Carnet du Soldat

La bibliothèque libre.

CARNET DU SOLDAT



I

LE « MANUEL » DU SOLDAT


Ne les craignez donc point ; car il n’y a rien de caché qui ne doive être découvert, ni rien de secret qui ne doive être connu.

Ce que je vous dis dans les ténèbres, dites-le dans la lumière ; et ce que vous entendez qu’on vous dit à l’oreille, prêchez-le sur les toits des maisons.

Et ne craignez point ceux qui suppriment la vie du corps, et qui ne peuvent faire mourir l’âme ; mais craignez plutôt celui qui peut perdre l’âme et le corps dans la géhenne.

Matthieu, X, — 26, 27, 28.
Mais Pierre et les autres répondirent : « Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes. »
Actes, V, — 19.


Tu es soldat, on t’a appris à tirer, à te servir de la baïonnette, à marcher, on t’a appris la gymnastique et la « littérature[1] », on t’a conduit aux exercices et aux revues, peut-être même as-tu été à la guerre, as-tu combattu les Turcs et les Chinois, en te conformant à tout ce qu’on t’a prescrit. Et l’idée ne t’est pas venue de te demander : Ce que je fais, est-ce bien ou mal ?

Mais, voilà que ta compagnie ou ton escadron, reçoit l’ordre de se mettre en marche et de prendre les cartouches de campagne. Tu pars, en chemin de fer ou à pied, sans chercher à savoir où l’on t’envoie.

On t’amène dans un village ou dans une fabrique et de loin, tu vois fourmiller, sur la place, la population du village ou de la fabrique : des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards. Le gouverneur de la province, le procureur avec la police s’approchent de la foule et disent quelque chose. D’abord la foule se tait, puis elle commence à crier de plus en plus fort, et les autorités s’éloignent. Et tu devines que ce sont des paysans ou des ouvriers de fabrique qui se révoltent et qu’on t’a amené là pour les réduire.

Les chefs, plusieurs fois, s’approchent et s’éloignent de la foule, mais les cris deviennent de plus en plus forts, les chefs parlent entre eux et l’on te donne l’ordre de charger le fusil avec les cartouches de guerre. Tu vois devant toi des gens semblables à ceux parmi lesquels tu es recruté, des hommes en armiaks, en pelisses courtes, en laptis[2], et des femmes, en camisoles, en mouchoirs, pareilles à ta femme ou à ta mère.

On t’ordonne de tirer un premier coup au-dessus de la foule, mais la foule ne se disperse pas et crie encore plus haut ; alors on t’ordonne de tirer pour de bon, pas au-dessus des têtes, mais droit au milieu de la foule.

On t’a insinué que tu n’es pas responsable de ce qui résultera de ton coup de fusil. Mais tu sais que cet homme, qui tombe ensanglanté, c’est toi qui l’as tué et non pas un autre, et tu sais que si tu n’avais pas tiré, l’homme ne serait pas tué.

Que dois-tu faire ?

C’est peu, si dans ce cas tu abaisses le fusil et refuses de tirer sur tes frères, car demain la même chose peut se répéter, et c’est pourquoi, que tu le veuilles ou non, il te faut réfléchir et te demander ce qu’est cette condition de soldat qui t’entraîne jusqu’à tirer sur tes frères sans armes ?

Dans les évangiles il est dit que non seulement il ne faut pas tuer ses frères, mais qu’il ne faut pas faire ce qui conduit au meurtre. Il ne faut pas se disputer avec son frère, il ne faut pas haïr ses ennemis, mais les aimer.

Dans la loi de Moïse, il est dit très nettement : « Tu ne tueras point, » sans qu’aucune équivoque vienne indiquer qui l’on peut tuer ou non. Et dans les règles qu’on t’a enseignées, on dit que le soldat doit exécuter tous les ordres de son chef, sauf ceux qui seraient dirigés contre le tzar, et dans l’explication du vie commandement on dit que bien que ce commandement défende de tuer, celui qui tue l’ennemi à la guerre ne pèche point contre ce commandement[3]. Dans le Manuel du Soldat affiché dans toutes les casernes et que tu as lu souvent, il est dit comment les soldats peuvent tuer des hommes : « Si trois se jettent sur toi, perce le premier, tue le deuxième à coups de fusil, enfonce la baïonnette dans le troisième… Si la baïonnette se brise, frappe de la crosse ; si tu ne peux pas par la crosse, frappe à coups de poing ; si les poings sont fatigués, mords à pleines dents[4] ».

On te dit que tu dois tuer parce que tu as prêté serment, et que les chefs seront responsables et non toi du meurtre que tu commettras. Mais avant de prêter serment, c’est-à-dire avant d’avoir promis aux hommes de faire leur volonté, déjà tu étais obligé sans serment, de remplir en tout la volonté de Dieu, de celui qui t’a donné la vie, et Dieu ne t’ordonne pas de tuer.

Ainsi, tu ne pouvais nullement prêter serment de faire tout ce que les hommes t’ordonneront. C’est pourquoi, dans les évangiles (Matthieu, V, — 34), il est dit explicitement : « Ne jurez point du tout… » « … Mais que votre parole soit : oui, oui ; non, non ; ce qu’on dit de plus vient du malin. » La même chose est dite dans l’épître de Jacques, V, — 12 : « … Mes frères, ne jurez point ni par le ciel, ni par la terre… etc. » Ainsi le serment lui-même est un péché, et ils mentent grossièrement, quand ils te disent que les chefs et non toi seront responsables de tes actes. Ta conscience peut-elle n’être pas en toi ? Peut-elle être chez le porte-enseigne, le sous-officier, le capitaine, le colonel, ou chez n’importe qui ? Personne ne peut décider pour toi ce que tu peux et dois faire, et ce que tu ne peux pas et ne dois pas faire. Et l’homme est toujours responsable de ce qu’il fait. Le péché de l’adultère n’est-il pas beaucoup de fois moins grave que le meurtre, est-il possible qu’un homme dise à un autre : « Commets l’adultère, je prends sur moi ton péché parce que je suis ton chef. »

La Bible raconte qu’Adam pécha contre Dieu et lui dit que sa femme lui avait ordonné de manger la pomme. La femme déclara avoir été séduite par le diable. Dieu ne justifia ni Adam, ni Ève et leur déclara qu’Adam serait puni pour avoir écouté sa femme, et que la femme serait punie pour avoir obéi au serpent. Et il ne les justifia pas, mais il les punit. Dieu ne te dira-t-il pas la même chose quand tu tueras un homme et diras ensuite que c’est le capitaine qui te l’a ordonné ?

On voit la tromperie par cela même que dans le règlement, où il est dit que le soldat doit exécuter tous les ordres des chefs, ces paroles ont été ajoutées : « Sauf les ordres qui sont au détriment du tzar. »

Si avant d’exécuter les ordres de son chef, le soldat doit décider si cet ordre n’est pas contre le tzar, alors, comment donc, avant d’exécuter l’ordre des chefs, ne doit-il pas se demander si ce que lui ordonne son chef n’est pas contraire au tzar suprême, Dieu ? Et il n’y a pas d’œuvre plus contraire à la volonté de Dieu que le meurtre. C’est pourquoi tu ne peux pas obéir aux hommes, s’ils t’ordonnent de tuer d’autres hommes ; et si tu obéis et tues, tu fais cela seulement pour ton avantage, pour n’être pas puni. De sorte qu’en tuant par ordre du chef, tu es un assassin comme le brigand qui tue un marchand pour le voler.

