Carnets d’un Français en Allemagne/01

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Carnets d’un Français en Allemagne
Revue des Deux Mondes6e période, tome 55 (p. 164-193).
CARNETS
D’UN
FRANÇAIS EN ALLEMAGNE
(Juillet-Octobre 1919)


I. — BERLIN


Berlin, 12 juillet.

Le « train diplomatique, » — comme on l’appelle, parce qu’il transporte les courriers qui assurent la liaison entre la délégation de Versailles et le gouvernement allemand, — arrive à Berlin sensiblement à la même heure qu’y arrivait autrefois le Nord-Express : vers huit heures du matin. Est-ce pour cela qu’en sortant de ma cabine et en regardant par la fenêtre du couloir, j’ai l’impression très désagréable, très décevante, qu’il n’y a rien de changé ? Voici Spandau, le Juliusturm et l’énorme usine d’où sont sortis les Zeppelins. Voici Charlottenbourg et bientôt le Thiergarten. Dans l’allée cavalière, quelques officiers et une amazone. Il monte jusqu’à nous une odeur de verdure mouillée ; partout circulent les balayeuses automobiles et les voitures d’arrosage : Berlin fait sa toilette, comme tous les matins, comme avant la guerre.

Le dépit un peu puéril que j’en éprouve s’ajoute à celui que j’ai ressenti hier : la traversée du Nord de la France et de la Belgique n’avait offert à nos yeux que ruine et dévastation. On pénètre en Allemagne, et l’on retrouve brusquement la netteté, l’ordre et la vie. Villages reluisants, fermes aux toits intacts, riches cultures sur l’une et sur l’autre rive du Rhin ; usines grouillantes et fumantes, presque sans interruption de Cologne jusqu’à Dusseldorf. Ce peuple qui a répandu sur une moitié du monde toutes les horreurs de la guerre, ne les a pas vues, ne les verra pas chez lui ! Quelle paix assez dure pourra jamais lui faire expier à la fois le crime monstrueux et le révoltant privilège !...

Le train stoppe en gare de Friedrichstrasse. Dans la cour s’alignent, à peu près en ordre, des véhicules hétéroclites : chars à banc, tapissières, charrettes à bras. C’est la grève des transports : Berlin, pour le moment, n’a ni fiacres, ni tramways. L’officier français qui est venu m’attendre à la gare fait charger mes bagages sur une camionnette militaire avec le courrier de la mission, et nous allons à pied jusqu’à l’ambassade. Chemin faisant, mon compagnon m’apprend que, dans la nuit d’hier, un sous-officier français, le sergent Mannheim, a été assassiné par des passants, en pleine Friedrichstrasse. Les meurtriers n’ont pas été retrouvés ; peut-être n’ont-ils pas été recherchés.

13 juillet. — Je me suis promené à travers Berlin ; j’ai cherché partout des traces de la révolution, et je n’ai pas trouvé grand’chose. Sur les murs du Château Royal, les mitrailleuses des marins insurgés ont fait quelques éraflures. Les grilles de l’entrée principale ont été arrachées ; on a bouché l’ouverture avec des planches. Le balcon doré, d’où Guillaume II, le 31 juillet 1914, avait harangué la foule, s’est effondré. En face du château, on relève encore quelques traces de balles sur le piédestal du monument élevé à la gloire de Guillaume Ier, le vainqueur, et aux quatre coins duquel des lions de bronze serrent entre leurs griffes les hampes brisées de nos drapeaux. Un groupe de curieux, — des provinciaux, — contemplent tranquillement ces menus dégâts. L’un d’eux a tiré sa lorgnette. Ils échangent des réflexions également dépourvues d’émotion et d’ironie, des réflexions de touristes...

Pour apercevoir des marques plus apparentes de la tempête révolutionnaire, il faut pousser jusqu’à Alexanderplatz, un des carrefours de la vie populaire. On peut voir là quelques maisons éventrées, dont une palissade dissimule les blessures, des grilles tordues et un trottoir défoncé. C’est tout. A l’endroit même où l’émeute fit fureur, les marchands ambulants ont élu domicile. Le petit peuple se presse autour de quelques voitures chargées de cerises. Les marchandes de roses n’ont pas moins de succès. Des femmes, des soldats offrent aux passants du savon anglais, du chocolat suisse et des cigarettes américaines. Tout ce monde achète, se bouscule, parle haut et rit bruyamment. Les visages sont gais, mais ils sont, pour la plupart, maigres et jaunes. Les ventres rebondis des agents de police sont tombés : le pli de la tunique flottante sur le ceinturon de cuir en marque la place. Les enfants vont ici sans bas et sans souliers ; mais il en était de même avant la guerre. La seule différence est dans l’extraordinaire maigreur des bras et des jambes, et dans l’effronterie des yeux, qui dévisagent et narguent le passant. Je ne puis oublier le regard sinistre de quelques-uns de ces petits Boches, qui ont vu la révolution et les « films sexuels. »

La grève des transports laisse la chaussée libre, et pourtant tout le monde suit les trottoirs. Une patrouille marche au milieu de la rue, l’arme à la bretelle, sans marquer le pas. De la Charlottenstrasse débouche un carrosse, attelé de quatre chevaux. Le cocher sur le siège, les deux laquais debout derrière la caisse portent la perruque poudrée et la livrée de l’ancienne cour. Il faut regarder de très près pour reconnaître dans cet équipage la réclame d’un photographe, dont les nouveaux riches sont en train de faire la fortune. » Quelle sottise ! » dit à côté de moi une jeune femme vêtue à l’ancienne mode de Paris, gorge nue, jupe aux genoux.

Je rentre par Unter den Linden. Il est cinq heures après-midi ; l’avenue fourmille de promeneurs ; aux terrasses des cafés, les consommateurs sont assis devant des boissons glacées et des pâtisseries noirâtres. Les camelots, en file ininterrompue, offrent du savon, des cigarettes et du chocolat. Des billets sortent de toutes les poches : on achète tout à n’importe quel prix. Deux soldats de Noske, vêtus d’uniformes neufs et coiffés du casque de tranchée, montent la garde à la porte de l’hôtel Adlon, où les missions militaires des Alliés ont pris logement. En revanche, le corps de garde qui est au pied de la Porte de Brandebourg semble tout à fait abandonné : derrière la grille se dressent encore les vingt-quatre supports de métal auxquels les grenadiers appuyaient leurs fusils. Le nouveau gouvernement a jugé cet appareil militaire anti-démocratique et démodé. Mais, sur l’entablement de la Porte, il a fait installer, à tout hasard, deux mitrailleuses.

Sous la Porte, une petite marchande expose, côte à côte, des portraits de l’Empereur et de l’Impératrice et des photographies rappelant les principaux épisodes des journées révolutionnaires. L’ancien régime est aboli, mais rien de ce qui l’évoque n’a dis- paru. Tous les fantoches blancs de la Siegesallee sont à leur place, intacts ; aucun des ancêtres de Guillaume II n’a reçu l’injure ni d’un coup de pierre ni même d’un coup de crayon. Et leur double file semble aboutir, non plus comme autrefois à la colonne de la Victoire, mais à la statue de bois d’Hindenburg. L’image du héros est énorme, ridicule. On songe à quelque idole scandinave. Des traces de dorure sont restées à la casquette, que le maréchal tient entre ses doigts, et aux parements du col et des manches. On a retiré les échelles, qui permettaient aux dévots de monter jusqu’à la tête pour y enfoncer des clous de fer ou d’argent. Sur le terre-plein, un artiste s’est installé, qui offrait naguère aux jeunes mariés et aux amoureux de les photographier avec la statue du héros à l’arrière-plan. Les épreuves qu’il expose témoignent du succès qu’il rencontra ; mais il ne travaille plus : il vend, lui aussi, des cartes postales et des cigarettes américaines.


LES OBSÈQUES DU SERGENT MANNHEIM


19 juillet.

