Carnet de notes d’une excursion de quinze jours en Périgord

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Eugène LE ROY


CARNET DE NOTES
D’UNE
EXCURSION DE QUINZE JOURS
EN PÉRIGORD



DESSINS DE J.-L. DANIEL


PERIGUEUX
IMPRIMERIE JOUCLA, 19, RUE LAFAYETTE

1901



CARNET DE NOTES
D’UNE EXCURSION DE QUINZE JOURS
EN PÉRIGORD


Il y a de cela six ou sept mois, nous étions quelques-uns à deviser des vacances, et chacun faisait ses projets. L’un voulait aller à Royan, l’autre à Arcachon, un troisième à Biarritz…

— Et vous ? me dit-on.

— Moi ! je veux aller dans un pays inconnu de ses propres habitants… Je veux aller en Périgord.

Là-dessus, tous s’esclaffèrent en se gaussant de moi : Aller en Périgord ! Mais vous y êtes ! Quelle plaisanterie ! Vous voulez rire !

Hé bien, ce voyage à travers le Périgord, je l’ai fait, et voici mon carnet de notes.

Mais, auparavant, je prie MM. les compositeurs et correcteurs de ne pas me fourrer d’u au mot périgordin, et voici mes raisons :

Périgordin dérive tout naturellement de Périgord, comme Andorran d’Andorre, Armoricain d’Armorique, Forézien de Forez ; c’est l’ancienne orthographe ; Montaigne, Brantôme et d’autres l’employaient.

Dans un mémoire cité par Bayle à l’article Jean de Selve, Baluze, qui vivait encore au dix-huitième siècle, parle d’un auteur nommé Jean Bertaud Périgordin.

Molière, qui appelle M. de Pourceaugnac un gentilhomme limosin, l’eut certainement appelé périgordin, s’il l’avait fait né natif de notre province.

C’est donc vers le dix-huitième siècle seulement, qu’on ajouta au mot périgordin cet u qui l’alourdit, l’assourdit et lui donne une physionomie empotée.

Quel est l’auteur de cette adjonction malheureuse ? Je ne sais. Peut-être est-ce quelque écrivain soigneux et économe, qui n’aura pas voulu laisser perdre cette lettre u que, précisément en ce même temps, nos voisins supprimaient avec raison des mots Bourdeaux, Bourdelais.

Quoi qu’il en soit, périgordin est la vraie orthographe étymologique, historique, euphonique, et je m’y tiens.

On m’objectera l’usage. À ceci je réponds que la forme : périgordin était usitée lorsque la nouvelle a prévalu. Si l’on a pu s’écarter de l’usage pour adopter une orthographe défectueuse, on peut bien s’en écarter aussi pour revenir à la bonne.

Ceci dit, je commence.

Parti d’Hautefort le 8 octobre, avec mon second fils Robert, nous allons coucher à Nontron, où l’ami P… doit nous rejoindre. Nous sommes des voyageurs sans bagages, presque des chemineaux. Robert porte en bandouillère un sac de cuir contenant quelques objets de toilette et un peu de linge de rechange, — le strict nécessaire. — Moi, j’emporte une jumelle, et tous deux, le bâton de pérégrinateur à la main, nous débarquons à l’hôtel Morelon, vers neuf heures et demie du soir.

Le matin, de la fenêtre, nous apercevons notre ami descendant la rue en escalier qui fait face à l’hôtel, en brandissant son parapluie. Tous trois nous escaladons ce gentil bâton de perroquet qu’il vient de descendre, et bientôt nous voici au Fort, c’est-à-dire sur l’emplacement de l’ancien château saccagé par les Normands au neuvième siècle, et tant de fois pris et repris depuis.

De là, nous franchissons la coupure caractéristique qui sépare l’extrémité du promontoire du reste de la colline, et nous gagnons la place de la Grande-Église où s’élevait, lors de la primitive occupation, l'oppidum gaulois. Sur cet emplacement, on a bâti l’école primaire, devant laquelle s’étend une belle promenade soutenue par des terrasses. Quelle admirable vue on a, de là, sur la gorge du Bandiat ! La petite rivière aux eaux claires, bouillonne au fond d’un ravin, aux pentes abruptes, tapissées d’arbres et de verdure, d’où sortent ça et là, des dents de rochers granitiques. Une sensation de calme et de fraîcheur monte de ces profondeurs avec le bruit des eaux. Rien que cela vaut le voyage de Nontron.

Mais le temps presse ; nous avons une longue excursion à faire aujourd’hui. Après avoir acheté des couteaux — emplette obligée — et nous être avitaillés de harnais de gueule, nous partons pour Blanchetière, petit village de la commune de Saint-Martin-le-Pin, ou le Peint, à votre choix.

À Blanchetière, nous trouvons la famille nombreuse des métayers de l’ami P… Plusieurs sont décorés de médailles agricoles, bien placées, ma foi, car depuis cent quatre-vingts ans, la propriété est exploitée par les ancêtres des braves gens d’aujourd’hui et eux-mêmes. Pensez que cette occupation remonte au temps du système de Law et de la peste de Marseille ! Cela fait rêver.

Ayant bien déjeuné et fait honneur au bon petit vin blanc du crû, nous nous mettons en quête de la pierre branlante du Pot Perdu. Après avoir erré longtemps à travers les bois, nous trouvons un naturel du pays qui, interrogé en un patois fantaisiste par l’ami P…, déclare ignorer l’existence du susdit monument que, pourtant, nous finissons par découvrir à quatre ou cinq cents pas de là.

Pot Perdu

À la naissance d’un petit vallon herbeux et entouré d’un rideau de chênes, il se dresse solitaire. Une large base de granit sort de terre, comme un piédestal. Sur cette base sont posés un énorme bloc fruste et un autre plus petit de forme pyramidale irrégulière. Sur ces deux supports, une immense table granitique est placée, qui dépasse beaucoup d’un côté, de façon à former un abri. Comme ce personnage des Bourgeois de Molinchart qui mesurait les monuments avec son parapluie, je trouve que cette table a cinq longueurs de canne et trois quarts, ce qui revient environ à cinq mètres et demi : c’est cette masse qui oscille sous l’effort des mains.

En remontant à travers les siècles, il me semble voir dans cette combe perdue au fond des bois, des hommes chevelus, en saye et brayes, nos ancêtres Pétrocoriens, assemblés autour du monument.

Et en devisant de ce Roc de Pot Perdu, que je crois un autel gaulois, nous allons maintenant au Casso-Nousillo, de Saint-Estèphe, à travers les bois et les prés tourbeux semés de mollards, désagréables, sinon dangereux. L’ami P… prend un bain de pieds de boue, dans un de ces gauliassous au nom dégoûtant.

Après une grosse heure de marche sous un soleil brûlant, nous vidons une bouteille de vin blanc dans un cabaret de Saint-Estèphe et puis nous allons vers l’étang. Une petite brise ride la surface de l’eau en minuscules vagues qui viennent mourir sur la grève. L’étang, d’une belle étendue, est bordé par endroits de bois qui se réfléchissent dans l’eau. Le soleil commence à baisser, et ses rayons frappant obliquement la nappe d’eau, font briller la crête des petites vagues. À l’horizon, dans un ciel de pourpre, se dresse fièrement la tour crénelée de Piégut.

De l’étang, nous allons au Roc-Branlant, qui a à peu près la forme d’un œuf gigantesque posé sur une base de granit plane. L’aspect général est beaucoup moins beau que celui du Pot Perdu. Selon l’ancien usage, nous faisons écraser une pièce de deux sous à l’énorme masse, puis nous suivons le Chapelet du Diable, succession de blocs de granit de formes bizarres, bordant le petit ruisseau qui passe tout près du Casso-Nousillo.

Mais il faut rentrer à Nontron ; c’est huit kilomètres à tirer. Je m’accroche tantôt au bras de Robert, tantôt à celui de l’ami P… qui nous régale de quelques jolis paradoxes, et je marche en devisant pour tromper la longueur du chemin. À sept heures nous arrivons à Nontron ayant fait dans les vingt-deux kilomètres. Ma foi, mes vieilles jambes de soixante-trois ans ne se sont pas trop mal comportées.

Après souper, nous allons dans un café où P… comptait rencontrer quelques connaissances ; personne. Nous montons à un autre café, en haut de la ville ; personne.

— On couche les Nontronnais de bonne heure, dit Robert.

Le lendemain, notre compagnon rentre à Périgueux, et Robert et moi nous partons pour Javerlhac. Dans le train, nous sommes secoués comme le grain dans le van. On me dit que la voie est mauvaise ; j’ajoute : et les voitures aussi.

Javerlhac est un joli bourg, propre, riant, bien bâti. Les rues sont larges, quelques-unes plantées d’arbres, et les maisons ont un aspect agréable. Un petit manoir, sur le bord du Bandiat, avoisine l’église. Dans cette église, sous un arceau inscrit dans l’épaisseur du mur, est un tombeau des anciens seigneurs du lieu. Deux statues mutilées, l’une d’homme, l’autre de femme, sont couchées sur la dalle.

Manoir de Javerlhac

Faute de temps, nous nous arrêtons à mi-chemin du dolmen de Peyro-Virado, près du village de Leychenaud, et nous revenons en arrière.

Rentrés à Nontron à une heure, nous repartons à quatre heures pour Mareuil, avec le courrier.

La route passe à Saint-Martial-de-Valette, puis suit une série d’ondulations boisées, contourne des coteaux, descend dans des combes, et passe entre les bois de Rudeau et de Puycheny. Le pays est désert ; on me montre un coupe-gorge, autrefois redouté du voyageur. Aujourd’hui, on peut y passer sans crainte ; l’industrie s’est transformée, les voleurs de grand chemin opèrent généralement sur les voies ferrées. La route suit à quelque distance la Lizone ; elle est, en certaines parties, bordée de mélèzes qui font un bel effet. Le pays, un peu sauvage, se découvre par endroits, et, dans la petite vallée fraîche et ombreuse, se montrent des habitations.

Voici Bonrecueil, au nom jovent, propriété de mon très cher ami Dusolier qui, depuis que j’ai passé là, a été si cruellement éprouvé par un deuil irréparable dont l’universelle sympathie de ses concitoyens amortit à peine la douleur. Les murs du vaste jardin bordent la route, et à une extrémité se dresse un grand pigeonnier en forme de tour, aux boulins vides maintenant. Par dessus les murs, on aperçoit, montant vers le ciel, un immense peuplier, plusieurs fois centenaire, crû près du canal de l’ancienne forge, et dont le tronc vigoureux mesure exactement cinq mètres quarante de tour. Ce devait être un bonheur que de vivre là, au milieu de cette belle nature, entouré de sa famille, en regardant, de la terrasse du château, couler la jolie petite rivière aux eaux claires et poissonneuses ; en rêvant à l’ombre près de la fraîche fontaine :

« qui sort en frissonnant d’un bouquet de cresson ».
Mais un souvenir funèbre attristera désormais ce riant coin de terre…
Bonrecueuil

Le crépuscule descend maintenant, et avec lui les premières fraîcheurs d’automne, plus sensibles après des journées brûlantes qui feraient croire à une erreur de l’almanach. Nous passons sans nous arrêter à Saint-Sulpice ; puis la nuit tombe et il est tard lorsque nous arrivons à Mareuil.

