Carnet de guerre n°1 d'Alexandre Poutrain

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Les deux guerres 1870 1914

Les deux guerres 1870-1871…… 1914-1918

Sollicité par mes enfants d’écrire mes souvenirs de guerres, j’éprouve au moment d’entreprendre ces récits une gêne que je ne veux pas taire.

J’ai cherché de quelle façon je pourrais m’y prendre pour ne pas mettre uniquement le maire en rapports quotidiens avec les allemands. Ne pourrait-on pas voir dans cette façon de relater les faits, une recherche de le mettre en relief ? Mais de quelle manière pourrait-on s’y prendre autrement ?

Les allemands ne s’adressaient qu’au maire et exigeaient une réponse immédiate.

Que de fois ils lui ont dit : le maire doit savoir tout ce qui se passe dans la commune, il est responsable de tout.

Je fais taire ces scrupules. Je sais que mes enfants, mes parents me connaissent, c’est pour eux seuls que j’écris.

Je crois devoir prévenir le lecteur que je ne garantis pas la parfaite exactitude de l’ordre chronologique des faits tels que je les raconte.

Si je fais cette réserve, c’est parce que, le plus souvent possible, je cite des noms, et je les cite, avec l’intention de faciliter le contrôle de ces récits. Car un très grand nombre des acteurs, des témoins de ces actions sont encore en vie.

Je ne voudrais pas que, du fait d’une inexactitude de date, on se croie autorisé à mettre en doute l’authenticité de ces récits.

Il m’est d’ailleurs arrivé de grouper plusieurs faits pour en faciliter la narration.

A. Poutrain

La guerre de 1870-1871

La fête communale de Croisilles tombe le dimanche qui suit le 4 juillet. En l’année 1870, le mardi de la fête, Mr Bigotte arrive à la ferme, tenant un journal à la main. Papa est dans la cour. Les deux hommes causent très longtemps. En rôdant autour d’eux, j’entends prononcer plusieurs fois le mot guerre. À midi, papa et maman causent également de la guerre. À la fin du mois, la France est en guerre avec l’Allemagne.

Bientôt il passe des soldats à Croisilles. Parfois ils logent une nuit, chez les habitants. Un jour, il en vient beaucoup à la ferme, j’entends dire qu’ils sont trois cents. Ils s’installent dans les écuries, au haut des tas de la grange, qui est remplie de récoltes. Le lendemain matin, ils prennent des fagots à la meule et font de nombreux feux le long du froyer, puis font cuire leur repas. Ils ont couché deux nuits.

Après les grandes vacances, mes sœurs et moi retournons à l’école. Mes sœurs vont chez Mlles Robinet, dont le pensionnat fut transformé en étude de notaires sur la Place. J’allais chez Mr Lancial, rue de Boyelles. C’est là que par la suite la commune installa l’école de garçons.

Un matin que je me rendais à l’école, je vois sur la Place un cavalier arrêté à l’angle de la rue d’Arras et de la rue de St Léger. Je m’arrête attarde à le regarder. Il a une belle barbe, qui lui descend sur la poitrine, de la main droite il tient un long bâton, emmanché d’une tige de fer ; il porte un casque dont le sommet se termine en pointe. Son cheval est placé de telle façon que, sans tourner la tête, le cavalier surveille les deux rues. Je passe tourne plusieurs fois autour de lui. Chaque fois que je passe devant lui, il me regarde, mais relève vite les yeux, dans la direction des rues.

Arrivé à l’école, je raconte ce que je viens de voir. Mr Lancial me dit : « Vous avez vu un prussien, un hulan. » Aussitôt il nous met en récréation, nous fait jouer, crier très fort. Il agissait ainsi à chaque passage de troupes. Il n’est jamais entré de soldats dans la cour.

Peu de temps après il passe des Allemands à Croisilles. Souvent ils s’arrêtent. Les officiers font venir le maire à la mairie ; ils réquisitionnent de l’avoine, du foin. Le maire désigne à tour de rôle les cultivateurs qui doivent amener ces denrées sur la Place. Les allemands réquisitionnent parfois des vaches, ou un cheval des chevaux. Dans ce cas un officier va choisir les sujets dans les écuries.

Pendant cet arrêt, les soldats se répartissent dans le village par petits groupes. Ils entrent dans les maisons, réclament quelquefois à manger, mais toujours du vin. Généralement ils ne descendent pas à la cave, si l’habitant leur remet le nombre de bouteilles qu’ils demandent. Ils exigent toujours deux ou trois bouteilles en surnombre de leur groupe : c’est pour les camarades de service. Ces visites se multiplient, selon que l’arrêt de la troupe est plus ou moins long. Les allemands n’utilisent pas le tire-bouchon. D’un coup sec avec le fourreau de baïonnette, ils cassent le goulot et boivent à même la bouteille. Aussi beaucoup de soldats ont des cicatrices aux lèvres.

Lorsque nos ancêtres ont construit en briques le premier bâtiment de la ferme, ils ont maçonné une petite cave dissimulée dans la cour à l’angle de deux bâtiments. Ont-ils agi sous l’influence du souvenir des incursions de voisins, si fréquentes autrefois ? On ne pouvait accéder à cette cave qu’à l’aide d’une échelle, par une ouverture cachée sous l’escalier qui conduisait au grenier au-dessus du poulailler. Cette cave ne fut jamais utilisée, sauf par mon père en 1870 et par moi en 1914. Les deux fois la cave a sauvegardé les denrées qu’on lui a confiées.

Au cours d’une nuit, à l’insu de tous, papa et maman ont transporté dans cette cave quatre cents bouteilles de leur meilleur vin, un saloir et deux ou trois sacs de farine.

Un jour vers midi, papa nous dit en rentrant : hâtons-nous de dîner, on signale les allemands aux alentours. Notre cousine Malvina Poutrain d’Hamelincourt était à la maison. Elle a dix-huit ans. Elle aide maman à dresser la soupe. En ce moment là les cultivateurs mangeaient leurs volailles, leurs lapins. Maman avait fait du bouillon avec une dinde trop vieille pour être rôtie. Maman et notre cousine apportent en même temps la soupe et la volaille sur la table. Au même instant arrive une bande d’allemands. Malvina enlève la dinde, la dépose sur une petite table placée dans un coin pres d’une fenêtre et la couvre de sa serviette. Les soldats s’installent à table comme si nous les avions appelés pour manger. L’un d’eux dit : « Madame veuillez nous apporter la suite » — Maman apporte une pièce de lard. — « Madame, on ne fait pas du bouillon avec du lard. » — Un allemand se lève, il a vu le fumet de la dinde s’échapper à travers la serviette. Tous poussent des cris joyeux et dévorent la dinde.

Apres leur départ, maman nous prépare un second dîner. Cette fois encore des soldats viennent manger notre soupe et la suite.

Lorsque notre troisième dîner est pret, papa va aux informations dans la rue. Il ne voit personne, n’entend aucun bruit, les allemands doivent être partis.

Erreur. Cette fois encore ils mangent notre troisième dîner. Ils sont mécontents du service. Ils ne veulent pas admettre qu’à deux reprises leurs camarades sont venus épuiser nos provisions.

Mes sœurs et moi nous tenions tous les quatre debouts entre les deux fenêtres. Un soldat se tourne vers notre petite sœur Berthe, qui n’a que deux ans, lui sourit et lui tend une bouchée. Berthe qui a faim avance, la bouche en avant. Un autre soldat l’appelle. Elle se met à tourner autour de la table.

Papa est appelé à la mairie. Les allemands sont arrivés dans le village depuis longtemps. Le général réclame une contribution de guerre de cent mille francs pour les communes du canton. Comme le maire ne peut verser cette somme immédiatement, le général exige qu’on lui livre cinq otages. Ce furent : Messieurs Auguste Défontaine de Chérisy ; Vaillant d’Hénin ; Joseph Milon, Auguste Carlier et papa tous trois de Croisilles.

L’officier chargé du convoi des otages dispose ses soldats en deux files placées de chaque côte de la route. Pour impressionner davantage la population, les soldats ont mis baïonnette au canon. Les otages marchent au milieu de la chaussée, espacés l’un de l’autre d’une vingtaine de mètres. Il se trouve que papa occupe le milieu.

En cours de route l’officier s’approche et lui propose de prendre son étrivière pour soulager la marche. Papa refuse. Malgré ce refus, l’officier entre en conversation. Il parle des familles nobles de la région. Papa lui dit : « Vous connaissez parfaitement notre pays. Vous êtes sans doute déjà venu en France ? — Non, Monsieur, j’y viens pour la première fois. Mes ancêtres ont quitté la France à la révocation de l’Édit de Nantes. Mais nous sommes toujours restés en relation avec la fraction de notre famille restée en France. À l’époque de la révolution, les seigneurs de Croisilles n’étaient-ils pas les de Lauraguais — Oui — Eh ! bien, je suis un descendant de cette famille. »

Les otages vont coucher à Bapaume. Le lendemain, ils sont emmenés à Amiens. Ils sont logés dans une casemate infecte, infestée de vermine. Chaque jour, durant une heure, on les faisaient faisait fait sortir dans une petite cour.

Quelque temps auparavant, un parisien, estimant qu’il serait plus en sécurité, durant la guerre, en province qu’à Paris, s’est souvenu qu’il est quelque peu apparenté avec la famille de Joseph Milon et avec la nôtre : il est arrivé à Croisilles. D’un commun accord, il séjourne alternativement un mois dans chaque famille.

Ce Monsieur Arthus passe pour être débrouillard, il va se révéler diplomate de premier ordre avisé.

Muni d’une lettre du maire de Croisilles, Arthus se rend à la préfecture d’Arras. Il obtient du prefet les papiers qui l’accréditent auprès du général allemand, pour traiter ⁁de la contribution de guerre réclamée au canton de Croisilles.

Arthus va trouver ce général à Amiens, obtient que la somme exigée soit réduite des deux tiers.

Il revient à Croisilles, recueille aupres des cinq familles les trente trois mille francs. Il retourne à Amiens régler la contribution et ramène les cinq otages. Ils étaient partis depuis dix jours.

Quand papa rentre, maman et nous quatre courons vers lui. Mais papa ne nous laisse pas l’approcher. Il demande à maman de préparer la baignoire pres de la porte du corridor. Il fait disposer dans la cour quelques bottes de paille. Quand le bain est prêt, papa jette sur cette paille ses vêtements, ne garde que sa chemise et son pantalon.

Un domestique l’accompagne jusqu’à la porte de la maison, il tient tenant en mains un fourchet. Papa y dépose chemise, pantalon, caleçon. Le domestique vient les déposer jeter sur la paille et y met le feu.

Un jour, les francs-tireurs s’embusquent dans le riot à l’entrée du village. Ils tuent un hulan. En tombant, il a dû éperonner son cheval qui fonce dans les rues, et s’engage dans la rue de Fontaine. Lorsqu’il passe devant la ferme, le garçon-de-cour l’arrête. Il cède ce cheval pour une chope et une bistouille à un voisin. Ce cheval est resté de nombreuses années en culture à Croisilles.

Quand au début de 1915, je ramènerai de la sucrerie de Boyelles, François Bourgogne et sa famille, nous causerons de la guerre de 1870. Bourgogne, qui est plus âgé que moi, me racontera, qu’à Ransart, pres de chez lui, les francs-tireurs ont tué un prussien. Ses camarades revinrent en nombre et fusillèrent quatre habitants. Une inscription sur un bâtiment à l’entrée du village rappelait cette exécution.

Les francs-tireurs étaient des volontaires engagés pour la durée de la guerre. Ils n’étaient pas incorporés dans une troupe régulière. Ils étaient simplement commissionnés. Groupés par 4 ou 5, ils faisaient la guerre d’embuscade contre les patrouilles, les éclaireurs.

Les allemands n’admettaient cette catégorie de soldats. Partout ils exécutaient des civils, en guise de représailles. Croisilles eut la chance d’y échapper.

La guerre de 1914-1918


L’attentat du 28 juin ⁁1914 à Sarajevo soulève par toute l’Europe une émotion angoissante. On redoute les pires conséquences. Cependant les jours passent, et le temps qui arrange bien des choses rend confiance. Depuis le début du siècle, les diplomaties ont su concilier tant de causes de conflits. On ne croit pas à la guerre.

Mais cette fois, l’empereur d’Allemagne se croit assuré de la victoire. Il veut la guerre.

Un mois apres l’assassinat du prince héritier, à l’instigation de l’empereur d’Allemagne, l’empereur François Joseph fait remettre à Belgrade un ultimatum d’une dureté inouïe, inacceptable.

Sans plus attendre l’Allemagne mobilise le 28 juillet.

Cette date me fut confirmée par un gendarme allemand, qui, le 28 juillet 1915, laissa échapper devant moi cette réflexion : aujourd’hui un an, mobilisation.

La Grande Guerre


De grand matin le deux Aout, le brigadier de gendarmerie vient m’avertir que l’on doit s’attendre à recevoir l’ordre de mobilisation dans le courant de l’apres-midi.

Nous partons à Arras, Rose et moi. Son frère, Joseph, est arrivé de Grenoble, la veille avec sa famille, leur mère est gravement malade.

Mon beau-frère est tres surpris, en apprenant cette nouvelle. Dans le Dauphiné non plus, on ne pense pas à la guerre.

Joseph boucle ses malles et repart. Il doit se rendre à Lyon le troisième jour de la mobilisation.

Vers dix-sept heures, les cloches de France lancent à tous les échos le cri d’alarme de la Patrie en danger.

Le lendemain, dimanche, il y a une grande affluence à tous les offices.

Durant plusieurs jours, ce sont les départs quotidiens des mobilisés.

Le 6 Aout, le Prefet envoie à toutes les communes l’ordre de supprimer partout les réclames du « bouillon Cub ».

Nous constatons que les réclames de ce bouillon, que l’on n’a jamais vu dans les magasins, sont toutes placées à l’angle de rues, de telle façon qu’en marchant perpendiculairement vers à ces réclames panneaux, on avance dans la direction de Paris. Ainsi à Croisilles, il n’y avait que deux réclames à l’angle de la rue de la Fene, et de la rue de Bapaume.

Le huit la Préfecture m’informe de l’arrivée prochaine de soixante évacués de Maubeuge. La Commune devra pourvoir à leur logement et à leur subsistance.

Je vais trouver Jules Sauvage. Nous convenons que je vais convoquer à la réunion du Conseil Municipal les candidats malheureux aux dernieres elections, sous prétexte de constituer une assemblée en nombre normal, mais surtout dans le but de susciter l’union entre les habitants. Tous xx J’informe Ryckelynck adjoint, de mon intention. Tous sont venus, le but fut atteint.

Vers le dix, Deux gendarmes quittent la brigade. Ils vont aux armées.

Le beau temps facilite la moisson.

Les femmes y apportent un concours efficace.

Le 16 Aout arrivent les soixante maubeugeois : douze familles, dont deux ménages complets avec sept et huit enfants, et dix femmes avec leurs enfants.

Nous pensions que ces personnes allaient nous donner donneraient des nouvelles de la guerre : elles n’en savent pas plus que nous.