Le brigand était séduit par l’argent, et toi tu agis pour ne pas être puni par les chefs et recevoir une récompense. Toujours l’homme répond lui-même de ses actes devant Dieu.

Et aucune force ne peut, comme le veulent les chefs, faire d’un homme vivant un objet mort qu’on peut diriger à son gré. Christ a appris aux hommes qu’ils sont tous des fils de Dieu, c’est pourquoi le chrétien ne peut livrer sa conscience au pouvoir d’un autre homme, quel que soit le titre de celui-ci : tzar, roi, empereur. Ce fait, que les hommes qui ont pris pouvoir sur toi, exigent de toi le meurtre de tes frères, montre que ces hommes sont des imposteurs et qu’il ne faut pas leur obéir. Elle est honteuse, la situation de la prostituée toujours prête à livrer son corps à l’impureté, à celui qui se montre son maître, mais encore plus honteuse est la situation du soldat toujours prêt au plus grand crime — au meurtre de l’homme que lui désigne son chef.

C’est pourquoi, si tu veux réellement agir selon Dieu, il te faut faire une chose : abandonner la condition honteuse et sacrilège du soldat et te préparer à supporter les souffrances qu’on te fera endurer pour cela.

De sorte que le vrai manuel du soldat chrétien n’est pas celui dans lequel il est dit que « Dieu est le général de tous les soldats » et autres blasphèmes, et que « le soldat, obéissant en tout à ses chefs, doit être prêt à tuer les étrangers ou les siens, sans armes » ; — le vrai manuel consiste à se rappeler les paroles de l’Écriture : Il faut obéir à Dieu plus qu’aux hommes et ne pas avoir peur de ce qui peut tuer le corps, mais ne peut tuer l’âme[5].

Voilà le seul règlement du soldat, le seul vrai et qui ne soit pas trompeur.


L. Tolstoï.


Gaspra, 7/20 décembre 1901.



APPENDICE



LE « MANUEL » DU SOLDAT
PAR LE GÉNÉRAL DRAGOMIROV


« Personne n’a un plus grand amour que celui de donner sa vie pour ses amis. »
Jean, XV, 13.
« … Mais celui qui persévérera jusqu’à la fin, celui-là sera sauvé. »
Matthieu, X, 22.
« … Mais celui qui aura perdu sa vie à cause de moi, la retrouvera. »
Matthieu, X, 39.


Le soldat est le guerrier du Christ, il doit se considérer comme tel et se conduire en ce sens.

Dans ta compagnie, vois ta famille ; dans le chef, ton père ; dans les camarades, tes frères ; dans l’inférieur, ton descendant, alors tout sera gai, amical, tout ira bien.

Ne pense pas à toi, mais aux camarades, tes camarades penseront à toi. Meurs, mais sauve tes camarades.

Sous les coups de fusil avancez par groupes épais, attaquez ensemble ; frappez par le poing et non la main ouverte.

La jambe fortifie la jambe, un bras fortifie l’autre.

Tenez-vous ensemble, un malheur n’est pas un malheur, un malheur à deux n’est qu’un demi-malheur, la dispersion c’est le malheur.

N’attends pas d’être relevé, ça ne sera pas ; l’aide viendra.

Si tu te bats bien, alors tu te reposeras.

On ne bat que celui qui a peur.

Frappe toujours, ne te sauve jamais. Si la baïonnette se brise, frappe par la crosse ; si la crosse n’agit pas, frappe par le poing, si les poings sont fatigués, mords à pleines dents. Seul, celui qui frappe désespérément, jusqu’à la mort, frappe bien.

Dans le combat, le soldat est une sentinelle : même en mourant ne lâche pas ton fusil.

Garde les cartouches pour trois jours et parfois pour toute la campagne, quand il y en a à prendre.

Tire rarement, mais tire juste ; avec la baïonnette transperce fortement. Si la balle passe devant, la baïonnette ne manquera pas. La balle est sotte, la baïonnette est brave.

Vise pour chaque balle ; tirer sans viser, c’est amuser le diable. C’est la balle visée qui portera le coup et non pas la balle égarée. Garde tes cartouches ; si par hasard tu les laisses au loin, on approchera plus près, voilà qu’il faudra tirer, et tu n’auras rien pour cela. Un bon soldat a assez de trente cartouches par le combat le plus chaud.

Prends les cartouches des tués et des blessés.

Si tu rencontres par hasard l’ennemi, ou s’il te rencontre, frappe sans réfléchir, ne lui laisse pas le temps de se ressaisir. Brave est celui qui le premier crie : Hourra !…

Si trois se jettent sur toi : perce le premier, tire sur le second, enfonce la baïonnette dans le troisième. Dieu protège les courageux.

Pour un bon soldat, il n’existe ni flanc ni derrière, mais partout est le front où est l’ennemi. Que ton visage regarde toujours la cavalerie ; laisse approcher à deux cents pas, alors décharge et arrête.

À la guerre, on ne se rassasie pas, on ne dort pas et on se fatigue ; dame, c’est la guerre. C’est même très dur pour un vrai soldat, et pour un soldat faible, c’est tout à fait pénible. Mais si c’est difficile pour toi, ce n’est pas plus facile pour l’ennemi, c’est peut-être plus difficile pour lui que pour toi ; seulement tu sens ta difficulté et tu ne sens pas celle de l’ennemi. Aussi ne te décourage pas, et plus ce sera dur pour toi, plus tu devras te battre avec acharnement. Tu te battras bien, et tout à coup tu te sentiras, toi, mieux, et l’ennemi, pire ; — mais celui qui persévérera jusqu’à la fin, celui-là sera sauvé.

Ne pense pas que la victoire viendra d’un coup, il arrive que l’ennemi aussi est ferme. Souvent on ne réussit pas à le prendre après deux ou trois fois ; va une quatrième et encore, jusqu’à ce que tu atteignes ton but.

Pendant que tu combats, sauve les valides. Ne songe aux blessés qu’après avoir battu l’ennemi ; qui se soucie d’eux pendant la bataille et quitte les rangs est un mauvais soldat et n’est pas compatissant, ce ne sont pas les camarades qui lui sont chers, il ne tient qu’à sa peau. Quand tu vaincras, ce sera bien pour tous, valides et blessés.

Dans la campagne ne quitte pas ton rang ; tu t’arrêtes pour un moment, et c’est un retard de cent-vingt pas. Marche gaîment, ne t’affaisse pas.

On est au bivouac, tous ne doivent pas se reposer ; les uns dorment, les autres veillent. Que ceux qui doivent dormir dorment tranquillement, jusqu’à ce qu’on les éveille : les camarades tiennent la garde, on te mettra de garde sois brave, même si tu as parcouru cent verstes.