Nous sommes descendus à l’hôtel du Commerce, bon établissement tenu avec goût et propreté. L’heure du dîner est passée, mais bientôt un feu clair de copeaux brille dans une belle et spacieuse salle à manger, et nous nous chauffons l’échine tandis qu’on dresse le couvert, avec serviettes bouillonnées, et le menu du souper adossé au verre.

Bonne chère, bon vin, bonne figure d’hôte, et prix plus modérés que dans certaines gargotes trouvées sur notre chemin.

Le matin, nous allons contempler un instant la vieille et pittoresque demeure féodale d’un des premiers barons du Périgord, que nous n’avions fait qu’entrevoir dans l’ombre, la veille, puis nous prenons le courrier pour la station de Goûts.

Château de Mareuil

À partir de Mareuil, l’aspect du pays change, les bois se font rares ; du terrain granitique du Nontronnais on passe au calcaire. Les coteaux sont arrondis, grisâtres et dénudés, sauf quelques vignes, des cultures et des chaumes.

Voici La Tour-Blanche, puis Verteilhac. Tout joignant ce dernier bourg, est le château de La Meffrenie, dans lequel est une chambre où coucha, dit-on, le prince de Condé, au temps de la guerre de la Fronde bordelaise. J’ai couché autrefois dans cette même chambre sans avoir une conscience bien nette de tant d’honneur, car j’étais un peu sous l’influence du vin capiteux de Géraud-Piga, crû du château, doux, mais traître en diable, auquel tous les nouveaux hôtes payaient tribut à la grande joie de l’excellent châtelain.

À Ribérac, nous ne faisons que passer. Après déjeuner, nous prenons le train et nous remontons, jusqu’à Saint-Apre, la riante vallée de la Drone, encadrée de coteaux blanchâtres.

Il y a quelque trente-deux ans que j’ai quitté ce joli petit bourg, et je le trouve fort embelli. Tandis que Robert se promène avec un camarade du lycée retrouvé là, je vais revoir les anciennes connaissances ; — celles qui restent, car la camarde a fauché dru. — Pauvre de moi ! alors que je reconnais tout le monde, personne ne me reconnaît ; il faut bien que je m’avoue que je suis terriblement changé : je m’en doutais un peu. Partout, nous avons rappelé de vieux souvenirs et causé du bon temps, du temps de la jeunesse et des châteaux en Espagne. Puis, le soir, nous avons soupé dans une petite auberge avec un vieil ami, et nous avons bavardé au café jusqu’à dix heures.

Le lendemain, de bon matin, nous prenons le train jusqu’à Saint-Méard, pour, de là, gagner Segonzac. Le temps est beau, l’air frais ; c’est un plaisir de marcher. Nous passons, sans nous arrêter, devant une agréable demeure où nous serions certainement bien reçus ; mais il est trop matin pour faire une visite. La route monte toujours pour gagner les plateaux qui séparent la vallée de la Drone de celle de l’Ille. À mesure qu’elle s’élève, les brumes de la plaine disparaissent et ne flottent plus que par lambeaux au fond des combes où bientôt le soleil les dissipe. Le long du chemin, des terres grises, des champs de maïs aux tiges flétries où la panouille achève de sécher, et des vignes qui gardent encore quelques feuilles jaunies ou pourprées. À quelque distance, des coteaux arides étalent d’immenses friches où paissent des brebis ; et au loin, des taillis de chênes aux teintes variées de l’automne, recouvrent des moutonnements de collines. Des villages clairsemés et des maisons écartées, montent dans l’air calme des filets de fumée bleuâtre ; et il me semble voir devant l’âtre rustique, la ménagère attisant le feu sous la marmite, ou fricassant de la rave et de l’oignon dans la soupe du matin.

Chemin faisant, je remarque que dans le Ribéracois, comme dans le Nontronnais, les paysannes ont mieux conservé l’ancienne coiffure provinciale, le mouchoir de tête, que du côté d’Hautefort, où beaucoup se coiffent en cheveux et où l’on voit des bergères avec des chapeaux à fleurs.

Enfin, après avoir passé les chênes-verts de la métairie de Rochefort, les seuls que j’aie jamais vus dans ce pays, voici là-bas le petit clocher de Segonzac, dont j’ai si souvent brandi la cloche pour annoncer mon arrivée aux contribuables. À vingt pas de l’église qu’entoure le petit cimetière, s’ouvre une maison hospitalière entre toutes celles du Périgord. Nous sommes reçus les bras ouverts ; le vieil et fidèle ami de la famille et le jeune garçon de vingt ans.

Longuement, longuement, nous avons remué de vieux souvenirs pendant le déjeuner ; souvenirs gais, souvenirs tristes, comme les événements qui forment la trame de la vie. Quelquefois une circonstance, un peu effacée par le temps, se ravive dans la mémoire à l’évocation du passé, paré du charme prestigieux de la jeunesse. Au milieu de ce mobilier connu, de ces vieilles estampes accrochées aux murs, des portraits de famille, de toutes ces choses familières, j’ai un instant l’illusion d’avoir trente-cinq ans de moins.

Dans l’après-midi, Robert et moi nous sommes promenés aux environs et nous avons vu extérieurement le château. L’enfant est sous le charme de cette bonté simple, de cette cordialité généreuse avec lesquelles nous avons été accueillis. Puis nous faisons la sieste à l’ombre, dans un bois de pins, bercés par un bruissement de mer lointaine.

En rentrant, je m’arrête un instant à contempler la chapelle funéraire où dorment les défunts de la maison. Ils sont là six que j’ai connus pleins de vie, depuis l’aïeul qui foutrassait bien un peu lorsque le déjeuner tardait, mais qui était si jeune sous ses cheveux blancs, jusqu’au petit-fils disparu au seuil de la jeunesse. Ils sont là tous, à deux pas de chez eux ; de la porte on voit l’entrée de la chapelle, et cette vue n’évoque point de terreurs funèbres, mais seulement le souvenir mélancolique des défunts qui dorment là. Il semble que le petit édicule qui les abrite soit une dépendance, comme une annexe, de cette maison autrefois si vivante et si pleine, où il ne reste plus qu’une pauvre veuve priant pour ses morts.

Nous comptions repartir le lendemain matin ; mais le moyen de quitter cette bonne vieille maison où la bonté même en personne nous retient ? Le départ est remis au jour suivant.

Après déjeuner, nous poussons notre promenade jusqu’au parc de Fayolle. C’est là, dans ces bois, appelés autrefois Forêt de Fayolle, jusqu’aux alentours de Chante-Géline, que les régiments protestants provençaux de Mouvans, furent défaits par les catholiques de Brissac et de Strozzi, venus de Mensignac. Le brave Mouvans y fut tué, mais son corps ne put être retrouvé. Pierre Gourde, son compagnon, fut relevé parmi les morts, déjà dépouillé de sa chemise blanche et de sa belle fraise mignonnement froncée et gaudronnée. Beaucoup de fuyards furent tués dans les bois par les gens du pays, et ce fut en manière de représailles que Coligny fit massacrer, de sang-froid, deux cent soixante paysans, dans une salle du château de Lachapelle-Faucher. Beau pendant aux férocités brutales de Montluc et aux cruautés sadiques de Montpensier ! Et c’est à ce temps où nul, catholique ou huguenot, n’était sûr du lendemain, que des insensés voudraient nous ramener.

En revenant, nous manquons le dolmen de Peyre-Brune et nous rentrons à Segonzac.

Dans le petit bourg on écoule, et les voisins apportent, selon la vieille coutume, une bouteille pour faire goûter leur vin. À dîner, je tâte de tous ces crûs et je mange comme un convalescent : il n’y a pas d’apéritif qui vaille l’air vif de ces plateaux du Périgord. Puis après avoir longuement devisé d’autrefois, moi en dégustant de l’eau-de-vie de sorbes, nous allons nous coucher à dix heures.

Le lendemain après déjeuner, nous prenons congé et, conduits par le brave Gustou, nous partons pour Saint-Vincent-de-Connezac où je compte trouver un moyen de transport pour Échourgnac. Nous passons à l’Hôpital, qui fut peut-être un lieu d’étape pour les pèlerins de Saint-Jacques-de-Compostelle, le Lourdes d’autrefois : il y a des modes en ceci comme en tout. Ainsi, par exemple, dans toutes les églises on trouve maintenant un Saint-Antoine-de-Padoue plus ou moins grand, selon l’importance de la paroisse — avec un tronc au-dessous, point n’est besoin de le dire.

Après être passés en vue du château de Chantérac, nous arrivons à Saint-Vincent en traversant des bois étendus qui annoncent le voisinage de la Double. Mais c’est un vendredi, et les gens du pays sont au marché de Ribérac ; impossible de trouver un locatis.

La jumen faï re, dit Gustou, vous menaraï pu loun. Et il nous conduit jusque près de Saint-André-de-Double. De là, nous nous dirigeons à pied sur Échourgnac, distant de huit kilomètres.

La route est belle et bien entretenue ; elle traverse un pays à larges ondulations, couvert de bois, de landes humides, d’ajoncs, et à peu près désert. Point de villages ; de loin en loin, une maison basse au centre d’une petite exploitation, un étang desséché dont la route utilise la chaussée et c’est tout. Sur ce parcours de huit kilomètres, nous ne rencontrons pas un chat, par manière de dire.

En approchant d’Échourgnac, on aperçoit de grands bâtiments et un clocher : c’est l’établissement des trappistes de Biscaye.

La Trappe d’Échourgnac

Arrivés à Échourgnac à deux heures, nous faisons collation, puis nous visitons le bourg. L’église n’est qu’une vieille masure qui a pourtant son saint Antoine, comme les autres. C’est étonnant, j’y reviens, comme ce saint, assez effacé il n’y a pas longtemps, a fait fortune ; saint Joseph doit en être jaloux. La visite de l’établissement des trappistes s’impose ; pourtant, moitié par paresse, moitié faute de temps, nous n’y allons pas et nous nous tenons pour satisfaits de la vue de quelques pères ou frères, circulant en sabots et chapeaux de paille. Les maisons du bourg sont en général assez bien construites ; mais il reste encore quelques misérables bicoques en bois et torchis, qui donnent une idée de ce qu’était autrefois le pays. Près de la gendarmerie, un petit monument, récemment inauguré, porte les médaillons de bronze des deux apôtres de l’assainissement de la Double : le docteur Piotay et le baron de Saint-Saud.

Restes de l’ancienne misère de la contrée, je remarque des enfants et même des femmes, marchant nu-pieds.