Notre moisson est terminée. Louis parle de s’engager. Je lui réponds étourdiment que je comprends son intention. Sa maman se met à pleurer. Je veux atténuer ma réponse en lui disant : « On prétend que la guerre sera tres courte. Dans ce cas, il est inutile que tu t’engages, tes classes ne seront pas terminées pour la paix. Mieux vaut attendre, voir les événements. »

Louis et Raymond Meunier partent à Hautesavesnes. Mon beau-frère Paul Dujardin est en retard à sa moisson : presque tout son personnel est mobilisé, alors qu’ici je n’avais que deux jeunes gens.

Il circule des bruits étranges, fantastiques : une armée allemande serait séparée de son Corps, circulerait à l’aventure dans la région de Cambrai, de Péronne.

Le brigadier et les deux gendarmes qui restaient encore à la brigade, quittent Croisilles.

Le 28 Aout, dans l’apres-midi, il arrive des soldats français. Ils ont été mis en déroute à Rocquigny, localité située au delà de Bapaume, dans la direction de Péronne. Ils se dirigent sur Arras. Ils n’ont plus d’armes, ils marchent en desordre et sans chefs. Les habitants leur portent des vivres, des fruits, du vin. Leur nombre augmente sans cesse. Ils marchent en pagaïlle, tels des troupeaux de moutons. Tous sont sans armes, sans sacs. Mr le doyen Harduin, qui leur apporte des fruits, tombe mort sur la Place à la vue de ce desastre. A leur xxxxxxx, nous comprenons xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx pour xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx. Enfin les groupes sont moins compacts. Nous voyons arriver les officiers, ils ont un peu de troupes avec eux. Quatre officiers restent à Croisilles pour grouper les trainards et organiser le transport des blessés. Ces officiers mangent à la maison. Nous organisons un convoi d’une douzaine de voitures et nous partons vers vingt et une heures. Je marche en tête, j’emmène les officier et quatre blessés.

Au-dessus de Neuville, nous voyons des soldats couchés sur les à-côtés. Cette masse de corps inertes devient de plus en plus dense. En approchant Beaurains, la chaussée ⁁en est obstruée. Les officiers descendent et tirent un grand nombre de corps sur le côté.

À Arras, le desordre desarroi est aussi grand. Nous conduisons les blessés à l’hopital.

Le lendemain on me signale deux voitures militaires remplies d’armes, abandonnées sur la route d’Ecoust. Je les fais conduire à la citadelle à Arras.

Le Préfet envoie, aux maires des communes traversées par les soldats, l’ordre de faire recueillir sur leur terroir les armes et les équipements abandonnés et de les faire transporter à la Citadelle d’Arras.

Mr le curé de St Léger, l’abbé Béhal, vient célébrer les offices religieux les dimanches. Il continuera à venir durant l’invasion.

À la suite de cet événement à Rocquigny, des mineurs vont explorer le champ de bataille. J’apprends que plusieurs d’entr’eux ont été arrêtés par les allemands qui les ont interrogés sur les troupes en garnison ou de passage dans la région. Je vais signaler le fait au Prefet — « Et alors ? » me dit–il. « Je vous demande d’ordonner aux maires d’interdire cette circulation. » — J’ai bien le temps de m’occuper de cela ! Les maires ont tout pouvoir pour prendre cette initiative, s’ils la jugent utile. »

Rien à faire de ce coté.

Je me rends à Boiry-Becquerelles, localité située sur la grand’route d’Arras à Bapaume. Proyart, le maire, me confirme qu’il passe de nombreux mineurs, ils circulent par groupes de 10 ou 20. Hier il est passé pour le moins deux cents cyclistes. Il sait également que les allemands en ont interrogé un certain nombre. Il ajoute : « le prefet devrait interdire cette circulation. » Je lui raconte ma démarche aupres du prefet. Proyart a soixante dix ans, il a eu la jambe cassée dernièrement, et quand même, comment pourrait-on arrêter ces mineurs ? Si vous voulez essayer, voila mon écharpe.

La maison de Proyart est située vers le haut de la côte en direction de Bapaume. Je me place au milieu de la chaussée, en face de sa maison.

Arrivent cinq cyclistes. Je lève la main, puis j’étends les bras. Ils s’arrêtent aussitot. Je m’avance vers eux. Je leur dis que le prefet a interdit toute circulation à bicyclette vers Bapaume. Je leur explique complaisamment le motif ⁁de cette interdiction. J’ai à faire a de braves gens, ils comprennent, mais ne font pas demi-tour. Ils appuient leurs vélos contre le mur, ils attendent. Je remonte me placer plus haut ; il est préférable de ne pas me tenir pres d’eux. Un second groupe s’arrête à mon signal. Les nouveaux venus apprennent des premiers arrivés le motif de mon intervention. Bientot ils sont une cinquantaine. Trois loustics viennent me trouver sans leurs vélos. Ils vont faire des courses à Bapaume. Je leur dis d’aller demander un laissez–passer au préfet.

Je surveille spécialement 7 ou 8 jeunes gens qui me paraissent tentés de foncer. Je suis bien décidé à culbuter celui qui arrivera en tête. Voila une heure que je me tiens là. Ils sont une centaine. Quelques têtes commencent à s’échauffer, mais d’autres se lassent. Un petit groupe s’écarte à l’arrière, délibère, puis reprend la route d’Arras. D’autres les imitent. Ils sont encore une trentaine ; ils voudraient bien foncer, parfois ils s’alignent sur la chaussée, esquissent une menace… Enfin les voila repartis. Il y a une heure et demie que je monte la garde. Je reste un moment accoudé à la fenêtre avec Proyart, de crainte qu’ils n’aient simulé un départ. Et je rentre chez moi.

Louis se rend à Lille, règle un compte avec un chevilleur en bestiaux.

Louis retourne à Hauteavesnes avec un attelage pour rentrer la moisson. Au retour, il ramènera d’Arras quatre sacs de farine, destinés à nous constituer une réserve de vivres.

En cours de route, Louis est réquisitionné, il est envoyé à Marœuil par l’armée française. De là on veut l’envoyer à St Pol ; mais Louis prouve, d’apres son laissez–passer, qu’il n’a que dix-sept ans, on doit le laisser libre. Il se rend chez son oncle.

Les services publics sont desorganisés. Le percepteur de Croisilles est mobilisé depuis le début. La mairie ne reçoit pas de fonds pour payer ses employés : secrétaire de mairie, garde, cantonnier, etc. Les fonctionnaires de l’État ne reçoivent pas leurs appointements. La Commune n’a pas encore reçu touché de subvention pour la subsistance des maubeugeois. Cependant, j’ai adressé plusieurs réclamations au préfet.

Croisilles est etant la seule commune qui ait des réfugiés à sa charge, je demande au prêfet de les répartir entre les communes avoisinantes. Je ne reçois pas de réponse.

À la suite du combat de Rocquigny, une certaine panique s’est répandue dans la région. Certaines familles se sont enfuies dans le Boulonnais vers la Normandie.

L’autorité militaire convoque les jeunes gens de la classe 1914. Ils partent un matin à l’issue de la messe. Louis, qui est rentré d’Haute-avesnes, les escorte jusqu’à Henin ; il porte un drapeau, quelques jeunes gens l’accompagnent.

Le chemin de fer de Boisleux à Cambrai ne fonctionne plus.

Le service de la poste ne vient plus à Croisilles. Nous devons aller chercher le courrier à Arras. Nous sommes 4 ou 5 à assurer bénévolement ce transport. Et ce n’est pas à l’Hotel des Postes que nous trouvons notre courrier, mais à l’Hotel de Ville ; c’est un employé municipal qui nous remet notre sac. Bientot nous rapportons également le sac postal d’Havrincourt, qui vient le chercher à Croisilles.

La distribution se fait chez Mme Godart qui tient une auberge sur la Place. Elle a mis gracieusement une salle à notre disposition. C’est chez cette dame que nous nous réunissons pour causer, pour attendre les nouvelles, les communiqués. Nous y prenons parfois certaines décisions.

Le facteur rural vient chaque jour prendre le courrier qui reste à distribuer et le porte à domicile.

Je dois dire que Croisilles n’a plus de maison commune en cette année 1914. Une mairie neuve est en cours de construction sur l’emplacement de l’ancienne.

Je vais remettre au planton du prefet une lettre où pour la 3ème fois je l’informe que nous ne pouvons conserver les soixante maubeugeois.

S’il s’est donné la peine de la lire, il le préfet a compris que nous sommes décidés à les évacuer à notre tour. Il n’est pas admissible qu’une commune, privée des services administratifs, de toutes ressources, conserve à sa charge 60 évacués alors qu’il ne s’en trouve aucun dans les autres communes, pas même à Arras.

Le 7 ou 8 septembre la première patrouille de goumiers traverse le village. Ce sont 15 à 18 arabes sous la direction d’un sous-officier français. Ils sont équipés selon leur coutume indigène, ils montent des chevaux arabes. Leur mission consiste à rechercher les patrouilles ennemies. En dehors des villages, ils avancent déployés en tirailleurs de chaque coté de la route. Dans les communes, le sous-officier les tient groupés, ne les laisse pas mettre pied à terre, car ils sont voleurs, pillards. Ils nous donnent l’impression d’êtres à moitié sauvages. Ils nous montrent des oreilles d’allemands qu’ils sortent de leurs musettes. Parfois, ces oreilles sont encore toutes fraiches, le sang est vermeil, n’est pas encore coagulé, et leurs mains sont tachées de sang. On m’a raconté que l’un d’eux a un jour exhibé une tête entière d’allemand.

En l’espace de 15 jours, nous vîmes des goumiers 4 ou 5 fois à Croisilles. Ils nous donnèrent une représentation de fantasia. Je me figurais que j’allais assister à un art d’équitation inconnu chez nous. Je fus bien déçu. Ces cavaliers partaient de pied ferme au galop, agitant leur carabine de la main droite et poussant des cris. Ils arrêtaient brutalement leurs chevaux qui se cabraient et repartaient au galop en changeant de pied. Je fus écœuré de cette tant de brutalité. J’ai félicité le sous-officier de s’abstenir de cette démonstration.

En ce moment on raconte qu’il circule beaucoup d’espions, et principalement des espionnes. Leon Morel, Léon Milon, Plouviez, etc. organisons une surveillance. Un jour Morel et moi allons arrêter quatre dames qui suivaient le chemin sans ville. Nous les ramenons à la gendarmerie. Leurs explications ne nous satisfont pas, nous les faisons conduire à Arras.

Une autre fois nous arrêtons un Monsieur qui se promène dans le village. Il se met à rire et nous félicite en nous montrant sa carte d’identité. C’est un inspecteur des Finances, qui a dîné à l’auberge et attend l’heure de pouvoir se présenter chez moi. En ce temps-là, j’avais toujours mon écharpe en poche, je n’eus jamais à l’exhiber.

Le prefet n’a pas répondu à ma lettre au sujet des maubeugeois, je vais le voir. Le planton vient me dire que Mr le prefet est tres occupé. Veuillez lui dire que j’ai absolument besoin de lui causer. Quand je pénètre dans son cabinet, le préfet me dit sans lever la tête : « je suis tres absorbé, Mr le maire, veuillez m’excuser. Avancez. Vous désirez ? — Que vous nous déchargiez d’une partie des maubeugeois — Vous les avez, vous les garderez ! — Je vous déclare que demain je vous les amènerai — Vous les garderez ! vous dis-je. Ou foutez les à l’eau (textuel) — À demain, Mr le prefet, vous les aurez tous. Au revoir. »

Pour la première fois, le prefet lève la tête, me regarde : « Vous ne ferez pas cela ? » — Alors, les yeux dans les yeux, je lui dis, tres calme : « Mr le préfet, notre rivière est à sec. Ici au bout de votre jardin, le Crinchon coule à pleins bords, je vous les amènerai. Au revoir » — « Attendez » dit-il. Il appuie sur un bouton et se penche sur ses paperasses. Je reviens près du bureau. Entre Mr Ledoux, son chef de cabinet, il avance pres du bureau. Le prefet le regarde : « que désirez–vous ? — Vous m’avez appelé » — Le prefet esquisse un geste de lassitude, d’épuisement, et appuie sur un autre bouton. Mr Ledoux me regarde en prenant à l’égard de son patron une attitude de commisération. Entre un chef de bureau. Cette fois encore le prefet lui demande ce qu’il désire… Nouveau geste d’épuisement et troisième bouton. Enfin, c’est le chef du bureau compétent qui entre. Nous sommes quatre autour du prefet. Il me dit : « expliquez lui ce que vous demandez. » Quand j’en arrive à lui demander de me remettre les douze avis qui informent les maires intéressés de l’arrivée de ces maubeugeois, le préfet s’écrie : « encore ! ⁁mais ajoute : Donnez lui tout ce qu’il veut. » Allez. Nous sortons tous les quatre. Quand toute cette paperasserie fut prête, avec signatures et cachets, je rentre à la maison.

Deux cyclistes vont prévenir les maires qui doivent recevoir des évacués. Le lendemain les maubeugeois sont conduits vers leur nouvelle résidence. Nous conservons la famille Carl, la plus nombreuse : le père, la mère et huit enfants.

Malgré la dramatique situation actuelle, l’esprit sectaire de certains radicaux ne desarme pas. Il circule sur certains patriotes des bruits où l’absurdité le dispute à la méchanceté. Je ne veux citer qu’un fait : À Beaurains, Mr Decorbie cultivateur a construit une meule de blé en forme de ruche ; il y pénètre par un passage dérobé et correspond avec les allemands. Et ce bruit se propage de village en village.

J’arrive un jour à l’Hotel de Ville prendre le courrier. En me voyant, l’employé dit à haute voix : « voila Croisilles, les sacs pour Croisilles et Havrincourt, s. v. plaît. » Ma voisine, une femme du peuple, me demande : « Vous êtes de Croisilles ? Mr est-il exact que le maire a été fusillé par les Français parce qu’il renseignait les allemands ? » je prends les sacs que l’on me tend, et je sors, laissant au voisin auquel je viens de serrer la main, le soin de répondre.

Depuis quelques jours, il passe différents groupes de territoriaux, ces hommes reviennent de St Pol. Quand, au mois d’Aout, ils se sont présentés au bureau de recrutement, on leur a dit : retournez dans vos foyers, vous reviendrez dans un mois, si vous n’êtes pas appelés d’ici là. Le mois écoulé, ils se sont rendus à St Pol, où le bureau de Recrutement s’était transporté. On les a encore renvoyés dans leurs foyers, où ils furent surpris par l’invasion.

La commission de recensement des chevaux vient opérer dans notre région avec une hate fébrile. Les propriétaires de chevaux sont appelés par lettre alphabétique. Lorsque le contingent de chevaux requis est atteint, les commissaires lèvent la séance et s’en vont. Ces malheureux chevaux sont emmenés à Arras et à Douai, où durant plusieurs jours ils restent attachés sur les marchés, sur les Places publiques, sans soins, sans nourriture.

Le percepteur d’Hénin, Mr Herbometz, vient me remettre une somme globale pour payer les employés municipaux et un àcompte sur l’indemnité dûe à la Commune pour la subsistance des évacués.

Nous voyons à présent des patrouilles de soldats français : cyclistes et cavaliers.