Si tu arrives à être chef, aie la poigne solide, donne des ordres raisonnables et ne commande pas bêtement : « En avant, marche ». Dis d’abord ce qu’il faut faire, que chacun sache où il marche et pourquoi ; alors la marche en avant sera bonne. Chaque soldat doit comprendre sa manœuvre.

Meurs pour la religion orthodoxe, pour le Tzar-père, pour la sainte Russie, l’Église prie Dieu : — mais celui qui aura perdu sa vie à cause de moi la retrouvera. Qui est resté vivant, à celui-là l’honneur et la gloire !

N’offense pas les habitants, ils nous donnent le boire et le manger. Le soldat n’est pas un brigand.

Que tes effets soient propres et tes munitions en ordre. Garde ton fusil, ton biscuit et tes jambes comme la prunelle de ton œil.

Apprends à bien enrouler tes bandelettes, et pour la marche graisse-les, pour les pieds c’est plus commode. Le soldat doit être sain, courageux, ferme, juste, pieux ! Prie Dieu ! De lui vient la victoire ! Admirables héros, Dieu vous voit ; il est votre Général !

Obéissance,

Application,

Discipline,

Propreté,

Santé,

Courage,

Audace,

Bravoure,

Victoire,

Gloire, gloire, gloire !

Dieu de forces ! sois avec nous, dans la douleur nous n’avons pas d’autre aide que toi !

Dieu de forces ! pardonne-nous !



III

« MANUEL » DE L’OFFICIER


« Mais si quelqu’un scandalise un de ces petits qui croient en moi, il vaudrait mieux pour lui qu’on lui attachât au cou une meule d’âne, et qu’on le jetât au fond de la mer.

« Malheur au monde à cause des scandales ! car il est nécessaire qu’il arrive des scandales ; mais malheur à l’homme par qui le scandale arrive ! »

Matthieu, XVIII, 6, 7.


Dans toutes les casernes est affiché, sur les murs, ce qu’on appelle le « Manuel du Soldat » composé par le général Dragomirov. Ce manuel est une collection de phrases soldatesques soi-disant populaires (absolument étrangères à n’importe quel soldat), sottes et effrontées, jointes à des citations sacrilèges de l’évangile. Les citations évangéliques sont mises là pour confirmer que les soldats doivent tuer et mordre les ennemis : « La baïonnette est brisée, frappe avec le poing, les poings sont fatigués, mords à pleines dents. » À la fin du manuel il est dit que Dieu est le général de tous les soldats : « Dieu est votre Général ! »

Rien ne montre plus clairement que ce manuel le degré effrayant d’ignorance, de docilité servile et d’abrutissement qu’ont atteint, de notre temps, les hommes russes. Depuis qu’a été fait ce terrible sacrilège, depuis qu’il est affiché dans toutes les casernes — et cela date de loin — pas un seul chef, pas un seul prêtre, (et les prêtres devraient, semble-t-il, être frappés de la déformation du sens des textes évangéliques), n’a exprimé de blâme pour cet écrit écœurant, et il continue d’être publié par millions d’exemplaires, d’être lu par des millions de soldats, qui considèrent ce manuel horrible comme le guide de leurs actes.

Ce manuel me révoltait depuis déjà longtemps, et maintenant, craignant d’en être empêché par la mort, j’ai écrit un appel aux soldats, dans lequel je tâche de leur rappeler qu’ils ont envers Dieu, comme hommes et comme chrétiens, des devoirs tout autres que ceux qui sont exprimés dans ce manuel. Je pense que cet appel est non seulement nécessaire « aux soldats » mais encore plus au corps des officiers (j’entends, sous ce nom, tous les chefs militaires, du sous-lieutenant au général) qui entrent au service militaire ou y restent, non par force, comme les soldats, mais par leur propre volonté. Il me semble que ce rappel est surtout nécessaire actuellement.

C’était bien, cent ou cinquante ans avant, — quand la guerre était considérée comme une condition nécessaire de la vie des peuples, quand les hommes contre qui l’on faisait la guerre étaient considérés comme des barbares infidèles ou des scélérats, et quand les soldats ne songeaient pas même qu’ils étaient nécessaires pour opprimer et écraser leurs propres compatriotes — c’était bien alors, de revêtir l’uniforme chamarré de broderies, de marcher en frappant du sabre et en faisant sonner les éperons, de galoper devant le régiment en se croyant le héros qui, s’il n’a pas encore sacrifié sa vie pour la défense de sa patrie, est prêt à le faire. Mais maintenant que de fréquentes relations internationales — commerciales, sociales, scientifiques, artistiques — ont tellement rapproché les peuples entre eux, que chaque guerre entre les peuples contemporains se présente comme une querelle de famille qui brise les liens humains les plus sacrés, quand des centaines de sociétés de paix et des milliers d’articles de journaux, spéciaux et autres, sans cesse expliquent de toutes façons la folie du militarisme et la possibilité, la nécessité même de détruire la guerre ; maintenant que — et c’est le principal — de moins en moins souvent, les militaires sont forcés de repousser des ennemis extérieurs, ou de repousser les attaques des conquérants, ou d’augmenter la gloire et la puissance de leur patrie, mais de se battre contre les ouvriers des fabriques, sans armes, ou contre les paysans ; maintenant, dis-je, caracoler sur un cheval en uniforme galonné, ou marcher élégamment devant une compagnie de soldats, ce n’est plus déjà de l’ambition vaine et excusable comme avant, mais quelque chose de tout à fait différent.

Dans le vieux temps, du temps de Nicolas Ier par exemple, personne ne songeait que les troupes sont surtout nécessaires pour tirer sur les habitants sans armes. Et maintenant, dans les capitales et les centres industriels, sans cesse sont disposées des troupes destinées à disperser les rassemblements ouvriers, et il se passe rarement un mois, sans que des casernes on n’envoie des troupes avec des cartouches de guerre, dans un endroit caché, d’où, à n’importe quel moment, elles seront prêtes à tirer sur le peuple.

L’emploi des troupes contre le peuple non seulement est devenu l’habitude, mais les troupes sont même composées d’avance en vue de cette besogne. Le gouvernement ne cache pas que l’immatriculation des enrôlés est faite de telle sorte que les soldats ne se trouvent jamais dans leur pays natal. Le but de cette mesure est d’éviter que les soldats n’aient à tirer sur leurs parents.

L’Empereur d’Allemagne déclare à chaque recrutement (discours du 23 mai 1901), que les soldats qui ont prêté serment lui appartiennent corps et âme, et qu’ils n’ont qu’un seul ennemi, le sien, les socialistes (c’est-à-dire les ouvriers), et que les soldats doivent, s’il le leur ordonne, tirer (niederschiessen) même sur leurs propres frères ou parents.

