Carnet de guerre n°5 d'Alexandre Poutrain

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Quand Rose vint au monde, elle était la 3ème enfant et la 2ème fille, nous l’appelâmes Tite Sœur. On l’a toujours désignée ainsi. Je vais lui continuer ce nom pour la distinguer de sa mère.

Ma fille RoseTite Sœur et moi arrivons à Hauteavesnes vers le 22 juillet 1917.

Deux jours apres mon arrivée, je coupais, avec un attelage, un coin de pâture envahi par les chardons.

Deux officiers viennent me trouver : un anglais et un interprète. Nous nous asseyons sur le talus, nous causons longtemps. Ces messieurs abordent la question du souterrain ; c’était le but de leur visite.

Apres m’avoir questionné sur mes raisons de croire à l’existence du souterrain, sur l’emplacement de l’entrée, ils me disent : « Si l’on mettait à votre disposition quelques travailleurs, comment vous y prendriez-vous, pour découvrir ce souterrain ? » Je réponds que je rechercherais à l’angle de la rue du Presbytère et de la rue de Pinghem, au coin de la grange de Coquel, un ancien puits, où périodiquement, tous les 15 ou 20 ans, il se produit un affaissement du sol. Cet affaissement ne peut s’expliquer que par la crevaison de la voute du souterrain.

L’officier étale une feuille de papier sur sa serviette, me demande de faire le plan de Croisilles, et d’indiquer l’emplacement de ce puits.

Quinze jours plus tard, je reçois une lettre : le signataire me remercie des renseignements que j’ai donnés. On a trouvé le souterrain. Il ajoute «  quand vous désirerez quelque chose, quand vous voudrez aller visiter votre ancien village, adressez-vous au colonel X à Etrun.  »

J’étais bien désireux d’aller à Croisilles, j’attendis que Louis vienne en permission.

Rose était arrivée avec les enfants. La ferme de mon beau-frère était occupée en grande partie, par les anglais. Deux officiers disposaient chacun d’une chambre. La grande salle à manger servait de mess. De ce fait, la cuisine, la cuisinière étaient en communauté d’usage entre les anglais et ma sœur. Il ne fut pas possible d’accueillir les pensionnaires de Berck : Eugénie et Juliette. Elles ont passé les vacances chez leurs cousins, les Gauchy à Pont d’Ardres.

Depuis plusieurs jours, nous sommes en pleine moisson. Le personnel est tres restreint. Je conduis une lieuse. Les enfants rassemblent les bottes. Rose fait le ménage et la plupart du temps, Berthe vient aux champs.

Cependant je m’informe de différents côtés pour trouver une situation. Je voudrais entreprendre une petite ferme, qui me permette de constituer un cheptel, de me pourvoir de grains, de foin, de paille et être prêt à retourner à Croisilles, dès que la chose sera possible.

Ne trouvant rien, je m’adresse à Mr  Pruvost à Bourthes. Ce monsieur avait épousé la veuve de mon cousin germain : Raoul Guilbert. Il était cultivateur et faisait le commerce de chevaux, de bestiaux. Depuis longtemps, je faisais des affaires avec lui.

Quand la récolte fut rentrée, je pars à Bourthes. J’apprends que la ferme de Baudimont, à quinze cents mètres d’Arras, sur la route de St  Pol, est libre. Mr  Pruvost ne m’a pas signalé cette ferme, parce que les anglais refusent à tous les postulants de venir s’y installer.

J’apprends alors l’odyssée de Paul Ramon. Je connaissais les relations d’amitié qui unissaient Mr  Pruvost à un Mr  Ramon des environs de Lille. Je connaissais ce Monsieur, je lui avais vendu un cheval.

Un de ses fils, Paul, a loué la ferme de Baudimont en 1913. Une femme veuve tient son ménage, il a un domestique. En causant, je comprends qu’il existe des projets de mariage entre Paul Ramon et la fille de Mr  Pruvost : Yvonne.

Quand la guerre éclate, Paul Ramon se trouve seul dans sa ferme. Le domestique est mobilisé, la veuve s’est sauvée auprès de sa fille, dont le mari part aux armées. Quant à lui, il part dans deux jours. Il est seul, desemparé, avec quatre chevaux, six vaches laitières. Il écrit sa détresse à son père, à son futur beau-père.

Les quatre fils de Mr  Ramon sont mobilisés. À Bourthes, cinq garçons et un beau-fils partent sous les drapeaux. Partout c’est le desarroi.

La veille du départ, Paul est sur la grand’route. Comme sœur Anne, il regarde…

Survient un ménage et leur fillette. Ils sont du Nord, ils se sont enfuis de la frontière. Ils vont à l’aventure. L’homme a été réformé quand il a passé le conseil de révision. Paul les introduit chez lui, leur abandonne son mobilier, ses armoires garnies, ses chevaux, ses vaches. Il part. Cependant, il a trouvé le moyen d’envoyer deux chevaux à Bourthes.

Le ménage soigne les bêtes, vend du lait. Quand, au mois d’Octobre, le front se stabilise tout contre Arras, de l’autre côté, l’homme utilise les chevaux à des transports. Mais quand lorsqu’au printemps 1915, les anglais viennent remplacer les troupes françaises, l’attelage sert sans arrêt à transporter du vin. Il en va ainsi jusqu’au printemps 1917. À cette époque, le gouvernement français récupère les hommes en âge d’être mobilisés. Ce négociant en vins est envoyé travailler aux Fosses au charbon. La femme avertit Paul Ramon, lui demande de mettre quelqu’un à sa place. Elle va partir rejoindre son mari.

Mr  Pruvost envoie chercher la voiture attelée de ses deux chevaux. À l’arrièreDerrière on a attaché trois vaches.

Il reste trois vaches. On espère ainsi encourager la femme à rester encore quelque temps, en lui facilitant de subvenir à ses besoins par le produit du lait. Mais il y a en outre un taureau, qui est un encombrement.

En Septembre, cette femme est encore à Baudimont. Ses lettres sont de plus en plus explicites : elle va partir.

Je dis à Mr  Pruvost que je vais solliciter l’autorisation de m’installer à Baudimont.

J’adresse ma requête au colonel à Étrun. Ma demande est agréée sous réserve de l’autorisation du propriétaire de la ferme.

Mr  d’Attecourt a quitté Arras au début de l’investissement. Il s’est réfugié à Amiens. Je reçois l’attestation demandée.

J’écris à Mr  Pruvost de me procurer deux chevaux, de trouver du foin. J’ajoute que Louis aura prochainement une permission. Nous partirons à Bourthes avec deux chevaux. (Mon beau-frère me prêtera un cheval. J’ai retrouvé à Haute-Avesnes, Cléry le cheval normand qui a transporté Louis et ses cousins, lorsqu’ils se sont repliés chez leur oncle à la fin de septembre 1914.)

Quand Louis arrive en permission, vers le 20 Octobre, nous allons d’abord à Croisilles. Mr  Dujardin père nous accompagne. Aux abords d’Arras, à la sortie de la ville, jusqu’à Mercatel, on examine des fois sans cesse nos laissez-passer. Au delà nous circulons en toute liberté.

Nous passons par Mercatel, Boyelles et St  Léger. De cette façon nous abordons Croisilles perpendiculairement à la tranchée Hindenbourg. Ces villages que nous traversons sont anéantis. Il ne reste pas debout un pan de mur, ni un arbuste. Nous laissons notre voiture à St  Léger, dissimulée contre un baraquement. Nous attachons Cléry à un arbre couché abattu sur le sol.

Quand nous abordons Croisilles, nous avons l’impression que la destruction est plus profonde, plus totale que dans les autres villages.

Ailleurs les obus ont abattu les constructions et les décombres sont restés sur place. Ici, les mines, en explosant, ont projeté sur les routes, sur tous les terrains, des matériaux, des gravois de toutes sortes.

Les anglais ont débarrassé sur les routes de St  Leger à Fontaine, et d’Hénin à Écourt, un passage qui n’a pas trois mètres de large. À certains intervalles, ils ont déblayé sur le côté un espace, où les voitures se garent pour laisser passer celles qui arrivent en sens inverse. Quand nous passons en face des rues latérales, il nous est impossible de les situer. On ne voit partout qu’une surface confuse de décombres.