Vers le 18 Septembre, Mlle Fouquet revient de Cambrai à pied, trente Kilm. Elle raconte que les allemands sont arrivés dans cette ville depuis huit jours, que durant plusieurs jours, il lui fut impossible de sortir de la ville, les allemands gardaient toutes les issues.

On ne la croit pas, on la plaisante, on lui dit qu’elle a pris les pompiers pour des allemands.

Voila que nous voyons de loin en loin une patrouille de cyclistes allemands.

Il nous arrive alors de nous livrer à des actes dont le résultat acquis n’était pas en rapport avec les conséquences terribles auxquelles nous nous exposions. J’hésite à les raconter. Mais pourquoi les taire ? Tout s’est ⁁d’ailleurs bien passé.

Léon Milon sortait du village par la rue d’Arras, il aperçoit un fantassin allemand, debout sur le bas côté de la route, l’arme en bandoulière, les deux mains dans les poches. Milon avance droit sur lui et lui dit : « la guerre finie ? – Ya ». Milon lui prend son arme et lui fait signe de le suivre. Il l’amène à la maison. Pendant que le soldat se restaure, j’envoie demander à Ryckelynck, qui a un bon trotteur, s’il peut le conduire à Arras. Louis manifeste le désir de garder son uniforme, nous lui donnons des vêtements civils. Ryckelynck et Jacques Losties partent avec leur prisonnier. En plaine, à l’endroit d’un grand champ de betteraves, l’allemand, pris sans doute de remords, essaye de fuir à travers champs. Mais Ryckelynck a un révolver, une balle en l’air, et le prisonnier remonte précipitamment en voiture. À Arras, ils remettent l’allemand aux gendarmes.

Nous l’avions échappé bel ! À peine Milon ⁁en amenant son soldat disparaissait-il dans la rue de Fontaine, que deux cyclistes allemands, venant de St Léger, traversaient la Place vers la rue du Pont.

Le lendemain j’apprends que Ryckelynck a un nouveau prisonnier, qu’il le fait travailler. Je vais lui dire de s’en débarrasser au plus vite. Ce qu’il fit. Le plus bel exploit fut accompli par le garde de Bullecourt.

La sucrerie centrale d’Escaudœuvres avait une raperie en pleins champs entre Bullecourt et xxxxxxx Hendecourt.

UneIl n’existe aux alentours qu’une seule maison à usage de débit de boissons et de ferme. Le garde ⁁de Bullecourt vient de mettre son vieux képi au rancart, il porte un képi aux galons brillants. Entrant dans ce café, il voit quatre allemands assis autour de la table du milieu, ils prennent leur repas, ils ont appuyé déposé leurs fusils contre le coin en entrant. Voyant ce képi galonné, les allemands se lèvent, claquent les talons, lèvent les bras. Le garde se place entre les armes et la table, et tendant le bras en avant, dit d’un ton autoritaire : prisonniers. Il les fait sortir devant lui et seul, les amène tous les quatre à Croisilles, ils ont parcouru cinq kilomètres, traversé Bullecourt et une partie de Croisilles.

Je fais demander aux deux seuls propriétaires d’auto : Morel et Mouvielle, de les conduire à Arras. Ils partent, emmenant chacun deux allemands et un civil. Mais en passant devant sa maison, Morel a la malheureuse idée de conserver les quatre uniformes.

Nous verrons plus tard que ce geste lui attirera six mois de prison en Allemagne.

En arrivant à Arras, nos concitoyens trouvent un desarroi complet. Il ne reste plus un gendarme à la caserne. À la Place, les officiers ne peuvent les prendre en charge ces allemands : « Conduisez les à Saint Pol. » À St Pol, les gendarmes les refusent, le sous-prefet n’en veut pas. Morel s’impatiente, déclare qu’il va les lâcher dans la cour de la sous-préfecture. Un Mr dit à Morel : « conduisez vos allemands à la gare, on forme un train de territoriaux ». À la gare les prisonniers sont accueillis joyeusement. Les territoriaux se réjouissent à la pensée qu’ils vont faire, à la caserne, dans une ville du Centre, une entrée triomphale avec ces allemands. Il est fâcheux qu’ils n’aient plus leurs uniformes.

Nous sommes au 25 septembre, chaque jour nous voyons passer des patrouilles françaises et allemandes. Elles ne se sont rencontrées qu’une seule fois le 28.

Nous avons l’impression de l’imminence d’événements que nous ne pouvons pas définir. Les cultivateurs poursuivent les travaux des champs, mais ne s’éloignent pas du village. À la ferme, un attelage actionne la batteuse, nous avons commencé à battre le blé ; deux autres attelages vont aux champs.

Auguste Duquesne nous informe le 26 que depuis deux jours un allemand se tient au pied d’une meule tout près de Chérisy. Il cherche évidemment à se faire ramasser. Mais le temps des enlèvements est bien passé.

Dans l’après-midi, il passe dans notre rue, venant de Fontaine, un escadron de hulans. Notre grand’porte est fermée, nous entendons les pas des chevaux et nous voyons les lances à travers les barreaux de fer qui dominent la porte. C’est la première fois qu’il passe à Croisilles une troupe allemande de cette importance.

Une demie heure plus tard, deux officiers hulans entrent à la maison. Ils viennent faire une visite de curiosité. Ils me disent d’un ton hautain, arrogant : « Nous avons vaincu les Serbes ! Nous avons vaincu les Russes ! Nous avons vaincu les Français ! Nous vaincrons le monde entier, si le monde se lève contre nous. Vous avez voulu la guerre, vous l’avez. Vous n’avez pas le droit de vous plaindre. »

Il est évident qu’ils sont vexés que je ne réponds pas. Voila des ritournelles que pendant six mois nous entendrons bien souvent. Mais ils ne diront jamais : Nous avons vaincu les Belges. Auraient-ils un vague sentiment de honte de leur forfait à l’égard de la Belgique ?

Pendant cette visite, Joséphine était au jardin. Elle regrette de ne pas avoir vu ces allemands. Je n’en verrai peut-être jamais ! s’écrie-t-elle. Plut à Dieu qu’elle n’en vît jamais !

Le 28 septembre, vers 8 heures, je remontais la rue du Pont. Trois dragons la descendent au pas, ils marchent l’un derrière l’autre. Je fais demi-tour, j’accompagne le troisième. Nous causons, sans apprendre de nouvelle l’un à l’autre. Je lui dis cependant qu’il y a trois quarts d’heure, il est passé quelques cyclistes allemands. Aucun des trois ne me demande leur direction. Je constate aussi qu’ils ne se tournent pas pour regarder en arrière.

Quand nous approchons du pont, nous voyons sept cyclistes couchés sur leur guidon se précipiter dans l’avenue de la gare. Je demande : quels sont ces cyclistes ? Le dragon me répond : « J’allais vous poser la question. » J’émets l’avis qu’ils doivent être allemands. Mon opinion ne suscite aucune réaction chez les trois français. Je continue à les accompagner. Nous sommes à cinquante mètres du coiffeur, je me ferai raser.

Arrivés à la jonction du chemin d’Hendecourt, nous voyons trois segments de roues de bicyclettes arrêtées dans le tournant de la rue de la gare. Puis ces roues reculent et les sept cyclistes repartent vers Écourt, toujours couchés sur leurs guidons. En ce moment un charretier ramène à la sucrerie un tombereau chargé de terre. Je laisse aller les dragons qui suivent paisiblement leur chemin, je marche à côté du charretier, je suis à vingt mètres de la maison du coiffeur. Nous croisons le domestique d’Émile Fulloy. Il est debout sur l’avant d’un tombereau à quatre roues, rempli de betteraves. Il a vu les cyclistes, il a reconnu les allemands, sa figure est décomposée, il a les yeux hagards, il ouvre la bouche toute grande, mais n’articule aucun son, ne fait aucun geste. Il se gare dans le chemin d’Hendecourt.

Les allemands se sont embusqués derrière la crête à l’entrée du chemin de Bullecourt. Lorsqu’ils ouvrent le feu, les français se trouvent à cent vingt-cinq mètres. La première balle me passe à cinquante centimètres de la tête, quelle violence de sifflement ! Sy et moi nous nous jetons derrière le tombereau, pour ne pas être renversés par les dragons passant au galop. Une balle siffle aux oreilles du cheval, traverse la barre du haut du tombereau. Le cheval s’affole, rentre au galop dans la sucrerie où il arrivait. Quant à moi, d’un bond je suis contre la maison du coiffeur. Je suis à l’abri des balles ; la maison au dessus est en proéminence sur la route. Je vois un cheval s’abattre, le dragon se reçoit sur les pieds, sa carabine saute sur le bas-côté. Il n’a pas lâché les rênes, il veut faire relever son cheval, après deux essais infructueux, il se sauve le long du bas-côté droit. Une légère courbe de la rue le protège des balles.

Il n’en est pas de même du malheureux Gaston Demory. Il revenait déjeuner, il a la facheuse idée de s’arrêter contre le mur en face de sa maison, qui se trouve la troisième à droite au dela du pont. Une balle lui traverse le poignet gauche, la hanche les intestins. Je le vois faire trois pas vers sa maison, les bras en l’air, et il tombe mort. Sa femme court sous la fusillade le prendre par les épaules et le traîne chez elle. Les allemands ont tiré une vingtaine de coups de fusil.

Bien que je sois à l’abri des balles, j’entre chez Defossé, de crainte que les cyclistes poursuivent les Français.

Puis je vais chez Demory. En passant, je ramasse la carabine. La balle qui a tué notre malheureux concitoyen s’est mise en biais après avoir traversé le poignet et le bassin, elle a labouré les intestins.

Quant au cheval, il s’était relevé, avait repris sa course au galop. Il fut arrêté sur la Place. La balle lui était passée en séton à la cuisse et le long de l’épaule ; elle était donc passée entre la jambe du cavalier et le cheval. Le dragon était parti à la suite de ses camarades quand je suis arrivé avec sa carabine.

L’après-midi, deux dragons démontés me demandent de les conduire à Vaulx. Nous emportons la carabine de leur camarade. À Vaulx, ces dragons retrouvent leur régiment. Mon voyage s’effectue sans facheuse rencontre.

Dès le matin du dimanche 29 septembre, les patrouilles se succèdent sans se rencontrer. À la sortie de la messe, nous causons sur la Place. Quelques hulans remontent la rue de St Léger, vers le haut de la côte, avant de sortir du village, ils entrent dans le café situé à droite. Je décide d’aller voir de quelle façon ils se comportent. À peine suis-je arrivé à la hauteur de la rue du moulin, que les allemands remontent en selle et tournent à droite, par le chemin qui contourne le village.

J’avais une course à faire chez le boulanger Dupin, je continue mon chemin. Quand j’arrive à l’entrée de la rue de Boyelles, deux chasseurs descendent la rue, sont à vingt mètres de moi. À ce moment ils font demi tour. Je les appelle, je veux leur dire qu’à l’autre bout et xxxxxxx à cent mètres du village, six hulans suivent une route perpendiculaire à celle-ci. Les chasseurs ne s’arrêtent pas, je suis cependant convaincu qu’ils ont vu mon geste, ils ont entendu mon appel. Ils remontent la rue au pas, côte à côte, sans se retourner. (Les patrouilles, dans les localités, vont toujours au pas.) Au moment où ils disparaissent au coude de la rue, deux cyclistes allemands passent dans la rue de St Léger.

Il est temps que je raconte un incident un incident comique, qui s’est passé à Arras vers le 25. 7bre

Arras fut visité trois fois par les patrouilles allemandes. Huit hulans descendaient, sur deux rangs, la rue Ernestale, ils se trouvaient à la hauteur du magasin de la Ménagère, un gamin débouche de la rue des Gauguiers, en voyant ces soldats, il crie à ses camarades : vlà les Anglais ! Les hulans sont pris de panique, font demi tour en se bousculant. Un cheval est projeté contre une façade, brise la glace. Les allemands remontent la rue Gambetta à la charge sous les quolibets des témoins. J’ai vu cette façade ; deux traverses légères étaient arquées.

Dans l’apres-midi de ce dimanche, un jeune homme d’une quinzaine d’années vient me dire que deux gendarmes me demandent d’aller les voir à Hénin. Ils ont une communication importante à remettre, et ils ne peuvent venir à cause des patrouilles.

En ce moment des allemands circulent dans les rues, il m’est impossible de m’absenter. Louis s’offre d’aller à Hénin. Quand Louis il arrive, dans l’encaissement de la route, à mi-chemin du pont, il entend à sa gauche une fusillade de 12 à 15 coups. Lorsqu’il débouche des crêtes, il aperçoit les deux gendarmes, escortés de goumiers ; ils côtoient la route d’Arras, déployés en tirailleurs. Ce sont eux qui ont tiré sur des hulans, qui suivaient, sur le versant opposé, le chemin rouge qui va de la route de Boyelles à la route d’Arras. Le gendarmes remettent leur pli à Louis et font demi tour.

Cette enveloppe contenait, pour chaque commune du canton, une note du préfet ordonnant aux maires de faire évacuer immédiatement sur St Pol tous les hommes de 18 à 48 ans.

Je fais publier cet ordre par le garde, bien qu’il y ait encore des allemands dans le village. Et je convoque chez Godart notre petit clan habituel. Comme chaque fois en pareille circonstance, il se présente quelques personnes qui se chargent de transmettre cet ordre aux maires du canton.

En ce moment, nous voyons un convoi allemand monter la rue du pont. Ce sont des voitures étranges, telles les chariots de culture utilisés par nos ancêtres. Le fond de ces chariots est étroit ; les côtés, placés établis en s’évasant, sont à claires voies, en forme d’échelles. Ces voitures sont courtes, tout au plus quatre mètres, elles sont couvertes d’une bache et trainées par deux chevaux. Elles possèdent à l’avant un siège pour les deux conducteurs. Nous n’avons jamais revu par la suite ces attelages.

Le convoi qui prend la rue de St Leger est interminable, sans intervalles, ni interruption. Il durent pres d’une heure.

Où vont ces allemands ? Dans cette direction ? Ils s’éloignent de leur base et vont vers le côté français. Si les réclames du bouillon Cub n’avaient pas été enlevées, ils auraient vu qu’ils avançaient vers Paris.

J’ai su quelque temps apres qu’à St Léger, cette colonne a pris la route de Vraucourt ; arrivée à la sucrerie, elle a suivi la grand’route, de Bapaume à Douai jusqu’à Écourt, puis est allée cantonner à Noreuil et Lagnicourt. Les allemands étaient partis d’Hendecourt et de Bullecourt ! Ils avaient parcourus 15 kilomètres par une route en forme de fer à cheval, pour revenir à 3 kilomètres, sur le côté de leur départ. Mais les soldats étaient convaincus qu’ils avançaient sur Paris.

Rentré à la maison, avec Rose, Marie, Lucie et les xxxxxxx 3 jeunes gens, nous discutons du sort de ces derniers.

Jacques Losties n’a pas dix huit ans révolus ; Louis vient d’avoir dix sept ans. Ils ne sont pas visés par l’arrêté du prefet. Mais Louis est grand et fort, nous décidons de les éloigner pour quelques jours. Nous nous rappelons qu’apres l’affaire de Rocquigny, le pays reprit son train de vie habituel.