En outre, dans le vieux temps, si l’on employait les troupes contre des gens du peuple, c’était contre des scélérats ou des hommes qu’on supposait tels, prêts à tuer et à dévaliser les habitants paisibles et dont on croyait nécessaire de se débarrasser pour le bien commun. Et maintenant, tous savent que ceux contre qui on envoie les troupes sont pour la plupart des gens laborieux, qui ne veulent que profiter sans obstacle des fruits de leurs travaux. De sorte qu’en notre temps l’emploi principal et constant des troupes n’est plus la défense imaginaire contre des infidèles et en général contre les ennemis extérieurs, ni contre des scélérats devenus des ennemis intérieurs ; cet emploi, c’est de tuer des frères sans armes qui ne sont point des scélérats, mais des gens paisibles et laborieux qui demandent qu’on ne leur enlève pas ce qu’ils gagnent. Ainsi maintenant que le but principal de l’armée est de retenir, par les menaces de meurtre et par le meurtre, les hommes asservis dans les conditions injustes où ils se trouvent, le service militaire non seulement n’est plus une profession manquant de noblesse, mais une lâcheté.

C’est pourquoi il est nécessaire que les officiers actuellement au service réfléchissent à quoi ils servent et se demandent si ce qu’ils font est bien ou mal.

Je sais qu’il y a beaucoup d’officiers, surtout dans les grades supérieurs, qui par des raisonnements sur l’orthodoxie, l’autocratie, la sécurité de l’État, la nécessité inévitable de la guerre, la nécessité de maintenir l’ordre, l’insolvabilité des délires socialistes, etc., tâchent de se prouver à eux-mêmes que leur activité est raisonnable, utile et n’a rien d’immoral. Mais au fond de leur âme ils ne croient pas eux-mêmes à ce qu’ils disent et plus ils sont intelligents, et plus ils avancent en âge, moins ils y croient.

Je me rappelle combien je fus joyeusement surpris par mon ami et collègue, un homme très ambitieux, qui consacra toute sa vie au service militaire et atteignit les plus hautes distinctions (général aide de camp et général d’artillerie), quand il me dit qu’il avait brûlé tous ses mémoires sur les guerres auxquelles il avait participé, parce que ses opinions sur les choses militaires s’étaient modifiées et que maintenant il considérait toute guerre comme une œuvre mauvaise qu’il est nécessaire de ne pas encourager en s’en occupant, mais qu’il faut au contraire discréditer par tous les moyens. Beaucoup d’officiers pensent de même, bien qu’ils ne le disent pas tant qu’ils sont au service.

En réalité, chaque officier qui réfléchit ne peut penser autrement. Il faut seulement réfléchir à ce qui occupe les officiers, depuis les grades inférieurs jusqu’aux plus élevés, jusqu’aux commandants de corps d’armée. Depuis le commencement jusqu’à la fin de leur service — je parle des officiers instructeurs — toute leur activité, à l’exception des périodes très rares et très courtes où ils vont à la guerre et sont occupés d’assassinat, se propose les deux buts que voici : apprendre aux soldats la meilleure façon de tuer des hommes et les habituer à une telle obéissance qu’ils fassent machinalement, sans raisonner, tout ce que leur ordonneront les chefs.

Dans le vieux temps on disait : « Fouettes-en deux à mort pour en instruire un » et on faisait cela. Si maintenant la proportion de ceux frappés à mort est moindre, le principe est resté le même. On ne peut amener les hommes jusqu’à ce degré sinon bestial, du moins mécanique, où ils commettent l’acte le plus contraire à la nature humaine et à la religion qu’ils professent, notamment l’assassinat, par ordre de chaque chef, sans que sur ces hommes on ne fasse l’expérience, non seulement des tromperies les plus rusées, mais des plus cruelles violences.

Et il en est ainsi.

Récemment, les souffrances que subissent les soldats dans les bataillons disciplinaires de l’île d’Oléron, à six heures de Paris, furent dénoncées dans la presse française, et firent grand bruit. Ceux qui étaient punis avaient les bras et les jambes liés dans le dos, et ainsi étaient jetés par terre ; aux pouces des mains jointes derrière le dos, on mettait les poucettes en les vissant jusqu’à ce que chaque mouvement produisît un mal affreux ; on les pendait la tête en bas, etc.

Quand nous voyons des animaux savants faire quelque chose de contraire à leur nature : des chiens marcher sur les pattes de devant, des éléphants rouler des tonneaux, des tigres jouer avec des lions, etc., nous savons que tout cela est obtenu par les souffrances de la faim, du fouet, du fer rouge.

Nous savons la même chose quand nous voyons des hommes qui, en uniforme et avec un fusil, restent immobiles ou font en même temps le même mouvement, courent, sautent, tuent, crient, etc., et en général concourent à ces jolies revues et manœuvres dont se réjouissent les rois et les empereurs, et dont ils se vantent l’un devant l’autre. On ne peut chasser de l’homme tout ce qui est humain et l’amener à l’état de machine sans le tourmenter, et le tourmenter, non pas simplement, mais de la façon la plus raffinée, la plus cruelle, le tourmenter et le tromper.

Et vous, les officiers, vous faites tout cela et, sauf les cas peu fréquents où vous allez à la vraie guerre, c’est toute votre occupation, depuis le grade le plus élevé jusqu’au plus infime.

Chez vous vient un jeune homme, transplanté de sa famille à l’autre bout du monde, un jeune homme persuadé que ce serment mensonger — défendu par l’évangile — qu’il a prêté, le lie irrévocablement, de même qu’un coq posé sur le parquet et autour duquel on trace une ligne, pense qu’il est lié à ce trait. Il vient chez vous avec une entière soumission et l’espoir que vous, plus âgé, plus intelligent et plus savant, ne lui enseignerez rien que le bon. Et vous, au lieu de le délivrer des superstitions qu’il a apportées avec lui, vous lui en inculquez de nouvelles, plus insensées, plus grossières et plus nuisibles, sur la sainteté du drapeau, sur l’empire quasi-divin du tzar, sur l’obligation de la soumission absolue vis-à-vis de ses chefs. Et quand, avec l’aide des procédés élaborés dans votre métier d’abrutir les hommes, vous l’amenez à un état pire que celui de la bête, à cet état dans lequel il est prêt à tuer tous ceux qu’on lui ordonne de tuer, même ses frères sans armes, alors avec fierté vous le montrez aux chefs et recevez pour cela des récompenses et des remerciements. Être un assassin c’est terrible, mais amener à cet état vos frères confiants, par des procédés rusés et cruels, c’est le crime le plus terrible. Et ce crime vous le commettez, et c’est en quoi consiste votre service.

Aussi n’est-il pas étonnant que parmi vous, plus qu’en tout autre milieu, prime tout ce qui peut étouffer la conscience : le tabac, les cartes, l’alcool, la débauche, et que parmi vous le suicide soit particulièrement fréquent. « Le scandale doit entrer dans le monde, mais malheur à l’homme par qui le scandale arrive. »

Vous dites souvent que vous servez parce que si vous ne serviez pas, l’ordre existant se détruirait et les révoltes et des maux de toutes sortes éclateraient.

Mais : 1o Il n’est pas vrai que vous soyez soucieux de soutenir l’ordre existant, vous ne vous souciez que de votre propre avantage.