Nous sommes dans la rue de Fontaine. L’un de nous dit : « Nous voici à l’emplacement de la ferme. » En effet, les pierres mélangées aux briques indiquent nettement la maison. Nous n’avons pas su nous mettre d’accord pour indiquer où commencait et où finissait la grange. Des soldats emportaient des débris de charpente vers l’église. On voyait des bouts de bois calcinés. Est-ce que l’incendie que nous avions préparé, aurait eu un commencement de résultat ?

Louis et moi montons à la pâture. Elle est parsemée de trous d’obus. On ne pourrait trouver un carré de quatre mètres où la terre est intacte. Louis⁁, le bras tendu vers Fontaine, me dit : « Voilà la tranchée Hindenbourg ! Comme on la voit bien ! Les allemands nous voient encore mieux. ⁁S’ils le voulaient, ils tireraient apres nous. » Je lui réponds : « ils sont maladroits, et partout nous avons des trous d’obus pour nous abriter. » Ils n’ont pas tiré. Nous étions à quinze cents mètres de la tranchée.

Nous constatons qu’il ne reste pas un arbre dans le jardin. Les groseilliers eux-mêmes ont été coupés, ils ont repoussé en taillis. ⁁Le cimetière n’a pas été épargné. Cependant de nombreux caveaux sont encore intacts. Je pense aux boiseries de l’Église. Les décombres du clocher sont massés sur un tas de cinq à six mètres d’élévation.

Les anglais aménagent le souterrain. L’entrée se trouve bien à l’endroit indiqué par mon père. Un officier vient nous causer ; il nous propose d’aller demander l’autorisation de nous faire visiter le souterrain. Nous acceptons bien volontiers.

Les anglais ont élargi la voie primitive, ils l’ont rehaussée en lui enlevant sa forme en ogive, et ils ont boisé ce plafond. À ce niveau (dix ⁁à douze mètres de profondeur) la terre est constituée d’une argile compacte, résistante. Les Anglais enlèvent les décombres avec un Decauville. Actuellement ils creusent des chambres de chaque côté de la voie. Ces chambres sont profondes de cinq à six mètres ; elles ont la largeur nécessaire pour disposer ⁁perpendiculairement de chaque côté de l’allée du milieu, une rangée de lits superposés, où peuvent coucher trois soldats. Ces lits sont les mêmes que ceux des allemands : des montants, des traverses et des grillages. Il y a quatre lits de chaque coté. Les chambres peuvent donc habriter vingt quatre hommes. Tous ces abris sont boisés. Entre chaque chambre, les anglais ont laissé un pilier de deux mètres de large. Les entrées des chambres sont placées en face des piliers de l’autre côté de la voie.

Dans cette voie centrale, les anglais ont installé de part en part, à travers la voute, des tubes d’aération qui affleurent à la surface du sol.

Plus loin, la voie primitive bifurque. Un tronçon va vers la route de Fontaine, expire sous la propriété de Chéret ; à l’angle de lacette rue de Fontaine. Cette voie contourne le puits de Coquel. À cet endroit on pouvait donc s’alimenter en eau.

L’autre tronçon passe sous la propriété des Fulloy-Véret, de Thuilliez actuellement. À cet endroit, il y a trois chambres contigues, où l’on peut loger cent vingt hommes dans chacune. Le souterrain, toujours garni de chambres, se prolonge jusqu’à l’extrémité de la propriété d’Augustin Dumont. C’est à-dire à l’emplacement actuel du baraquement du fils Thuilliez, presqu’en face de l’atelier de Thorel charron, de l’autre coté de la rue de Pinghem.

À cette extrémité, les anglais ont creusé une descente en ligne droite. Elle part à un mètre sur la gauche de la rue de Pinghem. Cette descente comporte soixante et quelques marches constituées avec des madriers.

Au bas se trouvent une cuisine avec foyer et cheminée. Deux salles ne sont pas garnies de lits.

L’autre descente, sous la propriété de Mr  Peugnet, qui est l’entrée primitive, est maçonnée, possède un escalier en briques d’une vingtaine de marches. ⁁Cette maçonnerie remonte à la construction du souterrain. Ses briques, très bien conservées, sont minces, plus larges et plus longues que les briques actuelles. Puis la voie descend en pente, jusqu’à la profondeur de ⁁dix à douze mètres. Les anglais ont installé une canalisation d’eau. Par la suite ils installeront la lumière électrique.

La journée a été claire et belle. Les belligérants n’ont pas tiré. Nous retrouvons Cléry bien paisible aupres de son arbre.

Nous nous installons sur l’arbre pour manger. Louis nous signale deux canons placés à cent cinquante et à deux cents mètres de nous, les bouches tournées vers nous, vers Fontaine.

Ces canons se mettent à tirer alternativement. Les allemands ne ripostent pas. Nous mangeons assis sur l’arbre, tout en surveillant ces pièces. À chaque coup nous voyons sortir de la bouche du canon une buée noirâtre, en même temps, nous avons l’impression d’entrevoir une tache grisatre, durant l’espace d’un mètre ; et, nous entendons l’obus siffler au dessus de nous sans le voir.

Ces canons tirent chacun quatre ou cinq coups.

À seize heures, nous reprenons la même route que le matin.

À Baudimont Louis et moi entrons à la ferme. Nous confirmons à cette dame que nous arriverons dans cinq jours, la remplacer.

Elle nous promet de rester tout en affirmant qu’elle partira ce jour-là.

Le lendemain Louis et moi partions de grand matin pour Bourthes.

Nous étions assis, chacun sur un cheval, ⁁Louis en militaire et moi dans la même tenue que les cultivateurs se rendant aux champs.

On nous avait signalé un poste de Police sur la route, au delà d’Aubigny. Le soldat en faction, en nous voyant arriver sous cette tenue, d’un air indifférent, nous laisse passer.

À Bourthes, nous trouvons deux chevaux, nous nous procurons de la farine, quelques denrées : pommes de terre, haricots, et en pleine nuit, à deux heures, nous partons emmenant un gros chargement de waras.

La voiture avait été faite par un réfugié d’Écuries, localité pres d’Arras, elle n’était pas assez serrée, elle nous créa bien des ennuis le long de la route. Il est vingt deux heures quand nous arrivons à Haute-Avesnes. Nous avions parcouru soixante kilomètres. Le lendemain vers midi nous sommes à Baudimont. Ma fille RoseTite sœur nous avait accompagnés ⁁et un voisin vacher en permission nous aide à décharger la voiture. La femme était partie de la ferme depuis le matin.

Dans l’après midi, Louis reconduit le cheval de son oncle et ramène en voiture avec Cléry, sa maman et ses deux plus jeunes frères.

Faisant suite aux installations si variées à Malplaquet, à la Longueville, cette nouvelle installation nous trouve accoutumés aux situations fortuites que nous impose la guerre.

Nous sommes arrivés bien à point pour sauvegarder la vie du taureau. Depuis plusieurs jours, la femme ne le rentrait plus à l’écurie. Ce taureau vivait en liberté dans l’immense terrain laissé inculte en arrière de la butte de Hochettes, depuis que l’autorité militaire avait établi un champ de tir sur le terrain de courses. Ce taureau beuglait, grattait la terre avec les pieds, la labourait des cornes, il effrayait les habitantspassants. Apres plusieurs injonctions d’avoir à rentrer cet animal, la municipalité avait prévenu que demain il serait abattu. Louis et moi l’avons ramené à l’écurie.

Nous retournons coucher à Haute-avesnes.

À cette époque, Eugénie et Juliette, qui sont venues ⁁à la fin des grandes vacances passer quelques jours à Haute-Avesnes, pour ajuster leur trousseau, sont rentrées au Pensionnat à Berck.

Marie est à Pernes, chez Mme  Braure. Cette dame est la belle-mère de mon ami Mr  Picard. Elle a pres d’elle sa petite fille Louise Picard, la grande amie de Joséphine. Mme  Braure a offert d’accueillir Eugénie qui est la filleule de Mr  Picard. C’est Marie qui est partie à Pernes.

Alexandre est en pension à Doullens. Dès notre retour dans le Pas-de-Calais, nous avons avons cherché un Collège pour lui. L’Institution de Monseigneur Affringue à Boulogne a toujours accueilli les élèves. À la suite de notre demande, le supérieur nous répond qu’il acceptera notre fils comme externe. Il nous faut trouver une famille qui accepte de l’héberger. Rose s’adresse à son amie de pension, qui habite Boulogne, et qui, dans sa correspondance, faisait toujours précéder sa signature des plus chauds baisers de son cœur. Cette dame ne peut recevoir Alexandre, et ne peut nous indiquer aucune personne susceptible de l’accueillir.