À quatre heures nous prenons le courrier de Montpon. Dans la voiture monte un brave piéton qui habite aux environs. Une forte odeur, que j’attribue un instant à ses chaussettes, nous envahit. Mais après son départ nous reconnaissons que cette odeur provient d’une cargaison de fromages des trappistes.

L’aspect général du pays est sauvage et triste. De faibles ondulations, des petits coteaux arrondis, se succèdent et moutonnent au loin, couverts d’ajoncs et de landes humides, où paissent çà et là des brebis, ou de bois de pins à la verdure sombre, et de taillis épais et profonds où dorment sur leur liteau des loups de plus en plus rares, et, dans leur bauge, des sangliers. Ces faibles coteaux sont séparés par des combes sinueuses, irrégulières, au fond desquelles sont des nauves ou prairies mouillées, et parfois des ruisselets souvent peu différents d’un fossé. Dans ces combes, ou petits vallons, on voit encore l’emplacement et des restes de chaussée des étangs, aujourd’hui desséchés, qui empoisonnaient le pays. Une sorte de poésie mélancolique, non sans charme, se dégage de ces solitudes ; et il est telle maison perdue au milieu des landes et des bois, et entrevue de loin, où je ferais volontiers élection de domicile, malgré la mauvaise réputation du pays.

Pourtant la Double n’est plus tout-à-fait le pays sauvage et misérable d’autrefois. Elle est couverte d’un réseau de routes et de chemins qui se rejoignent, s’embranchent et s’entrecroisent dans toutes les directions : on n’a que l’embarras du choix — à la lettre — lorsqu’il n’y a pas de poteau indicateur. Sur le bord de la route de Montpon, on trouve, de distance en distance, des défrichements découpés dans la lande, des champs cultivés, des vignes vigoureuses et des maisons passablement bâties, qui ne ressemblent en rien à ces chétives cabanes au sol de terre battue, où autrefois le paysan fiévreux couchait à côté de ses bestiaux. L’habitant lui-même se transforme. J’ai trouvé des paysannes de figure régulière et fine, parlant assez correctement le français et, ce qui m’a étonné, sans accent prononcé.

Voilà ce qu’est aujourd’hui la Terre de la Conquête, l’antique forêt de Double, la Silva Edobola où, au huitième siècle, périt l’indépendance de l’Aquitaine avec Vaïfre, son dernier duc souverain.

Nous traversons le petit bourg propret et riant de Saint-Barthélemy-de-Bellegarde. Beaucoup de communes plus riches et plus favorisées du Périgord, n’ont pas un chef-lieu aussi bien bâti et d’aussi bonne apparence.

À l’approche de la plaine, les différences de terrain se fondent et s’effacent. À mesure qu’on descend les pentes du plateau de la Double, le sol change de nature, les noyers se montrent, les cultures sont plus variées. Mais la nuit tombe et à un détour de la route, se déroulant comme un sombre ruban d’acier bleui, l’Ille vient baigner le pied du coteau.

De Montpon, où nous avons pris le train, jusqu’à Mussidan, nuit noire.

Après un mauvais dîner, nous sortons pour fumer un cigare en nous promenant. Robert, qui a de bons yeux, aperçoit un de nos amis qui nous mène au café retrouver son frère. Bavardé, fumé, bu des bocks jusqu’à dix heures ; puis nous allons nous coucher avec une invitation à déjeuner pour le lendemain.

Le matin, nous avons erré par les rues et les places. Mussidan est, à mon avis, une des plus jolies petites villes du Périgord et celle qui a le plus l’air ville. Elle a de belles promenades, et sa situation, au confluent de la Crempse et de l’Ille, est très heureuse. En dépit de son ancienneté, la ville est neuve ; on n’y voit point de restes de murs d’enceinte, ni d’anciennes portes, ni même guère de vieilles maisons. À défaut de vieux monuments, les souvenirs historiques abondent. Dans la seule moitié du seizième siècle, Mussidan soutint quatre sièges ; c’est sans doute à cela et aussi à l’extension de la ville, qu’il faut attribuer l’absence de vestiges des anciennes fortifications.

Général Beaupuy

L’armée catholique fut huit jours sous ses murs en 1569. Parmi les chefs, le comte de Brissac et le seigneur de Pompadour y furent tués par un adroit arquebusier périgordin appelé Charbonnière, lequel, assis devant une meurtrière, tirait incessamment avec trois arquebuses que sa femme et un valet lui chargeaient.

Malgré la capitulation, Charbonnière fut pendu par ordre du duc d’Anjou, et les protestants passés par les piques ou mis au couteau : c’était le bon vieux temps.

Le souvenir du général Beaupuy, l’Achille et le Nestor de l’armée du Rhin-et-Moselle, repose de ces horreurs. Sa statue se dresse fièrement à l’ombre d’une allée de platanes — à moins que ce ne soit des tilleuls — ou des ormeaux. Le piédestal est surchargé d’inscriptions peu lapidaires. Il fallait seulement, à mon avis, la date de sa naissance, celle de sa mort et l’énumération de ses faits d’armes. Les armoiries du chevalier de Beaupuy sont aussi de trop ; c’est au général Républicain qu’on a élevé une statue : lui-même ne les eût pas voulues.

En remontant vers le vieux Mussidan, nous grimpons à la terrasse d’une ancienne église, aujourd’hui transformée en salle de concert. On a, de là, une superbe vue sur l’Ille ; mais ce lieu isolé, en haut de la ville, se ressent fâcheusement du défaut de latrines publiques.

Après nous être longuement promenés et avoir parcouru la ville, nous nous rendons à l’invitation de notre ami M…, où nous attend le plus gracieux accueil. Dans l’après-midi, je vais serrer la main du maître félibre Auguste Chastanet, dont le talent toujours vert a su rajeunir, à cette même place, la fable instructive des Grenouilles qui demandent un Roi. Puis tous, nous accompagnons à la gare, Robert qui rentre à la maison, relevé de l’escorte paternelle par son aîné, avec lequel je pars le soir pour Bergerac.

Levés de bonne heure, le matin, nous allons droit au pont de la Dordogne et puis nous parcourons la ville jusqu’à dix heures. Au cours de cette visite rapide, je remarque, à l’éloge de Bergerac, que les assommoirs et les mastroquets y sont moins nombreux qu’ailleurs.

À dix heures et demie, nous partons pour Eymet. La ligne traverse de belles plaines couvertes de cultures, de vignes, et bordées de vertes prairies où paissent de belles vaches. Nous passons en vue d’Issigeac, ancien doyenné et maison de plaisance des évêques de Sarlat. Vraiment ces excellents épiscopes n’étaient pas embarrassés pour aller en villégiature, car, outre Issigeac, ils avaient encore une résidence à Allas-l’Évêque et un château à La Roque de Gajac.

Tour carrée à Eymet

En approchant d’Eymet, le terrain se relève en belles ondulations qui rompent la monotonie de ce riche paysage. Le train roule horriblement, avec des à-coups de traction et de brusques mouvements de lacet qui nous projettent contre la paroi des voitures. Le heurt latéral des roues contre les rails est tellement violent, qu’il semble que le wagon va sauter hors de la voie ; c’est ce qui arrivera infailliblement un jour ou l’autre. Lorsqu’une douzaine de voyageurs auront été écrabouillés, la Compagnie se préoccupera de faire réparer la voie et de remplacer son mauvais matériel.

Eymet est une jolie petite ville où le moderne coudoie le passé. Il reste de ce passé une vieille tour carrée et des pans de murs avec une poivrière d’angle rasée. La place carrée, aux arcades ogivales, a du caractère.

Arcades de la place à Eymet

Nous avons bien déjeuné à l’hôtel de… ? bonne et familiale maison protestante où on fait largement les choses.

Après déjeuner, nous flânons par la ville et nous nous promenons sous les arcades, autour de la place. Un des convives qui nous pilote, me dit que la semaine beaucoup de jeunes filles sont assises devant leur porte, sur de hauts escabeaux, et enfilent des perles. Je regrette d’être venu ici un dimanche. De la place, nous allons au pont. Le Dropt ne roule pas ses eaux vertes ; il les laisse croupir. En revenant, nous voyons passer les enfants de l’école laïque, conduits aux vêpres par un instituteur, laïque aussi. Je ne pense pas qu’il le fasse pour son plaisir ; il doit y avoir là-dessous quelque profonde combinaison de politique scolaire locale.

Tandis qu’Yvon prend quelques vues, je vais au temple, édifice moderne, qui est peut-être bâti sur l’emplacement de celui qui fut démoli par un arrêt du Conseil du 9 septembre 1671. Le pasteur qui est allé évangéliser à Montcarret, je crois, est remplacé par un lecteur. Il y a là une quarantaine de personnes, femmes et enfants : je n’aperçois, outre le lecteur et le concierge, qu’un seul homme ; c’est à peu près comme aux vêpres de notre village. Devant la chaire, quelques jeunes filles chantent un cantique ; puis celui qui tient la place du pasteur lit le premier chapitre de l’Évangile selon saint Jean,

« La Parole était au commencement… » Cette lecture finie, les jeunes filles chantent un autre cantique que le lecteur leur indique par son numéro ; puis il récite une sorte d’homélie, d’exhortation pieuse.

Tandis qu’il parle d’une voix lente et grave, je pense à la puissance de l’idée qui a conservé, dans quelques coins du Périgord, la semence de la Réforme. Ni les guerres religieuses, ni les proscriptions en masse, ni les massacres, ni les exécutions juridiques, ni l’exil, ni les persécutions sanglantes, ni les galères, ni la destruction des temples par arrêt, ni la révocation de l’Édit de Nantes, ni les dragonnades, ni la spoliation des charges, ni la confiscation des biens, ni le vol des enfants, ni la privation de l’état civil, ni la dispersion des familles, ni les persécutions hypocrites des jésuites, ni le maquignonnage des consciences officiellement organisé par les intendants ; toutes ces mesures iniques, violentes, cruelles, barbares, poursuivies pendant un siècle, n’ont pu avoir raison de l’entêtement des huguenots dans leur foi.

Il y a là un fait remarquable qui rappelle la constance des premiers martyrs chrétiens et qui montre que, lorsqu’elle se meut dans son droit, la conscience humaine est invincible.

C’est d’Eymet qu’Henri IV écrivait, le 13 mars 1588, à la belle Corisande à propos de la mort du prince de Condé, à Saint-Jean-d’Angely : Tous ces empoisonneurs sont papistes.

Ce qui ne l’empêcha pas de faire le saut périlleux.

Le soir, nous revenons à Bergerac prendre le train pour Lalinde, où nous arrivons à nuit close.

Très bien dîné à l’Hôtel des Voyageurs et avec un aimable convive :

Soupe maigre aux légumes,
Lamproie en matelotte,
Entre-côte aux échalottes,
Oronges sur le gril
Perdreau rôti

Le matin, nous parcourons la petite ville qui est agréablement située entre la rivière et le canal. Du pont sur la Dordogne on a une jolie vue en aval et en amont. À mi-coteau, sur la rive gauche, la chapelle de Saint-Front-de-Colubri est bâtie sur un rocher sous lequel se trouvent deux grottes, jadis habitées par le dragon que l’apôtre du Périgord fit mourir, selon la légende.