Les membres des missions alliées et les quelques Français présents à Berlin ont été convoqués pour dix heures trois quarts à la gare d’Anhalt, afin de rendre les derniers devoirs au sergent Mannheim, dont les meurtriers sont toujours inconnus. Des agents de police font la haie jusqu’à l’entrée de la voie où est garé le fourgon qui doit ramener en France le corps de notre malheureux compatriote. Une centaine d’officiers et de soldats : toutes les armées de l’Entente sont représentées. Face au fourgon funèbre, une section d’infanterie allemande en armes, commandée pour rendre les honneurs. Ce sont des soldats de la Reichswher : ils sont habillés de neuf, mais ils se tiennent mal. Pas de faisceaux formés, les fusils sont appuyés pêle-mêle à des wagons vides. Au moment où débouche le cortège, précédé de deux policiers à cheval, les soldats reprennent leurs armes et s’alignent tant bien que mal. La musique joue la marche de Chopin, mécaniquement et comme à contre-sens. Puis un choral de Bach : là, les musiciens se retrouvent, et l’âme allemande. La phrase monte, s’arrête et descend, continue et articulée, solennelle et humaine. Au son de la musique, les délégués allemands, en redingote et chapeau haute-forme, vont déposer des couronnes sur le cercueil que recouvre un drap noir : pourquoi pas un drapeau tricolore ? Voici M. de Stockhammern, président de la commission d’armistice, M. de Kühlmann, non pas l’ancien secrétaire d’Etat, mais un de ses parents, chef du protocole, qui représente le ministère des Affaires étrangères ; des délégués du ministère de l’Intérieur et de la Préfecture de Police. Seule la ville de Berlin n’est pas représentée, ayant décliné toute responsabilité au sujet de l’assassinat et refusé de payer l’amende exigée par le gouvernement français.

Le défilé n’est pas terminé, que déjà les soldats de Noske donnent des signes d’impatience. L’officier commande par files à gauche et se dispose à emmener sa troupe indocile. Je vois le général français esquisser un geste de protestation. M. de Kühlmann se précipite vers l’officier, qui semble hésiter d’abord, puis donne un ordre. Les soldats font : à droite, front, et attendent, l’arme au pied.

Comme je sors de la gare, éclate soudain derrière moi un refrain de café-concert. C’est la musique militaire, celle qui jouait tout à l’heure le choral de Bach. Il n’y a là, paraît-il, aucune intention injurieuse : c’est toujours sur des airs de bastringue que les troupes allemandes reviennent d’une cérémonie funèbre.


LA JOURNÉE DU 21 JUILLET


21 juillet.

Les Allemands, ou plus exactement les Berlinois, sont presque seuls à faire aujourd’hui la « grève de solidarité. » En France, en Grande-Bretagne, en Belgique, on y a renoncé ; le travail ne sera interrompu ni en Souabe, ni en Saxe, ni en Bavière. Mais on chômera à Berlin, et l’on prévoit que la journée ne se passera pas sans bataille. Le gouvernement a pris des précautions extraordinaires : la garnison de la capitale a été renforcée ; deux brigades de marine et la division coloniale de Lettow-Vorbeck ont été amenées par petits paquets. La ville a été divisée en un certain nombre de quartiers, dont chacun est confié à la garde d’un corps de troupes ; le quartier des ministères et celui des journaux sont l’objet d’une surveillance particulière.

Un peu avant midi, je passe dans la Wilhelmstrasse. A l’angle de cette rue et de la Vossstrasse, un écriteau blanc est fixé au bout d’un piquet. J’en fais le tour et sur l’autre face je lis ces mots : « Qui va plus loin est un homme mort ! » En cas d’alerte, on n’aura qu’à retourner l’écriteau.

Vers une heure et demie, comme je sors de l’ambassade de France, une file d’autos blindés et de camions chargés de troupes et armés de mitrailleuses remonte les Linden, se dirigeant vers la place du Château. Je traverse l’avenue et, devant l’hôtel Adlon, je reconnais, — avec quelque étonnement, je l’avoue, — une équipe de Flammenwerfer. Oui, c’est bien le terrible appareil que nous apercevions naguère dans la tranchée d’en face : un soldat porte sur son dos le réservoir de métal bruni ; deux autres tiennent le tuyau et la lance. Ces hommes, qui ont vu la guerre, qui savent quelles affreuses blessures produit l’engin qu’ils manient, auront-ils le courage de diriger sur une foule allemande des jets de liquide enflammé ? Tel est, paraît-il, l’ordre de Noske.

Du côté du château, j’entends une courte fusillade et des cris. Lorsque j’arrive au lieu où l’on s’est battu, il n’y a plus sur la place, dont la police garde les abords, que des vêtements, des cannes, abandonnés par les fuyards, et deux femmes étendues, évanouies, qu’on ne s’empresse point de relever. La troupe achève de refouler dans les rues avoisinantes les manifestants qui, venus des faubourgs de l’Est, étaient parvenus à déboucher sur la place du château et voulaient pousser jusqu’au Reichstag. Les marins, qui avaient la garde du château, ont tiré sur la foule. L’ordre était de tirer à blanc ; mais plusieurs, exaspérés par les insultes et les coups de pierre, avaient chargé leurs armes. Les manifestants ont emporté leurs blessés. Le cortège, gros de dix mille personnes environ, disent les policiers était composé en majeure partie d’adolescents et de filles, qui portaient des drapeaux rouges et des pancartes à inscriptions révolutionnaires.

L’après-midi a été calme.


LA PRESSE, L’OPINION ET LA QUESTION DES RESPONSABILITÉS


24 juillet.

Un confrère américain, qui est resté en Allemagne jusqu’à l’entrée en guerre des Etats-Unis et y est revenu peu de temps après l’armistice, me donne quelques renseignements sur l’état de l’opinion et sur les dispositions des journaux. « Comme Français, — me dit-il, — vous aurez quelque peine à remplir ici votre mission d’informateur. Durant les premières années de la guerre et jusqu’au moment de notre intervention, les Allemands affectaient, en paroles, de ménager la France ; leurs injures semblaient réservées à l’Angleterre. Cette attitude était-elle dictée par l’espoir d’amener la France à une paix séparée ? je l’ignore. Mais aujourd’hui il n’en est plus ainsi. On attribue surtout à la France la rigueur des conditions de paix ; depuis le traité de Versailles, les Français sont devenus les plus haïs, les plus décriés des ennemis.

« J’ai observé le même changement dans la presse, qui, d’une manière générale, est restée l’instrument docile que vous avez connu autrefois. Quel que soit le gouvernement, les directives qu’il donne en matière de politique extérieure sont très rarement discutées par les journaux : les rédacteurs s’y conforment avec plus ou moins d’habileté. Il n’y a pas encore longtemps, la consigne était de critiquer sans aucun ménagement la politique européenne des Américains, particulièrement l’action et même la personne du président Wilson. Mais ensuite des pourparlers ont été engagés entre Berlin et New-York en vue d’un emprunt. Nouveau mot d’ordre : les journaux sont invités à ne parler de M. Wilson et de l’Amérique qu’avec la plus grande réserve ; et cette consigne sera respectée jusqu’à ce que les négociations en cours aient abouti.

« — Alors, dis-je, cet esprit de révolte, ce parti-pris d’indépendance et d’indiscipline dont on nous a tant parlé ?