Ne trouvant nulle part un établissement pour lui faire continuer les Humanités, nous nous sommes adressés aux Frères sécularisés de Doullens, dont le Supérieur est originaire de Noreuil.

Quand nous fûmes installés à Baudimont, Pierre et Joseph vont au Bon Pasteur. Une religieuse leur fait la classe. Quatre fois par jour ils font un parcours de près de deux kilomètres12 à 1500 mètres.

Un cultivateur d’Haute-avesnes me cède une dizaine de voitures de betteraves fourragères. Le silo est situé sur la grand’route de St  Pol, à un kilomètre au delà du village, à dix kilomètres de Baudimont.

Je suis seul pour charger ces betteraves, et, au retour, je dois faire un crochet par Dainville Duisans pour peser la voiture. Je partais de grand matin. L’apres midi RoseTite sœur et moi transportions ces betteraves dans une remise. Cette construction, placée à l’angle de deux bâtiments, était inaccessible à la voiture.

Nous avons acheté trois vaches laitières. Nous avons trouvé à la ferme trois vaches et un taureau. Nous achetons trois vaches laitières. Tite sœur trayait les vaches, préparait leur nourriture. Quand le temps le permettait, elle aménageait le jardin en vue des semis du printemps. Rose s’occupait du ménage. Elle était accaparée par l’entretien du linge, des vêtements, peu abondants et qui avaient supporté 3 ans de guerre. Nous vendons le lait, les acheteurs affluent. Chaque jour je portais au Bon Pasteur 20 à 25 litres de lait que les religieuses remettaient aux voisins. Le reste était distribué aux Anglais. Nous n’en avions jamais assez. Les clients le trouvaient meilleur que n’importe quel lait. Nous leur répondions que c’est la qualité de l’herbe des patures qui donne ce lait supérieur. Un jour un laitier vint nous expliquer que notre lait est trop bon : nous gâtons le métier. Il insinue que nous pourrions vendre quelques litres en plus.

Nous avions donc des bêtes à l’étable, et, pas de paille. Pour obvier à cette pénurie, le matin, quand les vaches et le taureau ont pris un copieux repas de betteraves, nous les mettons dans la petite pâture que les Anglais ont laissée à la disposition de la ferme. Le soir en rentrant, les bêtes trouvent les auges garnies d’un breuvage appétissant de betteraves cuites. Quand elles sont habituées à ce repas qui leur plait, nous lâchons les sept bêtes sur ce terrain vague, derrière la butte de tir ; elles n’ont que la route à traverser. Les soldats nous préviennent que nous courons le risque de mort pour ces bêtes. Nous acceptons ce risque, que je considère imaginaire. Chaque soir, vers la même heure, les sept bêtes sont toujours revenues en bande.

Cependant, je cherche partout de l’avoine, du foin, de la paille. Mais, par suite de la guerre, bien des champs sont incultes, on récolte peu et l’armée accapare les quelques denrées disponibles. Je ne trouve rien.

Je me rappelle qu’un de mes condisciples, Boutin, est cultivateur au delà de St  Pol. Je pars de confiance le trouver. Je connais également dans cette Commune, Mr  Deneuville conducteur des Ponts et Chaussées, à Croisilles, avant la guerre.

Je prends le train. L’autorisation de résider à Baudimont comporte les allées et venues inhérentes à mon installation. À la descente de train je suis cueilli par deux gendarmes français. Il parait qu’un règlement défend de voyager en chemin de fer sans un permis spécial. Ces gendarmes m’emmènent vers leur brigadier. En cours de route, craignant que xx Boutin ne me reconnaisse pas, je parle de Mr  Deneuville. Les gendarmes se sont regardés, sans que je comprenne leur coup d’œil. Nous entrons dans une propriété. Apres avoir frappé à une porte, les gendarmes me poussent en avant. Je me trouve en face de Mr  Deneuville, qui, tout souriant, s’avance vivement. Les gendarmes se retirent. Ils sont rassurés sur mon identité.

Mr  Deneuville ne croit pas que ma démarche aboutira, ni ici, ni aux environs. Boutin me confirme ces facheux pronostics. Tous les deux m’ont conseillé de ne pas reprendre le train, je m’exposerais à trop de désagréments.

Le lendemain, lundi, je vais à St  Pol. C’est jour de marché, je trouverai bien une occasion vers Arras. Arrivé versà treize heures, je prends la route d’Arras. La première voiture qui me rejoint est une ridelle attelée de deux chevaux, sur le siège sont installés deux gendarmes. Je me suis arrêté. Les gendarmes me demandent où je vais. — « Montez, disent-ils, nous allons à Marœuil. » C’est ainsi, qu’apres avoir été escorté par deux gendarmes à ma descente du train, je fis le trajet en sens inverse, encore entre deux gendarmes.

Ceci me rappelle qu’au moment de mes pourparlers pour Baudimont, je vais ⁁à cheval d’Haute-avesne à Étrun en selle. Je rencontre un gendarme, il me dit : « Malheureux que faites-vous ? Il est formellement interdit de circuler à chevalen selle. Vous étes passible de sanctions sévères. Allez à pied, je vous conseille de ne pas remonter. »

Au retour, je rencontre un autre gendarme. Il est furieux que mon cheval porte une selle. Je n’ai pas le droit de monter à cheval. Je lui demande si, pour lui faire plaisir, je dois mettre la selle sur mon dos ! Je compris que j’avais à faire à un gendarme auxiliaire, et que ce brave faisait du zèle pour conserver cette fonction, ne pas aller au feu.

Entre temps, je labourais.

J’ai semé trois hectares de blé, à droite de la route, au delà de la propriété sportive du Séminaire. Mes chevaux étaient malheureux, ils avaient faim.

La ferme était occupée par un vétérinaire qui avait le grade de capitaine. Elle servait de dépot d’infirmerie pour les chevaux blessés.

Cet officier était humain, tres bienveillant. Il me disait : « Vous devriez trouver de l’avoine, du foin. Je ne puis pas dire aux soldats de voler ces nourritures pour vous les donner. » Mes sondages, à cette intention, étaient infructueux.

Au mois de Janvier, il arrive des recrues d’Angleterre. Il se trouve un jockey, qui a habité Chantilly durant plusieurs années. Je lui fais voir mes chevaux. Dès lors ils sont sauvés, ils ont de l’avoine, du foin. Ce jockey me déposait ces sacs, ces ballots de foin dans une petite remise, chez une voisine que j’avais mise au courant.

La ville d’Arras avant la guerre comptait 28 000 habitants. À la Toussaint 1917 il reste environ trois cents personnes.

Mr  Rohart est maire. Il habite rue des Écoles, derrière l’église St  Nicolas.

La Préfecture est abandonnée, le Préfet, tous les services sont installés à Boulogne.

Les bureaux de la Place ont quitté la Citadelle. Ils sont installés dans la propriété d’un Monsieur de Bonnières rue [espace laissé vide] pres du marché aux vaches.

La caserne de gendarmerie est vide. Cependant je rencontre dans les bureaux de la Place le capitaine de gendarmerie, Mr  Duhamel que je connais depuis longtemps.

L’évéché est installé à Boulogne.

Il reste quelques prêtres, (trois ou quatre je crois). Entr’autres le curé du faubourg Rouville, Mr   l’abbé (Bonnière ?). Il rendit de multiples services. Les habitants s’étaient enfuis précipitamment. De nombreux Arrageois s’adressèrent à ce prêtre pour récupérer chez eux des objets précieux. Il y a un boulanger qui habite à l’extrémité de la ville, à gauche dans la Petite rue Rouville. La boulangerie existe encore sur le même emplacement.

Il y a ⁁également un boucher : Pierre Ferré : l’avant dernière maison à gauche, au bout de la rue Ernestale, sous leen deçà du Neptune.

Chaque mois la municipalité faisait une distribution de charbon dans la cour de l’établissement des Beaux-Arts, au bout de la rue de l’Arsenal. Le groupe de Baudincourt comptait sept maisons. Toutes les sept habitées. Béliard et moi, à tour de rôle, ramenions le charbon pour tous. Le paiement… comptant.

La ville a beaucoup souffert des bombardements. Le beffroi est en tres grande partie démoli. Je me rappelle, qu’à Croisilles, les allemands ont fêté la chute du lion lorsqu’il est tombé de la tour.