Vue de Lalinde

Lalinde est la première bastille construite par les Anglais en Périgord ; elle date de 1267. On trouve peu de restes des fortifications devant lesquelles le duc de Berry planta son camp en 1370 : Une vieille porte en pierre et briques, c’est tout ce que nous avons vu. Yvon braque son appareil sur cette porte qui est peut-être celle que Thonet de Badefol ouvrait pour introduire les Français dans la ville, lorsqu’il fut tué par les gens du Captal de Buch accouru de Bergerac.

Porte de Lalinde

De Lalinde, nous descendons à Couse en suivant le chemin de halage sur la rive droite de la Dordogne. Le temps est beau, l’air frais, un clair soleil chasse les brumes matinales ; c’est un plaisir délicieux que de marcher ainsi doucement, libre de soucis présents, en devisant de choses et autres. À un kilomètre en aval de Lalinde, se trouve le fameux Saut de la Gratusse, jadis si redouté des bateliers. Comme beaucoup peuvent se faire, comme je le faisais moi-même, une fausse idée de cet obstacle, je dirai que ce saut n’en est pas un. Pendant deux ou trois cents mètres, la rivière écume et bouillonne sur des rochers à fleur d’eau, qui laissent à quelques endroits d’étroits et dangereux chenaux où se brisaient fréquemment les gabares ; voilà l’écueil que l’imagination gasconne des riverains a baptisé du nom de Saut de la Gratusse.

Nous passons sous la papeterie de Rottersac et, toujours suivant le cours de l’eau, nous arrivons à Couse, petite commune industrielle, où se trouvent des papeteries et une usine à plâtre. En attendant le courrier, nous cassons une croûte arrosée de vin blanc. Le courrier passe et nous partons pour Beaumont en remontant la vallée de la Couse, jolie petite rivière aux eaux pures qui descend, en flânant, des combes entre Bouillac et Fongalop, sans se douter que là-bas, au bourg qui a pris son nom, on l’attend pour la faire travailler. Des rochers avec des grottes, des abris naturels, des carrières taillées régulièrement et des maisons enfoncées dans les cavités, ou collées à la muraille comme des nids d’hirondelles, donnent à cette petite vallée un aspect pittoresque qui, dans de moindres proportions, rappelle les Eyzies.

Château de Banes

La route passe en vue du château de Banes, très joliment planté à la cime d’une colline escarpée et boisée qui s’élève au milieu de la vallée et domine la Couse. Nous admirons de loin ce beau spécimen de l’architecture féodale du xve siècle.

Église fortifiée de Beaumont

Forte montée pour arriver à Beaumont. C’est une jolie petite ville, aux rues régulières, à place centrale aux arcades ogivales. Toutes ces bastilles du Périgord se ressemblent. Celle-ci fut fondée, après Lalinde, par Édouard Ier roi d’Angleterre. La vieille église fortifiée, flanquée de ses quatre tours carrées dont une à peu près intacte, est curieuse à voir. Après déjeuner, nous allons au village du Blanc, distant de quatre kilomètres, visiter un dolmen. Il y en a même deux : l’un appelé Peyro-Bruno, se trouve à droite de la route, après avoir passé le village ; il est renversé et, d’ailleurs, était de petite dimension. L’autre, Peyro-Levado, situé à gauche de la même route, presque en face du village, sur le bord d’un chemin, est plus intéressant. Il est en forme d’allée couverte et semble avoir été fermé au fond ; mais les pierres sont brisées et abattues. Il reste debout, de chaque côté, trois grandes pierres posées sur champ et formant muraille ; mais une seule table est posée sur les deux supports du fond ; le reste est découvert.

Dolmen du Blanc, près de Beaumont

Après avoir photographié le monument nous repartons pour Beaumont. Il fait une chaleur du diable ; je retire mon veston pour cheminer plus à l’aise et je fais tourner ma canne d’un air dégagé, pour me persuader à moi-même que cela n’est rien. Malheureusement, il y a une terrible grimpette pour arriver, et, au lieu de faire des moulinets avec ma canne, je m’en aide pour monter lentement en tirant un peu la langue.

Quelle excellente bière de Nérac nous buvons devant le café Gibert, sous les arcades de la place. C’est la seule bonne bière que j’aie bue dans cette excursion. Partout, on ne sert que des potions amères dans de petites fioles, munies d’un système de bouchage, ingénieux sans doute, mais impuissant à dissimuler la mauvaise qualité du breuvage qu’elles contiennent.

De Beaumont à Monpazier, nous avons fait le trajet de nuit ; en arrivant nous allons au dodo.

Cette ville est, à mon avis, le spécimen le mieux conservé des bastilles du Périgord. Elle fut fondée en 1284, par Édouard Ier, sur un plateau au pied duquel coule le Dropt. Elle a la forme d’un parallélogramme régulier, avec la place carrée au centre, entourée de maisons à arcades ogivales. Quatre larges rues principales aboutissent aux quatre coins de la place. Ces rues et les autres sont régulièrement espacées, bien alignées et se coupent à angle droit. Les maisons s’ouvrent sur ces rues et ont, en outre, des ruelles parallèles pour leur service.

Porte de l’ancienne enceinte de Monpazier

L’église à voûtes ogivales, soutenues extérieurement par d’énormes contre-forts, a un aspect lourd et massif. Des gargouilles grotesques rejettent les eaux de pluie. Le portail est vaste et ne manque pas de caractère malgré son état de dégradation. À droite, une arcade en ogive inscrite dans l’épaisseur du mur, — comme à Tourtoirac, — semble une ancienne sépulture. Quant au temple réformé où fut tenu, en 1658, le synode provincial de Guyenne, je n’en ai pas trouvé de traces. Il fut démoli en vertu d’un arrêt du Conseil, du 4 mars 1671. Cette démolition n’est pas un fait isolé, elle résultait d’une mesure générale systématique. Ainsi furent rasés, dans le Périgord, en exécution de semblables arrêts, les temples de Ste-Aulaye, Ponchapt, Laforce, Lalinde, Bergerac, Badefols, Monbazillac, Gardone, Lanquais, Castelnaudes-Mirandes, Villefranche, Savignac, Issigeac, Salagnac, Bourniquel ; ceux des Lèches, du Fleix et d’autres encore.

Il reste de l’ancienne enceinte de Monpazier trois portes qui n’ont rien de bien remarquable. Il y a encore de vieilles maisons dont plusieurs offrent des détails intéressants. L’une d’elles a une porte sculptée qui serait jolie, si elle n’était empâtée d’un affreux badigeon.

Monpazier est moins commerçant que Beaumont ou Eymet ; c’est une ville plutôt agricole que boutiquière, et c’est à cela même qu’elle doit d’être mieux conservée que les autres petites villes similaires. Pour qui veut connaître les anciennes bastilles royales du Périgord, Monpazier est à voir.

Après déjeuner, nous prenons un courrier qui nous mène à la station du Got. La route passe, accidentée, entre des coteaux couverts de taillis-chênes et de bois châtaigniers. Peu de maisons ; çà et là dans les combes étroites, des langues de prés, ou quelques traces de culture : tiges de blé d’Espagne desséchées, ou raves clair-semées.

De la station du Got à celle de Villefranche, il n’y a que quelques minutes. De cette dernière, on gagne la ville en omnibus par une montée interminable. Villefranche-du-Périgord est une bastille fondée en 1260 par Alphonse comte de Poitiers, sur un coteau en dos d’âne, près de la fontaine des Trois-Évêques. Le plan de la ville est en forme d’un parallélogramme rectangle, traversé dans sa longueur par trois rues droites et, dans sa largeur, par d’autres rues en plus grand nombre, toutes bien alignées, qui coupent les premières à angle droit. À la différence des autres bastilles comme Monpazier ou Beaumont, il n’y a pas de place centrale. Point de restes des anciennes fortifications non plus : murs, tours ou portes. À l’entrée de la ville, on remarque quelques maisons appelées les Corniéres, avec des galeries à arcades ogivales ; et çà et là, dans les rues, de vieux logis qui n’ont rien de bien remarquable. Comme Monpazier, la ville est plus agricole que marchande et la tenue des rues s’en ressent un peu.

Il me souvient d’avoir lu dans le Périgord illustré, de l’abbé Audierne, que Montluc raconte qu’en l’année 1576, étant monté à l’assaut de la ville avec son drapeau, il fut renversé par les piques et les hallebardes des assiégés, dans le fossé plein de boue où il faillit périr. J’ai feuilleté les Mémoires du Boucher royaliste et je n’y ai pas trouvé ce fait.

Une vieille tradition dit aussi, qu’une nuit les habitants de Villefranche étant allés piller leurs voisins de Monpazier, furent eux-mêmes pillés par ceux-ci qui avaient pris un autre chemin : on échangea le butin et chacun s’en retourna penaud dans sa chacunière.

Très bien dîné à l’Hôtel du Périgord, où se sont conservées les bonnes traditions de la cuisine de notre pays.

Nous sommes partis le soir pour Belvès. Vers neuf heures, nous arrivons à la station, où il n’y a ni voiture, ni omnibus, ni aucun moyen de transport. On nous indique le chemin qui monte à la ville. C’est, je pense, le plus roide raidillon que j’aie vu en Périgord où il y en a tant. L’ancien chemin qui montait de Dome-Vieille à la porte Del Bosc, n’en approchait pas. Yvon me siffle l’air de : la goutte à boire là-haut, et je grimpe en soufflant dur, me parforçant comme un vieux cheval courageux. Enfin voici des maisons, je me crois arrivé ; point du tout, ce ne sont que des écarts ; il faut se hisser encore, pour arriver au sommet du haut plateau où se trouve le véritable Belvès.

Après nous être rafraîchis dans un café, nous allons nous promener par la ville endormie. Il fait un beau clair de lune, et, dans les rues désertes, les toits et les pignons projettent leurs ombres bizarres. Parfois, à notre approche, un chat rôdeur traverse la rue et disparaît dans un soupirail de cave. Au loin, on entend le pas pressé d’un joueur de manille attardé qui regagne le logis conjugal.

Beffroi à Belvès

Nous allons nous coucher aussi et le matin nous visitons la ville qui a bon air. Quoique vieille et irrégulière, elle est bien bâtie et propre. Elle se développe sur les hauteurs d’une âpre colline capricieusement découpée. Une vieille construction attenant à la mairie est surmontée d’une sorte de beffroi à pans coupés, très original. La vieille église est à l’extrême cime de la colline, très isolée, sauf un couvent auquel attient un vaste enclos. Dans la ville, sur la place de la Halle, un vieil édifice est accolé à un clocher primitif, sorte de toiture soutenue par quatre piliers d’angle portés par une tour carrée. Est-ce là l’ancien monastère des Templiers ? Je ne saurais le dire, n’étant, je l’avoue, rien moins qu’un archéologue.