« — Vous les constaterez dans le peuple, chez les ouvriers, les tout petits employés, les domestiques. Les gens de cette classe, usés par le rude et long effort qu’on a exigé d’eux, cruellement déçus par le résultat auquel cet effort a abouti, ont pris le travail en dégoût, en même temps qu’ils ont perdu toute confiance dans les dirigeants. Les services publics ne se ressentent pas encore beaucoup de cet état d’esprit ; les conséquences s’en observent surtout dans les magasins, dans les restaurants, dans les hôtels. Nulle part, autrefois, on n’était mieux servi qu’en Allemagne ; à présent, on y est réduit à se servir soi-même. Mais il ne faut pas attacher trop d’importance à ce changement, ni surtout lui attribuer une étendue et une portée générale qu’il n’a pas. Dans la bourgeoisie, chez les fonctionnaires, dans le monde de la banque, du commerce et de l’industrie, vous retrouverez à peu près intactes la docilité et la discipline d’autrefois. Croyez-moi, le désordre en Allemagne n’est pas profond : ce peuple reste encore aujourd’hui l’un des plus faciles à gouverner. Mais aussi l’un des plus faciles à persuader. D’où le danger : car il ne discuterait pas plus les ordres d’un directoire bolchéviste qu’il n’a discuté ceux de l’Empereur et des généraux. »

27 juillet. — Je suis allé déjeuner aux environs de Berlin, chez une amie italienne, dont le mari allemand est mort pendant la guerre. Très attachée à sa patrie d’origine, profondément latine d’instincts et de sentiments, Mme de X... a souffert, pendant cinq ans, les pires tortures morales. Elle a fermé sa porte à bien des Allemands, mais a continué d’en voir quelques-uns, de ceux qui, dès les premiers jours, avaient désapprouvé la guerre, et s’étaient élevés publiquement, par la suite, contre la monstrueuse barbarie avec laquelle elle était conduite. Walther Rathenau et le général de Mongelas sont venus récemment la voir. « Vous connaissez, — me dit-elle, — les sentiments de Rathenau, et vous savez comment Max de Mongelas a quitté l’armée et l’Allemagne, pour n’être point contraint de prendre part aux horreurs qui se commettaient en Belgique. Eh bien ! depuis le traité de paix, Rathenau et Mongelas sont très excités contre les Puissances de l’Entente, et particulièrement contre la France. Ils disent qu’après avoir combattu et triomphé au nom de la justice et du droit, les Alliés ont imposé à l’Allemagne une paix de violence et d’injustice. La déception qu’ils en éprouvent est d’autant plus vive, qu’ils avaient fondé plus d’espoir sur la modération et la générosité de peuples civilisés, démocratiques, humains.

— « Mais, dis-je, n’est-il pas inévitable que les conditions de la paix se ressentent des conditions de la guerre ? Les hommes dont vous parlez connaissent les cruautés et les horreurs méthodiquement ordonnées par leur gouvernement, puisqu’ils ont eu le courage de les condamner. Ils savent de quels crimes le peuple allemand porte la responsabilité : d’où vient qu’ils n’acceptent pas l’idée d’un châtiment, ou d’une réparation, qui, malgré tout, paraîtront toujours très insuffisants, au regard du crime commis et du dommage causé ?

— Ah ! répond Mme de X... vous les connaissez. Ils ne nient point la responsabilité de l’Allemagne dans la guerre ; mais ils s’opposent à ce que cette question soit posée et débattue devant l’opinion. Il y a le point de vue de la conscience humaine, et le point de vue de la politique. Que chacun, disent-ils, pose et résolve pour soi la Schuldfrage ; mais qu’on ne la discute pas publiquement en Allemagne ; et surtout qu’on ne l’exploite pas, comme a fait Fœrster, dans l’intérêt d’un parti ou au détriment d’une classe : c’est le plus sûr moyen de diviser l’Allemagne et de l’affaiblir jusqu’à l’anéantissement. Les Allemands, disent-ils encore, sont plus enclins que d’autres peuples à reconnaître leurs fautes et à s’humilier dans un repentir décourageant, qui brise les forces et détourne de l’action. Mieux vaut donc, politiquement, que le peuple allemand n’ait pas trop conscience d’une responsabilité qui l’accablerait : voilà ce que pensent ici bien des gens. »

Je demande à Mme de X... des nouvelles de son fils, que j’ai connu enfant : « Il a maintenant dix-huit ans et va entrer à l’Université. Jusqu’à présent les malheurs de l’Allemagne ont paru le laisser indifférent. Le patriotisme est un sentiment qu’il ne ressent pas plus en lui-même qu’il ne le comprend chez les autres. Mon angoisse et mon désespoir, aux jours sombres de Caporetto, l’ont attristé, sans doute, mais surtout étonné. Les socialistes indépendants l’intéressent, par l’aspect philosophique de leurs doctrines ; il juge leur internationalisme supérieur au nationalisme de ceux qui ont conduit l’Allemagne à sa ruine ; il lit les journaux des indépendants et fréquente leurs réunions. Beaucoup de jeunes gens de son âge et de son milieu pensent et font comme lui. »

Réaction assez naturelle, après de tels excès. Je ne crois pas qu’il faille attacher grande importance à l’engouement passager de la jeunesse intellectuelle allemande pour les théories d’un Hilferding ou d’un Breitscheid. Ce que je viens d’entendre au sujet de la Schuldfrage est beaucoup plus grave. Je songe au mot curieux que m’a dit l’autre jour un Allemand : « Vous nous avez imposé une paix boche. » J’ai répondu d’abord : « A qui la faute ? il ne fallait pas nous imposer une guerre boche. » Puis j’ai demandé à mon interlocuteur s’il avait jamais osé penser à ce qu’eût été une paix dictée par l’Allemagne victorieuse ; et il n’a rien répondu.

Mais là n’est pas la question. Le fait qu’il importe de constater, c’est que, non plus que les dirigeants d’autrefois, les dirigeants d’aujourd’hui ne souhaitent que le peuple allemand connaisse la vérité sur la guerre, prenne conscience des responsabilités qui lui incombent, et mesure exactement l’étendue des crimes qu’il doit expier et des dommages qu’il doit réparer.

2 août. — M. de N... est un gentilhomme bavarois, agréable, cultivé, un peu sceptique, que j’ai connu autrefois à Rome, dans la maison du prince de Bülow. Ayant appris ma présence à Berlin, il m’a fait exprimer par un tiers neutre son désir d’avoir un entretien avec moi, le jour et au lieu que je choisirais. Etant ici pour m’informer et pour informer le public français, je dois accepter la rencontre : elle a lieu chez la personne qui a servi d’intermédiaire.

Avec une émotion que je crois sincère, M. de N... me parle d’abord de son pays : « Ma pauvre Bavière ! je crains qu’elle ne soit près de sa fin. Après la chute d’une dynastie aimée et respectée de presque tous, la tourmente révolutionnaire et les excès communistes. Après la révolution, l’effort centralisateur et unitariste des gens de Berlin. L’Etat bavarois cessera d’exister ; Munich ne sera plus rien. Le nonce Pacelli ne disait-il pas l’autre jour qu’il ne voyait plus de motif pour maintenir à Munich la représentation du Saint-Siège ?

« Les extrémistes, il est vrai, ont perdu la partie en Bavière. Il leur a suffi d’exercer le pouvoir pendant quelques jours, pour s’attirer une haine et un discrédit qui les poursuivront durant des années. Mais des troubles sociaux sont inévitables. Le Centre a perdu beaucoup de terrain ; les paysans, qui constituaient son plus ferme appui, sont encore catholiques, mais s’écartent des directions politiques d’autrefois. Le Bauerbund (ligue des paysans) penche visiblement vers le socialisme ; le bas clergé lui-même professe des idées très avancées... »

Me souvenant que M. de N... était auprès du comte Hertling pendant la période décisive qui s’écoula entre l’ultimatum de l’Autriche à la Serbie et la déclaration de guerre, je lui demande quelques précisions sur le rôle joué en cette circonstance par le gouvernement de Munich. « Mon Dieu ! répond-il, tout cela est désormais de l’histoire, et nous n’avons plus rien à cacher., Il est incontestable que nous connaissions les termes de l’ultimatum avant qu’il ne fût envoyé à Belgrade. Et dès lors, nous comprimes clairement à Munich que la camarilla militaire et pangermaniste voulait la guerre et nous y menait tout droit. Mes amis et moi, nous avons conseillé, supplié M. de Hertling de se rendre à Berlin sans retard. Le ministre-président hésitait. Vous l’avez connu : c’était une grande intelligence, mais un caractère faible. Nous obtînmes enfin de lui qu’il adressât à Berlin un télégramme, pour marquer son inquiétude et demander que l’on convoquât d’urgence la Commission des Affaires Extérieures du Conseil Fédéral, dont la constitution de l’Empire lui donnait la présidence. A ce télégramme, rédigé en termes très modérés, très prudents, il ne fut jamais répondu. Tout se passa dès lors entre un petit nombre de personnes, qui entouraient l’Empereur. Lorsqu’on faisait à Jagow quelques objections sur la politique qu’il conduisait, sans peut-être l’avoir bien comprise, il répondait que ses informations étaient formelles et concordantes : le conflit demeurerait limité à l’Autriche et à la Serbie. Avec quelles lunettes lisait-il les télégrammes de Pourtalès ?... Vous savez le reste. »


UN TÉMOIN DE LA RÉVOLUTION


7 août.