Lundi matin, Maxime, Jacques et Louis partent à pied, ils portent une vieille bâche, et leur déjeuner dans une mallette de journalier. Ils n’emportent pas de vêtements de rechange, pas d’argent de réserve ; nous sommes convaincus qu’ils seront de retour avant la fin de la semaine. Leur laissez-passer indique qu’ils vont déplanter des betteraves chez leur oncle Mr Dujardin à Haute-Avesnes. Henri part avec la charrette attelée d’un jeune normand de trois ans : Cléry. Le domestique doit aller au-delà du rayon des patrouilles allemandes, remettre la voiture aux jeunes gens et revenir. Ils sont arrivés à destination, mais ne sont pas revenus.

L’ordre du prefet ne fut pas transmis aux communes. Il était impossible de circuler, les patrouilles allemandes sillonnaient sans arrêt la region. Seules trois communes en furent informées verbalement par des hommes qui s’y rendirent en tenue de travail, à travers champs.

Toute la journée des mobilisables viennent me demander un laissez-passer.

Jean Pagniez et René Sergeant partent à vélo. Ils sont arrêtés par des allemands qui brisent leurs machines. Ces gamins (ils ont 19 ans) reviennent chez eux, ils boudent, ne veulent pas partir à pied. Nous les retrouverons dans deux jours.

Ce lundi s’est passé sans incident. Patrouilles habituelles. Les cultivateurs continuent les travaux des champs aupres du village. Ici un attelage continue à battre le blé.

À minuit quatre retardataires viennent me demander un laissez-passer. Ils ne sont pas les derniers à partir. Mercredi au début de la nuit Georges Dumont et deux camarades quitteront Croisilles au debut de l’invasion.

Mardi matin premier octobre, Angélina (Nana) pétrit le pain comme elle le fait chaque semaine.

Vers neuf heures le canon gronde au Sud-Est de Croisilles. Vers une heure un officier belge vient me trouver, il est nanti de papiers de l’État Major français avec cachets. Je l’accompagne au haut du clocher. Nous voyons des hulans venir du cimetière d’Écourt vers le bois de Sauvage au déclaquoir, à gauche du chemin de Bapaume. « Ne restez pas ici, me dit-il, nous allons les déloger ».

Peu après, au premier coup de canon, je monte au grenier. Je vois les hulans galoper vers le cimetière. Les obus les poursuivent mais tombent derrière le groupe. Cependant au Grand bois, un cheval s’abat, agite les jambes puis reste inerte. Je n’ai pas vu remuer ni se relever le cavalier.

Un instant apres j’aperçois des hulans, déployés en fourrageurs entre les routes der Bullecourt et d’Hendecourt, s’avancer vers Croisilles. Je descends pour fermer la grand’porte, mais j’aperçois sept ou huit dragons qui arrivent de par Fontaine ; je leur signale des hulans — « Nous allons les déloger. »

Je remonte en vitesse au grenier. J’aperçois quelques hulans qui arrivent dans la rue de Fontaine. — « Mon Dieu ! les dragons vont se trouver pris entre deux feux. » Je franchis la propriété de Mourouvalle, son mur de clôture. J’arrive sur la Place avant ces hulans. Un obus, venant de la direction de Boisleux, derrière moi, s’écrase au sol à sept ou huit mètres. Quel fracas ! Les éclats s’étendent sur un angle de soixante dix degrés, font des encoches dans les murs, depuis la mairie jusqu’à l’étude de Mr Burgeat notaire. Je suis à dix mètres de la rue du Pont. Elle est déserte, je n’y vois ni dragons, ni civils. Derrière moi il n’y a pas de hulans. Un second obus tombe au delà de l’église. Je me hâte de rentrer par le même chemin. Quand je suis au coin de la grand’porte, un obus tombe dans la cour. Il part des éclats qui font encoches à la grange et à l’étable à vaches : le manège est entre les deux bâtiments. La roue motrice est brisée, les chevaux s’affolent, deux ont été touchés légèrement et les barres du croisillons de traction les heurtent aux jambes. Nous sommes quelques vieillards et enfants qui avons bien du mal à les arrêter. Le conducteur, vieillard de 70 ans, est heureusement assis sur le siège au dessus du pivot.

Quand les chevaux sont à l’écurie, je fais l’appel du personnel qui descend à la cave, car le bombardement continue. Il manque une femme, je la trouve dans la grange terrée sous les bottes de blé. Notre cour est bondée de monde, les voisins se croient plus en sureté chez nous que chez eux.

Les français et les allemands ont lancé une centaine d’obus sur le village alors qu’il n’y avait aucune troupe à Croisilles.

Vers cinq heures du soir, le bombardement cesse ; nous obstruons les soupiraux de la cave en y déposant des tas de grès.

Je vais parcourir le village. Seule la maison de Béthencourt a été endommagée, elle a reçu 7 à 8 obus.

Quand je rentre je trouve le ménage Béthencourt installé à la maison. Ils ne sont pas rassurés, Rose leur a offert l’hospitalité.

Le soir un peloton de chasseurs à cheval cantonne dans le haut de la rue d’Arras. Ces soldats font une barricade au bas de cette rue vers la Place, une autre barricade vers le bout de la rue de Fontaine. Ils utilisent des instruments agricoles. Au même moment, une section d’allemands s’installe à l’autre extrémité, rue du Pont. Il est vraisemblable que ces deux troupes se sont ignorées.

Dans le courant de la nuit, on a entendu trois coups de fusil tirés de la barricade rue de Fontaine. Le matin nous voyons quelques taches de sang vers Fontaine. Il n’y a plus aucun soldat dans le village.

Nous décidons d’enlever les barricades, elles peuvent géner aussi bien les français que les allemands. Les cultivateurs reprennent leurs instruments.

Nous étançonnons solidement la maison de Bethencourt : elle a tenu jusqu’à la fin de la guerre.

Ce mercredi 2 Octobre le bombardement, par les deux armées, reprend vers midi. Les français tirent au sud de l’église, vers la gare et la rue du pont ; les allemands au Nord de l’église, vers notre pâture.

Notre cave regorge de monde. Il y a Mme Flament, Mme Delattre sa fille et ses deux petits enfants.

Vers deux heures, du haut de la descente de cave, quelqu’un crie : la grange de Delattre brûle. Cette grange est construite le long de la rue. Au dela de la cour, la maison est construite en parallèle à la grange. Les écuries avec grenier au foin vont de la grange vers la maison. Mais à cinq mètres de l’habitation, les écuries s’arrêtent ; seul le toit continue pour former un hangar. Il suffirait de couper ce toit pour préserver la maison.

Je demande si quelqu’un veut m’aider à tenter ce sauvetage et celui des animaux. Ma fille Joséphine s’avance aussitot, et elle est seule à se proposer. Elle a dix-neuf ans.

Nous détachons les chevaux, les vaches, Nous ouvrons les portes aux porcs. Nous sortons le chariot de la remise et nous abattons le toit.

Les canons continuent à gronder. Les obus allemands passent au dessus de nous, vont tomber à cent cinquante mètres dans notre pâture, dans notre jardin. On en a compté plus de 25 dans la pâture, 7 ou 8 dans le jardin. Une vache et la petite ânesse des enfants sont tuées en pâture.

Nous allions avoir terminé notre travail (la maison et les bestiaux furent préservés.) quand Mr Pagniez vient m’informer que des allemands sont descendus dans sa cave, où se tenaient 25 à 30 personnes : ils ont fouillé les hommes, ont trouvé dans la poche de son fils Jean une balle de fusil. Ils ont fait remonter tout le monde dans la cour, ont mis contre le mur Jean Pagniez complètement nu, l’ont mis en joue, n’ont pas tiré, lui ont fait remettre ses vêtements. Alors les allemands ont fait entrer dans la maison : Brunot et Rebout qui ont 60 et 50 ans, Mouvielle et Lefebvre qui ont 30 et 40 ans, Jean Pagniez et René Sergeant (qui n’ont pas voulu partir à pied), et les deux plus jeunes enfants jumeaux de Pagniez qui n’ont pas quatorze ans.

Pagniez me prie d’intercéder aupres des allemands, pour qu’ils n’enlèvent pas ces deux enfants. Sans même rentrer à la maison, j’y pars couvert de sueur et de poussière. À la porte d’entrée un soldat monte la garde baïonnette au canon. Mais à l’intérieur, un officier, assis à une table, fait des écritures. J’entre. Je lui dis que je suis le maire de la commune, que je lui demande de ne pas enlever ces enfants si jeunes. Il ne comprend pas le français, il me répond : Vous mère… beaucoup enfants… interprête venir. Du geste il me dit de rester.

L’un des prisonniers me prie d’aller lui chercher un pardessus. À la porte, le soldat croise la baïonnette m’interdit la sortie. Je reviens aupres de l’officier… Il ne sait que faire signe de m’asseoir en répétant « interprête. »

Vers le soir arrive un sous officier qui parle bien le français ; mais l’officier sort précipitamment, je suis prisonnier. Ce nouveau venu nous demande si l’un de nous a une voiture pour nous emmener. Je me propose. Ne pourrai-je pas rencontrer un officier qui comprendrait la situation ? Vain espoir.

Je fais atteler un gros cheval de culture à notre breack. Rose et les enfants ne peuvent m’approcher. Joséphine ne peut me passer un pardessus et un peu de vivres que par l’intermédiaire d’un allemand.

Notre voiture était solide, d’excellente qualité, elle possédait une galerie. Les allemands y installent trois bicyclettes et leurs 3 sacs. Un soldat s’assied pres de la porte, puis les huit prisonniers se casent à l’intérieur. Le sous-officier et le soldat se placent à mon côté. Nous partons par Écourt, Noreuil, à Quéant par le chemin de terre. Les allemands sont pressés. Tout le long du parcours, ils crient, frappent à coup de crosse le cheval.

À Quéant, les soldats nous arrêtent en face de la remise du corbillard, nous le font pousser dehors et nous enferment à sa place. Cette remise est complètement nue. Nous devons nous coucher sur les briques ou nous adosser au mur. Le plus pénible fut le courant-d’air, du fait que les deux grand’portes ne descendaient pas jusqu’au sol.

De grand matin un officier harangue sa section. Il parle avec entrain. Il doit emballer ses hommes.

Nous entendons trois harangues différentes.

Arrive un soldat avec un seau et un bol. Il nous donne à chacun un bol de bouillon. Bientot on nous fait sortir et remonter en voiture. Nous allons à Prouville et à Inchy. À l’entrée de ce village, un camp est installé dans une pâture ; on nous fait descendre et nous sommes parqués dans un coin, au milieu des soldats. Vers onze heures nous recevons un peu de nourriture. Un moment apres, un avion lance trois bombes : deux tombent perdues, une dans le camp. Nous voyons emporter trois hommes sur des civières. Il y eut plusieurs chevaux tués ou blessés. Vers quatre heures un avion revient. Cette fois la bombe tombe à quarante mètres de nous mais au delà ⁁du mur de la propriété de Mr Bricoux, personne ne fut blessé. À la suite de cette bombe, on nous place à cent mètres du camp près de la route de Prouville.

Entre cinq et six heures un groupe d’officiers vient se placer pres de nous. Tous tiennent la même lunette d’approche d’une forme spéciale. Brusquement tous se taisent, braquent leur lunette vers le ciel. Nous voyons se former une ligne droite de dix nuages puis elle va du Sud-Est au Nord-Ouest. Puis au dessous du premier nuage, une seconde ligne de trois nuages, parallèle à la première. Au dessous encore deux nuages. Ces nuages n’étaient pas tous identiques, les plus grands pouvaient avoir 75 centimètres de diamètres, les plus petits 30 à 40.

Les conversations reprennent, mais tous les officiers restent en place. Au bout de vingt minutes, les nuages sont dissipés. Alors nous ⁁voyons dessiner des coqs parfaitement identiques. Ils s’alignent dans la même direction que les nuages. Dix-sept coqs dessinent un aéroplane.

Alors les officiers partent vivement trouver leurs hommes et le convoi se remet en marche vers Prouville. Un soldat nous amène la voiture et nous venons coucher à Bullecourt. Cette fois nous sommes logés à la belle étoile, dans la ferme de Lestienne, à l’entrée de la cour, sur les grès. Nous avons deux hommes de garde. L’un deux fait signe à deux hommes de le suivre ; ils nous rapportent huit bottes de paille, nous sommes neuf. Il nous arrive trois nouveaux compagnons : Ricq et Mathon de Bullecourt et un inconnu. Les deux premiers sont accusés d’avoir fait des signaux aux français avec la fumée de leurs cuisinières, ils passeront demain en conseil de guerre. Ricq est tres affecté.

Mr Lestienne est mort depuis plusieurs mois. Mme Lestienne et ses enfants ont abandonné la ferme. De grand matin nous voyons des officiers sortir de la maison, ils emportent de menus objets. Mais bientot arrivent les ordonnances qui emportent les cantines et les literies.

Nous recevons encore un bol de bouillon et on nous fait avancer sur le trottoir devant la maison, nous sommes tassés entre le pignon et la porte d’entrée.

Vers dix heures un officier s’arrête à quelques mètres, nous dévisage. Il s’avance vers moi, me demande ce que nous faisons là. Je lui raconte notre odyssée à tous. Il écoute avec complaisance et s’en va.

En ce moment Ricq et Mathon que l’on était venu chercher il y a une heure reviennent. Ricq est livide, atterré. Nous sommes condamnés ! dit-il. Mathon ajoute : ils n’ont pas dit à quoi nous sommes condamnés. Peu après on vient leur dire qu’ils sont libres.

L’officier qui m’a parlé une heure plus tot revient accompagné d’un autre officier. Le premier officier cause de nous, il doit expliquer le cas de chacun. Je vois qu’il me désigne du geste, et il s’éloigne. Apres une courte hésitation le second officier vient vers moi. S’arrête à deux mètres, allume une cigarette et fait demitour, en disant textuellement : « Ah ! zut, je n’ai pas le temps, nous verrons plus tard. »

Vers 15 heures, cet officier revient, me fait entrer dans la maison et me dit : « Vous êtes bien le maire de Croisilles ? Vous n’êtes pas prisonnier, vous avez accompagné des prisonniers. Le combat est suffisamment reculé, vous pouvez rentrer chez vous. Voila votre laissez-passer. » Je lui demande quel sera le sort des deux enfants. — Je n’ai rien à vous dire, ils vont tous être jugés prochainement. » — J’insiste, je voudrais pouvoir rassurer la famille. L’officier se fache m’ordonne de sortir sur un ton qui ne supporte pas la réplique.

La voiture m’attend dans la cour. Mon malheureux cheval est dans un état pitoyable, il est efflanqué, couvert de coups. Il me ramène péniblement et meurt le lendemain. Je suis profondément ému des manifestations de joie, de sympathie que me témoignent les habitants qui me voient rentrer.

À la maison ce sont des cris, des transports et des larmes de bonheur. Tout en mangeant, j’apprends la suite des événements. Hier les français et les allemands ont continué à bombarder le village.