Dans la rue voisine, on remarque d’anciennes maisons avec des croisées à meneaux curieusement travaillées ; l’une de ces maisons a une belle porte, dont les sculptures et les moulures sont rongées par le temps. Ailleurs, restes de tours et vieux pans de murs.

Le séjour de Belvès ne doit pas être désagréable. Des hauteurs où la ville est située, on domine la campagne environnante, bosselée de coteaux boisés séparés par des vallons peu étendus. Seulement il n’est pas aisé d’y aborder. Il y a bien une route carrossable, mais elle est très longue. Je me suis laissé conter que les hôteliers s’étaient entendus pour n’avoir pas d’omnibus, et qu’à cause de la difficulté de l’accès, pas mal de voyageurs brûlaient la ville. Je ne sais ce qui en est, mais je doute qu’on y grimpe deux fois pour son seul plaisir.

Belvès, ancienne seigneurie des archevêques de Bordeaux, a soutenu plusieurs sièges. En 1442, Jean de Bretagne, comte de Penthièvre et de Périgord, l’enleva aux Anglais, ces antiques ennemis de la France.

Après avoir déjeuné, nous prenons le train pour le Buisson, d’où j’espère gagner Cadouin. Déception ; le courrier ne part qu’à quatre heures du soir ; il faudrait perdre toute la journée du lendemain ; nous renonçons à Cadouin. En attendant le train du Bugue, je mets mes notes à jour et puis nous promenons notre déconvenue le long d’interminables tas de bois de châtaignier qui, là comme dans toutes les stations, encombrent les abords des lignes. Bientôt les châtaigneraies du Périgord ne seront plus qu’un souvenir.

Enfin nous partons et, vers cinq heures, nous traversons une partie de la coquette petite ville du Bugue. L’omnibus nous dépose à l’Hôtel de France, d’où l’on a une superbe vue sur la rivière et sur la plaine. Le pont est là, à quelque pas et je vais m’y promener. La brume du soir commence à flotter en rasant l’herbe des prés. Pas la moindre brise. À l’occident, le soleil descend lentement derrière les collines du Cingle aux pentes dénudées, en tamisant une lumière dorée dans laquelle se dressent les peupliers immobiles. La teinte d’or du couchant se reflète dans les eaux tranquilles, où les arbres de la rive semblent prendre un bain de lumière. À gauche, au fond de la vallée, les hautes collines boisées s’obscurcissent, et tout en haut, sur une cime, pointe éclairé par un dernier rayon du soleil, le clocher d’Audrix, l’ancien archiprêtré transféré à Montignac au dix-septième siècle. Puis le crépuscule s’étend, la nuit tombe et la lune monte lentement dans le ciel pur, comme un énorme louis d’or pâle à l’effigie usée par le frai.

Ding ! Ding ! Ding !

C’est la cloche du dîner.

L’homme ne vit pas seulement de poésie, mais encore, à l’occasion, de toutes sortes de bonnes choses. D’ailleurs, il y a aussi de la poésie dans un bon dîner bien servi.

Celui-ci était excellent, plantureux, et arrosé de bon vin du Périgord. Il y avait notamment une soupe maigre aux légumes, qui, à elle seule, valait le voyage du Bugue. Bref, j’ai retrouvé là, avec plaisir, cette bonne vieille cuisine périgordine, relevée, savoureuse, succulente, qu’on ne connaît plus à Périgueux, ni à quelques exceptions près, comme celles que j’ai citées, guère dans le département.

Il y en a peut-être qui diront que je suis payé pour faire de la réclame aux maîtres d’hôtel ; mais, comme disait le vieux brisquard, je suis du régiment de Champagne et je m’en f…

Le lendemain à sept heures, nous partons pour Limeuil par le courrier de Ste-Alvère. Dans la mauvaise voiture découverte, il y a un entassement de paquets hétéroclites, et de journaux de toute nuance qui vont porter la pâture politique aux bonnes gens des campagnes, et fournir des arguments aux politiciens des : Cafés du Centre, du Nord et autres points cardinaux. Derrière la guimbarde, on a attaché une immense panière qui a dû servir à transporter des champignons, très abondants en ce moment dans les bois.

À cette heure matinale, le soleil n’a pas entièrement dissipé les brumes qui flottent dans la vallée. L’air est frais, la Vézère fume et, à certains endroits, bruit sur les galets des maigres. Nous suivons la route du Cingle qui côtoie la rivière à une certaine hauteur, assez pour permettre d’admirer de l’autre côté de l’eau la belle plaine avec ses prairies bordées de peupliers, ses terres cultivées, ses vignes et ses maisons éparses. Au loin, des collines dénudées ou semées par places de chênes rabougris ferment l’horizon. Çà et là, le long de la route, des noyers, des bouquets d’arbres, rompent la monotonie des terres grises d’où monte, par instants, le ha ! ha ! du laboureur faisant les semailles d’automne.

Après avoir passé en vue de la belle habitation de Peschière, un chien accourt au bruit des grelots et aboie interrogativement en regardant le courrier. Celui-ci lui jette la Petite Gironde ; l’intelligente bête la ramasse et, au galop, l’emporte à son maître, dont la maison se voit à une petite distance.

— Tous les matins il vient comme ça chercher le journal, nous dit l’homme.

À neuf heures, nous sommes à Limeuil, ancienne châtellenie, formée, au quatorzième siècle, d’un démembrement de celle de Montignac. Un pont de construction récente traverse la Vézère, juste au confluent, et un autre en équerre au bout de celui-là, franchit la Dordogne. Tous les deux sont très étroits, deux charrettes ne s’y croiseraient pas : intelligente économie. Du pont de la Dordogne, on a une belle vue de Limeuil qui est situé à l’extrémité et sur le flanc d’une colline escarpée. Les maisons s’étagent pittoresquement en escaladant les pentes, séparées quelquefois par des rochers, des terrasses et des jardins. Quelques vieux pans de murs revêtus de lierre, soutiennent d’anciennes habitations, et, en bas, une porte de la vieille ville fortifiée débouche sur la grève, au pied de la colline où se réunissent les deux rivières.

En attendant le déjeuner commandé à l’Ancre de Salut, nous descendons la rive gauche de la Dordogne en suivant le chemin de halage. Quelle charmante promenade ! Sur l’autre rive, des coteaux arides et abrupts, où paissent des moutons qui semblent dégringoler dans la rivière. Deux troupeaux d’oies descendues des métairies voisines, évoluent sur les eaux claires, comme deux flottes qui s’observent. Puis les falaises à pic se rompent en une immense brèche où, tout au fond du ravin, se trouve caché dans la verdure, le moulin de Sors. Un clair ruisseau, le Pradel, fait tourner ses meules et porte ensuite ses eaux à un autre petit moulin très vieux, tout en hauteur, d’un aspect étrange avec ses murs latéraux bâtis en angle aigu pour rompre le courant, et qui reflète dans la Dordogne ses épaisses murailles de pierre de taille, roussies par le soleil de plusieurs siècles.

Dans ce ravin enfoui sous la verdure, au bord de ce ruisselet qui tombe dans la belle Dordogne, aux eaux bleues, je ferais volontiers mon Moulin du Frau Je le dis à Yvon.

— Alors je vais en prendre une vue pour toi :

Et il braque son appareil. J’aurais voulu qu’elle fût reproduite ici, malheureusement le cliché a été cassé accidentellement avec beaucoup d’autres.

Rochers longeant la Dordogne à Limeuil

Un peu en aval du moulin, des rochers curieusement rongés par les gelées forment des sortes de larges cannelures horizontales, arrondies, d’un effet singulier. À un endroit, ces corrosions se combinent avec d’autres, perpendiculaires, de manière à former des sortes de colonnes semblables à des piles de gigantesques fromages du Cantal.

Après avoir pris une vue de ces rochers, nous remontons vers Limeuil. Chemin faisant, nous apercevons, sur la berge, un lièvre qui se promène tranquillement. Dérangé probablement dans son gîte, par des moutons qui paissent dans les environs, par prudence il va, vient, repasse sur ses voies, les embrouille, puis remonte vers les terres, manœuvre encore, et, toujours sans se presser, disparaît dans un pli de terrain.

Nous voici à l’Ancre de Salut, près la porte de la ville qui donne sur la grève. C’est une ancienne auberge de mariniers qui doit avoir perdu sa clientèle d’autrefois, car il n’y a plus de bateaux de transport sur la rivière. Jusqu’ici je n’ai vu qu’une gabare au port de Couse, qui déchargeait, je crois, des ballots de chiffons pour les papeteries. Les auberges de bateliers sur les fleuves, disparaissent comme les auberges de rouliers sur les grandes routes.

À proximité de deux rivières, on doit manger du poisson. Aussi nous sert-on une carpe frite et une belle brême. Avec cela une omelette aux herbes, des oronges au verjus et un quartier d’oie : le tout arrosé d’un bon petit vin nouveau du pays.

Après déjeuner, nous passons sous la vieille porte à laquelle aboutit une rue étroite à pente très roide, qui grimpe tortueusement au sommet de la colline. Cette rue est bordée de maisons, basses pour la plupart, et de construction ancienne. Parfois, une venelle se détache de la rue et va aboutir à une maison située au-dessus, sur quelque rocher, à un jardin accessible par des escaliers, ou à la porte d’une petite cour. En haut de la rue est une autre ancienne porte de la ville. Une fontaine coule près de là. Tout au faîte de la colline, est la ville haute, représentée par des maisons éparses, une sorte de place plantée d’arbres et une église sans caractère, avec son Saint-Antoine-de-Padoue comme partout. — Quand je vous le dis !

Porte de l’ancienne enceinte de Limeuil

Sur le plateau étroit qui domine la ville basse, une grande habitation est construite, dont les jardins vont jusqu’à la pointe de la colline où est une petite tour, ancien moulin à vent, ou pigeonnier, qui se voit d’en bas. Là était l’ancien château, et il en reste le puits qu’on m’a dit avoir trois mètres de diamètre.