Un journaliste berlinois, que j’ai connu au temps de la crise marocaine, vient me demander une interview. Je réponds à ses questions ; après quoi il répond aux miennes. Je voudrais enfin apprendre, d’un témoin, ce que fut la Révolution à Berlin.

— Vous étiez ici pendant les journées de novembre 1918 : eh bien ! que s’est-il passé ? qu’avez-vous vu ?

— La révolution, me dit-il, — c’est-à-dire la journée du 9 novembre, je l’ai passée chez Hiller « restaurant situé Unter der Linden), dans le grand cabinet du rez-de-chaussée, où quelques amis et moi nous étions donné rendez-vous pour déjeuner. Quand nous y sommes entrés, vers une heure et demie, tout était calme ; quand nous en sommes sortis, vers dix heures du soir, la révolution était terminée. Nous achevions notre repas, lorsqu’on vint nous avertir que des émeutiers et des marins rebelles faisaient le siège du château. Bientôt nous entendîmes distinctement le bruit de la fusillade et les hurlements de la foule. Quelques balles vinrent même ricocher sur le toit, d’autres tombèrent dans la cour. Des mitrailleuses balayaient l’avenue, il ne fallait pas songer à mettre le nez dehors. Nous passâmes l’après-midi ici, attendant les événements. Vers dix heures, on nous avisa qu’on n’entendait plus rien, et que le calme paraissait rétabli. Nous sortîmes du restaurant par la porte cochère, et je rentrai chez moi tranquillement à pied, évitant seulement de passer par la Wilhelmstrasse, qui formait avec les rues adjacentes un îlot tumultueux et impénétrable, dont l’hôtel Kaiserhof marquerait à peu près le centre.

— Et les jours suivants ?

— Je suis allé tous les jours à mon bureau, au journal. Il n’y avait rien de changé aux heures de travail. Plus tard, les grèves donnèrent lieu à quelques désordres, toujours limités à certains quartiers et réprimés assez rapidement. C’est tout.

— Est-ce vraiment tout ? De plusieurs côtés, j’entends dire que la révolution n’est pas finie.

— L’hiver nous réserve peut-être des surprises. S’il n’y a pas de charbon, si les vivres sont rares, il y aura sans doute des mouvements populaires en Allemagne, comme il pourra s’en produire chez vous, en Angleterre, en Italie. Mais, au point de vue politique, le calme est revenu, sinon l’équilibre. Les fonctionnaires, les hommes d’affaires, les commerçants travaillent comme autrefois, c’est-à-dire régulièrement et le plus qu’ils peuvent. Parmi les officiers qu’on a jetés sur le pavé, les uns sont retournés à leurs terres, les autres s’efforcent de trouver une occupation, et le plus souvent y réussissent. J’ai reçu ce matin, de très bonne heure, la visite d’un ancien officier de la garde, que j’avais connu dans les endroits où l’on s’amuse. Il fait la place pour une grande maison d’ameublement et venait m’offrir ses services. Les nouveaux riches dépensent leur argent avec fureur, mais sans élégance : ils mangent, boivent, dansent et jouent toute la journée et toute la nuit. Quant à la masse du peuple, elle est indifférente. Vous savez que l’Allemand, si préoccupé d’organisation et d’économie, à tous les degrés, n’a pas la tête politique. Ce qui se passe à Weimar n’intéresse personne : les journaux en parlent à peine. On aspire à retrouver le bien-être, sans toujours se rendre compte que le bien-être est fonction de l’ordre, et qu’il faudrait retourner d’abord à l’ordre et à la discipline. Dans le peuple, il y a de l’abattement, il n’y a pas de désespoir ; du dépit, pas de haine. La Kronprinzessin a traversé l’autre jour avec ses enfants une des grandes gares de Berlin : le public a fait respectueusement la haie sur son passage, et le chef de gare, prévenu, a mis sa redingote et sa casquette de gala pour la guider jusqu’au train qu’elle devait prendre. Deux des fils de l’Empereur vivent à Potsdam sans être inquiétés. J’ai rencontré hier dans une rue de Berlin le prince August-Wilhelm et sa femme, qui se promenaient tranquillement, comme des bourgeois, s’arrêtant aux devantures des boutiques. Indifférence complète : le peuple ne regrette rien, ne désire rien, si ce n’est la commodité et le bien-être. Ce n’est pas avec ces sentiments qu’on fait les révolutions. »


II. — WEIMAR


Weimar, 18 août.

Si l’on voulait mesurer des yeux le changement survenu en Allemagne, ce n’est pas ici qu’il faudrait venir. Weimar, devenue le siège provisoire du gouvernement d’Empire et de l’Assemblée nationale, est restée la petite ville paisible et charmante d’autrefois. Quelques autos grises surprennent par la rapidité de leur allure et l’appel impérieux de leur trompe. La circulation est assez intense entre le théâtre et le château. Partout ailleurs, calme et silence.

Les ministres se sont installés au château, les députés au théâtre ; l’ombre de Goethe habite seule la solitude magnifique du parc. J’y fais une promenade de deux heures sans rencontrer personne, qu’une vieille dame qui, installée sur un banc, au pied des ruines artificielles, abritée sous une petite ombrelle de dentelle noire, lit attentivement un roman anglais. Comme je rentre, en longeant la rivière, des pas lourds résonnent sur le pont de pierre qui conduit au château : c’est la relève de la garde ; et, de Charles-Auguste, ma pensée retourne à M. Noske.

Je passe la plus grande partie de l’après-midi à l’Assemblée. La séance offre peu d’intérêt : on discute le projet de loi relatif aux pensions des officiers. Mais, dans les couloirs, j’aurai l’occasion de rencontrer des hommes de tous les partis et de m’entretenir avec eux. Le théâtre de Weimar est devenu un palais législatif en miniature. Les députés siègent à l’orchestre et au parterre ; on a installé sur le devant de la scène la tribune présidentielle, celle des orateurs et les bancs du gouvernement. Comme chez Gémier, des gradins montent de la salle à la scène. Le public prend place dans les loges et dans les galeries ; le foyer sert tout à la fois de buvette et de salle des Pas-Perdus.

M. Fehrenbach préside ; à sa gauche est assise une dame en cheveux, de forte corpulence, toute de blanc vêtue : les élections ayant envoyé trente-neuf femmes à l’Assemblée, on a appelé l’une d’elles aux fonctions de vice-présidente. MM. Erzberger, Hermann Müller, Noske et Bell sont au banc du gouvernement. Le débat me semble plus bruyant, moins ordonné qu’il ne l’était jadis au Reichstag : les interruptions sont fréquentes et confuses, parfois le tumulte des voix fait songer aux débats les plus violents d’autres Parlements. Mais peut-être n’est-ce qu’un effet de l’acoustique remarquable dont s’enorgueillit le théâtre de Weimar.