Ce matin 4 Octobre, les allemands se sont installés à Croisilles. Ils ont organisé leurs bureaux chez Ryckelynck, adjoint. Les français ont encore bombardé le village jusque quinze heures. Deux officiers viennent d’arriver, se sont installés dans deux chambres sur la cour et sur le jardin. Les habitants n’ont plus de pain, les allemands pillent les boulangeries.

Je vais faire une visite chez Pagniez et j’arrive chez Godart où je trouve les amis au grand complet. Les allemands sont peu nombreux à Croisilles. Il est bien exact qu’ils prennent le pain d’assaut à la sortie du four, et exigent que le boulanger continue à panifier. Je conviens que je vais trouver le chef au bureau, nous pourrons sans doute remédier à cette situation.

En entrant dans la cour de Ryckelynck, j’ai la bonne fortune de rencontrer le pasteur Riems. Durant les deux mois qu’il est resté à Croisilles, je l’ai toujours trouvé conciliant, serviable. Il sait que j’ai été enlevé et me dit : Vous devriez porter un brassard avec l’inscription : Burgmester. Si vous l’aviez eu, vous n’auriez pas été emmené prisonnier l’autre jour. » Quant à la question du pain, inutile d’en parler au commandant, il est très occupé et un peu nerveux. Allons voir le boulanger, nous arrangerons cela ensemble. »

En cours de route nous causons.

« Quand vous aurez un ennui, venez me trouver, je tâcherai toujours de vous rendre service. Je comprends votre situation. Actuellement conseillez aux habitants de rester calmes. Vous devez vous attendre à des scènes pénibles, à des actes de pillage quand dans deux ou trois jours, les soldats combattants prendront possession du village. Mais cela ne durera pas, l’autorité allemande aura vite recouvré toute sa valeur. »

Chez Deforge nous convenons que le pasteur et moi viendrons chaque fois que le pain sera cuit. Je recevrai la moitiée de la fournée, pour les habitants, la seconde partie sera abandonnée aux allemands. Nous viendrons demain à neuf heures.

Samedi matin de huit heures à midi, les français bombardent Croisilles. Nous entendons également le canon des deux armées au Sud-Ouest de Croisilles.

À huit heures et demie, muni de mon brassard, je vais saluer mes sœurs et je pars à la boulangerie. Arrivé au coin de la grange de Coquel, à un mètre de l’entrée de la rue du presbytère, un obus tombe au pied de la maison de Berthe Pigache-Sergeant, tout près de la porte d’entrée. Je suis protégé par le coin de la grange. Quand dix mètres plus loin, j’arrive à l’endroit du choc, je vois à plat sur le sol le culot de l’obus, il ne reste que le talon. Une matière gluante, visqueuse achève de se consumer en dégageant une fumée âcre qui vous prend à la gorge. C’est tout ce qui reste de l’engin, et dans le mur un trou qu’une trentaine de briques suffiront à réparer.

Sur la Place, j’aperçois le pasteur qui monte la rue du Pont.

De nombreux soldats sont dans la cour du boulanger ; quant à la boulangerie elle est complètement envahie. Je suis surpris de voir avec quelle soumission ces hommes sortent à l’injonction du pasteur. Il leur explique la convention que nous avons faite et demande qu’un sous-officier et un soldat entrent pour contrôler le nombre de pains. Ce soldat nous aide, la boulangère, le mitron et moi à transporter notre part de pains dans la maison. Nous convenons que nous reviendrons à dix heures et demie, pour la seconde panification.

Peu après, je retourne chez le boulanger, nous convenons que, dans le courant de l’apres-midi, il fera une troisième cuisson pour les habitants. Les autres boulangers ont épuisé leurs stocks de farine : ils sont âgés, leurs fils sont mobilisés. En outre depuis six semaines, les minotiers ne livrent plus la farine à domicile.

Chez Godart nous convenons que la Commune livrera à crédit le pain aux femmes de mobilisés nécessiteuses et aux indigents.

Mr Plouviez, qui prend pension et loge chez le boulanger, accepte de tenir cette comptabilité.

Vers midi nous entendons, dans la direction de Boisleux, une fusillade d’une intensité inouie. Elle va durer jusque bien avant dans la nuit. Cette fusillade nous étonne : comment peut-on arriver à procurer aux soldats une telle quantité de cartouches ?

Par moment, la fusillade s’éloigne dans la direction de Tilloy, de Monchy-le-Preux. Alors nous sommes désolés, nous figurons que les français reculent encore. Puis quand la fusillade se rapprochent, nous nous remettons à espérer, nous pensons que les français vont repousser les allemands, nous libérer. On ne saurait croire combien il est pénible, en pareil cas, de se trouver isolés, de tout ignorer de ce qui se passe à deux ou trois kilomètres de son village. Il nous a fallu plusieurs jours pour nous rendre compte de la situation, pour comprendre que le front se stabilisait à quelques kilomètres de nous, nous laissant du côté allemand.

Durant ces quelques jours, le canon n’a jamais donné dans cette direction Ouest. Par contre vers le Sud, nous l’entendions gronder jour et nuit.

Je vais parcourir la Commune. Depuis plusieurs jours, j’ai perdu le contact avec les habitants.

J’apprends que, rue St Leger, deux habitants sont restés cachés durant trois jours et trois nuits, allongés sur des planches, placées sous le faîte du grenier. Ils n’eurent à manger que quelques pommes de terre crues. Au dessus d’eux les obus éclataient de ci de là.

Rue de Boyelles deux mobilisables : O. R. et L. F. sont descendus dans le puits des parents de l’un d’eux. Ce puits possède une bove (petite cave excavation à mie-profondeur) c’est là qu’ils se tiennent ; mais ce puits se trouve contre la maison. Dans la rue, Chaque soir les parents descendent leur nourriture dans un seau, et un autre seau hygiénique et remontent les seaux de la veille. J’attire l’attention des parents sur une évacuation brusquée ; la crainte des allemands était fut la plus forte. Ils y sont restés trois semaines. Il paraît que R. avait une touffe de barbe blanche au milieu de la joue. Ils se sont tirés d’embarras heureusement.

Au cours de l’apres-midi du dimanche six octobre, je croise dans la cour Mlle Pagniez qui xxxx arrive, toute en larmes, m’informer que les huit prisonniers sont passés en conseil de guerre ce matin à Vitry. Les allemands ont gardé mes ses deux petits frères, Jean et René Sergeant, ils qui vont partir en Allemagne. Ils ont libéré les quatre plus vieux, qui ont 30, 40, 50 et 60 ans. Dans leur joie d’être libres, ils ces hommes ont fait la bombe, ils viennent seulement de rentrer.

L’officier qui est logé sur la cour vient s’enquérir du motif de désespoir de cette dame, et me demande si je puis lui prouver l’âge des enfants.

Nous partons rue de Boyelles, à l’école des garçons, là se trouvent les registres de l’état civil, depuis que la mairie est en construction. L’officier vérifie lui même les actes de naissance, en demande un extrait, inscrit une annotation au verso de chacun, me remet un laissez-passer pour Hendecourt en me disant : « Portez ces bulletins de naissance au capitaine de gendarmerie, il fera le nécessaire et ces deux enfants seront rendus à leur famille. »

J’informe ma famille de mon absence. Je recommande de ne pas s’inquiéter si je rentre tard… les allemands ne sont pas si méchants qu’on le disait… Il est environ 17 heures.

À Hendecourt, je trouve le capitaine de gendarmerie à son bureau. Dès qu’il a pris connaissance des bulletins et de mon laissez-passer, il me fait asseoir et se met à écrire. Il rédige cinq rapports, me les remets en disant : « Je crains que ces papiers arrivent trop tard, si je les envoie par mes services. Si vous voulez que ces enfants ne partent pas en Allemagne, il est urgent que vous portiez vous même ce dossier à la commandantur à Cambrai. » Je vais vous remettre un laissez-passer.

Les propriétaires de la maison m’attendent dans le corridor. Ils ont entendu à travers la porte.

Royon est un ancien gendarme de Croisilles. Depuis qu’il est en retraite, il vit ici avec sa femme.

Je mange un morceau vivement et tous deux me souhaitent bon voyage, me demandent d’entrer au retour.

À la sortie d’Hendecourt, je vois une traînée de linge sur le côté de la route. Je ramasse les pièces les plus grandes, même les chemises de femme, me disant que Pagniez et Sergeant trouveront moyen de les utiliser. Je J’en fais un paquet noué dans une serviette, je prends le bâton d’une charrue qui me sert à soutenir ce colis au dessus de l’épaule et je marche à bonne allure.

La traversée de Cagnicourt se fait sans incident. Puis je prends le chemin de terre de Buissy-Maralle pour faire 4 ou 5 kilomètres en moins sur la grand’route d’Arras à Cambrai.

À l’entrée de Buissy, un allemand me saisit le bras. Je lui montre mon laissez-passer. Il me fait comprendre qu’il est nuit, que je ne peux voyager ; il veut m’entrainer sous une tente toute proche. Je lui montre mes autres papiers. Il appelle un camarade. Tous deux sont surpris, intéressés par ces papiers ; ils veulent tout lire. Enfin l’un d’eux les porte dans la maison en face, il revient bientot me faire signe d’avancer. Je trouve trois officiers assis à une table. « Vous voulez aller à Cambrai ? Nous devons vous prévenir qu’il y a danger de mort à voyager la nuit. Nos soldats ont ordre de tirer, sans prévenir, sur tous les civils qui circulent la nuit. » Je réponds que la lune est forte, que par ce beau temps il fait clair comme en plein jour. Je marcherai au milieu de la route, les soldats ne tireront pas sur moi sans motif. — « Comme vous voulez. Dans ce cas, il vous faut un nouveau laissez-passer de notre capitaine de gendarmerie ; un soldat va vous conduire. »

Ce capitaine est logé dans une maison simple, bâtie en longueur.

Le soldat frappe à une fenêtre à gauche. Après plusieurs appels, la fenêtre s’ouvre. L’officier est en déshabillé, il est furieux. Il examine les papiers, me demande : « Pagniez, quelle religion ? — Catholiques. — Catholiques ! reprend-il, pas juifs ! — Non. Il est furibond. — Et vous, quelle religion ? — Catholique. — Il reprend encore de plus en plus vexé : Catholique ! pas juif ! » Apres un instant de réflexion, il se décide à me faire un laissez-passer. Mais auparavant il me fait mettre mon paquet de linge sur la fenêtre, je dois secouer une à une toutes les pièces.

Pendant qu’il rédige mon laissez-passer, j’aperçois la propriétaire de la maison qui a entr’ouvert sa porte. À un moment, elle avance un peu, je reconnais Mlle Williot, la sœur du vétérinaire d’Arras, qui, à la brasserie, soigne les chevaux de ma belle-sœur Louise Duquesne.

Elle aussi m’a reconnu, dans un geste de joindre les mains, elle dit : « Pauvre Mr Poutrain. »

Pas d’incident dans la traversée de Marquion. Me voila sur la grand’route, il me reste 11 kilomètres à parcourir. Quand j’ai parcouru 6 ou 7 kilomètres, au montant d’une côte, je perçois des pas de chevaux sur l’autre versant. Bientot j’aperçois un escadron de hulans. Les soldats marchent sur le bas-côté, je tiens le milieu de la route ; les officiers ont l’air de dire : nous ne sommes pas des gendarmes, nous n’avons pas à faire la police. Beaucoup de soldats me regardent curieusement, ils sont très étonnés de me voir circuler.

J’ai ainsi croisé trois groupes de cavaliers. J’approche ⁁de Cambrai, j’aperçois le pont sur le canal, au delà c’est la ville. Tout contre l’entrée du pont, on a transporté la guérite des employés de l’octroi. Quand j’aborde le boulevard qui longe le canal, un soldat embusqué contre le mur me saute sur le dos et me conduit au Poste (la guérite de l’octroi).

Le sous-officier me dit : « Malheureux ! D’où venez-vous ? Je ne comprends pas que vous soyez venu jusqu’ici. » Il ajoute textuellement comme les officiers de Buissy : nos hommes ont l’ordre de tirer sur les civils qui circulent la nuit, sans les prévenir. » Je comprends bientot que je suis en présence d’un Alsacien. « Je dois vous faire conduire immédiatement à la commandature, ne vous écartez pas du soldat qui va vous accompagner, car ici vous seriez tué. »

En cours de route, à plusieurs reprise, l’homme de garde dit le mot de passe et j’aperçois un soldat embusqué dans l’embrasure d’une porte.

À la commandature (à l’Hotel de Ville) trois soldats sont couchés sur un lit de camp, un quatrième est assis au bureau, il me dit d’un ton rogue : Asseyez-vous, en me désignant une chaise. — Je viens pour… — taisez-vous ! » d’un ton plus violent encore.

À six heures on me dit : « Allez vous promener. » — Je ne viens pas pour me promener. — « Sortez ! bureaux fermés. À neuf heures. »

J’arrive chez Lollivier-Milon. Surprise profonde de me voir à pareille heure.

Je leur donne des nouvelles de leur sœur, de leur frère. Je leur raconte qu’il a fait un allemand prisonnier.

Puis Lollivier et moi, partons acheter des vêtements de laine, des sous-vêtements pour Pagniez et Sergeant. (Le grand-père de Sergeant a travaillé durant 40 ans chez Milon.)

Pendant que je me restaure, Mme Lollivier fait deux colis des vêtements, du linge de la route ; je retourne à la commandature ; je vais seul, on ne voit pas de civil circuler.

Je m’adresse au premier bureau en entrant, et pendant une heure, aux innombrables bureaux que je verrai, je recevrai cette réponse : « pas ici ! plus loin. » Enfin, je rencontre un officier qui a pitié de moi. Il me dit : Attendez-moi ici, je vais m’informer.

À son retour il me dit : « il faut aller à la gare annexe, et il m’accompagne. À cette gare, le chef nous dit aussitot, ils sont partis à minuit.

Je reviens chez Lollivier. Il est midi. Sitot apres le repas, je reprends le chemin de Croisilles. Lollivier rendra les vêtements.

Mon voyage se passe bien jusqu’à Hendecourt. À l’entrée de ce village je croise un officier, en auto découverte. Il me demande mon laissez-passer. Il esquissait le geste de me le rendre, arrive un second officier. Lorsque ces officiers ont échangé quelques phrases, le second arrivé me dit : « Votre curé a été fusillé parce qu’il faisait des signaux aux français du haut du clocher. » — Je proteste, j’affirme que personne n’a fait de signaux. — L’officier maintient son assertion et me demande : Où est votre curé ? — il est mort. — Quand ? — il y a un mois. — Je vous répète que l’on a fait des signaux, si ce n’est pas le curé, c’est vous. Venez avec moi.

Il me conduit chez Mélart et lui dit : « Mr le maire, voila votre collègue de Croisilles, il est votre prisonnier pour cette nuit. Vous répondez de lui ; s’il se sauve, vous serez prisonnier à sa place. »

Et se tournant vers moi : Demain a six heures, vous viendrez à la commandature.

Mélart et sa femme m’accueillent avec une cordialité touchante.

Le lendemain mardi, j’arrive à la commandature. Un soldat balaie le bureau, me fait signe de rester dehors. Quand il a terminé, il renouvelle le même signe, et ferme la porte du bureau. Une demie heure plus tard, j’entends marcher, causer dans le bureau, le planton vient me rendre mon laissez-passer, je reprends la route de Croisilles, il me reste cinq kilomètres à parcourir.