La plupart des maisons sont éventrées, un grand nombre sont anéanties.

Vers cette époque, des soldats se réunissaient dans une maison située à l’angle de la rue St  Maurier et de la rue Méaulens. Ils y trouvaient des salles de récréation. Un jour une bombe tombe : dix huit soldats furent tués.

Mr  l’abbé Millecamp habitait contre la clinique de Bon Secours. Ce prêtre desservait le faubourg d’Amiens. Un dimanche il revenait de chanter les vêpres ; il se rappelle qu’il devait visiter un malade en cours de route. Il retourne sur ses pas. Pendant cette visite, sa maison est anéantie par une bombe.

J’allais chercher la provision de pain tous les trois jours. À mon second voyage (je puis employer ce terme, j’ai pres de trois kilomètres à parcourir), je m’attarde à causer avec les habitants. Je connaissais un nommé Martin, bourrelier, établi au rez-de-chaussée deà la troisième maison au bas de la rue Baudimont. Nous bavardons longtemps sur le trottoir, sa femme est avec nous. Un obus éclate derrière la maison. Nous entendons le bruit de vitres brisées. Sans même aller voir le dégat, Martin dit à sa femme : « tu iras prévenir le vitrier. » Sa femme répond toute contrariée : « Tu prends toujours tout en riant. Tu sais bien que nous n’avons plus de papier huilé pour remplacer les vitres. Si nous continuons à employer des planches en guise de carreaux, nous ne tarderons pas à avoir une maison éclairée comme un terrier de lapins. »

Il est extraordinaire, jusqu’à quel point on s’habitue au danger ! On y devient indifférent. Il semblerait que l’on est fataliste. On vit, on circule au milieu des obus comme si la mort ne peut survenir qu’à l’heure et à la place assignées par la Providence, pour chacun de nous.

Les jours sont courts en cette saison. Quand j’arrive Petite rue Rouville, il fait nuit. J’avais constaté que les façades de la boulangerie et des maisons avoisinantes étaient démolies. Elles étaient remplacées par une palissade uniforme. Je me demandais comment j’allais retrouver l’entrée de la boulangerie. Un obus éclate presque au-dessus de moi ; profitant de cette clarté, je cours vers la porte. Quelques minutes plus tard un second obus me facilite l’entrée.

Cet hiver 1917-1918 fut moins rigoureux, moins long que l’hiver précédent. Cependant, il y eut quelques jours de tres forte gelée. Notre petit Joseph eut les pieds gelés. Il a bien souffert. Il en souffre encore parfois.

Le bureau de l’octroi, près de la Porte Baudimont, était habité par un employé. Cet homme à l’âge mûr, passait le temps à faire les cents pas. Il aimait causer. À plusieurs reprises, il m’a parlé de Pierre et de Joseph. Il me disait : « Qu’ils sont gais ! Je surveille leur arrivée. Dès que je les aperçois, je vais au-devant d’eux, et je fais demi-tour pour les précéder de quelques pas. Ils causent sans arrêt, souvent tous les deux en même temps, et ils rient toujours. »

Dans le courant de Janvier, je suis allé voir Marie à Pernes. La famille Bourdon de Vraucourt s’y est réfugiée chez les parents de Mme  Bourdon : Mr  et Mme  de Bonnières. Joseph est garde-voie. Il garde un pont à proximité du village. En dehors des heures de gardefaction, il passe le temps en famille. L’intendance militaire fait des économies de subsistance.

Je trouve Louise Picard couchée depuis quelques jours. Quand je suis seule aupres d’elle, elle pleure, elle est démoralisée. Sa grand’mère, qui aura bientot 80 ans, est une femme solide qui n’a jamais été malade. Elle ne comprend pas qu’on puisse l’être ; elle prétend que l’on doit se secouer. Le docteur ne sait que diagnostiquer. Serait-ce la grippe espagnole dont on parle tant actuellement  ?

Marie est bien portante. Elle va en classe, elle passe les jours de congé avec les Bourdon : le fils aîné est de son âge.

Quelques jours plus tard, nous sommes informés de la mort de Louise Picard. L’enterrement aura lieu dans trois jours.

Le même jour dans l’apres-midi, ma belle-sœur, Mère St  Joachim, me fait remettre une lettre par un camionneur : Joséphine est tres malade. Elle a la grippe espagnole. Mr  Martin a prié Mère St  Joachim de venir d’urgence aupres de sa nièce. Il parait que Mr  Martin nous a écrit : nous n’avons pas reçu sa lettre.

Nanti d’un permis de circuler en chemin de fer, je m’informe des horaires aupres du chef de gare. Un train doit partir d’Arras à six heures, arrivée à Dannes-Camiers à dix heures. Au retour le train doit passer Dannes à treize heures et demie, rentrer à Arras vers dix-neufvingt heures. Je pense que c’est parfait. Je resterai vingt quatre heures aupres de Joséphine, je rentrerai le soir et repartirai le lendemain pour aller à l’enterrement à Pernes. Mais le chef de gare ajoute aussitot : « On ne peut compter sur ces horaires, il y parfois des écarts de douze heures. »

Je vais à la Place. L’officier français, chargé d’organiser les transports entre Arras et Boulogne, me dit que quatre ou cinq jours par semaine il envoie un ou deux camions jusqu’à Boulogne. Aujourd’hui il n’a encore reçu aucun ordre ⁁pour demain, pas même pour St  Pol. Mais il n’est pas trop tard, il reçoit parfois des ordres la nuit.

Le lendemain, l’officier m’exprime ses regrets de ne pouvoir me rendre service. Nous supputons les chances de faire la route. Il me conseille de partir à pied, à l’aventure. Tous les conducteurs s’arrêtent quand on leur fait signe et vous font monter. Si la chance me favorise, je puis tres bien arriver à Dannes-Camiers. D’ailleurs il est trop tard pour prendre le train, s’il est parti à l’heure.

En sortant de la ville, je monte en camion. Quand j’ai parcouru quatre kilomètres, le camion s’arrête, l’anglais me dit : fini. Il est arrivé à destination. Je continue la route et ne tarde pas à monter en voiture. J’ai eu la malchance de toujours faire des tronçons de route tantot à pied, tantot en camion.

J’arrive à St  Pol vers midi. Je vois deux camions au fond de la Place du Marché. J’ai l’impression que l’on ferme les portes. Je me hate, je cours, je fais des signaux, je crie : les camions partent quand je suis à cinquante mètres d’eux. Ils vont à Boulogne. Je continue ma route. L’apres-midi les occasions sont rares. Je croise des voitures, aucune ne me dépasse.

À seize heures, à Hesdin, le chef de gare me dit : « Vous arrivez bien à point. Chaque jour entre seize ⁁heures et demie et dix-sept heures et demie, il passe un train de permissionnaires anglais. Ce train s’arrête également à Dannes-Camiers. Vous monterez dans le fourgon, personne ne s’occupera de vous. »

À vingt deux heures, ce train n’est pas encore passé. Le chef de gare, avant de se coucher à vingt-deux heures, vient me dire de ne plus compter sur ce train de permissionnaires, mais que vers trois heures, il passe un train de charbon. Je monterai dans le fourgon. Ce train est passé à quatre heures. À neuf heures j’arrive aupres de ma fille. Depuis la nuit Joséphine était hors de danger. Sa tante l’avait quittée le matin. La veille au soir le docteur avait prévenu que la malade était à toute extrémité, qu’elle ne passerait sans doute pas la nuit. Mlle  Laure Martin dit à son amie : « Il n’y a plus que la Ste  Vierge qui puisse te sauver. Je vais te faire boire de l’eau de Lourdes. » Dès la première gorgée, Joséphine se sent mieux. Chaque fois qu’elle prend de l’eau de Lourdes, l’amélioration continues’accentue. Elle se remit tres vite de cette maladie.

À treize heures et demie, sur le quai de la gare, j’attendais le train qui devait me ramer à Arras vers vingt heures. Je devais repartir le lendemain à Pernes pour l’enterrement de Louise Picard.

Ce train n’est arrivé qu’à dix-neuf heures et demie. Il était vingt-trois heures quand j’arrive à St  Pol. Je descends, je vais attendre le train qui demain à neuf heures me conduira à Pernes.