Les couloirs sont fort animés. Des femmes circulent, presque toutes en robe de toile blanche et sans chapeau : ce sont les députées et leurs secrétaires. Un paysan bavarois vêtu à l’ancienne mode de son pays, chemise blanche, gilet de soie, culotte brodée et mollets nus, fume tranquillement dans un coin sa longue pipe de porcelaine : c’est M. Eisenberger, orateur redouté, qui déconcerte l’adversaire par son bon sens narquois et une certaine manière d’appliquer de vieux proverbes à des situations nouvelles. La tenue des députés est ordinairement négligée : la plupart sont en veston de tussor ou d’alpaga. On reconnaît les ecclésiastiques à leur longue redingote, et les conservateurs prussiens à la coupe correcte de vêtements irréprochables.


ENTRETIEN AVEC LE COMTE POSADOWSKI

On a demandé pour moi un entretien au comte Posadowski, chef de l’ancien parti conservateur (aujourd’hui national allemand) ; je l’aborde au moment où il sort de la salle des séances ; il m’invite à m’asseoir auprès de lui, et nous causons, en français.

« Je mentirais, — me déclare le leader conservateur en lissant entre ses deux mains sa longue barbe blanche, — si je vous disais que nous avons vu avec plaisir installer la république en Allemagne. Mais nous plaçons l’intérêt national au-dessus des intérêts de parti, et nous sommes disposés, mes amis et moi, à prêter notre concours au gouvernement pour toute entreprise raisonnable. Peut-on qualifier ainsi l’entreprise qui consiste à socialiser les principales industries ? Cela se discute. Néanmoins, vu que la philosophie est une chose et que la politique en est une autre, nous estimons qu’en ce moment une certaine socialisation est inévitable. Notre effort tend, non pas à écarter le système, mais à en limiter et à en régler l’application. Nous ne croyons pas, ni qu’on puisse jamais socialiser la terre, ni qu’on puisse encore socialiser les mines ; mais nous ne voyons pas d’inconvénient à ce qu’on nationalise les forces électriques d’une certaine importance. Notre seule inquiétude vient de ce que, chez vous comme chez nous, l’Etat est un médiocre administrateur...

« « Irons-nous très loin dans la voie de la socialisation ? Je me permets d’en douter. Il y a des modes, en politique comme en vêtement. La mode d’à présent, c’est de crier très haut et à propos de tout : guerre au capitalisme ! J’ai dit autrefois dans un discours, et je pense encore aujourd’hui, qu’on ne gouverne longtemps ni contre le capitalisme, ni contre l’intelligence, qui demeurent, quoi qu’on en ait, deux facteurs très importants de la production et de l’organisation nationale. »

Je demande à M. de Posadowski ce qu’il pense du projet de réforme fiscale récemment présenté par M. Erzberger ! « Il y a actuellement pour l’Allemagne, — me répond-il, — une nécessité qui prime toutes les doctrines et tous les systèmes : nous devons exécuter le traité de paix., et pour cela, il nous faut beaucoup d’argent. L’Etat ne peut prendre l’argent que là où il se trouve. Toute la question est de savoir dans quelle mesure il peut mettre à contribution ceux qui possèdent sans porter à l’économie générale du pays une atteinte irréparable. Laissons de côté, si vous le voulez bien, l’impôt progressif sur le revenu, et ne parlons que de l’« impôt de sacrifice » sur le capital (Reichsnotopfer). Cet impôt, tel qu’il est prévu, pèsera beaucoup plus lourdement sur les propriétaires fonciers que sur les détenteurs de valeurs mobilières. Le capital mobilier échappe aisément au contrôle fiscal : il se dissimule, ou cherche un refuge à l’étranger. La terre s’étale au grand soleil. M. Erzberger propose que le paiement de l’impôt qui frappera la propriété foncière soit échelonné sur une période de trente années, et gagé, durant cette période, par l’attribution à l’Etat d’une hypothèque privilégiée sur l’ensemble du fonds. Le principal inconvénient de ce système est de diminuer la valeur du gage possédé par les autres créanciers hypothécaires, et d’entraver complètement une circulation fort en usage dans notre pays : celle des Handfesten ou bons fonciers « cédules hypothécaires), qui sont donnés et reçus en paiement à peu près au même titre que les billets de banque. Nous ferons certainement opposition à un projet, dont l’exécution ruinerait les régions agricoles de l’Allemagne et bouleverserait l’économie du pays tout entier.,

— « Le centre catholique, sur ce terrain, marchera-t-il d’accord avec les conservateurs ?

— « Le Centre, me répond en souriant le comte Posadowski, — ne fut jamais ennemi d’un sage opportunisme, et demeure fidèle à sa vieille tradition. Il est socialiste contre les conservateurs intransigeants, s’il en reste encore, et conservateur contre les socialistes extrêmes. Vous avez vu qu’en dépit de l’accord qui les lie aux social-démocrates, les catholiques ont fait bloc avec nous dans toutes les questions relatives à l’Eglise et à l’Ecole. On pourrait en conclure que, si la question religieuse n’a rien perdu chez nous de son importance, la question confessionnelle, au contraire, est devenue beaucoup moins aiguë qu’elle n’était autrefois. Nos socialistes réclamaient la séparation absolue des Eglises et de l’Etat, comme l’avait voulue et réalisée en France M. Combes. Catholiques et protestants ont défendu d’un commun accord les droits de l’Eglise et maintenu pratiquement à notre éducation nationale le caractère religieux qu’elle avait eu jusqu’à présent.

« En ce qui concerne la propriété foncière et l’impôt sur le capital, le Centre devra sans doute régler son attitude sur les aspirations et les intérêts de sa clientèle paysanne. Mais à côté des campagnes, il y a les villes ; à l’intérêt des paysans s’oppose celui des petits bourgeois, commerçants, employés, qui forment aussi un élément important du parti catholique : d’où l’embarras qu’éprouvent les députés du Centre à prendre position pour ou contre la politique fiscale du gouvernement.

« Le projet actuel subira certainement des modifications profondes. Mais le principe dont il est inspiré subsistera. Tous ceux qui possèdent devront céder à l’Etat, pour un temps plus ou moins long, une quote-part importante de leurs richesses. Les conditions de la paix acceptée par l’Allemagne rendent cette opération nécessaire. Ces conditions sont très dures. Permettez-moi d’ajouter que les Alliés seront amenés à en réviser quelques-unes et à réduire quelques-unes de leurs exigences, sous peine de n’en voir satisfaire aucune. Ici encore, la limite est tracée par la nécessité de ne point tarir les sources de production dans un pays à qui l’on devra laisser, si l’on veut qu’il paye ce qu’il doit, du temps, des moyens de travail et de l’argent. »


LES IDÉES DE M. HEINZE

Je prends congé du comte Posadowski pour aller rejoindre M. Heinze, ancien ministre de la justice en Saxe, et député à l’Assemblée, où il siège sur les bancs des conservateurs modérés. Le parti de M Heinze (Deustsche Volkspartei) réunit à l’aile gauche de l’ancien parti conservateur l’aile droite de l’ancien parti national-libéral. L’ex-ministre du roi de Saxe a tenu jusqu’à présent pour l’indépendance des Etats et pour le maintien de leurs privilèges souverains. Je suis curieux de savoir ce qu’il pense de la politique de centralisation que le gouvernement du Reich poursuit avec tant d’ardeur.