À l’entrée de Bullecourt je vois une quinzaine de chevaux blessés, épuisés. Ils sont abandonnés par les Allemands. Ce sont des chevaux de culture que les soldats ont réquisitionnés en cours de marche.

Aux abords de Croisilles, je vois également des chevaux blessés, abandonnés.

Mr Labitte qui sort de la sucrerie, m’accompagne jusqu’à notre rue. Il m’apprend les pénibles incidents de la journée d’hier et le pillage qui épouvante la population.

Mon retour apporte à Rose et aux enfants un soulagement inconcevable.

Apres le moment d’expansion si naturelle, j’apprends la succession des faits.

Les deux officiers logés à la maison sont partis lundi 713 au matin.

Vers midi arrivent un général et 8 ou 10 officiers qui s’installent dans le salon et la grande salle. Les ordonnances apportent des paniers de vin et de champagne, des vivres. Les officiers trouvent sous la main tout le service de table qu’ils désirent.

Vers 16 heures 4 ou 5 officiers complètement ivres, entrent dans notre salle à manger, tiennent des propos inconvenants. L’un d’eux relève la robe d’Eugénie qui n’a que dix ans. Voila que trois de ces soudards s’avancent sur Rose et les aînées qui se tiennent toutes groupées de l’autre côté de la table. Rose et ses filles s’échappent par la cour qu’elles traversent, poursuivies par les officiers sous les rires et les quolibets des soldats, elles se réfugient chez mes sœurs.

Les plus jeunes enfants se sont trouvés cernés dans la salle, puis ne voyant plus leur maman, se sont réfugiés aupres de la bonne. Rose ne reste pas longtemps absente, elle est inquiète des enfants ; toutes reviennent à la maison. Les officiers sont rentrés dans leur quartier, il règne un calme relatif.

Le soir, les officiers paraissent ⁁être couchés les petits vont dormir. Bientot l’orgie reprend, les bouchons de champagne sautent.

Vers 23 heures, des officiers reviennent dans notre salle, le révolver à la main. L’un d’eux jette son révolver àsur la table et s’avance : nul doute sur ses intentions. A ce moment un officier crie : tous dehors, nous seuls maitres ici. Il se produit alors un déplacement qui permet à Rose et à ses filles de s’échapper. Elles retournent chez leurs belles-sœurs et tantes. Mais, Cette fois encore, les petits sont restés à la maison. A plusieurs reprises elles reviennent, mais les officiers continuaient l’orgie. Ce n’est qu’à deux heures qu’elles trouvent la maison calme, les lumières sont éteintes. Elles avancent avec précaution, elles se déchaussent pour approcher la maison, elles rentrent doucement à tâtons. Les enfants dorment paisiblement.

La présence du général a éloigné les soldats de la maison. Dans le village ce fut partout un pillage inconcevable. Les soldats jetaient pêle-mêle linge et vétements. Ils empochaient l’argent. Les bijoux ont dû partir à leur famille. Mais je dois dire que les habitants avaient pris leurs précautions. Les allemands se faisaient servir copieusement à manger et du vin. Dans les fermes ils prenaient les chevaux, les vaches, les porcs. J’ai vu sur notre fumier un porc gras auquel les allemands ont avaient enlevé quelques kilos et ont avaient abandonné le reste apres l’avoir maculé de purin. Dans notre pâture git gisait une de nos vaches à laquelle les allemands ont avaient enlevé les filets et le rein. A l’avant et l’arrière train sont abandonnés, la peau et les intestins adhéraient encore. Toutes les bêtes volées ne furent pas gaspillées de cette façon. Le service des subsistances a prélevé sa tres grosse part. Je vais donner à titre d’indication, un état de notre cheptel. Au 1er octobre nous possédions trente sept bêtes à cornes : le 10 octobre il nous en reste douze. Deux coches ont eu des petits à ce moment là, elles sont restées ; tous les autres porcs, 21, ont disparu. Il nous restait douze chevaux. Cinq furent enlevés dans la nuit du 7 au 8. J’ai comblé les vides avec les meilleurs chevaux qui sont dans la cour. Chaque matin, jusqu’au 10 il manque des chevaux que je remplace par des chevaux blessés, fatigués.

Mais le 10 octobre, les grands mouvements de troupes, la nuit, sont terminés. Les soldats nous prennent nos chevaux durant le jour et nous ne trouvons plus à combler les vides. A la fin du mois, j’aurai encore huit chevaux.

Mais la grande misère, la détresse inconcevable, pour qui ne l’a pas connue, c’est la privation de pain. Déforge n’a plus de farine. Les habitants mangent des pommes de terre cuites à l’eau quand ils peuvent les faire cuire. Car les allemands utilisent partout les foyers des habitants, ils enlèvent nos marmites quand ils ont besoin du feu, et quand leurs besoins sont satisfaits ils s’en vont, laissant le foyer découvert enfumer la maison et notre marmite sur le carrelage.

A la maison, il nous reste du pain pour deux jours de la dernière cuisson, plus une mannée de farine, soit pour 12 jours. Mais nous avons encore les quatre cents Kgr de farine que Louis a ramenés d’Arras. D’un commun accord avec Rose et les ainées de nos enfants, nous décidons de faire panifier ces quatre sacs de farine pour les habitants. Je vais chez Déforge, nous convenons qu’il viendra à la maison panifier un sac par jour pour les habitants, il fera de tous petits pains, genre d’un pain de quatre deux sous, de façon à en donner un morceau à tous. Ces pains furent vendus de façon à payer le prix de la farine et le travail du boulanger.

Dans cette matinée du huit quatorze, nous voyons les ordonnances nettoyer le coin du salon où les officiers ont déposé les traces ignobles de leur orgie.

Notre voisine, Mme Leroy, me demande d’intervenir aupres d’un soldat qui pille ses armoires. Je touche cet allemand à l’épaule, il se retourne furieux, en titubant et me repousse du canon de son révolver appuyé contre ma poitrine. Affolée, Mme Leroy m’entraine. Sa fille nous rejoint, toutes deux m’accompagnent. L’autre voisine, Gabrielle Rebout m’appelle à son secours. Mme Leroy s’écrie d’un ton de désespoir : « Vous y allez ! — Je vais voir. » Les soldats n’ont pas d’arme. Je les empoigne tous les deux violemment par un bras. Surpris ils se laissent enmmener jusqu’à la porte de la rue. Un officier passait je l’invite à constater le pillage des soldats. Nous rentrons tous les quatre chez Gabrielle, l’officier est vexé. Je me retire. Je l’entends crier d’un ton furieux apres les soldats.

L’Invasion


Nous sommes envahis !

Desormais nous allons vivre en contact immédiat et continuel avec nos ennemis et sous leur dépendance.

Nous allons connaître dans toute leur plénitude :

les humiliations de l’invasion
les horreurs de la guerre,
les angoisses de la séparation d’avec la famille, d’avec la Patrie.

En cette matinée du huit quatorze octobre, un allemand me remet un bon de réquisition de l’intendance militaire : à partir du 15 oct. je dois livrer chaque jour aux magasins de Boyelles, cent sacs d’avoine. Il me sera remis un bon de livraison à chaque voyage.

Il n’est plus possible de réunir le conseil municipal : il faut prendre une décision rapide et nous ne disposons plus de local.

Toutes les salles des écoles, les salles de réunion, d’estaminets, de magasins, d’épiceries sont occupées par les allemands. Ils les ont aménagées pour recevoir des blessés. L’église elle-même est destinée à recevoir les blessés les moins atteints. Les chaises sont rangées en tas sur et contre les autels latéraux ; sur toute la superficie, les dalles disparaissent sous une couche épaisse de paille.

En me voyant passer, Mme Godart m’appelle : « Voyez, ⁁dit-elle, les allemands nous ont relégués dans cette petite cuisine, ils occupent tout le rez-de-chaussée, ⁁ne nous ont laissé à l’étage ⁁que les deux plus petites chambres pour mon frère, ma fille et ma nièce. »

Mme Godart est veuve, elle approche la cinquantaine, elle est de nationalité belge. Son frère et elle sont d’ardents patriotes, ils ne pardonnent pas aux allemands d’avoir violé la Belgique. Mme Godart met cette cuisine à notre disposition. Elle ajoute : quand vous désirerez être seuls, nous nous retirerons dans notre chambre.

J’accepte d’autant plus volontiers, que cette maison est située sur la Place et que la cour donne sur une petite rue, la rue du Vilebrequin, par où nous accédons à la cuisine sans attirer l’attention.

Je convoque aussitot : Ryckelynck, Jules Sauvage, Milon, Morel.

En ⁁les attendant, je vais m’assurer le concours de Candelier, entrepreneur de battages.

Nous décidons de battre les trois meules d’avoine qui se trouvent à la sortie du village sur la route d’Arras, elles sont groupées et appartiennent à trois cultivateurs différents. Je vais demander à Mr Labitte, comptable à la sucrerie, de s’occuper de ce battage, de tenir la comptabilité, de payer les ouvriers chaque soir, car nous convenons que la commune va emprunter quelques cents francs à un particulier, pour faire face à ces dépenses. Milon et moi enverrons un attelage pour transporter la batteuse. Enfin, le lendemain je ferai conduire à Boyelles la première voiture.

En revenant dîner, j’entre chez Labitte qui accepte et se charge de recruter le personnel.

A la maison, le général est encore là, mais la plupart des officiers sont partis.

A partir de midi il arrive de nombreux allemands, ce sont des sanitaires (infirmiers, des brancardiers). lLes blessés affluent partout.

Les soldats pillards sont partis. Il semblerait que l’autorité allemande a laché sur Croisilles ces troupes d’attaques en récompense des combats qu’ils viennent de soutenir.

Dans la soirée du 11, un officier s’est installé chez Mme Burgeat. Il est le commandant de Croisilles. Cette fonction revient de droit à l’officier le plus élevé en grade. En cas d’égalité de grade le combattant l’emporte sur l’officier d’administration. Le général logé chez nous a dédaigné cette fonction.

Le 18 à midi un officier s’installe chez Léon Sauvage, il devient commandant de Croisilles. Il me fait appeler. C’est un grand fort gaillard, il s’exprime tres correctement en français, il a l’élocution facile. Visiblement il cherche à en imposer, à intimider, à épater.

Monsieur le maire, chaque soir, vous devrez éclairer les coins de rue, mettre une lumière aux fenêtres du coin.

Je réponds que ce n’est guère possible que nous n’avons plus de pétrole, que les soldats ont enlevé nos lanternes. — « Tout cela ne m’intéresse pas, c’est votre affaire. Si vous n’éclairez par les carrefours, la Commune sera frappée d’une amende de vingt mille marcks. » Et alors j’entends ce cliché prononcé avec emphase. « Vous avez voulu la guerre, vous l’avez, de quoi vous plaignez vous. »

Cette phrase me remet en mémoire l’empressement qu’ont mis les premiers allemands à supprimer les affiches de mobilisation.

En sortant, j’entre en face chez Alcide Dumont. Mme Dumont mettra ce soir une lampe pigeon sur la fenêtre du coin. C’est le seul éclairage que j’ai demandé. Le lendemain le commandant ne me parle pas de cet éclairage. Je comprends qu’il ne faut pas s’en faire : recevoir les ordres sans rien dire et en faire le moins possible.

Nous eumes ce matin là à la maison un fait divers qui nous a égayés. Le vacher arrive à la cuisine avec deux seaux de lait, dépose à l’entrée dans la cour un seau, monte ouvrir la porte, laisse un seau à la cuisine et retourne prendre l’autre seau. Je vois que l’ordonnance du général observe le vacher, mais il est distrait par l’arrivée de quelques soldats, il n’a pas vu toute la manœuvre. Or il reste encore un seau dans la cour près de la porte, c’est celui dans lequel chaque soir la bonne dépose un peu de pain et du petit lait pour le chien de chasse. Dès que le chien s’éloigne, les oies viennent barboter ce lait, ramasser les déchets. L’ordonnance s’empare de ce seau qui contient encore un peu de lait, le fait chauffer et en porte une jatte au général.

Dans la matinée, le médecin major me fait remettre l’ordre de fournir douze voitures garnies de paille, pour conduire des blessés à Cambrai. Ces voitures doivent se présenter à quinze heures rue du Pont. En même temps je suis informé que quelques blessés français se trouvent chez Jules Sauvage ; nous sommes autorisés à nous y rendre à quatre pour les panser. J’y vais avec Joséphine et deux dames. Quel triste spectacle ! Il est inconcevable que l’on puisse imaginer une telle détresse et des plaies aussi hideuses. Beaucoup de ces plaies ont des vers ; en se coagulant, le sang a collé les vêtements aux plaies. Nous ne disposons que d’eau bouillie et de linge ordinaire.

Ces malheureux ont faim, nous ne pouvons leur offrir que des pommes-de-terre cuites à l’eau. Joséphine et moi avons bien chacun un petit pain, cela ne fait que trois ou quatre bouchées à chacun. Ma fille et moi nettoyons un petit jeune homme qui a un trou énorme à l’épaule droite. Les vers pullulent. Quand nous avons dégagé cette plaie, nous nous apercevons l’un l’autre à travers cette ouverture.

Durant trois jours, nous eumes quelques français à soigner. Tous, ou presque, partaient à Cambrai. Il n’est resté à Croisilles que cinq grands blessés dont les jours n’étaient pas en danger. Tous les autres indistinctement partaient.

C’étaient des bretons du même régiment que ceux que nous avions enterrés quelques jours auparavant dans notre cimetière communal. A ce moment là, les allemands m’indiquaient un corps à tel endroit. Il fallait l’enlever immédiatement, sinon les soldats le faisaient disparaître. Ils nous signalaient ces corps au cours des bombardements ; nous trouvions les cadavres dans un fournil, dans une étable, absolument nus, nous les enveloppions dans un drap et nous les transportions au cimetière sur une civière improvisée avec deux perches et trois cordes. Nous dûmes parfois en déposer plusieurs dans la même fosse. Nous en avons ainsi enterré 21. Leurs noms sont gravés sur le monument aux morts, car j’ai pu obtenir leurs médailles d’identité.

Au moment du départ du convoi ⁁de blessés, je charge quelques conducteurs de s’informer s’il n’y a pas à Cambrai ou ailleurs un moulin qui pourrait nous moudre du blé.

Ces voitures revenaient le lendemain vers neuf heures et repartaient l’apres midi. Je disposais de 25 à 30 charretiers, ils étaient de service tous les deux jours. L’un d’eux me refuse de marcher ; je ne puis tolérer ce refus dans les circonstances actuelles. Je vais à sa maison. En cours de route, je réquisitionne François Hauwel et son beau-frère Legrand. Je leur explique le but de ma démarche. Si E. M. maintient son refus d’aller à Cambrai, nous l’emmènerons en prison. Tous deux m’approuvent. E. refuse de nouveau. Je lui dis : je vais vous conduire en prison à la gendarmerie, allez-vous me suivre librement, ou bien faut-il vous emmener comme un malfaiteur ? Il se décide à marcher de bonne volonté. Nous partons tous deux en avant, les deux hommes nous suivent.