2o Si même votre abstention du service militaire détruisait l’ordre existant, cela ne prouverait nullement que vous devez continuer de faire cette mauvaise besogne, mais seulement que l’ordre qui s’écroule grâce à votre abstention doit être détruit. S’il existait des établissements utiles : hôpitaux, écoles, hospices, qui fussent tenus au moyen des revenus des maisons de tolérance, alors toute l’utilité de ces établissements de bienfaisance ne pourrait nullement retenir dans sa situation la femme qui désirerait renoncer à son métier honteux.

« Je ne suis pas coupable — dirait la femme — que vous ayez fondé vos établissements de bienfaisance sur la débauche, je ne veux pas continuer d’être débauchée, et je n’ai rien à voir à vos établissements ».

Chaque militaire doit dire la même chose si on lui parle de la nécessité de soutenir l’ordre existant basé sur son consentement à l’assassinat.

« Arrangez l’ordre général, de façon que le meurtre ne soit pas nécessaire — doit dire le militaire — et alors je ne le violerai pas ; seulement je ne veux ni ne peux être un assassin ».

Beaucoup parmi vous disent encore : « J’ai été élevé ainsi, je suis lié par ma situation et ne puis en sortir ». Mais cela non plus n’est pas vrai.

Vous pouvez toujours sortir de votre situation et si vous ne le faites pas, c’est seulement parce que vous préférez vivre et agir contre votre conscience, plutôt que de vous priver des quelques avantages du monde, que vous donne votre service néfaste. Oubliez seulement que vous êtes officier et rappelez-vous que vous êtes un homme, et l’issue de votre situation aussitôt se montrera à vous. Cette issue, la meilleure, la plus honnête, consiste en ceci : réunir le détachement que vous commandez, sortir devant lui et demander pardon aux soldats de tout le mal que vous leur avez fait en les trompant, et cesser d’être militaire.

Cet acte semble audacieux et paraît demander beaucoup de courage, et cependant il en exige beaucoup moins que pour aller à l’attaque ou provoquer quelqu’un en duel pour offense à l’uniforme, ce que vous, militaires, êtes toujours prêts à faire, et ce que vous faites.

Si même vous ne pouvez agir ainsi, vous pouvez toujours, si vous avez compris à quel point le service militaire est criminel, le quitter et lui préférer toute autre activité bien que moins avantageuse. Et si vous ne pouvez faire même cela, alors pour vous la solution de la question : « Continuerai-je oui ou non à servir ? » s’ajournera jusqu’au jour où — et ce sera bientôt pour tous — vous vous trouverez face à face avec une foule sans armes de paysans et d’ouvriers, et où l’on vous ordonnera de tirer sur eux. Et alors s’il est resté en vous quelque chose d’humain, vous devrez refuser d’obéir et à cause de cela, vous serez forcé de quitter le service.

Je sais qu’il y a encore beaucoup d’officiers de tous grades qui sont tellement ignorants et hypnotisés, qu’ils ne voient pas la nécessité de l’une de ces trois conclusions ; qui, tranquillement, continuent de servir, même dans les conditions actuelles ; qui sont prêts à tirer sur leurs frères, et même en sont fiers. Mais, heureusement, de plus en plus l’opinion publique punit de son dégoût et de son mépris de tels hommes, et leur nombre diminue de jour en jour.

De sorte qu’en notre temps, quand le but fratricide de l’armée est devenu évident, les officiers ne peuvent déjà plus, non seulement continuer la tradition ancienne de bravoure ambitieuse, mais ils ne peuvent plus, sans reconnaître leur humiliation et leur honte, continuer l’œuvre criminelle d’apprendre le meurtre à des hommes simples qui ont confiance en eux, et se préparer eux-mêmes à prendre part à l’assassinat d’hommes sans défense.

Voilà ce que doit comprendre et se rappeler chaque officier de notre temps, qui pense et qui a une conscience.

Léon Tolstoï.


Gaspra, 7/20 décembre 1901.



APPENDICE



DE LA TOLÉRANCE RELIGIEUSE

I


En Russie, il y a des missionnaires qui ont pour tâche de convertir à l’orthodoxie tous les non-orthodoxes.

À la fin de 1901, un congrès de ces missionnaires eut lieu dans la ville d’Orel, et à la clôture de la session, le chef de la noblesse de la province, M. Stakhovitch, prononça un discours dans lequel il proposait au Congrès de reconnaître l’absolue liberté de conscience, en comprenant, sous ces paroles, non seulement la liberté de croyance, mais aussi la liberté de culte qui renferme en soi la liberté de déserter l’orthodoxie et même de se convertir à une autre religion en désaccord avec celle-ci. M. Stakhovitch estimait que la liberté ainsi entendue et pratiquée ne peut qu’aider au triomphe et à la propagation de l’orthodoxie dont il se reconnaît le disciple.

Les membres du Congrès n’étaient pas de l’avis de M. Stakhovitch : ils ne discutèrent pas sa proposition. Il y eut ensuite un échange animé d’opinions et de controverses sur cette question : l’Église chrétienne doit-elle être ou non tolérante ? Les uns, — la majorité des orthodoxes, prêtres et laïques — dans les journaux et revues, se montraient opposés à la tolérance religieuse et, pour telle ou telle raison, admettaient l’impossibilité de cesser les mesures d’oppression contre ceux qui se détachent de l’Église. Les autres — la minorité — se ralliaient à l’opinion de M. Stakhovitch, l’approuvaient et même établissaient la nécessité, pour l’Église, de reconnaître la liberté de conscience. Ceux qui n’étaient pas de l’avis de M. Stakhovitch disaient que l’Église, qui donne aux hommes le bien éternel, ne peut pas ne point user de tous les moyens qui dépendent d’elle pour sauver de la perte éternelle ses membres ignorants et qu’un de ces moyens, c’est l’obstacle mis par le pouvoir à la désertion de la vraie Église et à l’abjuration de ses membres. Et le principal, ajoutaient-ils, c’est que l’Église, qui a reçu de Dieu le pouvoir de lier et de délier, sait toujours ce qu’elle fait quand elle emploie la violence contre ses ennemis.

Quant aux raisonnements des laïques sur la régularité et l’irrégularité de ces mesures, ils montrent tout simplement l’erreur de ces mêmes laïques qui se permettent de blâmer les actes de l’Église impeccable.

Ainsi parlèrent et parlent les adversaires de la tolérance religieuse.

Et ses partisans affirment qu’il est injuste d’empêcher par la force de professer des religions qui sont en désaccord avec l’orthodoxie, et que la division qu’établissent les adversaires de la tolérance religieuse entre la croyance et le culte extérieur n’a aucune base, puisque toute croyance se manifeste inévitablement par des actes extérieurs.

En outre, disaient-ils, pour l’Église vraie, fondée par le Christ et qui a sa promesse que personne ne prévaudra contre elle, il ne saurait y avoir aucun danger dans la propagation du mensonge par un petit nombre d’hérétiques ou d’apostats, d’autant plus que les persécutions elles-mêmes n’atteignent pas leur but, puisque le martyre ne fait qu’affaiblir l’autorité morale de l’Église opprimante et augmenter la force des opprimés.