De ce point, on a la plus splendide vue du Périgord. Les deux vallées bordées de hautes collines chauves, ou boisées, ou cultivées à mi-côte, se développent harmonieusement en des cirques immenses. Leurs crêtes et leurs profils s’atténuant progressivement dans l’éloignement, finissent par se noyer et se confondre avec l’horizon lointain où flotte une légère vapeur violette. Des maisons isolées et des villages s’égrènent au flanc des coteaux plus rapprochés ; des ruines dominent des promontoires rocheux ; des châteaux campés à la cime des puys couronnent les hauteurs voisines. Sur les coteaux ou dans les vallées, au loin, un clocher aigu pointant au-dessus des maisons d’un petit bourg, monte dans le ciel bleu. Sur les pentes rapides des Cingles à l’aspect désolé, s’accrochent çà et là quelques chênes rabougris, ou de rares genévriers à la verdure terne. Des escarpements taillés en murailles géantes, se réfléchissent dans les eaux, tandis que des rochers, perçant la mince couche de terre, montrent l’ossature des coteaux, ou les surmontent de masses calcaires aux formes bizarres. Dans la plaine, des terres cultivées, des vignes, des luzernes, des labours, des prairies, découpés en parcelles régulières, semblent une gigantesque carte d’échantillons de nouveautés. Des habitations dispersées, des métairies, des cabanons, sous un bouquet d’arbres ou à l’ombre de noyers, laissent entrevoir leurs murailles blanches et les toitures rouges des granges. Le soleil fouille cet immense paysage, accuse les ravins aux flancs des coteaux, obombre les mouvements de terrain, fait briller les toits d’ardoise des châteaux, précise les arêtes des pignons et allonge l’ombre des grands peupliers, sur les prés verts, d’où montent parfois, comme un écho affaibli, les meuglements d’une vache au pâturage. Tout à l’extrême fond des vallées, la Dordogne aux eaux bleues, et la Vézère aux eaux vertes, décrivant des courbes majestueuses, sortent des profondeurs de l’horizon incertain, comme de monstrueux serpents dont les écailles brillent au soleil, et viennent au bas de la colline, sous nos pieds, marier leurs flots devant l’antique Limolh, la forteresse gauloise.

Il ferait bon avoir là, sur ces hauteurs, loin de la foule, une petite maison où se reposer des fatigues de la vie et oublier, en contemplant ce spectacle enchanteur, nos vaines agitations et les tristesses contemporaines…

Mais, bah ! en avant ! comme disait Nicole, nous avons l’éternité pour nous reposer. Toutes nos misères, d’ailleurs, ne sont rien au prix de celles du passé, et nous ne les trouvons si pénibles, que parce que le bien-être et la sécurité nous ont rendus, — au moral comme au physique, — douillets et geignards.

Je reste là longtemps, sondant avec la jumelle tous les détails de ce merveilleux paysage, puis nous redescendons.

Avant de repartir, nous nous arrêtons un moment sur le pont de la Dordogne. Des bœufs entrent dans la rivière pour s’abreuver. Après avoir bu, ils relèvent la tête et regardent de côté, tandis que l’eau tombe par filets de leur mufle puissant. Un peu en amont est amarré un mauvais bateau de pêcheur ; et, en face, sur l’autre rive, des lavandières battent bruyamment leur linge. Au-dessus, comme fond, les maisons étagées de la petite ville. On dirait un vieux tableau d’un maître classique.

Au loin, le grondement sourd d’un train sur la ligne de Bergerac…

Puis je me mets à rêver et des souvenirs historiques me remontent à la mémoire. C’est là qu’au temps de la Fronde, la princesse de Condé et le duc d’Enghien son fils, fuyant la cour, reçurent l’hospitalité avec le duc de Bouillon, Larochefoucauld et les huit cents gentilhommes de leur escorte qui venaient de culbuter, près de Terrasson, la cavalerie de La Valette postée pour leur barrer le chemin de Bordeaux. C’est cette même ville que Jean d’Argentan, maréchal de France, prit à la barbe de Richard, frère du roi d’Angleterre, en 1224. Et, en remontant plus avant dans le passé, je vois les barques normandes ancrées sur la rivière, tandis que les pirates aux cheveux blonds saccagent la ville avant d’aller incendier le monastère de Paunat…

Mais j’allais oublier la belle demoiselle de Limeuil, fille d’honneur de Catherine de Médicis, qui accoucha un peu intempestivement dans le cabinet de la reine…

— Est-ce que tu veux prendre racine là, père ?

— Non, mon fillot.

Et nous remontons le chemin de halage de la Vézère pour revenir au Bugue, distant de six kilomètres. Jolie promenade coupée par une sieste à l’ombre d’un frêne.

Le lendemain, nous partons pour Siorac, où nous prenons le train qui remonte vers Sarlat en suivant la Dordogne. Sur la rive droite, des collines dépouillées, corrodées par les pluies qui y ont tracé des sillons capricieux, quelque chose comme des rides de vieillesse, étalent leurs sauvages horreurs. Au sommet, des rochers aux formes tourmentées, rompent la monotonie de ces mamelons chauves, où croissent parfois quelques chétifs chênes-verts, restés là comme pour attester la possibilité du reboisement. Sur la rive gauche, les coteaux sont moins nus et, parfois même, bien boisés. Les habitations éparses dans la plaine, au milieu de cultures variées, se chauffent au soleil qui dissipe la buée légère qui s’élève des terres fraîchement labourées.

Saint-Cyprien, ancienne ville close, se montre bien éclairée avec le haut clocher gris de l’ancienne abbaye qui la domine. Près de là est le lieu de Fages, où Montluc passa la Dordogne, à la queue de l’armée protestante qu’il joignit à Vern où, avec Burie, il la mit en déroute.

Château de Beynac

La machine siffle, le train se remet en marche et passe au pied des hautes collines où est planté le château des Mirandes. Sur la rive droite, voici maintenant la vieille forteresse féodale de Beynac, une des quatre baronnies du Périgord, assise massive sur un haut rocher qui surmonte des escarpements gigantesques. Des fenêtres de l’immense salle où se sont tenus les États du Périgord, on domine au loin la vallée de la Dordogne, semée de châteaux. C’est sur la rive gauche, au pied des coteaux, dans un fouillis d’arbres, le castel de Fayrac, puis Marqueyssac et les Mirandes. Au-dessus de Feyrac, à l’extrémité d’un haut promontoire rocheux qui domine à pic la vallée, se dressent fièrement les ruines de Castelnau, ancienne seigneurie de la famille de Laforce. Que de fois, du haut de la grosse tour découronnée de ses créneaux, j’ai admiré la belle Dordogne, la Dordonæ flumen des anciens titres, déroulant à travers la plaine, de Dome à Beynac, ses eaux d’un bleu d’azur, et rasant, en passant, les murailles calcaires de La Roque-Gajac.

Château de Castelnau

Au pied du coteau de Castelnau, débouche le vallon du Céoü, clair petit ruisseau aux truites délicieuses, qui vient se perdre dans la Dordogne. Les maisons du petit bourg de Castelnau, étagées sur la pente roide du coteau, et séparées par des ruelles et des sentiers pierreux en lacet, semblent monter à l’assaut de la vieille forteresse prise par Simon de Montfort en 1214, et que l’auteur de l’Histoire des Albigeois appelle l’Arche de Satan, — Arca Satanæ.

De la station de Vézac on va à Dome par un courrier. Le Mont-Dome est un étroit plateau orienté de l’Est à l’Ouest. À la pointe du plateau, du côté du couchant, dominant le vallon du Gouzou, sont les ruines du château rasé par Simon de Montfort, reconstruit depuis et démoli de nouveau. Autour se groupent, au pied du coteau, les maisons de Dome-Vieille ; et tout dans le vallon, Cénac, ancien prieuré dont, en 1304, le prieur fut excommunié par Bertrand de Goth, archevêque de Bordeaux, — le futur pape Clément V, — pour l’avoir reçu, et sa suite, avec des bastons, des estocs, des épieux et autres engins peu ecclésiastiques, lors de la visite du diocèse qu’il faisait comme métropolitain.

Porte des Tours de Dome

La ville, fondée par Philippe-le-Hardi, est située à l’extrémité est du plateau et sur la pente roide qui regarde le Midi. Elle a conservé une bonne partie de ses anciennes murailles et quatre portes : de la Poissonnerie, Del Bosc, de la Combe et la porte des Tours, très belle celle-ci, dont la courtine et les deux tours sont construites en appareil de bossage. Sous la porte on remarque les rainures de la herse et, dans le corps de garde attenant, des inscriptions, des dessins grossiers, calvaires et autres, tracés au couteau par des soudards otieux.

Calvaire de la Porte des Tours de Dome

Au sommet du plateau, près de l’église, est la promenade de la Barre qui avance jusqu’aux rochers à pic qui dominent la Dordogne à une hauteur de quelques quatre cents pieds. Ni mur, ni balustrade, ni parapet, rien ; un pas de plus et on tomberait dans le vide. Une petite plate-forme, taillée sur un rocher en saillie, portait autrefois une coulevrine braquée sur la rivière pour assurer, croit-on, la perception des droits de péage. Les trous creusés au ciseau pour l’établissement de l’affût sont encore visibles.

De l’extrémité de la Barre, on a une vue splendide. La Dordogne, après avoir formé l’immense boucle de Turnac, descend en serpentant, rasant les murailles rocheuses des coteaux, ou se déroulant à travers la plaine. Tantôt elle écume sur des pointes de rochers, bouillonne sur les galets, court dans les rapides, ou dort dans les profonds. Ça et là, des îlots de gravier où poussent des saules, et des bras morts couverts d’herbes aquatiques. Dans la vallée bordée de prairies vertes, les maisons blanches, les métairies, semblent à cette hauteur vertigineuse, des jouets d’enfant, et les bœufs qui paissent le long des chemins de halage ont l’air d’être sortis d’une arche de Noé d’étrennes. Tout en amont, dans la boucle, sur des rochers surplombant la rivière, sont les restes du château de Montfort, ancien lieu principal d’un comté de ce nom, qui, avec Aillac, avait son papier timbré particulier. En face de Dome, dominant la rivière, Vitrac, où était une ancienne forteresse démolie au quatorzième siècle par les gens de Sarlat. Plus bas, La Roque-Gajac, le pittoresque village, montre ses maisons collées aux rochers comme des nids de martinets, et, au-dessus, les ruines d’un château des évêques de Sarlat. Enfin, plus en aval, sur la hauteur, au centre d’un massif contourné par la Dordogne, le calvaire de Marqueyssac.

Et dans l’éloignement des collines semées de boqueteaux de chênes-verts, qui s’étagent jusqu’au faîte de la ligne de partage des eaux de la Vézère et de la Dordogne, des villages, des maisons isolées, posées sur des croupes, brillent au soleil, tandis que sur les sommets, d’anciennes gentilhommières pointent leurs poivrières dans le ciel bleu, et que, sur les crêtes rocheuses, des ruines et de vieux pans de murs étalent leurs pierres brûlées par le soleil des siècles.

Il faut voir ce paysage, inondé d’un soleil aveuglant qui accentue les ombres et fait ressortir les parties lumineuses ; ou bien lorsque le brouillard matinal couvre la plaine et la fait ressembler à un vaste lac dont les coteaux éclairés semblent les rives ; ou bien encore, la veille de la Saint-Jean, lorsque dans l’obscurité brillent, dispersés sur ce vaste horizon, des milliers de feux.

J’aurais voulu revoir ce magnifique paysage et cette vieille ville, ancienne frontière de France, tant de fois assaillie, qui repoussa Pembrock, Chandos, Robert Knolle et dont plus tard le maréchal de Sancerre chassa les Anglais. J’aurais voulu revoir la vieille place de La Rodo, au nom sinistre, où était un atelier monétaire ; et le fort du Gal, et la maison où logea le maréchal de Thémines qui reçut le bâton fleurdelisé pour avoir arrêté le prince de Condé, et la Crozo-Tencho où le fameux Geoffroy de Vivans se mit en embuscade lorsqu’il surprit la ville en 1588 ; mais je n’en ai pas eu le loisir.