Versmée, notaire à Bertincourt, accompagné de son fils qui a huit ans, descend également de ce train. On nous dit que nous ne trouverons pas une chambre en ville. Les deux portes de la salle d’attente, qui sont en face l’une de l’autre n’ont plus de vitres. Il fait un vent du Nord tres froid. Au milieu de la salle il y a un foyer à colonne, chauffé à blanc par une dizaine de personnes qui fontforment un cercle serré autour du feu. Nous inspectons la gare, cherchant un abri. Nous trouvons un corps de garde de chasseurs français. Sur le lit de camp, il y a des places, des couvertures inoccupées. Nous installons l’enfant bien enveloppé, et nous nous asseyons à coté de lui. Nous étions là depuis une heure, l’enfant survient dormait. Survient un sous-officier qui de suite s’emballe, se fache d’une façon ridicule. Je dis à Versmée que si j’étais le père de cet enfant, je ne sortirais pas. J’ajoute que s’il ne sort pas, je me solidarise avec lui, je reste. Versmée tout contrarié prend son enfant et nous partons. Dans la salle d’attente, il y a toujours le même cercle autour du foyer. Deux femmes qui ont des enfants, se serrent et accueillent le petit garçon. Quant à nous, nous nous installons dans le coin, le plus abrité du vent ; nous n’avions même pas de siège.

À neuf heures trente, je prenais le train pour Pernes. Sur cette petite ligne, les trains sont réguliers : ils emmènent et ramènent des ouvriers qui travaillent aux Fosses au charbon.

L’apres midi, on m’a ramené en voiture, à St  Pol, pour que je sois en gare à l’heure du train d’Arras à seize heures et demie. Le train est arrivé apres une heure ⁁du matin et je suis descendu à Arras à cinq heures et demie.

(Je me demande comment mes petits enfants accueilleront le récit de ce voyage, cependant je n’ai rien exagéré ; tous ces incidents de trains sont rigoureusement exacts).

Au cours de cet hiver, quand le temps le permet, je laboure, en vue des semailles de printemps.

Nous avons avec le Capitaine Vétérinaire des relations sympathiques.

Un jour il me déclare : « J’aime beaucoup l’Agriculture. Je veux vous aider pour faire les semailles. Je dispose d’un nombreux personnel, de beaucoup de chevaux. Je ferai travailler aux champs les chevaux dont les blessures le permettent. Pour cela, il vous faut des instruments. »

Sur le terrain de la Citadelle, il y avait de nombreux instruments aratoires, qu’un officier français avait récupéré chez nous, dans la région abandonnée par les allemands, apres leur repli dans la tranchée Hindenbourg.

Quatre soldats maréchaux, qui ne sont pas de notre contrée, réparent ces instruments qu’ils ne connaissent pas.

L’officier m’avait prêté quelques instruments divers. Quand je retourne demander des instruments supplémentaires, cet officier me les refuse catégoriquement. Le capitaine anglais est indigné de ce refus. Il me dit : « Nous allons voir. » Il ramène à la ferme des quantités d’instruments.

Au mois de Mars, il y eut parfois cinq et six attelages anglais à travailler aux champs. Le rendement n’était pas excessif, mais ⁁le nombre d’attelages y suppléait. Ces soldats laboureurs y mettaient de la bonne humeur, nous leur donnions assez souvent un litre de pinard.

Vers cette époque le capitaine fait labourer une belle grande pature attenant à la ferme, que les anglais se sont réservée. J’exprime mon étonnement au capitaine. Il me répond que le gouvernement anglais vient d’ordonner de supprimer les 2/3 des pâtures pour les mettre en culture. Il va planter des p. d. t. Il fit préparer la terre. Les événements ne lui permirent pas de planter. L’année suivante, il était repoussé une herbe magnifique.

Le vingt Mars, je sème un hectare et demi d’avoine, à gauche de la route, au delà de la ferme de Mme  Garbé. L’apres midi, j’y retourne donner les dernières façons pour semer enfouir le grain.

Les anglais avaient un dépot de munitions sur le terroir de Dainville en direction de Duisans. Vers quinze heures, les allemands cherchent à faire sauter ce dépot. Durant deux heures sans arrêt, ils le bombardent. Les obus sifflaient au dessus de ma tête, je les voyais éclater à un kilomètre de moi. Le dépot se trouvait cinq cents mètres plus loin. Le capitaine me dit que si ce dépot avait sauté, Dainville Baudimont auraient été anéantis.

Le vingt et un Mars, à cinq heures et demie, un éclatement formidable d’obus, tel que nous n’en avons jamais entendu ⁁ici, ébranle l’atmosphère, fait vibrer la maison.

Un moment apres, nous percevons un second éclatement semblable, mais un peu plus éloigné. Puis par intervalle il arrive des obus ordinaires.

Un anglais m’apprend que Lantoine, chef cantonnier, qui habite à deux cents mètres de la ferme est tué. Je pars rendre visite à sa femme, elle est peut-être blessée. Je vois la maison encore debout. Seule l’entrée a été ébréchée. Mais en arrivant, quel spectacle ! Du sang, des débris d’intestins jonchent le sol. Des lambeaux de chair sont collés ⁁aux murs, au plafond. Le corps est informe, les os brisés constituent un ensemble lamentable, méconnaissable.

Quand M ces éclatement se sont produits, Madame Lantoine a couru chez sa fille qui habite à proximité. Justement son mari était arrivé la veille en permission. Elle leur propose de venir s’abriter dans sa cave. De son côté, Mr   Lantoine propose s’avance sur le seuil de sa porte, appelle un soldat francais qui allumait le foyer de son rouleau, car il cylindre la route. C’est à ce moment que survient l’obus qui l’a tué. Sa femme, le jeune ménage et leur fillette arrivait presqu’au même instant.

Quand le corps fut ensevellienseveli dans un linceul, on l’enveloppa dans une couverture pour lui conserver une apparence de corps humain.

En sortant de cette maison, je vois le jockey anglais qui revient d’Arras.

Cette attaque allemande lui donnait le baptême du feu. Il n’avait encore jamais vu des obus éclater si pres de lui, ni entendu un tel vacarme d’explosion. Il était ému, mais restait calme, maitre de lui.

Nous marchions côte à côte. Un obus, éclate derrière nous, un petit éclat passe entre nos têtes, s’arrête au sol à quelques mètres de nous. Le jockey se précipite pour le ramasser. J’ai beau crier : ne le touchez pas, il se brule les doigts. Nous le poussons sur un morceau de journal, il va conserver ce souvenir de guerre.

Dans le courant de l’apres midi, deux mulets attelés, furent tués sur la route en face de la ferme. Les anglais m’en abandonnèrent un pour nourrir le porc que nous avions à l’engrai.

Dans la Mr  et Mme  Lantoine étaient originaires de Duisans. Dans la journée, les anglais y transportèrent le cercueil.

L’enterrement avait lieu le lendemain.

Nous voyons arriver le prêtre, marchant à grande allure : sa physionomie dénote une émotion intense. La levée du corps se fait rapidement, le cortège se rend à l’église à une allure anormale. Le prêtre monte aussitot en chaire et nous dit : « Mes Frères, armons-nous de courage, pour entendre avec calme et force d’âme la communication que je suis chargé de vous faire. L’autorité militaire a décidé l’évacuation de toute la population sur un rayon de six kilomètres d’Arras. En conséquence, s’il y a ici des habitants de Dainville, de Wagnonlieu, etc. je prie ces personnes de retourner immédiatement chez elles, en vue de cette évacuation. »

Une quinzaine de personnes quittent l’égliseNous sommes 20 à sortir de l’église qui sortons de l’église.

Quand je rentre à la ferme, Rose n’a reçu aucune information. Je pars à Arras, me renseigner.

À la Place on est tres surpris que les gendarmes ne soient pas venus nous prévenir. On me dit que nous devons être partis pour dix-sept heures.

Dans la ville, je vois une allée et venue insolite de camions. Des voitures stationnent aux carrefours des rues, on les charge. La plupart des habitants sont partis. Il est resté une quarantaine de personnes qui n’ont jamais voulu abandonner leur foyer.

Pendant ma courte absence, les gendarmes étaient venus nous signifier notre départ.