II


Les partisans de la tolérance religieuse disent que l’Église, en aucun cas, ne doit avoir recours à la violence contre ceux qui ne sont pas d’accord avec elle et professent d’autres religions. L’Église ne doit pas employer la violence ! Mais ici, involontairement, se pose la question : comment l’Église peut-elle employer la violence ?

L’Église chrétienne, d’après sa propre définition, est une société d’hommes, établie par Dieu, et dont le but est de transmettre aux hommes la vraie religion pour les sauver dans ce monde et dans l’autre.

Comment donc une pareille société d’hommes, dont les armes sont la grâce divine et le sermon, peut-elle désirer et commettre en réalité les violences envers les hommes qui n’acceptent pas sa croyance ?

Conseiller à l’Église de ne pas persécuter les hommes qui se détachent d’elle ou qui convertissent ses membres, c’est la même chose que conseiller à l’Académie des savants de ne pas opprimer, accabler de supplices, livrer à la déportation, etc., les hommes qui ne partagent pas ses opinions. L’Académie des savants ne peut désirer cela, et même le voulût-elle, ces actes lui seraient impossibles, car elle n’a pas pour les accomplir les armes nécessaires. Il en est de même de l’Église.

L’Église chrétienne, par sa définition même, ne peut vouloir employer la violence contre ceux qui sont en désaccord avec elle, et si même elle le voulait, elle ne pourrait le faire, faute d’armes pour cela.

Que signifient donc ces oppressions, commises par l’Église chrétienne depuis Constantin, qui continuent de nos jours et que les partisans de la tolérance religieuse conseillent à l’Église de cesser ?


III


M. Stakhovitch, en citant dans son discours les paroles bonnes et claires de Fr. Guizot sur la nécessité de la liberté de conscience pour la religion chrétienne, rapporte ensuite les paroles mauvaises et embrouillées d’Aksakov, qui remplace la conception de l’Église par celle de la religion chrétienne et qui tâche, après cela, de prouver la possibilité et la nécessité de la tolérance religieuse pour l’Église chrétienne. Mais la religion chrétienne n’est pas la même chose que l’Église chrétienne et nous n’avons aucun droit de supposer que ce qui est proche de la religion chrétienne le soit de l’Église chrétienne.

La religion chrétienne, c’est cette connaissance supérieure des rapports de l’homme envers Dieu, que l’humanité a atteinte en montant du degré le plus inférieur jusqu’au degré supérieur de la conscience religieuse. C’est pourquoi la religion chrétienne, et tous les hommes qui professent la vraie religion chrétienne, sachant qu’ils ont atteint un certain degré de clarté, une certaine hauteur de la connaissance religieuse, grâce seulement au mouvement incessant de l’humanité allant des ténèbres à la lumière, ne peuvent point ne pas être tolérants.

Se reconnaissant en possession d’un certain degré de la vérité qui s’éclaire de plus en plus et s’élève par les efforts communs de tous les hommes, en rencontrant de nouvelles croyances non concordantes avec les leurs, non seulement ils ne doivent pas les blâmer et les rejeter, mais les saluer avec joie, les contrôler, répudier ce qui en elles est contraire à la raison et accepter ce qui explique et élève la vérité qu’ils professent et qui confirme encore davantage ce qui est semblable dans toutes les religions.

Telle est l’essence de la religion chrétienne en général et ainsi agissent les hommes qui professent le christianisme.

Mais il en va tout autrement avec l’Église.

L’Église, en se reconnaissant comme la seule conservatrice de la vérité entière, divine, éternelle, immuable dans tous les temps, révélée aux hommes par Dieu lui-même, ne peut pas ne pas considérer toute doctrine religieuse, exprimée autrement que par ses dogmes, comme une doctrine mensongère, nuisible, même criminelle (quand cette doctrine vient d’hommes connaissant la vraie situation de l’Église), entraînant les hommes à leur perte éternelle. C’est pourquoi, par sa définition même, l’Église ne peut être tolérante et ne pas employer contre toutes les croyances et contre tous ceux qui professent des doctrines contraires à elle, tous les moyens qu’elle croit d’accord avec sa doctrine. Ainsi, la religion chrétienne et l’Église chrétienne sont des conceptions tout à fait différentes. Il est vrai que chaque Église affirme qu’elle seule représente le christianisme ; mais la religion chrétienne, c’est-à-dire ceux qui professent la libre religion chrétienne, ne reconnaissent nullement que l’Église est la gardienne du christianisme. Ceux qui professent la religion chrétienne ne pourraient même faire cela puisqu’il y a beaucoup d’Églises et que chacune d’elles se considère comme l’unique dépositaire de l’entière vérité divine.

Et cette confusion de deux conceptions différentes, faite sans cesse par les ecclésiastiques ayant des buts différents, est cause que tous les raisonnements sur la désirabilité de la tolérance religieuse par l’Église, souffrent du vague, commun à tous, de l’emphase, des réticences et, par conséquent, d’un manque complet de conviction.

Tels sont chez nous, en Russie, tous les raisonnements sur ce sujet, des Khomiakov, des Samarine, des Aksakov et des autres, et du même défaut souffre le discours de M. Stakhovitch.


IV


Ainsi lorsqu’on demande : Comment l’Église, qui se définit une société d’hommes dont le but est de propager la vérité et qui n’a et ne peut avoir aucune arme de violence, peut-elle cependant employer la violence contre la doctrine religieuse qui n’est pas d’accord avec elle ? la réponse à cette question est celle-ci : l’institution qui s’appelle l’Église chrétienne n’est pas une institution chrétienne, mais une institution humaine qui ne concorde pas avec le christianisme et lui est plutôt hostile.

Quand cette pensée me vint pour la première fois, je n’y crus pas, car, dès l’enfance, on nous inculque profondément la vénération pour la sainteté de l’Église. Au commencement, je pensais que c’était un paradoxe, que dans cette définition de l’Église, il y avait une erreur. Mais plus j’examinais cette question sous divers aspects, plus il devenait pour moi indiscutable que la définition de l’Église, comme institution non chrétienne mais hostile au christianisme, est une définition tout à fait exacte et en dehors de laquelle il est impossible de s’expliquer toutes les contradictions qui se trouvent dans l’activité passée et présente de l’Église.

En effet, qu’est-ce que l’Église ? Les serviteurs de l’Église disent que c’est une institution fondée par le Christ qui lui a confié la garde exclusive et la propagation de la vérité divine, indiscutable, confirmée par la descente du Saint-Esprit sur les membres de l’Église, et que ce témoignage du Saint-Esprit s’est transmis de génération en génération par l’apposition des mains établie par le Christ.