« Mon sentiment est resté le même, — me déclare M. Heinze, — et je continue de croire que le système fédératif est celui qui répond le mieux au caractère et aux aspirations de l’Allemagne, comme à la diversité des peuples qui la composent. Mais que faire ? nous sommes désormais trop pauvres pour nous offrir le luxe d’entretenir vingt-six administrations dans vingt-six Etats souverains. Et puis, après la chute des dynasties, après les réformes introduites par la nouvelle constitution, reste-t-il encore aux Etats assez de vie pour subsister dans leur forme indépendante d’autrefois ? j’en doute fort. Il faut savoir prendre une décision et s’y tenir, même lorsqu’on a dû, pour s’y résoudre, surmonter certaines répugnances. Il semble bien qu’aujourd’hui l’Allemagne ne puisse attendre son salut que de son unité. Les revendications du Hanovre, celles de la Westphalie se reproduiront indéfiniment. Vous voyez que, pour y couper court, beaucoup de Prussiens, bien que très attachés à l’unité de la Prusse, se déclarent prêts à la sacrifier.

« Ce qu’on peut reprocher à la Constitution, c’est précisément qu’elle laisse subsister dans le Reich des Etats particuliers qui n’ont plus assez de force pour vivre, et qui en ont encore trop pour mourir. Mieux vaudrait, à mon avis, renoncer franchement au système fédéral, et instituer un régime unitaire, avec la division de l’Allemagne en provinces. On assurerait à chaque province une autonomie compatible avec l’unité de l’Empire et nécessitée par les caractères différents et les intérêts particuliers des diverses régions. La Prusse, à elle seule, ne formerait pas moins de sept provinces, mais pas plus de neuf. Cette solution comporte des inconvénients ; mais les circonstances présentes l’ont peut-être rendue nécessaire. »

M. Heinze passe en revue les détails de la réforme centralisatrice, et conclut cet examen en déclarant que l’unification des chemins de fer et celle des finances seront tout à l’avantage de la nation allemande. Chemin faisant, il m’a expliqué pourquoi l’impôt sur le revenu ne pouvait être qu’un impôt d’Empire : les conditions d’existence, les charges locales sont si différentes d’une région à l’autre, d’une ville à l’autre de la même région, que tout autre système entraînerait des inégalités flagrantes, et, par suite, des déplacements de population qu’il convenait d’éviter.

M. Heinze ne critique pas trop sévèrement les projets fiscaux d’Erzberger. Lui aussi invoque la nécessité comme circonstance atténuante. « Le régime fiscal proposé par le gouvernement est injuste : cela n’est pas douteux. Mais certaines injustices sont nécessaires, et il faut savoir s’y résoudre. Mes amis et moi ne nous faisons aucune illusion sur le double caractère des nouveaux impôts : ils sont destinés tout ensemble à procurer à l’État les énormes ressources dont il a besoin, et à conserver au gouvernement l’appui des socialistes, dont il ne peut pas se passer, pour le moment. L’impôt sur le revenu est terriblement progressif, puisque, avec le concours des démocrates, nous avons dû faire introduire hier un amendement, aux termes duquel les exigences du fisc ne pourront en aucun cas excéder 90 p. 100 d’un revenu particulier. Observez qu’un Allemand qui possède 100 000 marks de revenu, ce qui est un cas assez fréquent, paiera au trésor entre 66 et 75 000 marks. L’impôt sur les successions n’équivaut pas à la suppression de l’héritage : mais il y prépare ; les droits du fisc sont calculés, non seulement sur l’importance de la succession et sur le degré de parenté, mais encore sur la situation de fortune de l’héritier. C’est assez vous dire que nos gouvernants, en arguant de la nécessité de prendre l’argent où il se trouve, n’ont pas manqué de donner aux socialistes les satisfactions qu’ils attendaient. Tout cela, c’est de la politique, et tout cela, c’est du détail. L’essentiel est de faire face à une situation très difficile, sans ruiner le pays, qui doit vivre, produire, et s’assurer par de nouveaux efforts une prospérité nouvelle. Réduire les dépenses, augmenter les recettes, sans entraver l’activité économique du pays, telle est la tâche difficile qu’assumera demain l’administration de l’Allemagne unifiée.

— « Cette administration, dans son ensemble, diffère-t-elle beaucoup de celle d’autrefois ?

— « Au sommet, elle est transformée. C’est à peine si, parmi le haut personnel, on trouve encore un ou deux ministres d’ancien régime, et encore dans les petits Etats. Mais les fonctionnaires subalternes des ministères et de l’administration sont restés à leur poste presque tous. Ceux qui sont partis volontairement sont en petit nombre, et le nouveau gouvernement n’en a pas remercié beaucoup, sachant qu’il ne pourrait pas les remplacer. Serviront-ils avec le même zèle, le même dévouement ? on peut en douter. Car, pour beaucoup d’entre eux, le fondement du devoir professionnel, c’était la fidélité au souverain et à la monarchie, c’était le loyalisme. Cela est surtout vrai en Prusse. Je ne sais si M. Ebert obtiendra de ses fonctionnaires le respect presque religieux, l’abnégation totale, le désintéressement scrupuleux sur lesquels l’Empereur et les princes souverains d’Allemagne étaient certains de pouvoir compter. »

C’est sur cette impression de doute et de défiance dans l’avenir que je quitte M. Heinze et le « théâtre législatif. » La phrase curieuse murmurée tout à l’heure par mon voisin de tribune, un bourgeois de Weimar, me revient brusquement à la mémoire : « Ceux de quarante-huit, à Francfort, délibéraient dans une église ; ceux d’aujourd’hui, chez nous, se disputent dans un théâtre. »

La nuit est tombée. Je m’achemine, pour diner, vers le Goldner Adler, l’Aigle d’Or, restaurant d’ancienne renommée. Je trouve les salles déjà encombrées par toute une jeunesse bruyante et joyeuse. Des « chambres séparées » « cabinets particuliers) qui ne sont séparées de la salle commune que par un rideau, s’échappent des rires et des cris. On se croirait à Berlin : je ne savais pas que cette frénésie eût gagné la province. Derrière moi, l’inévitable orchestre serine les airs déjà populaires d’une toute récente opérette viennoise ; et le public, à tue-tête, met les paroles sur la musique. Mais vers neuf heures et demie arrivent des gens d’aspect plus grave. L’orchestre se tait ; les jeunes gens se serrent autour des tables, pour faire place aux députés, qui viennent manger un plat en sortant de la commission.


ENTREVUE AVEC M. HERMANN MÜLLER


20 août.

Je me rends à l’Assemblée de bonne heure, et je n’ai pas encore remis ma canne et mon chapeau aux mains de la dame du vestiaire, qu’on vient m’avertir que je suis attendu par M. Hermann Müller, secrétaire d’Etat aux Affaires Etrangères. Un huissier me conduit, par les coulisses, jusque derrière la scène, où une sorte de salon a été aménagé pour l’audience des membres du gouvernement. On introduit en même temps que moi le représentant d’un journal anglais ; le ministre nous fait asseoir tous deux en face de lui. M. Hermann Müller est encore un jeune homme ; l’œil est vif derrière le lorgnon ; l’aspect physique est celui, — international, — d’un secrétaire de syndicat ; la tenue est simple, mais correcte, un bouton de corail est piqué dans la cravate noire. Le ministre s’exprime en allemand, d’un ton bref, dont la raideur est affectée, au début. Je pense à Kerenski, qui, dans le tête-à-tête, dissimule sous des dehors analogues son extraordinaire timidité. Mais bientôt M. Müller se départ de son attitude, et parle naturellement. La question des prisonniers de guerre lui tient au cœur. Il va recevoir tout à l’heure une députation de femmes, venues de toutes les régions d’Allemagne pour réclamer l’intervention énergique du gouvernement. « « Que craignez-vous ? — me dit-il. — Vous qui êtes depuis quelque temps en Allemagne, ne constatez-vous pas que nous sommes hors d’état de former une nouvelle armée ? Nous hésitons à croire que c’est dans notre intérêt, et pour prévenir le danger d’une révolution, que vous conservez chez vous huit cent mille Allemands. Mais, dans cette hypothèse, vous auriez fait un mauvais calcul. Car, au contraire, le retard apporté au renvoi de nos prisonniers exaspère le peuple allemand. Les agitateurs de droite et de gauche lui persuadent que le gouvernement n’a pas fait le nécessaire pour hâter un retour si impatiemment attendu, ou même qu’il a agi secrètement auprès de l’Entente pour que les prisonniers ne lui fussent rendus que plus tard. Vous mettez aux mains des deux oppositions, celle des réactionnaires et celle des indépendants, une arme terrible contre nous. »