Il existait à la ferme une fourragère (longue charrette qui sert à transporter les récoltes). Nous la chargeons du mobilier de Paul Ramon, de literie. À dix-huit heures les gendarmes viennent voir si nous sommes partis, nous partons à dix-neuf heures. Nous abandonnons le porc dans son étable ⁁et une génisse de 3 mois. Nous lui avons donné ⁁au porc tout un quartier du mulet, survenu bien à propos. La génisse dispose d’une provision de betteraves coupées. Derrière la fourragère, nous avons attelé attaché le taureau et trois vaches. RoseTite sœur, armée d’un bàton, doit les faire avancer, elle tient ⁁de l’autre main les trois autres vaches accouplées. Pierre, tenant en main un bàton, est derrière pour les faire avancermarcher.

Rose (la maman) est installée dans le cabriolet où est attelé Cléry. Elle a pres d’elle Joseph et la voiture est bourrée.

Je leur recommande de serrer les rangs, de ne permettre à personne de s’intercaler entre nous.

Je profite d’une éclaircie sur la route, nous partons.

Au cours de mes voyages de ravitaillement à Quéant, je m’étais déjà trouvé dans des convois de troupes. Mais je ne pouvais pas me figurer le branle-bas d’une armée en marche pour un combat.

Dans la direction d’Arras, il deux files de canons, de caissons, de fourgons, de camions, alternés avec de l’Infanterie se serraientsuivaient sans solution de continuité. Dans la direction de St  Pol, les gendarmes postés tous les cents mètres ne toléraient qu’une seule file de véhicules. Mais à tout instant, un troisième rang de véhicules encombrait la direction vers Arras.

Les gendarmes faisaient instantanément garer sur le coté le convoi qui s’éloignait d’Arras. Il fallait prendre sa droite aussitot, on ne pouvait gagner sa place en avançant en oblique, le convoi était trop serré. Les gendarmes criaient les ordres avec autorité. Comme si l’on pouvait arrêter ou repartir de la même façon que l’on allume un éclairage électrique. Ces arrêts duraient depuis cinq minutes jusqu’à soixantequarante et plus. Parfois on avancait à peine de cent mètres. Nous avons mis trois heures pour arriver à la route de Duisans. En faisant ce tournous engageant par ce chemin, nous avons évité de faire six à sept kilomètres en plus sur la grand’route.

Nous dûmes attendre bien longtemps, rangés sur le bas côté, pour nous engager surgagner la route de Duisans, qui se trouve à notre gauche.

Il est onze vingt trois heures passé quand nous arrivons à Haute-Avesnes. Mon beau-frère n’était pas prévenun’avait pas connaissance de cette évacuation.

Le lendemain, Tite sœur et moi retournons à Baudimont avec les trois chevaux. Nous chargeons les betteraves le chariot de betteraves et du le mobilier que nous n’avions pu emporter la veille. La journée est calme, on n’entend presque pas tirer. Nous décidons de ne pas emmener le cochon, ⁁ni le veau, nous lui donnons un morceau de muletrenouvelons leurs provisions. Nous laissons également une provision à la petite génisse de trois mois que nous élevions. Nous l’approvisionnons en betteraves coupées ; nous laissons derrière elle un tas de ces betteraves. Peut-être un soldat aura-t-il la bonne inspiration de la nourrir.

Le troisième jour, Tite sœur et moi retournons à Baudimont avec le chariot. Nous passions par Duisans. Nous approchions de la grand’route, lorsqu’un gendarme nous arrète : « Malheureux ! où allez-vous ?  Vous n’entendez pas ce bruit de bataille ? Les allemands font un tir de barrage au deçà de Baudimont, vous serez sûrement tués. » Nous faisons demi tour.

Nous agençons dans le bout du chariot un compartiment pour y attacher la génisse et le cochon. Nous repartons le quatrième jour.

Arrivés sur la grand’route nous voyons à droite et à gauche deux énormes canons, d’autres canons plus petits échelonnés sur le parcours survers Baudimont.

RoseTite sœur et moi étions assis sur une planche placée en travers du chariot. Quand nous eûmes dépassé ces grosses pièces, elles tirent toutes les deuxà tour de rôle. Le déplacement de l’air est si puissant, que sous la poussée de l’air chaud qui nous surprend, nous inclinons horizontalement la tête et les épaules.

Pendant que RoseTite sœur commence à charger des betteraves, je vais à la Place m’informer si réellement il faut partir. Quand j’arrive à la hauteur de l’église des Ardents, je rencontre le Capitaine de gendarmerie, Mr  Duhamel. Il me fait faire demi-tour. « Certainement que vous devez partir, et de suite. L’attaque allemande est sérieuse. Elle peut être tres grave de conséquence. »

Nous venions de passer en face de la trésorerie. Un obus tombe dans le jardin contigu à ces bureaux. Un gros éclat passe au-dessus du bureau mur, tombe dans la rue à quinze mètres de nous. « Le voyez-vous ? » me dit le capitaine. ⁁Je riposte : « Voyez-vous qu’il y a plus de place à côté de nous, que sur nous. » D’un geste impulsif, le capitaine lève la main sur moi. Je le regarde tout surpris. Il me saisit le bras, et tres calme, me dit d’un ton amical : « Partez, et ne revenez plus. »

Au retour je constate que dans les patures, les bâtiments de la ferme abritent une douzaine de canons. Ces pièces tirent.

RoseTite sœur n’avait pas perdu son temps, nous nous hâtons de finir le chargement de la voiture. Nous passons une dernière revue dans la maison. Quand les grosses pièces tirent, elle tremble.

Nous n’apercevons personne qui puisse nous aider à charger nos animaux. Nous allons dans la pature voir tirer les anglais.

Chaque pièce fait feu tous les quarts d’heure. Entre deux coups, les artilleurs se blotissent derrière les arbres. Nous restons là, intéressés, à les regarder.

Un anglais s’approche : « Grand combat, et vous ici ? pas peur ? »

Vingt minutes plus tard le même anglais vient nous dire : « Combat fini. » « Comment combat fini, vous ne savez pas si les allemands ne vont pas continuer à tirer ? » Il me répète : «  combat fini.  » Et c’est exact.

Les artilleurs nous aident à charger le veau et le cochon. Nous partons.

À Duisans, nous entendons le garde publier que tous les habitants doivent partir demain matin. Le village doit être évacué pour midi. Des camions seront à la disposition des personnes qui ne disposent pas de moyen de transport.

Cette publication me nous bouleverse. Peut-être la fait-on également à Haute-Avesnes. C’est le premier village au delà, à trois kilomètres.

La ville de Doullens fut évacuée. Le pensionnat partit s’installer à Berck. Alexandre et ses camarades firent la route à pied en trois xxxx étapes.

À Haute-Avesnes nous sommes tous atterrés de cette évacuation des habitants de Duisans. Nous décidons que demain, à la première heure, je partirai à Bourthes. Il nous faut absolument trouver un logement au plus vite.

Mr  et Mme  Pruvost ne s’attendaient pas à cette évacuation d’Arras et des environs. Ils ne connaissent pas de maison disponible. Cependant Mr  Pruvost ajoute : « On dit que les anglais viennent de quitter la ferme qu’ils occupent depuis le début de la guerre à Ecuire, hameau de Thiembronne. » Mais cette maison est inhabitable, il ne subsistereste que les murs et la toiture. Les anglais ont brulé tout le bois qui n’est pas indispensable pour soutenir les toits de la maison et des bâtiments de la ferme. Il ne subsiste aucune porte, aucune fenêtre. »

Je réponds que si la maison a encore son toit, nous serons à l’abri de la pluie. Pour le reste nous aviserons. Avec quelques planches et du papier huilé, nous ferons des fenêtres.

Le lendemain matin, Mr  Pruvost m’emmène en voiture. Arrivés à une bifurcation Mr  Pruvos me dit : « à gauche, nous allons voir la ferme ; à droite, nous allons chez le propriétaire. » — « Partons à droite, de crainte qu’un autre évacué arrive avant nous. »

Mr  Pruvost m’apprend que cette ferme était louée à un jeune ménage qui venait de s’installer quand survint la guerre. Au bout de quelques mois, quand la jeune femme connut le malheur qui l’accablait, elle s’est réfugiée aupres de ses parents.

Le propriétaire, Mr  Leclercq, habite Fauquembergues. Il me loue la ferme, un hectare et demi de pâture, et quelques hectares de terre inculte, pour huit cents francs. Il ajoute : « Nous sommes d’accord, il est inutile de faire un bail. Mr  Pruvost est temoin de notre convention. »

Nous allons saluer ma cousine Eugénie, femme de Charles Guilbert, qui est sous les drapeaux. Elle se montre d’une tres grande amabilité compatissante, nous offre l’hospitalité à notre passage, pour nous rendre à Écuire. Durant notre séjour dans le Boulonnais, elle nous a rendu tous les services possibles.