Quand la porte de prison est ouverte, il entre sans hésiter. Le soir à sept heures, j’envoie le garde le défermer et lui dire de venir demain pour conduire un attelage, il est venu.

Les blessés allemands étaient transportés dans des voitures d’ambulance, dans des autocars.

A la batteuse, le travail marche bien. Mr Labitte m’informe qu’un civil, venu d’Hénin, lui a demandé du travail, puis lui a confié qu’il est un soldat cerné par les allemands. Mr Labitte l’a mis au travail, à midi Edmond Soille l’a emmené à sa maison, il va le nourrir et le loger. Je vais voir cet homme. Il me raconte qu’il était de popote dans la dernière ferme vers Arras (chez Hauwel). A un moment il va à la grand’porte jeter un coup d’œil dans la rue, car la bataille bat son plein, les mitrailleuses crépitent partout. Il voit quelques allemands se diriger vers la ferme. Il rentre précipitamment au grenier où il a vu un tas de blé et une pelle en bois ; au passage il saisit un vêtement de Mr Hauwel, il fait l’échange, se met à retourner le blé. Un allemand lui demande ce qu’il fait là. Tous le dévisagent et s’en vont. Mais le village est occupé, Victor est cerné, il ne peut sortir du village que les allemands entourent. Le lendemain les allemands réquisitionnent les hommes valides, leur font creuser des fosses dans les champs. Des cavaliers recherchent les blessés, les cadavres dans les champs de betteraves. D’autres soldats ont des chevaux de culture munis d’un tracier et d’une chaine, ils trainent ainsi les corps de leurs camarades et des français à la fosse la plus proche. Les allemands sont fouillés, on conserve leurs livrets et le reste. Quant aux français, ils ne sont délestés que de leurs montres et leur argent. Ils sont jetés dans leurs les fosses sans souci de leur identité. Ce travail a duré trois jours, puis personne ne voulant accueillir le soldat français, Victor est parti à l’aventure.

Edmond Soille me confirme qu’il a l’intention de garder son pensionnaire. Il ajoute : « Cela ne va pas durer, c’est l’affaire de quelques jours. »

A la maison, le général était parti. Il fut aussitot remplacé par une vingtaine de télégraphistes, qui transformèrent le salon et la salle en chambre à coucher. L’officier occupe la petite salle sur le jardin, qui devient son bureau.

Ainsi de notre maison, il nous reste au rez-de-chaussée : notre salle à manger habituelle et la cuisine dans la vieille maison, que nous gardons en commun avec les allemands, tout au moins durant quelques mois, au début. À l’étage nous conservons la partie au Nord du corridor, soit trois chambres. Nous conservons également une petite chambre dans le grenier de la vieille maison. Nous n’allons pas tarder à l’utiliser.

Ces téléphonistes ont bien causé de la peine à Rose. Ils enfoncent de gros clous carrés de maréchal dans les boiseries, autour du buffet, de la desserte, pour accrocher leurs vêtements. Rose se tourmente beaucoup de ces dégâts[1]. Nous avons beau lui dire que le mobilier n’en aura que plus de valeur, elle ne se console pas.

Un soldat vient me chercher en me disant : Commandature. Il me conduit chez Léon Sauvage. C’est encore le même commandant. Il me dévisage un instant. Il réitère ses tentatives d’intimidation. « Mr le maire, je vais vous condamner à une amende de soixante mille marcks, et sans doute à d’autres peines encore. » Il prolonge un nouveau silence. Il me regarde fixement, il espère me troubler.

Je me demande s’il ne connait l’arrivée du soldat français ; j’envisage mes moyens de défense.

Enfin le commandant poursuit : « Vous avez fait des signaux héliographiques aux français. » Je suis tellement surpris de cette accusation que, sur le moment, je me demande ce que veut dire ce mot « héliographique ». Mais aussitot je décompose le mot, je retrouve la signification. Je Le commandant maintient son assertion. Je ne tarde pas à me rendre compte qu’il s’amuse de cette de cette discussion, qu’il veut me faire perdre mon sang froid.

Il s’agissait d’un miroir que Constant Bédu avait mis dans son cerisier au temps des cerises et avait oublié de l’enlever.

Enfin ! apres une demie-heure de verbiage, le commandant me congedie.

À partir de ce jour-là, j’ai pris l’habitude, dans mes instants de loisir, de me poser cette question : « Si j’étais officier, et commandant d’un village en Allemagne, que pourrais-je bien imaginer pour embêter les habitants ? — Les allemands vont me le faire. — Comment puis-je parer « ces ennuis. » Cette gymnastique de l’esprit m’a rendu de réels services.

Les convoyeurs reviennent de Cambrai sans avoir trouvé un minotier qui puisse nous échanger de la farine pour notre blé. Le pain deproduit par cent kilos de farine est bien insuffisant pour la population et la provision va être épuisée. Les habitants écrasent du blé dans les moulins à café.

Henri n’a pas continué à transporter seul l’avoine à Boyelles. Il a pris son tour pour aller à Cambrai conduire les blessés. Un jour qu’il approchait de la grand’porte il constate qu’il a oublié ses vivres. Au lieu d’arrêter sous la porte, il range sa voiture sur le côté de la rue ; revient à l’écurie prendre sa mallette. Quand il revient à son attelage, après deux minutes d’absence, il lui manque un cheval. Il doit en prendre un autre à l’écurie.

Trois semaines plus tard, les allemands promènent leurs chevaux dans le champ au bout de la rue. Je reconnais notre cheval. Je reviens à la maison chercher notre petit Pierre, il reconnaît lui aussi, Cadet. La promenade terminée, Pierre suit Cadet à sa nouvelle écurie. Je vais signaler le fait au commandant Boots. C’est un brave homme, il n’est pas un officier de carrière, dans la vie civile, il suit une carrière littéraire. Ce commandant m’accompagne, en face de ma ferme, chez Mourouval, où se trouve mon cheval. Quand l’officier de la batterie est arrivé on sort cadet dans la rue. L’officier me dit : « Vous faites erreur ce cheval vient de Marquion. » Je lui propose de le mettre en liberté et j’ajoute : «  Ce cheval rentrera chez moi, ira dans telle écurie, se mettre le premier à gauche. » L’officier réplique : « Je vous répète que ce cheval vient de Marquion. Remettez le à sa place. » Quand l’officier se fut éloigné, le commandant me dit : « Vous le mettiez à une bonne épreuve. Il n’a pas voulu. Que voulez-vous ! C’est la guerre. »

À Cambrai, quand les blessés sont descendus de voiture la nuit, les conducteurs sont accueillis dans une maison où ils se restaurent, prennent du café. À la sortie, Louis Paul ne trouve plus son attelage. Il reste toute la journée à le chercher en vain à Cambrai. Il est revenu avec le convoi suivant.

Milon envoie deux jeunes chevaux chercher des blessés à Hénin. Le domestique revient avec deux vieux chevaux blessés, usés.

Le samedi matin, il n’y a plus de blessés dans l’église, les allemands l’approprient pour le culte. Je vais demander au commandant si nous pourrons disposer demain de l’église pour un office catholique. J’obtiens une réponse affirmative. Je lui demande à quelle heure, et un laissez-passer pour aller chercher Mr le curé de St Leger : Mr Béhal. Nous disposerons de l’Église de 8 heures ½ à 10 heures ½. J’obtiens un laissez-passer valable un mois, pour aller chercher le curé les dimanches et jours fériés.

Un homme muni d’un fourchet comme s’il allait travailler, part à travers champs à St Leger, et nous informe que la messe sera célébrée à neuf heures.

Les allemands avaient abandonné chez Eugène Sauvage un cheval, genre double poney, il le met à ma disposition. Mme Vve Jean Hauwel me prête la voiture et les harnais dont se servait son mari qui était marchand d’œufs de volaille Cette voiture va me rendre jusqu’au mois d’Octobre 1916 de tres grands services.

À midi, en revenant de la meule, Labitte me prévient que le ménage Soille ne veut plus garder le soldat français. Je lui dis d’entrer en retournant à la batteuse. Nous convenons, à la maison, que nous allons le prendre chez nous. Labitte nous l’amènera ce soir.

Vers la fin de l’apres-midi, une femme vient m’informer qu’un soldat vient d’arriver en pantalon rouge chez Gréber. Cet homme habite la dernière maison, au bout de la rue de Boyelles. La chose est tellement invraisemblable : il y a neuf jours que Croisilles est envahi, il s’y trouve un millier d’allemands, sans compter les blessés. Je regarde cette femme d’un air de doute, mais elle est tellement affirmatifve, elle a vu ce soldat caché sous des bottes dans la grange d’Aimé Gréber.

Ce ménage est incapable, sous tous rapports, de le garder. Je pars aussitot, emportant des vêtements civils dans un sac.

Ce soldat breton, légèrement blessé, a échappé aux investigations des cavaliers allemands. Il était tombé dans un champs de betteraves, il a vu plusieurs fois passer des cavaliers, il y est resté le plus longtemps possible, il mangeait des betteraves.

Lorsqu’il sentit que sa blessure lui permettait de marcher, tenaillé par la faim, il s’est levé, il est parti droit devant lui.

Il est sept dix neuf heures quand nous arrivons dans la cour, au même instant, Labitte arrivait entrait dans la ferme avec l’autre soldat. Les allemands qui se trouvent là regardent ces deux nouveaux venus avec un étonnement plein de méfiance. Quand nous entrons dans la cuisine, les deux allemands qui sont là à faire chauffer du café, se regardent d’un air significatif.

On leur sert aussitot à manger. Je les questionne un peu sur la marche de la batteuse, pour donner le change aux deux allemands. Puis je les conduis coucher dans la petite chambre au-dessus de la cuisine.

Je leur fais à chacun un papier d’identité signé du maire de Courcelles : Ringo, il est mobilisé. De plus Courcelles et Croisilles contiennent le même nombre de lettres et certaines, lettres communes. En brouillant légèrement quelques lettres du cachet de Croisilles on peut simuler celui de Courcelles.

Je vais leur remettre ces cartes d’identité, il est prudent qu’ils les aient de suite.

Dimanche matin je pars en voiture chercher Mr le curé de St Léger.

À la sortie de la messe, on accourt me dire que les deux soldats viennent d’être arrêtés et conduits au commandant chez Léon Jean Sauvage. J’y arrive au plus vite. En ce moment le commandant s’avançait vers les deux hommes, avant qu’il les interroge je lui dis : « Mr le commandant voila deux travailleurs que j’ai embauchés pour la batteuse, vous savez que je dois livrer chaque jour cent sacs d’avoine à Boyelles, si on m’enlève mon personnel, je ne pourrai plus livrer l’avoine. Vous les avez embauchés, ont-ils des papiers ? — S’ils n’en avaient pas, je ne les aurais pas embauchés.  » — Se tournant vers eux : « Montrez vos papiers ». Le commandant les examine minutieusement, me les tend en disant : « Gardez les, ces papiers, comme cela ils ne pourront pas vous quitter, ils travailleront pour vous. »

Sous deux autres commandants, ces deux hommes furent encore arrêtés. Les deux fois, je réussis à les tirer d’affaire. Mais Jean Morin fut arrêté une quatrième fois, je ne pus rien faire pour lui. Il n’avait pas le moral nécessaire en de pareilles circonstances. Il fut envoyé en Allemagne. Apres la guerre, il m’a envoyé de ses nouvelles. Quant à Victor Sorin, il est resté avec nous jusqu’à la fin de l’invasion.

Ce même dimanche apres midi, le commandant quitte Croisilles. Par la suite je reverrai ce commandant, je l’appellerai le commandant « papier » en souvenir de ces des deux bretons.

Mr Boots redevient commandant de Croisilles.

Les réunions de notre petit clan chez Godart continuent. Je fais mon possible pour y aller chaque jour. Les plus assidus sont Milon, Morel, Plouviez, Grandy. Je les tiens au courant de tout ce qui se passe et j’utilise leur concours le plus possible.

Nous allons d’autant plus volontiers chez Godart, qu’il y a cinq blessés français dans la salle de réunion, dont la porte d’entrée, les fenêtres donnent sur la cour. En passant, il nous arrive de les entrevoir, parfois nous avons pu les approcher.

Le plus grand blessé était un petit breton, tout jeune : il avait une balle dans les reins. Sa blessure était tres douloureuse et d’une gravité exceptionnelle. Mais il avait un moral extraordinaire. Nous l’appelions : Réjoui. Du fait de son heureux caractère, il s’est concilié les sympathies des infirmiers et du docteur. Ce dernier, par amour propre de son art, a pris à cœur de le guérir. Un jour le docteur propose au petit breton de parier qu’il le guérira. L’enjeu fut le pantalon rouge. Nous étions présents quand le docteur a emporté ce pantalon. Nous le connaissions bien, ce docteur, il était humain et bon ; il logeait chez Émile Sauvage.

Alors Réjoui fut évacué, il était resté le dernier soldat français.

Au retour ded’un voyage à Cambrai, Louis Hauwel m’informe que le minotier de Marquion peut nous livrer de la farine. Il accepte de conduire la voiture de blé. Si j’obtiens l’autorisation, il partira demain matin. Le commandant Boots me donne un laissez-passer, valable huit jours, pour aller chercher des vivres à Marquion et à Cambrai.

Alfred Pauchet, Louis Hauwel et moi chargeons la voiture de quarante sacs de blé prélevé dans notre grenier. Hauwel allait partir, quand un officier entre dans la cour, saute à bas de cheval près du chariot. « Mr le Maire, me dit-il, je vous apporte l’ordre de conduire de suite au moulin Stenne à Bapaume, tout le blé battu de la Commune. » Je sors mon calepin et lui réponds : « Monsieur nous livrons de l’avoine à Boyelles — ce disant je cherche dans mon cal⁁epin l’ordre de réquisition que je n’ai pas. — Si vous voulez m’accompagner chez Mr le commandant, il décidera ce que nous devons faire. Il m’est indifférent de livrer du blé à Bapaume ou de l’avoine à Boyelles. » Nous partons chez le commandant. Notre petit Pierre jouait dans la cour, je lui crie : « Va dire à Hauwel de partir à son travail pour qu’il finisse le plus tot possible. »

Au bureau, les officiers causent. Au moment où le commandant se tourne vers moi, je me hate de lui dire : « Permettez-moi de vous rappeler que nous envoyons chaque jour une quinzaine de voitures à Cambrai, que nous avons une batteuse en cours de travail aupres d’une meule d’avoine… »

« Finissez de livrer l’avoine à Boyelles, ensuite vous conduirez le blé à Bapaume. »

En sortant du bureau, je vois arriver sur la Place un convoi d’une trentaine de voitures. Un officier le dirige. Il y a de nombreux sous-officiers et brigadiers et xxx un grand nombre de soldats. Les attelages se répartissent par toutes les fermes, ensachent les grains qu’ils trouvent dans les greniers et les chargent en voiture.

Je réclame un bon pour chaque particulier. L’officier me répond qu’il me donnera un bon global quand le travail sera terminé.

Quand le travail fut terminé, l’officier était parti.

Je vais réclamer aupres du commandant. Il me répond que j’aurai un bon, que j’attende.