J’essaie, par cette description, de donner au fils une idée de cette ancienne ville. Et, à propos de Vivans, je lui raconte qu’un jour j’ai escaladé les rochers près de la Barre, tout comme un soldat du vaillant capitaine huguenot. Je n’avais aucune raison de faire cette entreprise, sinon pour me démontrer à moi-même qu’elle était faisable et éprouver mes forces. J’avoue qu’à un certain moment, debout sur un rebord de rocher de la largeur de mon pied, et collé contre la muraille du roc à pic, ayant au-dessous le vide, ne pouvant ni avancer ni reculer, ne pouvant redescendre et ne sachant comment monter, j’ai un peu regretté ma témérité. Mais enfin, en m’accrochant à des aspérités, en me cramponnant à des brindilles que je tremblais de voir céder, avec beaucoup de peine je suis arrivé en haut. Mais dans quel état ! les mains saignantes, la figure éraflée et les vêtements déchirés par les ronces et les épines. Mon pantalon surtout était resté en partie dans les ronciers, tellement qu’il me fallut en envoyer chercher un autre pour rentrer décemment chez moi.

Folies de jeunesse ! heureux si l’on n’en faisait pas d’autres.

Tandis que je conte ceci au garçon, le train file. De Vézac il s’est engagé dans un massif rocheux désert et boisé ; un quart d’heure après nous arrivons à Sarlat.

Je ne m’arrête que le moins possible dans les villes que je connais déjà. Nous repartons donc de Sarlat pour Montignac. La ligne traverse un pays sauvage et triste. D’immenses taillis de châtaigniers s’étendent à perte de vue et couvrent les coteaux et les fonds. Dans quelques combes étroites et solitaires, un méchant pâtis marécageux, achève de donner son caractère à ce paysage désolé. Au loin, dans une éclaircie s’entrevoit parfois une maison basse et grise, couverte en pierres plates, aux ouvertures encadrées d’un badigeonnage au lait de chaux : c’est bien là le Périgord noir.

Dans cette contrée à l’aspect morne, les stations neuves, dans tout l’éclat de la blancheur de la pierre de Chancelade détonnent un peu. Le train s’arrête successivement à Proissans, Salignac, Saint-Geniès, puis aux Payssets. Ici la station est provisoirement établie dans une guérite à l’extérieur de laquelle sont suspendues la pendule et l’ardoise règlementaires. Le chef de station communique des papiers au chef de train, sur la margelle du puits.

Le train repart et, un peu plus loin, s’engouffre avec fracas dans les ténèbres du tunnel du Doiran. Au sortir du souterrain, la ligne laisse à gauche le château de la Filolie, suit le petit vallon du ruisseau du Moulinot, passe au-dessous du castel du Planchat et vient déboucher dans la vallée de la Vézère.

Montignac apparaît, à cheval sur la rivière, avec ses maisons groupées sur les deux rives, au-dessus desquelles flotte une légère fumée bleue. Celles de la rive droite, au-delà des quais, escaladent le coteau rocheux dans un fouillis de verdure ; et tout en haut, les dominant, se dressent les restes de la vieille forteresse ruinée par Boucicaut et la Révolution.

Ruines du château de Montignac

C’est là que Bertrand de Born allait faire l’amour à la belle Maënz :

Maenz voulguet flouca lou Troubayre en renoum
Sur lou code d’amour, juret à l’assemblado,
Qué degun se devio boutà din la pensado,
D’avey soun gente cœur, perqué d’ourenavan,
Bertrand de Born sério soun chivalié servan.

Ainsi le raconte Clédat, le poète montignacois, après d’autres.

En arrivant, nous descendons chez un vieil ami où nous sommes chaleureusement accueillis et puis nous allons prendre un bain.

Nous avons passé deux jours à Montignac, où je retrouve de vieux amis et force anciennes connaissances. La jolie petite ville s’est agrandie et embellie depuis que je l’ai quittée. Des améliorations ont été réalisées, entre autres l’éclairage à l’électricité. Et puis c’est toujours sa situation charmante qui la fait aimer des étrangers ; c’est toujours la même vue ravissante qu’on a du pont, en aval comme en amont.

Château de Losse

Après avoir baigné le pied du coteau escarpé de l’Arzême, où les amoureux vont cueillir le muguet à la saison, la Vézère descend lentement en décrivant de gracieuses courbes. Après avoir passé en face de Féletz, qui rappelle le célèbre critique des Débats, elle reçoit la Laurence au nom poétique, près de l’emplacement de l’ancienne église Saint-Pierre ; et, séparant des rives à l’aspect riant, arrive à Montignac. En entrant, elle tombe avec des flots d’écume du barrage de l’usine électrique : puis après avoir réfléchi les pittoresques maisons à galeries, soutenues par des piliers qui trempent dans ses eaux, et les belles habitations et les jardins en terrasse de la rive gauche, elle se précipite sous les arches du pont. En aval, elle coule plus lentement, ombragée par les arbres des parcs qui se penchent sur la rive et assombrissent la teinte verte de ses eaux profondes. Plus loin, elle bouillonne sur les galets, reçoit les eaux d’azur du gouffre du Bleufond, passe devant l’ancien prieuré de Brenac, sous la terrasse en encorbellement du château de Losse et sous le rocher surplombant de Belcayre, d’où s’échappent, de boulins naturels, des volées de pigeons sauvages. Continuant sa course, elle passe devant Sergeac, ancienne commanderie de Saint-Jean, et ensuite tout proche du château de Clérans. Puis elle s’étale sur la grève au port de Saint-Léon, forme le cingle de la côte de Jaures et coule sous la roche Saint-Christophe où sont les ruines du château construit au dixième siècle par l’évêque Frotaire pour défendre le pays des incursions des Normands. Au delà, elle réfléchit dans ses eaux les célèbres rochers préhistoriques du Moustier et descend vers les Eyzies en passant à Tursac et sous les tours du petit castel de Marzac ; toujours belle dans son cours, toujours variée, avec des dormants, des maigres, des pointes de rochers couverts d’écume, et des rives tour à tour riches, fertiles, cultivées, des gorges rocheuses, resserrées, boisées, et des ruines fièrement campées sur des falaises gigantesques ou des puys abrupts.

Belcayre
Clérans (Saint-Léon)

Et, soudain, tandis que je revoyais tout cela par la pensée, le refrain de la chanson de Clédat vint chanter dans ma mémoire :

Couneissen gaire la Vezero,
Lous que s’en van courre bien loun ;
Urous ei lou que se lesero,
A segre coustal ou valloun
Lou loun
De la Vezero !

En montant au château, on remarque une plaque de marbre, sur la maison où naquit le philosophe Joubert, le 7 mai 1754. Plus haut, en suivant un petit chemin pierreux qui monte sur la hauteur où était situé l’ancien prieuré de Saint-Thomas, on trouve, encore ouverte, la tranchée de Boucicaut. C’est par là que le maréchal battit la place avec ses canons et ses machines de guerre. Quoique fortement endommagé par deux mois de siège, le château conserva des restes assez importants et fut suffisamment réparé, pour qu’on y ait tenu les États du Périgord en 1560, 1597 et 1601.

Castel de Marzac

Sur la rive gauche, une rue Lachambaudie rappelle le souvenir du fabuliste connu. J’ai une fable qu’on m’a donnée comme une de ses œuvres inédites : malheureusement elle est trop naturaliste pour être logée ici.

Après deux agréables journées passées à Montignac, nous reprenons le train pour Hautefort. La voie qui suit le bas du coteau de l’Arzême a coupé court à une dévotion naissante, en enlevant une simili-grotte de Lourdes, où des plaques de marbre constataient déjà des miracles, — ou quelque chose d’approchant.

Sur cette vieille terre du Périgord on rencontre à chaque pas des souvenirs historiques. Voici Sauvebœuf où fut relégué Mirabeau, par une des nombreuses lettres de cachet que lui prodiguait son père, l’Ami des hommes. Le château actuel est bâti sur l’emplacement d’un autre, rasé, selon la tradition, pour crime de rébellion du seigneur.

Sauvebœuf a une légende. En la publiant dans une revue, j’ai dit en note que cette démolition du château primitif a pu avoir lieu au temps où le marquis de Sauvebœuf servait dans les troupes de la Fronde. Depuis, j’ai vu dans l’Histoire de la guerre de Guyenne, du colonel Baltazar, que le marquis avait un commandement dans l’armée royale, sous le comte d’Harcourt, et qu’il fut même frotté d’importance dans un combat livré à la Combe-des-Dames, près de Périgueux, par ce colonel qui commandait en cette rencontre les troupes du prince de Condé.

J’ai cru alors avoir été induit en erreur ; mais ce n’est qu’une question de date, car avant d’être mazarin, le marquis de Sauvebœuf avait été frondeur : ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on retourne sa veste.

Dans la cour du château, on voit une fontaine modestement monumentale. Un rapport officiel du maire de Montignac, en date de l’an 1810, constate qu’il y avait, dans les bassins, des statues représentant des sirènes, qui jetaient très indécemment l’eau d’une source dès lors perdue. À l’intérieur, dans une salle, est un plafond peint, dit-on, par le célèbre Philippe de Champagne.

Sur la rive droite de la Vézère qui baigne les murs du château, tout en face et fermant la vue, s’élèvent en pente très roide de hauts mornes gris, arides, rocailleux, usés, brûlés par le soleil, ravinés par les pluies, qui ont un aspect de désolation sauvage non sans caractère : C’est le Guern.

Après Sauvebœuf, la ligne franchit la rivière, pour éviter le Bout-du-Monde, nom ambitieux donné à de hautes murailles de rochers qui viennent tomber à pic dans les eaux et barrent le passage. Puis les hauteurs escarpées de l’Escaleyrou au nom significatif, bordent la rive gauche de la rivière,

Plus loin, sur la droite, on aperçoit le château de la Fleunie au pied des coteaux boisés de la forêt de Coly, appartenant jadis à l’abbaye de Saint-Amand. Au-dessus, c’est le village de Monrival, renommé depuis longtemps pour ses fromages de chèvre, comme en témoigne Clédat :

…Lous froumageis blancs que dégun not mespréso,
D’acquéous qu’enquero huey se fan à Morival.

Le train roule. Au confluent du Coly aux bonnes truites, avec la Vézère, voici Condat, sa vieille église et son château ; Condat, ancienne commanderie de Malte et maison principale de l’ordre en Périgord.

À la station, le train emprunte la ligne de Périgueux à Brive jusqu’à Terrasson où on arrive à 11 h. 37. Là, il faut attendre jusqu’à 1 h. 45 ; soit 2 h. 8. Ne nous plaignons pas cependant ; en venant d’Hautefort, on séjourne 2 h. 28 dans les lieux où St-Sour exerça la profession d’ermite. Sans doute Terrasson est une agréable petite ville, mais peut-être les voyageurs se contenteraient-ils d’un arrêt moindre.