Je rappelle à M. Müller que Noske lui-même a avoué la présence de quatre cent mille Allemands sous les armes, qu’il y en a probablement davantage, et que la France ne disposera bientôt plus d’effectifs aussi nombreux. « « Enfin, — me demande le ministre, — que craignez-vous le plus : une restauration, ou le bolchévisme en Allemagne ? — Nous craignons le plus, — dis-je, — ce qui nous parait être le plus imminent, le bolchévisme, et nous ne souhaitons pas qu’ayant triomphé chez vous, il puise dans sa victoire des forces nouvelles pour de nouvelles conquêtes. C’est même parce que nous craignons la contagion bolchéviste, que nous n’envisageons point sans appréhension l’arrivée en France de travailleurs allemands volontaires, dont la majorité est socialiste-indépendante, ou même communiste, si l’on en juge par le mémoire qu’ils ont fait remettre au gouvernement, et où, après avoir exposé les détails de leur organisation, ils énumèrent leurs exigences.

— « Oh ! répond M. Hermann Müller, je présume bien que vous liez ensemble les deux questions : celle du renvoi des prisonniers et celle de l’envoi des travailleurs volontaires. Mais ces derniers se trouveront cantonnés dans les régions à reconstruire. Ils n’auront que peu de contact avec la population française, puisque ce sont des régions dévastées. Je ne pense pas d’ailleurs que leur état d’esprit, en général, justifie vos inquiétudes. »

Je demande au ministre quelques précisions sur la réforme de l’Office des Affaires étrangères, qu’il a annoncée à l’Assemblée. Il me répond qu’elle n’est encore qu’à l’étude et qu’il est trop tôt pour en rien dire. Parlant ensuite de lui-même et de sa vie antérieure, il m’avoue simplement qu’il connaît peu l’étranger, n’ayant jamais été en Amérique, et n’ayant passé que huit jours en Angleterre et autant en France, à l’occasion de congrès socialistes. « Cela ne suffit pas, — ajoute-t-il, — pour se faire une idée d’un pays. J’ai cependant connu quelques-uns de vos hommes politiques : Albert Thomas, Longuet, Renaudel... »


UN LEADER CATHOLIQUE : M. PFEIFFER

On introduit de nouveaux visiteurs et je regagne les couloirs. Court entretien avec M. Pfeiffer, le nouveau secrétaire général du parti catholique. Ses premières paroles sont pour justifier l’accord conclu par le Centre avec la Social-Démocratie.

« C’était, — dit-il, — pour le Centre une nécessité, s’il voulait avoir part au gouvernement : et il fallait qu’il y eût part. Nous avons pris dans le ministère les portefeuilles les plus ingrats : Finances, Travaux publics. Ravitaillement.

« L’union des deux partis n’empêche pas que chacun ne garde ses idées et son programme. Et elle nous a permis, à nous catholiques, d’obtenir ou de conserver de précieux avantages : liberté de l’enseignement, reconnaissance des droits de l’Eglise ; liberté d’association étendue à tous les ordres religieux. Le dernier vestige des lois de mai, le fameux paragraphe qui interdisait aux jésuites de mener en Allemagne la vie de communauté, a été aboli par le nouveau gouvernement, alors que, sous l’ancien, nos efforts de cinquante années n’en avaient pas obtenu la suppression. Nos associations cultuelles sont désormais érigées en personnes morales, et peuvent être l’objet de libéralités, legs, fondations, non seulement de la part des individus, mais encore de la part des collectivités, des syndicats, des organisations industrielles ; c’est grâce à une fondation de ce genre que sera construite la nouvelle église catholique de Düsseldorf.

« Certains de nos coreligionnaires nous reprochent d’avoir approuvé l’article premier de la Constitution : « le pouvoir réside dans le peuple » et d’avoir ainsi méconnu que tout pouvoir réside en Dieu seul. Mais ils confondent un principe métaphysique, auquel nous demeurons fidèles, et une conception juridique, à laquelle nous croyons pouvoir nous rattacher. Ce que nous avons voulu dire, c’est que le pouvoir divin, au lieu d’être délégué au prince, est désormais délégué au peuple et à ses représentants, qui en détiennent l’exercice.

« On nous reproche encore d’avoir adopté la formule laïque du serment de fidélité à la Constitution. Mais on oublie que nous y avons fait adjoindre une formule religieuse facultative. Quel intérêt avons-nous à ce que des athées soient contraints de prendre à témoin de leur engagement un Dieu auquel ils ne croient point ? »

Je voudrais savoir de M. Pfeiffer comment les catholiques allemands envisagent les nouvelles réformes économiques, ce qu’ils pensent des Betriebsraete et de la socialisation. Mais le député du Centre se dérobe avec prudence et me répond simplement : « Ces questions ne sont pas mûres. »


UN LEADER SOCIAL-DÉMOCRATE : M. SINZHEIMER

Tel n’est pas l’avis du docteur Sinzheimer [1], député social-démocrate, qui précisément m’a donné rendez-vous ce matin pour me parler de ces fameux Conseils. Je le trouve à onze heures dans les couloirs, et il m’emmène au foyer du public, qui sert présentement de salon de réception et de buvette. La vaste galerie est à peu près vide et nous causons commodément.

M. Sinzheimer est encore un jeune homme : on le devine instruit, intelligent, actif, et comme tous les actifs, optimiste Il parle d’abondance sur un sujet qui lui tient au cœur, mêlant parfois à son allemand quelques mots de français.

« Notre projet, — me dit-il, — a pour but d’associer les ouvriers à la conduite des entreprises industrielles, et, progressivement, à la direction de la vie économique du pays. Dans la conduite d’une industrie, nous distinguons deux ordres de questions : les questions sociales et les questions techniques. En ce qui concerne la direction sociale de l’entreprise, nous voulons la complète égalité de droits entre les entrepreneurs et les ouvriers. Toutes les décisions relatives à l’organisation du travail, à la police et à l’hygiène des ateliers, à l’embauche et au renvoi des ouvriers ne pourront résulter que d’un accord entre les deux parties. Sur la conduite technique de l’industrie, nous réclamons pour les ouvriers un droit de contrôle. Leurs délégués seront autorisés à prendre connaissance du bilan : si l’entreprise est une société par actions, ils seront représentés à l’Assemblée générale des actionnaires.

« Dans chaque industrie particulière, les ouvriers et employés élisent un Conseil d’exploitation (Betriebsrat), qui exerce en leur nom ce double droit de co-direction et de contrôle. Tous les conseils d’un même district (Bezirk) envoient à leur tour des délégués au Conseil économique de district, où sont représentés proportionnellement les entrepreneurs et les ouvriers et employés. Ce Conseil préside à la vie économique du district. Enfin les conseils de district élisent des représentants à un Conseil économique d’Empire (Reichswirtschaftsrat) , véritable Chambre du Travail (Kammer der Arbeit), où entreront, avec les délégués des ouvriers, des représentants des entrepreneurs, et aussi des représentants des consommateurs, élus par les coopératives. Cet organe suprême dirigera la vie économique de la nation.

« Notre effort tend, non pas à étatiser, mais à socialiser. Ce que nous voulons, c’est que tout ce qui se rattache à l’activité économique du pays soit confié, non plus à des bureaucrates, mais à des hommes de métier, compétents et directement intéressés.

— Mais les délégués des ouvriers seront-ils compétents ?

