Daniel errait, triste, soudain encombrant et inutile, comme celui qui reste l’est toujours, dans le tumulte des départs, où personne ne parle plus de sentiments, mais simplement de bagages, de voitures, d’heure.

Puis, on descendit les malles, comme des cercueils. Puis, ce fut le taxi étroit, avec Thérèse sur le strapontin, Germaine donnait ses derniers ordres.

Et la grosse horloge de la gare de Lyon-Terminus, l’œil s’y bute embué de larmes, au milieu des nuages d’or.

« Mon Dieu, c’est vrai. Elle part. Dans un quart d’heure, le train l’emportera bien seule, bien détachée et son cœur bondira vers un autre homme. » La lagune de Venise.

Que Daniel souffre… Son malheureux visage contracté, c’était donc cela ce bonheur : la retrouver pour la perdre.

Maintenant, sur le quai, ils marchent de long en large, au milieu de beaucoup d’autres couples qui marchent, qui piétinent aussi leurs derniers instants côte à côte, le cœur si chargé d’angoisse et de paroles, qu’ils ne savent plus que dire.

Les lieux communs triomphent, comme dans les enterrements. Il faut du temps pour être original, mourir et partir n’en laissent pas. Sur tous les quais du monde, on se dit, l’un « Bon voyage », l’autre, « Écrivez-moi », et le train siffle, désunissant les amants, au visage baigné de larmes.

Daniel et Germaine sont muets, mais non d’amour, le désaccord est déjà entre eux. Elle le trouve ridicule d’être triste, elle dit :

— « Tu ne vas pas pleurer au moins, je ne puis t’embrasser en public. Tiens-toi. »

Elle dit encore, menteuse et heureuse de mentir si facilement.

— « Pourquoi donc ne m’accompagnes-tu pas là-bas ? Jérôme et toi, vous vous expliqueriez. Tu manques de décision. Allons, tu viendras plus tard, on enverra Jérôme à l’hôtel, et tu prendras sa place. Écris-moi surtout, chaque jour. »

— « Mais vous, Germaine ? »

— « Oh ! moi, je te promets un télégramme à l’arrivée.

Viens voir comme je serai mal dans le sleeping, tu devrais me plaindre, au lieu de pleurer sur toi-même. »

Elle monte dans le compartiment, mais il est l’heure ; rapide, elle se penche, lui tend sa joue, dérobe sa bouche, exprès, tandis que Daniel, crispé aux poignées du wagon, sent lentement, traîtreusement, glisser sous lui, le train qui démarre.

— « Descends, crie-t-elle, tu es fou. » Il saute sur le quai.

Il est seul, avec beaucoup d’autres, qui agitent leurs mouchoirs. Le train tourne, là-bas, sous le hall, gagne l’air libre, où descend un merveilleux soleil d’été, la banlieue, l’espace, il part.

Daniel agite son chapeau, se dresse sur la pointe des pieds, croit reconnaître le geste d’une main gantée de blanc, mais derrière lui, bien d’autres croient le reconnaître, une seule est fidèle sans doute et chacun croit que c’est sa maîtresse.

Là-bas, dans le wagon étroit, sur la voie qui tourne, Germaine, sans plus penser à son amant, feuillette les revues et les journaux du soir.

Elle songe à Venise, à Jérôme.

Un enfant, seul au bout du couloir, s’amuse avec un grand mouchoir blanc à dire au revoir à Paris.

Ce retour, quel retour.

Daniel regagna sa maison comme un somnambule. En entrant, il voit le couvert prêt, sa mère.

Il s’abat sur la table en sanglotant. Les oiseaux chantent près de la fenêtre et les feuilles du jardin embaument.

— « Mon Daniel, dit la mère, sois courageux, je suis là. »

Et pour la première fois, depuis sa liaison, il se laisse consoler, redevenu soudain le petit enfant qui n’a au monde que cette mère fidèle, dont le cœur, fait d’amour et de peine, ne trompe pas.

Le crépuscule les surprend ensemble, n’ayant pas dîné et pleurant près de la nappe blanche. Daniel répète sans arrêt :

— « J’ai perdu mon amour, j’ai perdu mon amour. »

Quand la nuit est tout à fait venue, brisé d’émotion, il s’endort sur l’épaule de sa mère. Alors celle-ci, n’osant bouger, voit s’allumer les étoiles, une à une.