Ce raccordement de la ligne de Nontron à Sarlat, fait à Terrasson, est une des plus jolies farces qu’on ait faites au public bénévole que nous sommes tous. Jadis lorsqu’une ligne en coupait une autre, les voyageurs qui avaient affaire sur la ligne traversée, descendaient à la station d’intersection et prenaient le premier train montant ou descendent. Ici rien de pareil ; le train de Nontron à Sarlat prend la ligne de Périgueux à Brive et se repose à Terrasson deux heures, et même deux heures et demie, ce qui permet aux voyageurs d’aller visiter la ville, d’y déjeuner ou d’y consommer quelques bocks ou apéritifs, selon l’heure.

Certainement les intérêts des aubergistes et des débitants terrassonnais, sont très respectables ; mais, si j’osais, je dirais que ceux des voyageurs qui ont pris le train pour se rendre rapidement de Nontron à Sarlat, ou de Sarlat à Nontron, ne le sont pas moins. Pendant que les cafetiers du Pas-Bruzat font leurs affaires, eux ne font pas les leurs.

Cette combinaison étrange et anormale, se complique d’une illégalité de la Compagnie d’Orléans, qui, sur la ligne de Nontron à Sarlat avec embranchement sur le Burg, a organisé des trains de Nontron à Brive, et d’Hautefort à Sarlat ; alors qu’elle devait établir des trains allant directement de Nontron à Sarlat, et d’autres d’Hautefort à Brive, par l’embranchement du Burg. Si les députés et les sénateurs ont voté la construction d’une ligne de Nontron à Sarlat, c’était apparemment pour qu’il y eût une communication directe entre ces deux villes.

Cette même combinaison s’aggrave encore de ce fait, qu’il n’y a pas de correspondance entre les trains. Ainsi, un voyageur allant de Nontron ou de Thiviers, à Sarlat, est obligé de prendre le train qui va sur Brive, de descendre à Hautefort, et là, d’attendre deux heures le départ du train qui se forme pour Sarlat ; après quoi, il stationne encore deux heures et demie à Terrasson avec ce train étonnant. En sorte que, dans un trajet de 126 ou même de 97 kilomètres, il y a une perte de temps de quatre heures et demie, le double du temps qu’il faudrait pour faire l’entier parcours.

Ce qui peut s’appeler un comble, c’est que les habitants de Montignac qui vont à Périgueux en sont réduits à regretter le temps des omnibus, Il leur faut stationner à Condat deux heures de plus qu’autrefois. Ah ! par exemple, pour aller à Terrasson et dans la Corrèze où ils n’ont que faire, ils ont toutes les facilités.

Décidément, c’est une belle chose que les influences de clocher appliquées au tracé des chemins de fer ; je ne veux pas ajouter : et à leur horaire.

Je voudrais que les auteurs de ce raccordement malheureux entendissent les bénédictions des voyageurs chaque jour ; les oreilles doivent terriblement leur tinter. Enfin, ces deux mortelles heures sont écoulées. La machine a passé sur la plaque tournante et est venue prendre la queue du train qui en devient la tête : manœuvre bien naturelle, n’est-ce pas, qui se répète six fois par jour. Puis le train se met en marche revenant sur ses pas ; nous secouons la poussière charbonneuse de nos habits, sur la capitale du Terrassonnais, et bientôt nous voici dans le pittoresque vallon de l’Elle.

Ici, la nature du terrain change ; des calcaires du Guern et de l’Escalayrou on passe aux grès houillers de Charpenet, puis à des schistes ardoisiers d’un bleu verdâtre…

Mais avant de continuer, comme je ne veux pas me donner les gants d’être un savant, j’avoue ingénument que j’ai pris tous ces renseignements sur la belle carte géologique de la ligne, dressée par mon excellent ami Ch. D… Ceci dit, je reprends :

À mesure qu’on avance, le vallon se resserre en gorge profonde entre de hauts coteaux abrupts et rocheux, tantôt boisés, d’autres fois dénudés. Au fond de ce ravin sauvage, l’Elle court en bouillonnant sur des lames schisteuses. La pauvre n’est pas gonflée en ce moment ; son bassin n’est pas grand, car elle naît entre Saint-Robert et Ayen, et il y a si longtemps qu’il n’a plu ! Au-dessus de son lit profondément encaissé, passe la ligne, tantôt à droite, tantôt à gauche, coupant le flanc des coteaux en tranchée, les perçant en souterrain, ou franchissant la petite rivière sur un viaduc. Quelquefois, entre deux coteaux couverts de châtaigniers, on aperçoit une colline qui se dresse à l’arrière-plan.

Un petit ruisseau, la Rebeyrolle, vient se jeter dans l’Elle, au pied des ruines de Muratel. À la cime d’un mamelon irrégulier et à pic, se dressent des murailles presque frustes, en moellons de schiste. Ces ruines ont la forme générale d’un ovale irrégulier, de plus de cent mètres, interrompu par une brèche qui permet de pénétrer dans l’enceinte. Une sorte de chemin de ronde entoure les murs, et des fossés à moitié comblés séparent le château de la colline. Du côté de l’Elle, l’ensemble domine des pentes d’une roideur qui m’a terriblement fait souffler un certain jour. Point de porte ni de fenêtres à ce qui reste de cet étrange castel ; quelques meurtrières représentent toutes les ouvertures.

Ruines du château de Muratel

Ainsi que tout vieux château qui se respecte, Muratel a sa légende ; il en a même deux. Comme elles ne sont pas très intéressantes, je ne les rapporterai pas ; j’aime mieux faire connaître ce fait piquant, qu’il y a vingt ou trente ans, je ne puis préciser en ce moment, un homme de foi robuste tenta de former une société par actions, pour chercher un prétendu trésor caché dans ces ruines hantées par les oiseaux de nuit.

Le train marche à une modeste allure, dominant le fond du ravin resserré entre des coteaux accidentés d’où sortent des rochers lamelleux. Ça et là sur le bord de l’Elle, une maison, un petit moulin, et au-flanc des coteaux des carrières d’ardoise grossière. Puis aux approches de Villac on entre dans les terrains rouges. À la rencontre de l’Aucherel et de l’Elle, le vallon s’élargit et voici le petit bourg épars sur les derniers contre-forts des coteaux et descendant jusqu’aux prés. De vieilles maisons bâties en grès rouge, et coiffées de toitures aigües en ardoises du pays, d’une curieuse physionomie avec leurs galeries de bois et leurs auvents, s’élèvent sur un renflement du sol, sur un petit plateau, au hasard des accidents de terrain. Au-dessus, les dominant, l’ancien repaire noble de Villac, à peu près ruiné, mais faisant encore un certain effet avec ses terrasses et une tour en assez bon état. Au-dessus encore, comme fond de tableau, des coteaux couverts de châtaigniers. L’aspect de ce petit bourg de Villac est pittoresque et agréable. Avant le chemin de fer personne n’y venait, éloigné qu’il était des grandes voies, et caché dans un pays sauvage entre des hauteurs couvertes de bois. Aussi n’a-t-il rien de banal ; rien si ce n’est maintenant la station d’une blancheur crayeuse, qui jure dans ce paysage aux teintes adoucies.

En quittant Villac, le train suit des fonds boisés et déserts. À mesure qu’on approche du Limousin, l’automne s’accuse plus que dans les pays de Causse. Les feuilles des bois ont déjà pris des teintes jaunes, bistres, grisâtres, et commencent à tapisser les taillis. Puis cette approche s’annonce encore par la nature des essences. Des trembles aux feuilles frissonnantes qu’un souffle va détacher, se mêlent aux chênes ; et dans les massifs, des bouleaux aux feuilles devenues rares, brillent sous leur écorce argentée. Quelquefois, dans une éclaircie, on aperçoit au loin une maison qui disparaît rapidement. Par endroits, un sentier sort des bois et vient s’arrêter au bord de la voie qui l’a coupé. Dans de petites combes, entre deux ondulations de terrain, s’allongent des prés humides, fréquentés à la saison du passage par les bécasses qui viennent, au clair de lune, fouiller le sol de leur long bec.

Le train s’enfonce dans le souterrain de Puy-Redon, et, tout à la sortie, se trouve la station de Coubjours. Depuis Villac, nous sommes dans les grès rouges et nous y serons jusqu’à Hautefort, dont la colline calcaire marque la séparation des deux natures de terrain. La machine siffle et repart, et le train file dans des vallons froids, aux pacages maigres, encadrés de peupliers aux feuilles jaunies qui montent dans l’air comme des fusées d’or ; ou bien bordés de grands taillis où se montrent parfois de chevreuils venus de la forêt de Born. Dans des plis de terrain, au-dessous de Badefols, naît la Lourde, ruisseau profondément encaissé, à sec l’été, torrentueux l’hiver. Ce mauvais petit cours d’eau rouge, jusqu’à la rencontre du ruisselet innommé qui descend des prés du château de la Salle, forme la limite entre le Périgord et le Limousin, — sauf toutefois le bon plaisir de Messieurs les félibres de la Corrèze.

Enfin, à la sortie d’une courbe, le vallon de la Lourde s’élargit, et tout en face, sur la haute colline, apparaît la masse du château moderne qui a remplacé la vieille forteresse de Bertrand de Born qui vit en même temps deux rois devant ses murailles, Henri II d’Angleterre et Alphonse d’Aragon.

Vue du château d’Hautefort

C’est avec plaisir qu’après une absence de quinze jours nous rentrons à la maison où nous attend la famille. Il n’est pas jusqu’aux bêtes familières, chien, chats, que je ne sois content de retrouver ; même un petit coq nain qui vient se percher sur mon poing comme un oiseau de volerie.

Pourtant que ce vagabondage a de charmes, et que de choses je regrette de n’avoir pas vues : Le château des Bernardières, d’où le connétable Du Guesclin chassa les Anglais et d’où, selon une vieille tradition, partit un cadet de la maison d’Authon, qui devint le fameux corsaire renégat Kaïr-Eddin Barberousse ; puis le tombeau de ce grand effronté de Brantôme à Richemont ; Villefranche-de-Longchapt et ses vieux murs ; le château de Montaigne, celui de Biron ; le cloître de Cadouin ; toute la vallée de la haute Dordogne, au-dessus de Dome ; et tant d’autres choses encore.

Mais il faut savoir se borner. J’ai vu avec plaisir certaines parties du Périgord que je ne connaissais pas ; et, surtout, j’ai été heureux de retrouver au cours de cette excursion, de vieux amis et d’anciennes connaissances ; c’est beaucoup.

Encore faut-il que je me félicite d’une chose, c’est de n’avoir rencontré nulle part sur mon chemin, la Cimex ou Acanthia lectularia des savants, qui est à dire pour les bonnes gens comme moi, la féroce et autochthone punaise des lits.


Novembre 1899.