Mais il n’y a qu’à regarder attentivement les données par lesquelles on prouve cela, pour se convaincre que toutes ces choses sont complètement arbitraires. Les deux textes (de cette Écriture que l’Église considère comme sainte) sur lesquels s’appuient les preuves que l’Église a été instituée par le Christ lui-même, n’ont pas du tout la signification qu’on leur attribue, et en aucun cas ne peuvent signifier l’institution de l’Église, puisque la conception même de l’Église, lors de la composition des Évangiles, et d’autant plus à l’époque du Christ, n’existait pas. D’ailleurs le troisième texte, sur lequel on base le droit exclusif de propager la vérité divine, le verset concluant de Marc et Matthieu, est reconnu pour faux par tous les érudits des Écritures. Encore moins peut-on prouver que la descente des langues de feu sur la tête des apôtres, qu’eux seuls ont vues, signifie que tout ce que diraient ces apôtres et aussi tous ceux auxquels ils apposeraient les mains, vient de Dieu, c’est-à-dire du Saint-Esprit, et par suite sera toujours et indiscutablement vrai.

Et principalement, si même c’était prouvé (ce qui est tout à fait impossible) nul n’est en mesure de démontrer que ce don d’infaillibilité est précisément dans cette Église qui affirme cela d’elle-même.

La difficulté principale et insoluble réside en ce que l’Église n’est pas une et que chaque Église soutient qu’elle seule est la vraie et que les autres sont mensongères. De sorte que l’affirmation de chaque Église, qu’elle seule est la vraie, est absolument de la même importance que l’affirmation d’un homme qui dirait : « Je jure que j’ai raison et que tous ceux qui ne sont pas de mon avis ont tort. » « Nous jurons que nous seuls formons l’Église » en cela et seulement en cela est toute la preuve de l’infaillibilité de chaque Église. Une telle base est très chancelante et mensongère et elle a de plus ce défaut : qu’en excluant tout contrôle de ce que propage l’Église qui se reconnaît infaillible, elle ouvre un champ infini à toutes les fantaisies les plus compliquées qu’on donne pour la vérité. Et quand on donne pour celle-ci des affirmations insensées et fantaisistes, alors, naturellement, paraissent des hommes qui protestent contre ces affirmations, et pour forcer les hommes à croire à ces allégations insensées et fantaisistes, il n’y a qu’un seul moyen : la violence.

Tout le symbole de Nicée n’est qu’un tissu d’affirmations insensées et fantaisistes qui ne pouvaient naître que chez des hommes se croyant infaillibles, — que la violence seule peut faire accepter. Dieu le Père fit naître avant tout Dieu le Fils de qui tout est prévenu. Le Fils a été envoyé au monde pour le salut des hommes, et là, il est né d’une Vierge, a été crucifié, puis est ressuscité, est remonté au ciel où il est assis à la droite du Père. À la fin du monde ce Fils viendra juger les vivants et les morts. Et tout cela est une vérité indiscutable révélée par Dieu lui-même.

Si, nous, au vingtième siècle, ne pouvons accepter tous ces dogmes contraires au bon sens et au savoir humain, au temps du Concile de Nicée, les hommes n’étaient pas, non plus, privés de bon sens et ne pouvaient accepter ces dogmes étranges et ne pas exprimer leur désaccord avec eux.

L’Église, se considérant comme seule dépositaire de la vérité entière, ne pouvait admettre cette opposition et naturellement employa contre ce désaccord le moyen répressif qui agit le plus rapidement : la violence. En admettant l’emploi de la violence en certains cas, comme par exemple à la guerre et pour les châtiments, l’Église, naturellement, considère d’autant plus acceptable et légal le recours à la violence contre les hommes qui, par des doctrines mensongères, entraînent les autres à leur perte éternelle. Et ce moyen, la violence, toujours elle l’employa et l’emploie dans chaque cas possible, et elle ne peut pas ne pas l’employer tant que les Églises seront des Églises, c’est-à-dire tant qu’elles affirmeront que tout ce qu’elles enseignent est la vérité indiscutable.


V


Mais l’Église n’a pas d’armes de violence. Quand la violence s’emploie, ce n’est pas l’Église elle-même qui en fait usage, mais, poussés par elle, les gouvernements et les classes gouvernantes qui ont le pouvoir. Et c’est pour cela que se pose la question : pourquoi les gouvernements et les classes gouvernantes soutiennent-ils les Églises ? Il semblerait que les croyances propagées par les Églises dussent leur être indifférentes. Il semblerait que les gouvernements dussent ne pas se soucier de ce que croient les peuples qu’ils gouvernent ; qu’ils soient réformés, catholiques, orthodoxes, mahométans. Mais il n’en est pas ainsi.

À chaque époque, la croyance religieuse correspond à l’état social, c’est-à-dire que l’État se forme d’après les croyances religieuses. C’est pourquoi, telles sont les croyances religieuses d’un peuple, telle est sa constitution sociale. Les gouvernements et les classes dominantes savent cela et c’est pourquoi ils soutiennent toujours la doctrine religieuse qui correspond à leur situation.

Les gouvernements et les classes gouvernantes savent que la vraie religion chrétienne nie le pouvoir basé sur la violence, nie l’inégalité des diverses classes, l’accumulation des richesses, les supplices, les guerres, tout ce par quoi les gouvernements et les classes gouvernantes occupent leur fonction avantageuse, et c’est pourquoi ils estiment nécessaire de soutenir la religion qui affermit leur situation. Et le Christianisme déformé par les Églises fait cela, en présentant encore cette particularité, que grâce à ses déformations, il cache à l’homme l’accès au vrai christianisme.

Les gouvernements et les classes gouvernantes ne pourraient exister sans cette altération du Christianisme qui s’appelle la croyance de l’Église. L’Église avec son mensonge ne pourrait exister sans la violence directe ou indirecte des gouvernements et des classes gouvernantes. Chez certains gouvernements, cette violence se manifeste par des oppressions ; chez d’autres par la protection exclusive des classes qui possèdent toutes les richesses ; et la possession des richesses n’est garantie que par la violence. C’est pourquoi l’Église, le gouvernement et la classe dominante se soutiennent réciproquement. De sorte que les adversaires de la tolérance religieuse ont tout à fait raison en affirmant le droit de violence et d’oppression, c’est-à-dire de ce qui soutient l’existence de l’Église. Et les partisans de la tolérance religieuse n’auraient raison que dans le cas où ils s’adresseraient non à l’Église, mais à l’État, en lui demandant ce qu’on appelle irrégulièrement : La séparation de l’Église et de l’État, et qui n’est en réalité que la cessation du soutien exclusivement gouvernemental par la violence soit directe ou indirecte — par l’argent — d’une croyance quelconque.

Exiger de l’Église qu’elle renonce à la violence sous n’importe quelle forme, c’est la même chose qu’exiger de l’ennemi assiégé de tous côtés qu’il dépose les armes et se livre à ses adversaires.

Seul le Christianisme vrai, indépendant, libre de toute institution civile, et qui par suite ne craint rien ni personne, qui a pour but la connaissance de plus en plus parfaite de la vérité divine et sa réalisation de plus en plus complète dans la vie, seul ce christianisme peut être tolérant.


Koreïz, 28 décembre 1901/10 janvier 1902.




SUPPLÉMENT


Voici les dernières corrections faites par L.-N. Tolstoï à l’article sur la tolérance religieuse pendant sa dernière maladie, au commencement de février 1902.