Nous n’allons pas voir la ferme. J’ai hate de rentrer, de savoir ce qui se passe à Haute-Avesnes.

À mon passage à Fruges, je rencontre Dhénin, cultivateur à la maison rouge sur la route d’Arras à Bapaume, il est gendarme. Il m’apprend que les allemands n’ont pas rompu le front, ils n’occupent pas Arras ; mais la bataille continue. Rassuré par cette nouvelle, quand je passe à Anvin, je ne résiste pas au désir d’aller embrasser Marie. Je sais qu’elle est à un kilomètre de distance, à Teneur, chez Mme  de Bonnières. Mme  Bourdon, avec ses enfants et Marie, passe les vacances ⁁de Pâques chez sa cousine.

Mme  de Bonnières me connait vaguement, elle sait que j’ai été le condisciple et l’ami de son mari, décédé en 1913, à la suite d’un accident. Cette dame insiste pour que nous nous arrêtions chez elle en nous rendant à Écuire : « Il est impossible que nous parcourions 70 kilomètres en une étape avec des vaches. » J’accepte.

Mais Rose ne verra pas Marie, car Mme  Bourdon retourne à Pernes ce même jour.

À Haute-Avesnes, j’apprends que les habitants de Duisans ne sont pas évacués, mais vivent sous la menace d’un ordre de départ.

Nous faisons nos préparatifs, et de grand matin nous partons de la même façon que nous sommes partis de Baudimont.

En cours de route, le taureau témoigne de la lassitude. Tite sœur a peine à le faire avancer. Nous étions à cinq cents mètres de la ferme de Mme  de Bonnières, lorsque ce taureau se laisse tomber. Nous devons l’abandonner.

Quand les vaches, les chevaux furent installés à l’écurie, je revins, accompagné de deux hommes auprès de ce taureau. Il nous fut impossible de le relever. Il avait les pieds usés, le sang perlait. Nous l’avons trainé sur le bas coté, il y est resté trois jours. Mr  Pruvost, prévenu aussitot, l’a vendu à un boucher.

Nous avons séjourné à Teneur. Et nous reprenons la route pour Écuire : une étape de 42 kilomètres. Nous arrivons à Fauquembergues assez tard dans l’apres midi. Malgré les instances d’Eugénie, ⁁qui veut nous faire coucher, nous reprenons la route, apres avoir pris, bêtes et gens, un repas réparateur. Je crois me rappeler qu’Eugénie nous donna du pain et un gros morceau de viande cuite. Un homme nous accompagne, pour nous guider, nous aider au déchargement.

C’est la nuit, quand nous arrivons à la ferme, mais le temps est clair, la lune donne.

Dans le fond de la cour, la maison en surélévation, nous montre ses baies dénudées. La ferme est bien telle que Mr  Pruvost me l’a dépeinte. Plus une porte, plus une planche. Les mangeoires, dans les étables, ayant disparu nous dûmes attacher les bêtes avec des moyens de fortune.

Rose et Joseph étaient entrés directement dans la maison. Nous les trouvons sanglotants tous les deux. Rose est écœurée de la saleté, du délabrement. Pour comble cinq rats se sont enfuis de la pièce où ils ont pénétré. Joseph pleure sans trop savoir pourquoi, pour imiter sa maman.

Nous parvenons à installer trois lits dans l’un des deux cabinets que dans toute maisonhabitation de ferme on installetrouve contre le pignon du côté des écuries. Le cabinet sur la cour, destiné au cultivateur est muni d’une lucarne qui permet au cultivateur de voir de son lit dans l’écurie. Cette petite porte et son encadrement ont disparu.

Nous allions nous coucher quand la cour est envahie par un troupeau de moutons. Le berger est tout surpris de nous trouver là. Cet homme est d’Écuire. Il est revenu dimanche dernier passer la journée en famille. Son patron habite dans la région de Béthune. Cette Commune vient d’être évacuée à la suite de l’avance des allemands sur Béthune et sur Hazebrouck dès les premiers jours de la Bataille des Flandres au début d’Avril. Quand, hier, on a publié dans la Commune que tous les habitants devaient évacuer, le berger a signalé à son maitre cette ferme abandonnée des anglais. Au petit jour, le berger est parti de confiance avec son troupeau. Dans la journée le cultivateur est allé trouver le propriétaire à Fauquembergues. Mr  Leclercq lui a dit que sa ferme était louée.

Nous installons les moutons dans la grange. Nous démontons les fourragères de la voiture et barricadons les deux ouvertures de la grange.

Le lendemain le berger fait pâturer ses moutons sur le bas côté des routes . Il attend son patron, il ramènera son troupeau le soir. Il attend son patron.

Quand ce premier matin, nous nous levons, le chagrin de Rose est aussitot avivé de plus bel. Nous avions placé le pot en grès, aux trois quarts rempli de crême, au milieu d’une table ronde. Le pourtour de la table dépassait largement le cadre et les pieds, nous étions convaincus que les rats ne pourraient pas atteindre le dessus de table. Or, il y avait quatre rats noyés dans la crême. Rose était désespérée ; les chiens du berger furent r se pourléchèrent les babines.

Nous nous mettons à gratter le g carrelage avec des bèches. Il s’y trouvaitétait recouvert d’une couche épaisse de boue ⁁amassée, tassée, piétinée depuis plusieurs années. Nous dûmes employer la pioche. Nous n’avions pas d’eau, le puits était hors de service. Nous allions nous approvisionner chez le voisin à cent mètres de la maison. Notre parente Eugénie donn nous avait donné des planches, quelques chevrons. J’ajuste de mon mieux des cadres aux fenêtres, j’y fixe du papier huilé ; je bouche avec de l’argile les interstices entre le cadre et les murs. La porte d’entrée, faite de portesplanches mal jointes, est recouverte également de papier huilé.

Nous reçumes la visite du propriétaire du troupeau. Ce Monsieur était bien allé à Fauquembergues la veille. Mr  Leclercq lui avait dit que la ferme était louée, qu’il n’était pas homme à renier sa parole donnée. Je consens à héberger les moutons durant quelques jours, pour lui faciliter de trouver un refuge.

Quelqu Par la suite, Mr  Pruvost m’apprit que ce cultivateur avait essayé de faire revenir Mr  Leclercq sur sa parole donnée.

Il avait aligné sur la table soixante Louis de vingt francs, payés d’avance alors que moi je ne devais payer que huit cents francs, en papier, à la fin de l’année.

Sitot que nous eumes fait connaissance avec nos voisins, que Rose se fut familiarisée dans notre nouvelle habitation, je retournai à Teneur avec les trois chevaux. Là se trouvait le chariot de Paul Ramon, chargé de betteraves, de quelques sacs d’avoine et ballots de foin. Sur le bout nous avions aménagé une toute petite place pour loger le veau. Quant au cochon, il avait fait la route dans un saloir. Mme  de Bonnières me fit cadeau d’une poule et de 25 poulets d’une dizaine de jours, ainsi que d’un chien ratier.

Mr  Godart, cultivateur xxxx de la ferme, ⁁un de nos bons voisins, avec qui nous eumes d’amicales relations que nous entretenons par l’échange de cartes, me fait connaitre les pièces de terre de la ferme. Dans cette contrée, la terre est bieffe, caillouteuse, excessivement dure. Il est impossible de faire pénétrer actuellement la charrue dans ce sol inculte depuis plusieurs années ; il faut attendre les pluies de l’automne. Seule une petite pièce de vingt ares, pres du village offre un sol plus accesible. Je la travaille en vue d’y mettre des pommes de terre.

Sur ces entrefaites arrive dans le village un groupe de chasseurs alpins. Quatre ou cinq soldats s’installent chez nous. Ces jeunes gens sont de Marseille ; ce sont de vrais boute-en-train. Ils sont gais, aimables, ne demandent qu’à rendre service. Ils viennent planter les pommes de terre.

Thiembronne possède sept hameaux.

Écuire, qui n’est pas le plus éloigné, se trouve à trois kilomètres. Pour aller à la messe, en comptant l’aller et le retour, nous avons sept kilomètres à parcourir à pied, car nous n’avons pas de voiture.