Le lendemain deux de ces Messieurs, Milon et Morel, vont dans chaque ferme noter la quantité de grains enlevés à chacun. Je garde sur moi ce tableau récapitulatif.

À la maison il nous reste quelques sacs de blé que j’ai fait cacher dans la menue paille, derrière la batteuse, quand la roue motrice fut brisée. Nous sommes plusieurs qui avons conservé quelques sacs de blé.

Mme Froment avait caché trente sacs d’avoine d’un coté, et 24 sacs de blé de l’autre côté de sa maison. Elle vient m’informer que les soldats logés chez elle ont trouvé l’avoine. Nous convenons que je vais aller lui réquisitionner cette avoine.

Quand j’arrive, plusieurs soldats sont assis autour du poële. Je dis, d’un ton sévère à Mme Froment : « J’apprends que vous avez encore de l’avoine, et vous ne me l’avez pas déclaré ! Je viendrai l’enlever pour la livrer à Boyelles. » Mme Froment prend un air confus.

Un soldat me tire par la manche : « Elle a encore du blé. Il vous reste du blé ? Je le réquisitionne !  » Mme Froment joue très bien son rôle.

Hauwel ramène douze sacs de farine. Nous aurons les autres dans quelques jours.

Demain Hauwel conduira le blé de Froment. Quand nous arrivons avec les deux voitures, les allemands s’empressent de nous ⁁aider à charger l’avoine et le blé.

Nous apprenons que Mme Canonne à Bullecourt dispose d’une voiture de blé. Je vais lui proposer de nous la céder. Nous lui paierons ce blé au cours du mois d’Aout et en proportion de la quantité de farine que nous rendra le meunier. Le surplus sera considéré, comme ayant été enlevé par les allemands. C’est ainsi que nous avons procédé avec les cultivateurs qui nous ont livré du blé.

Au retour de ce voyage, Hauwel me dit que le meunier demande de surseoir à tout nouvel envoi de blé, qu’il n’est pas certain de pouvoir nous rendre toute la farine. Il nous a tout rendu.

Nous profitons de cette enlèvement des grains par les allemands pour ne plus livrer d’avoine à Boyelles.

J’informe le commandant que nous n’⁁en avons plus d’avoine. Je lui parle de cet enlèvement sans bons. Il me répond : « Je suis convaincu que vous recevrez un bon ; mais je n’ai aucune autorité aupres de l’Intendance. Dans quelques jours, si vous voulez aller à Boisleux réclamer aupres du général, je vous donnerai un laissez-passer. »

En sortant de la ferme apres le dîner, j’aperçois venant de Fontaine un long troupeau de vaches. Trois allemands, armés de bâtons, marchent insouciants en avant, sans se retourner. J’évalue à quarante bêtes les vaches que je vois, car je ne peux voir la queue du troupeau par suite du coude de la rue. Je constate qu’il n’y a pas de gardiens sur les côtés. Je pense aussitot qu’il y a peut-être un coup à faire. Je me dis : ces vaches vont sûrement à Boyelles, où se trouvent les magasins de l’intendance, elles vont passer par la rue de St Léger. Je pars vivement en avant, j’ai la bonne fortune d’apercevoir Morel et Milon, ils m’ont vite rejoint. Rue de St Léger, nous ouvrons la porte de la petite ferme de Reversé, située en face de la boucherie Dubus. Nous prévenons la bouchère de se préparer. Quand le troupeau arrive, nous causons tous trois sur le côté, indifférent à ce qui passe. Quand les hommes allemands de tête sont avancés à une certaine distance, nous entrons doucement dans le troupeau, nous réussissons à faire entrer trois vaches dans la ferme et nous fermons la porte. Dix minutes apres le passage du troupeau, les trois vaches étaient à la boucherie abattues, on les dépeçait. Ils sont cinq à ce travail : la mère et la femme du boucher, Milon, et Morel ⁁et un voisin. Je vais prévenir Plouviez qui vient avec la liste de population, qu’il a pour le pain. Les bêtes sont débitées en morceaux d’une grosseur correspondante au nombre d’habitants de chaque foyer. Quant au prix, nous suivons les cours pratiqués à la foire d’empoigne ; aussi tout le monde en veut.

Deux fois encore, nous avons réussi le même coup. Nous avons ainsi enlevé sept vaches. Puis les convois furent moins nombreux, mieux surveillés.

Ce qui nous réjouissait le plus apres ces coups là, c’est qu’un bureau de pionniers était installé dans la maison du boucher avec deux fenêtres sur la cour. Un officier occupait une chambre à l’étage.

La femme du brigadier de gendarmerie me fait demander d’aller chez elle. Depuis le début de l’invasion, elle a chez elle recueilli le brigadier de Bapaume ⁁Coint, sa femme, leurs deux enfants. Il s’appelle Coint. Lorsque tous quatre arrivent dans la salle, je félicite la femme d’avoir fait une si belle bosse à son mari. J’ajoute aussitot : vous allez l’enlever ; ne croyez pas que les allemands seraient dupes de la supercherie, elle provoquerait votre exécution immédiate. Au lieu de vous cacher, il faut vous montrer ; que les habitants s’habituent à vous voir, ainsi que les allemands. Aux yeux de tous, vous serez désormais le parent de Mme Dupont. Si vous le voulez, venez demain à la ferme, mettez-vous à balayer la cour… Il ne fut jamais inquiété.

En ce temps là, à différentes fois, j’ai vu des couples de jeunes filles belges. Elles venaient me causer discrètement. Je comprenais tres bien qu’elles étaient des espionnes, mais ce n’étaient pas à moi à me livrer à elles. Et qu’aurai-je pu leur apprendre en plus de ce qu’elle pouvaient voir ? Nous les recevions à notre table, je leur procurais un gîte pour la nuit.

Plus tard au début de 1915, je verrai arriver une dame mise avec une grande simplicité. Je suis sur la place. Je cause à deux officiers. Je constate que d’aussi loin qu’elle me voit, elle m’observe. Elle passe pres de nous sans regarder, l’oreille aux aguets. Le soir elle arrive à la maison. Elle nous dit qu’elle est la femme du colonel Bouttieaux, le premier colonel aviateur français. Infirmière dans les ambulances de l’avant, elle fut cernée lors d’une avance allemande. Quand le dernier soldat français eut quitté l’hopital, elle est partit cherchant à passer les lignes. Elle a couché chez nous, elle est repartie le lendemain. En ce temps là, il paraît que l’on pouvait encore passer par la Belgique et la Hollande.

En 1920, j’ai reçu une lettre de cette dame. Elle ⁁avait réussi à passer les lignes, elle ⁁avait repris du service dans les ambulances. Son fils unique fut tué en combat aérien en 1917, son mari devenu général eut un accident mortel en sortant des tranchées en 18.

De bonne heure un matin, un allemand me conduit au bureau chez Morel. Un officier me demande qu’elle est la population de Croisilles. Je réponds que nous sommes 1050. — C’est inexact. Il me fait entrer dans la salle voisine, je vois accrochée au mur, la carte du Pas de Calais. Elle ⁁indique uniquement le nom des communes et au dessous le chiffre de la population au dernier recensement.

Puis il m’emmène chez Mlle Lefebvre, rue de St Leger. Je vois, Groupés dans la rue et gardés par des soldats, se tiennent Messieurs Jules, Émile, Eugène Sauvage, Ficheux, Lesage, Michel Dujardin, Alcide Dumont, F. Demiautte, Grandy, Plouviez.

Ryckelynck, adjoint, arrive en même temps que moi. Nous sommes en présence de trois officiers de l’Intendance qui déclarent « L’autorité militaire impose à la commune une contribution de guerre de trente cinq francs par habitant au dernier recensement, soit 1271 x 35 = 44 485 F.

Vous avez vu ces MM. groupés dans la rue, ce sont les otages, ils seront retenus prisonniers, aussi longtemps que vous n’aurez pas acquitté la contribution. »

Ryckelynck et moi nous partageons le village, Labitte et Béthencourt nous accompagnent. Nous entrons dans toutes les maisons, nous acceptons toutes les sommes si minimes qu’elles soient. Le soir notre tournée est terminée, nous xxx avons recueilli 33 000 F. Les bureaux de l’intendance sont fermés, il faut remettre à demain le versement. Je suis bien tourmenté de remettre une pareille somme aux allemands. N’est-ce pas leur donner l’impression que l’argent se trouve facilement chez nous. Et si les français arrivaient nous délivrer !

Nous allons xverser 18 000 F et nous obtenons, en témoignage de notre bonne volonté, la mise en liberté provisoire des otages.

Je vais demander au commandant Boots le laissez-passer qu’il m’a promis pour Boisleux. Je pars le lendemain matin. Quand j’approche de Boyelles, je vois un cavalier s’arrêter à l’entrée du passage qui conduit au hangar de Mr Forgeois, où nous avons conduit de l’avoine. C’est l’officier qui est venu vider nos greniers, il m’a reconnu. Il me demande si je puis lui indiquer la quantité de grains que nous lui avons fourni. Je lui passe la facture. Pendant qu’il rédige le bon, je décide de continuer jusque Boisleux, je verrai Mr Trannin.

En serrant ce bon dans mon calepin, je songe que les allemands signent ces reconnaissances avec une insouciance qui ne peut s’expliquer que par la confiance absolue xxx dans la victoire, la certitude de n’avoir pas de comptes à rendre.

À Boyelles, j’ai l’impression que ce village est abandonné des habitants. Les fermes Delaire, Paquet, Forgeois me paraissent désertes. J’y vois quelques hulans. En passant devant l’habitation de Mme Lefranc, je vois un officier à la fenêtre.

Quand j’arrive à ce long bâtiment qui se termine par la Poste, je vois des quantités de personnes à l’intérieur des appartements ; les portes et les fenêtres sont fermées.

Cependant la dernière porte est ouverte, une femme est sur le seuil. Je lui demande : « Vous n’êtes pas de Boyelles ? — Je suis d’Adinfer » — J’apprends que ma cousine Nelly Muller est, elle aussi à Boyelles.

Je vois mon interlocutrice ennuyée, on me touche à l’épaule, je reconnais l’officier que j’ai vu à la fenêtre. — Que faites-vous ici ? Vous n’avez pas le droit de parler à ces personnes. — « Je connais cette dame d’Adinfer, je lui demandais des nouvelles de ma parente Mme Muller. Vous seriez bien aimable de m’indiquer où je pourrai voir Mr le commandant, je lui demanderai de me demander remettre Mme Muller et sa fille. » L’officier me demande mon laissez-passer et me dit de revenir le lendemain à cinq17 heures, il me dira sa décision.

En approchant de Boisleux je vois un avion. C’est le premier que je vois depuis Inchy. Je ne sais reconnaitre sa nationalité. On ne tire pas apres lui.

Je trouve la famille Trannin reléguée dans son sous-sol.

Mme et Mlle Trannin paraissent assez énergiques ; Mr Trannin est déprimé. Nous n’apprenons rien l’un à l’autre des événements militaires. J’apprends que Mme Demesmay, tante de ma belle-sœur Louise Duquesne s’est repliée en à temps ; que l’amie de Rose, Mlle Delcour et sa mère habitent seules de civils le quartier de la gare, tout contre la ligne du chemin de fer. La bonne des Trannin est la fille de Xavier Falempin, aujourd’hui Mme Défossé.

Quand le lendemain, j’arrive chez le commandant de Boyelles, j’ai l’impression qu’il est joyeux.

Il me conduit à la sucrerie dans un grenier immense où se trouvent plus de cent personnes, je vois se détacher d’un groupe Nelly. Elle accourt étonnée et heureuse. Adalbert son neveu l’accompagne. L’officier me dit : « Hier vous m’avez demandé votre cousine et sa fille, or elle a un garçon ? — C’est exact Mr le commandant, hier vous m’avez troublé, et j’ai confondu ma parente Nelly avec sa sœur Alice. C’est Alice qui a une fille et Nelly un garçon. » — Je lui ai fait plaisir en lui disant qu’il m’a⁁vait troublé, il me laisse emmener Nelly et son « fils ».

Nelly me raconte son odyssée.

Le 3 octobre un général arrive chez elle. Adinfer est bondé de soldats ⁁français. Toute la nuit on entend le canon, la fusillade. Nelly s’inquiète ; à plusieurs reprises, elle demande au général s’il ne serait pas prudent qu’elle s’éloigne. À onze heures, le généralil lui dit encore : notre présence ici est une sauvegarde, les allemands ne vont pas venir — À onze heures quinze le général et les soldats s’en vont.

À onze heures trente, Adinfer est envahi. Vers treize heures, les allemands rassemblent les habitants dans l’église. Ils réclament une somme (dont j’ai oublié le montant). Ils reviendront dans une demie heure recueillir la décision. Personne ne sortira de l’église tant que la somme ne soit payée intégralement. »

Lorsqu’ils reviennent, les allemands groupent les personnes qui vont effectuer un versement. Elles vont chez elles accompagnées d’un soldat baïonnette au canon. Au retour, les allemands comptent la somme. Il manque X.

Un officier affirme que si dans un quart d’heure la somme n’est pas trouvée, la population entière va être enlevée.

Cette fois la somme est complète. Sitot que la somme est encaissée, les allemands emmènent tout ce monde à Boyelles.

Nelly ajoute : il y a à Boyelles les habitants de Ficheux, d’Hendecourt, de Ransart et d’Adinfer. Nous sommes six cents : Il y a quatre cents personnes à la sucrerie, cent à la Poste, cent à la ferme de Mr Pontfort.

Quelques heures apres notre arrivée une toute jeune femme a eu son premier bébé. Nous nous sommes tenues debout à cinquante femmes, et peut-être plus, à faire un cercle serré autour d’elle pour la garantir des coups de vent. Nous avions Des gardiens qui circulaient au milieu de nous. À Ficheux il se trouvaient quelques vieillards impotents, les allemands ont fait prendre un tombereau aux hommes valides et leur ont fait charrier ces vieillards jusque Boyelles.

Mr le Docteur Dumont de Ransart étaitdéjà presqu’un vieillard ; il esttrès puissant, marche péniblement. En cours de route, il est épuisé, il tombe ; les soldats le maltraitent. Il meurt le lendemain de son arrivée. Son cadavre est resté trois jours au milieu des prisonniers.

Chaque jour les soldats nous donnent ⁁pour nourriture des têtes de vaches, des poumons, des cœurs, ⁁des pattes.

À notre arrivée, nous avons pillé les maisons abandonnées, la plupart le sont, les jardins. C’est ainsi que nous avons eu des ustensiles de cuisine. Quelques personnes ont eutrouvé un peu de linge…

En cours de route, Nelly a peur. Peur des allemands, d’être reprise ; peur des obus qui passent au dessus de nous. Les allemandsennemis tirent sur Wailly, sur Achicourt. C’est alors que je vis le premier obus incendiaire, projeté en boule de feu durant cent mètres ⁁avant sa chute et incendier une meule.

  1. Nous avons d’autres souvenirs. Dans un trumeau de la maison sur le jardin, un obus est scellé dans les briques. Des balles de shrapnell sont scellées dans les persiennes, une balle est scellée dans une porte d’intérieur.