À la fin du chapitre III, il faut ajouter :

« Tout cela, c’est non seulement le bavardage vide, mais le bavardage nuisible qui jette de nouveau l’encens dans les yeux de ceux qui commencent à s’affranchir de la tromperie. »

Nouvelle version de la fin du chapitre IV :

Après les mots : « L’Église……… qui agit le plus rapidement, la violence, » il faut ajouter :

« L’Église ayant partie liée avec le pouvoir employa toujours la violence — violence dissimulée — mais néanmoins sûre et efficace. Par la force, elle préleva les impôts sur tous, sans se soucier aucunement de l’accord ou du désaccord de ses contribuables avec les préceptes religieux. Le culte extérieur lui a suffi.

Recueillant l’argent par la violence, elle obtenait ainsi l’hypnotisme le plus fort pour imposer sa foi parmi les enfants et les adultes. Et quand ce moyen fit défaut, elle employa tout simplement la force du pouvoir. Aussi, dans l’Église soutenue par l’État aucune idée de tolérance religieuse ne peut-elle exister. Et il n’en saurait être autrement tant que les églises seront des églises.

On dira : mais les églises, par exemple celles des Quakers, des Mormons et surtout maintenant les congrégations catholiques, reçoivent l’argent de leurs membres sans aucune force de pouvoir ; c’est pourquoi, en soutenant ces églises, ils n’emploient pas la violence. Mais c’est injuste : cet argent réuni par les hommes riches, et surtout par les congrégations catholiques, pendant des siècles d’hypnose, n’est pas le sacrifice libre des membres de l’Église, mais le résultat de la violence la plus grossière. L’argent s’obtient toujours par la violence et il est toujours une arme de violence. Pour que l’Église puisse se dire tolérante, elle doit être libre de toutes les influences d’argent. « Vous avez reçu gratuitement, rendez donc gratuitement. »



  1. Littérature signifie, en ce cas, l’enseignement aux soldats par les officiers et l’obligation pour ceux-là de retenir les prénoms et nom de l’Empereur, les prénoms et noms de tous les membres de la famille impériale ainsi que leurs titres.
  2. Chaussures faites d’écorce tressée.
  3. Dans ces règles, il est dit : « Par le vie commandement, Dieu défend d’ôter la vie aux hommes par la violence ou la ruse, de violer par n’importe quel moyen la sécurité et la tranquillité de son prochain ; ce commandement défend donc aussi les querelles, la colère, la haine, la cruauté. Mais ne pèche point contre le vie commandement celui qui tue l’ennemi à la guerre, parce que par la guerre, nous défendons la Religion, l’Empereur et la Patrie. »
  4. « Manuel du Soldat. Recueil Dragomirov ; 19e édition, Berezovsky, Saint-Pétersbourg, rue Kolokolnaia, no 14, 1899. (Voir l’appendice).
  5. Dans le Manuel de Dragomirov sont cités trois passages de l’Évangile ; Jean xv et Matthieu x, 22-39. De Jean, ce sont les paroles du verset 13 : « Personne n’a un plus grand amour que celui de donner sa vie pour ses amis. » Il est interprété évidemment dans ce sens qu’à la guerre, les soldats doivent se battre de toutes leurs forces pour défendre leurs camarades.

    Et cependant ces paroles ne sauraient avoir aucun rapport avec les choses militaires, et signifient tout le contraire de ce qu’on leur fait signifier. Dans les versets 10, 11, 12 et 13, il est dit : Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez dans mon amour comme j’ai gardé les commandements de mon Père, et je demeure dans son amour.

    Je vous ai dit ces choses, afin que ma joie demeure en vous, et que votre joie soit accomplie.

    C’est ici mon commandement : que vous vous aimiez les uns les autres, comme je vous ai aimés.

    Personne n’a un plus grand amour que celui de donner sa vie pour ses amis.

    De sorte que les paroles : Personne n’a un plus grand amour que celui de donner sa vie pour ses amis, ne signifient point du tout que le soldat doit défendre ses camarades, mais que le chrétien doit être prêt à donner sa vie pour remplir ce commandement du Christ : les hommes doivent s’aimer l’un l’autre. Par suite ils doivent être prêts à sacrifier leur vie plutôt que de consentir à tuer leurs semblables.

    De Matthieu, est citée la fin du verset 22 du chapitre x : … Mais celui qui persévérera jusqu’à la fin, c’est celui-là qui sera sauvé, évidemment interprétée dans ce sens que le soldat qui se battra avec courage échappera à l’ennemi. Mais là encore le sens de ce passage n’est pas du tout celui que lui donne l’auteur. Voici le texte du verset : « Et vous serez haï de tous à cause de mon nom ; mais celui qui persévérera jusqu’à la fin, celui-là sera sauvé. »

    Il est donc évident que ce verset ne peut se rapporter au service militaire : les soldats ne sont haïs par personne au nom du Christ, c’est pourquoi il est clair, que seuls, peuvent être haïs au nom du Christ, ceux qui refusent au nom du Christ de faire ce que le monde exige d’eux, et de ce nombre sont les soldats qui n’obéissent pas quand on exige d’eux le meurtre.

    Est également citée la fin du verset 39 du chapitre x : « … Mais celui qui aura perdu sa vie à cause de moi la retrouvera, » et dans ce sens, que celui qui sera tué à la guerre, sera récompensé aux cieux ; mais le vrai sens n’est évidemment pas celui-là. Dans le verset 38, il est dit : Et celui qui ne prend pas sa croix, et ne me suit pas, n’est pas digne de moi. Et, ensuite, il est ajouté : Celui qui aura conservé sa vie la perdra ; mais celui qui aura perdu sa vie à cause de moi, la retrouvera, c’est-à-dire que celui, qui, pour pratiquer la doctrine de l’amour, regrettera sa vie corporelle, sera privé de la vraie vie, et que celui qui ne regrettera pas sa vie corporelle pour la pratique de la doctrine de l’amour, aura la vraie vie spirituelle, éternelle.

    Ainsi les trois passages ne disent pas, comme le veut l’auteur, que pour obéir aux chefs, il faut combattre et mordre les hommes, mais au contraire, ces trois passages, de même que tout l’Évangile, disent que le chrétien ne peut devenir un assassin, et, par suite, ne peut être soldat. C’est pourquoi les paroles : « Le soldat guerrier du Christ », qui sont citées dans le manuel après les versets évangéliques, ne signifient-elles pas du tout ce que pense l’auteur du manuel. En effet, le soldat, s’il est chrétien, pourra et devra être le guerrier du Christ, non pas quand, obéissant à la volonté des chefs qui l’ont dressé au meurtre, il tuera des étrangers qui ne lui ont fait aucun mal, ou les siens, sans armes, mais seulement, lorsqu’au nom du Christ, il renoncera à la condition sacrilège et honteuse du soldat, et quand il combattra non contre les ennemis extérieurs, mais contre les chefs qui le trompent lui et ses frères, et, quand il combattra non par la baïonnette, non avec le poing, non avec les dents, mais par la sagesse, la douceur, et la volonté de supporter toutes les souffrances et la mort même, plutôt que de rester un soldat, c’est-à-dire un homme prêt à tuer tous ceux que lui désigneront ses chefs.