À l’entrée du village habitent Mme  Porquet et sa fille, institutrice retraitée. Cette personne consent à donner des leçons à Pierre et à Joseph. Chaque jour, ces enfants font la route seuls, à pied. À midi, ils mangent avec ces dames.

Un Mr  Cornu qui habite à l’autre extrémité de Thiembronne me loue pour cent francs une bonne mesure d’excellente minette. Malheureusement, je ne puis ce champ se trouve à six kilomètres de la ferme ; je ne puis y mettre au piquet que les trois chevaux et une vache qui ne donne pas de lait actuellement. Durant plusieurs jours, je vais matin et soir changer l’emplacement des bêtes et le soir les ramener boire au village à deux kilomètres. Bientot un cultivateur met ses chevaux au piquet dans un champ voisin. Dès lors, je n’y vais plus que le soir pour les ramener ⁁les bêtes boire. ⁁Pour me rendre à ce champ je passais en face de la ferme de Mr  Cornu. Mme  Cornu m’attend au passage, me fait entrer. Ce sont de Ce vieux ménage, dont les titulairesCes personnes qui ont passé 65 ans, vit vivent avec une belle-fille, qui est veuve, et sa fillette, Stéphanie, âgée d’une dizaine d’années. Ce sont de tres bonnes personnes, nous nous lions d’amitié avec elles. Trois ou quatre fois la semaine, Mme  Cornu me donnait un énorme panier rempli de légumes. Je le portais posé sur l’épaule ; le bras qui le maintenait était tellement engourdi qu’à l’arrivée je ne pouvais me décharger seul.

Les maigres patures de la ferme étaient nos seules ressources pour nourrir nos vaches. J’apprends alors que dans ces pâtures pousse une variété de renoncules qui empoisonnent les bovins. Seuls peuvent y vivre les animaux élevés dans ces pâtures. En effet notre petit veau ne fut jamais malade. Mais nous avons perdu deux ou trois vaches, je ne me rappelle plus le nombre – 3 vaches)

Nous avions d’excellents rapports avec notre voisine Mme  Delozières. Cette personne consent à nous remplacer durant trois ou quelques jours. Mr  Pruvost m’avait prété une voiture, nous partons tous les cinq à Berck, voir les enfants, ma belle-sœur : Mère Ste  Joachim. Nous y voyons également notre parente : Thérèse Duquesne de Cambrai, ainsi que ses trois enfants et sa mère. Elle connait son malheur, elle sait que son mari est tombé à Bouchavesnes, pres de Péronne. Nous allons voir aussiNous voyons également Joséphine, à Dannes-Camiers notre cousine Aline Boulant⁁-Guilbert. Elle a quitté St  Omer quand cette ville reçut la visite des avions allemands. Elle s’est réfugiée, avec sa fille Marie à Verchocq, où elle est propriétaire de la ferme de sa maman. La locataire de cette propriété consent à lui céder une pièce de dimension moyenne, un petit cabinet et une arrière-cuisine, sans aucune parcelle du jardin, pour le prix total de location qu’elle paie.

Ceci me rappelle qu’à St  Pol on m’a signalé plusieurs maisons où la locataire restée seule, par suite du départ de son mari, se contentait d’habiter une pièce et la cuisine, ⁁sous-louait isolément chacune des autres pièces, et réclamait de chaque sous-locataire le prix total pour lequel elle avait loué l’habitation. La plupart de ces locataires refusaient une chambre au propriétaire et par surcroit ne le payaient pas.

Du fait que nous ne pouvons pas cultiver, les chevaux sont inutiles. Nous vendons les deux chevaux de culture pour ne pas épuiser trop vite le champ de minette. Nous conservons Cléry : le seul animal qui nous reste d’avant guerre. Il est d’ailleurs excellent à la culture et à la voiture.

Les circonstances nous ont forcés à vendre ces deux chevaux trop vite tot. Vers cette époque Mr  Godart avait acheté pour sept cents francs, à une vente de l’Armée anglaise, un bon jeune cheval légèrement blessé. Quand il eut terminé les semailles de printemps, Mr  Godart vendit ce cheval 1 400 F. Six semaines apres, le second acquéreur le vendait 1 800 F. Peu apres, ce 3ème acquéreur le vendait 2 400 F à un brasseur. Ce dernier refusa de le vendre ⁁3 000 F avec bénéfice, parce que le cheval était excellent.

Louis nous annonce qu’il viendra prochainement en permission. Joseph allaitva bientot avoir 7 ans. Il se préparait à faire sa 1re Communion privée. Nous alertons Joséphine, les pensionnaires de façon que tous les enfants assistent à cette cérémonie. C’est la 1re fois que nous allons nous trouver tous réunis en famille depuis la fin du mois de Septembre en 1914.

Cette cérémonie eut lieu un Dimanche. Nous fumes onze alignés au banc de communion. Joseph entre ses parents.

À l’issue de la messe, une dame nous attendait. Elle insista pour que nous allions déjeuner chez elle. Elle ne voulut pas nous laisser retourner à jeun. L’apres midi une personne des alentours, qui fait de la photographie, vint prendre notre groupe.

J’ai pu acheter une mesure de foin que j’ai récolté. À la récoltemoisson un cultivateur vendit sur pied quelques mesures de blé, d’avoine ; je les ai achetées. Le grain fut battu à Tiembronne, chez un entrepreneur qui avait une scierie et une batteuse actionnées par la rivière l’Aa. Cléry avec une petite ridelle me faisait ces transports. Je livrais le blé à notre parente Eugénie, car Charles Guilbert faisait, et fait encore le commerce de grains. J’ai déposé chez elle une grande partie de la paille et de l’avoine. En effet on escomptait la fin prochaine de la guerre et le chemin de fer, qui passe à Fauquembergues, facilitera l’expédition de ces denrées vers Arras, quand je serai rentré.

Dans le courant du mois de Juillet, l’Armée française vient faire à Thiembronne une réquisition de chevaux. Quelques instants avant l’heure indiquée, je vais trouver l’officier qui préside cette Commission, je lui expose que je suis un évacué, que j’ai retrouvé chez mon beau frère le cheval avec lequel mon fils et deux neveux se sont enfuis au moment de l’investissement de mon village. J’ajoute que cet animal est le seul souvenir qui me reste de ma culture : ma ferme, mes instruments aratoires, tout ce que je possédais a été pillé, anéanti par les allemands. L’officier me répond : « Je comprends que vous teniez à ce cheval. La France gagnera la guerre sans lui. Je vais vous remettre un certificat de réforme. De cette façon, si l’on vient encore faire des réquisitions, vous n’aurez plus à le présenter. »

Dois-je signaler que j’ai vu des jeunes gens réformés à la suite de la perte d’un petit doigt, un autre n’a perdu qu’une phalange ; un troisième a reçu une blessure à la jambe qui lui permet de conduire un attelage aux champs, il marche toute la journée. Et alors ma pensée se reporte vers les soldats allemands du front que j’ai vus : borgne, mutilé de deux doigts à la main gauche, légèrement boiteux. Les plus extropiés étaient utilisés dans les hopitaux, dans les magasins, comme ordonnances.

Avant de clore ce récit de mes souvenirs de guerre, je veux signaler le cas d’Émile Pruvost. Ce jeune abbé était brancardier. Durant toute la guerre il fut plein d’entrain, de confiance. Vers le mois d’Aout 1918, il commença à perdre cet optimisme ; il s’en ouvrait parfois à sa sœur Yvonne, lui demandait l’assistance de ses prières. Dans ses lettres, il s’ingéniait à ne rien laisser soupçonner à ses parents. Cependant on pouvait pressentir une nuance de pessimisme. Or le dernier dimanche d’Octobre, vers 17 heures, je me trouvais à Bourthes chez Mr  Pruvost en même temps qu’un autre visiteur. Mme  Pruvost nous servit à tous les trois une tasse de café. Pendant que nous buvions leur fils Émile recevait le coup mortel en relevant des blessés.

Enfin ! le onze Novembre, les cloches nous transmirent le message de la victoire, de la cessation des combats.

Mais durant plusieurs jours les parents qui savaient que leur fils était au front, vécurent dans l’angoisse la plus pénible. Ils espéraient une carte qui les fixe sur le sort de leur enfant et les jours passaient sans apporter de nouvelle. Au bout de huit jours, les lettres affluèrent. Nous sûmes alors que dans l’enivrement de la cessation des hostilités et de la victoire, les vaguemestres ne faisaient plus leur service, toute correspondance était en souffrance.