— Oh ! — reprend vivement M. Sinzheimer, — je connais l’objection : elle fut élevée jadis contre l’institution des syndicats. Or, c’est par les syndicats qu’a été faite l’éducation politique de nos ouvriers. Les Betriebsraete feront leur éducation économique. Au premier degré, ils s’initieront à la conduite de l’usine dans laquelle ils travaillent, se familiariseront avec les questions de production, d’achat, de vente, de transports et de marchés. Puis ils verront d’ensemble l’organisation du travail et de la production dans un district, dans un Etat ; et, finalement, ils embrasseront, dans toute la complexité de son mécanisme, la vie économique de l’Empire allemand.

« Le problème que nous avons entrepris de résoudre n’est pas seulement allemand, il est mondial. Ce n’est point par des accords politiques plus ou moins fragiles que les nations parviendront à s’entendre : c’est par des rapprochements opérés sur le terrain économique, sur le terrain des entreprises de production et des organisations de travail. Ainsi seulement nous éviterons la guerre et la révolution, double danger, qui, à des degrés différents, menace tous les États du monde.

« Retenez notre principe : je le crois fécond. Votre Montesquieu a eu cette idée de génie : la séparation des pouvoirs dans l’Etat. Nous voulons, nous, séparer, émanciper l’économie de la politique. C’est le seul moyen de subordonner à la politique, qui divise les peuples, l’économie qui les unit. »

A ce moment, un vieillard s’approche de la table où nous causons : c’est le professeur Quidde, député à l’Assemblée et chef du parti pacifiste. M. Sinzheimer me nomme au professeur, qui se dit heureux de rencontrer un journaliste français. « Je suis encore venu en France, — poursuit-il d’une voix trainante et un peu mélancolique, — durant l’été de 1914. J’ai fait alors à Lyon une conférence sur le rapprochement franco-allemand, et mes idées avaient été bien accueillies... Je n’ai pas perdu courage, et je vais me rendre à Berne, pour présider le congrès pacifiste international qui doit s’ouvrir le 30 août.

Il me manquait encore d’avoir interviewé une députée. L’occasion m’en est offerte, sans que je l’aie cherchée, par Mme Elisabeth Brönner, journaliste, et députée de Kœnigsberg. Mme Brönner vient à moi : un député, appartenant comme elle à la fraction démocrate, fait les présentations. « Monsieur, dit-elle avec l’accent d’une réelle émotion et, bientôt après, des larmes dans les yeux, je représente ici un district de la Prusse orientale ; nous sommes Allemands, de race, de tradition, de culture. Pour rien au monde, nous ne consentirons à devenir Polonais. » Et elle met dans ce dernier mot tout le mépris qu’elle ressent pour la race que ses compatriotes ont si longtemps opprimée. J’écoute un instant le plaidoyer très violent de Mme Brönner, et ne croyant pas devoir en entendre plus long, prends congé d’elle un peu brusquement, en la priant de m’envoyer à Berlin, où je rentrerai demain soir, les documents et les statistiques dont elle tire argument. Je ne les ai jamais reçus.

Demain, le président Ebert prêtera serment à la Constitution ; après quoi gouvernement et Parlement quitteront Weimar, pour revenir à la capitale, où ils estiment que l’ordre est désormais suffisamment rétabli. Ebert, Bauer, Erzberger envisagent l’avenir avec confiance ; et puis, ils comptent sur l’énergie de Noske pour conjurer le mauvais destin.


III. — HAUTE-SILÉSIE


Kattowitz, 3 septembre.

La ville présente l’aspect connu de toutes les villes d’industrie et de charbon : des fumées noires la couronnent, une poussière noire la recouvre, apparente même sur les briques rouges du mur ou de la chaussée. Deux édifices gris et massifs ornent la place centrale : l’un est le musée, consacré, dit une inscription, « à la pensée allemande, — à la race allemande ; » l’autre est la Préfecture de police.

Tout est noir à Kattowitz ; pourtant, on n’y voit plus de charbon. Je tombe ici en pleine guerre : guerre entre capital et travail, guerre entre Allemands et Polonais ; c’est tout un, puisque, dans les mines comme dans les usines, l’ouvrier est toujours Polonais, et le patron ou le directeur toujours Allemand. Au mois d’avril dernier, le brusque renvoi de quatre-vingt-dix mineurs a provoqué des troubles, qui ont abouti, le 13 août, à la grève générale. Sous prétexte de maintenir l’ordre, le gouvernement de Berlin a envoyé en Haute-Silésie la plus disciplinée, mais la plus brutale des troupes prussiennes. Le VIe corps d’armée, auquel on a rattaché la deuxième brigade de marine, occupe la région comme un territoire récemment conquis. Les habitants allemands se sont enrôlés dans des formations de volontaires : Grenzschutz, Einwohnerwehr, et terrorisent les Polonais. Parmi ceux-ci, les uns ont passé la frontière et sont allés chercher du travail dans le bassin voisin de Sosnovice ; les autres se sont réfugiés dans les anciens puits, dans les forêts, où les soldats allemands leur donnent impitoyablement la chasse. Les femmes et les enfants de ces fugitifs sont restés sans ressource, et exposés aux tracasseries, ou même aux cruautés de la police et de la troupe allemandes, qui fouillent et pillent les maisons, arrêtent les habitants, les battent et parfois les mettent à mort. Le socialiste Hœrsing, promu à la dignité de haut-commissaire, dirige la répression.

Quelques heures après mon arrivée, j’entends, à l’hôtel où je suis descendu, le récit d’exploits monstrueux et récents. Passant dans un village, devant une maison où des Polonais célébraient une noce, des soldats allemands en patrouille ont lancé, par les fenêtres ouvertes, plusieurs grenades à main sur la paisible assemblée. A Tichau, un garçon polonais de seize ans est accusé d’avoir coupé le nez et les oreilles à un soldat allemand, et immédiatement fusillé. Le lendemain, sur la demande des parents, on exhume le cadavre du soldat, qui est trouvé intact. Des femmes, dont les maris avaient passé la frontière, ont été traînées au poste de police le plus voisin de leur domicile, et battues à coups de cravache, de tringle de fer et de crosse de fusil. La bestialité des soldats s’est acharnée sur des femmes enceintes. Et ceux qui me rapportent ces faits et qui me montrent ces photographies de cadavres horriblement mutilés, sont deux officiers, un Français et un Anglais, tous deux membres de la commission d’enquête interalliée.


LE POINT DE VUE DES POLONAIS DE HAUTE-SILÉSIE

Le soir, j’ai une entrevue avec Adamec, l’un des chefs du mouvement ouvrier polonais. Celui-là insiste sur le caractère social du conflit qui divise propriétaires de mines et ouvriers. Il y a en ce moment, dans la seule région de Kattowitz, plus de vingt mille chômeurs ; l’extraction du charbon est réduite de moitié. Ma conversation avec Adamec me fait comprendre à quel point le problème social et le problème national sont ici mêlés l’un à l’autre : il est presque impossible de les séparer.

Je demande à Adamec quelles sont, en Haute-Silésie, les principales organisations. « Ici, — me répond-il, — les patrons sont syndiqués, comme les ouvriers. L’Arbeitgeberverband réunit les propriétaires de 63 mines, sur 65 que possède la région. Quant aux organisations ouvrières, il y en a cinq : union socialiste allemande, union socialiste polonaise, union nationale-allemande, union nationale-polonaise, union allemande-chrétienne-sociale. Les organisations ouvrières polonaises ont un caractère plus économique que politique : nos revendications en témoignent. Nous demandons :

l° La réintégration de tous les ouvriers renvoyés ;

2° La réouverture des galeries que les propriétaires ont fermées sans motif, et seulement pour nous ôter le moyen de vivre ;

3° La levée de l’état de siège, qui nous est appliqué depuis six mois en permanence, et dont la population polonaise est la seule à souffrir ;

4° L’égalité de salaire et de traitement entre ouvriers polonais et ouvriers allemands ;

5° De sept à quatorze jours de vacances annuelles ;

6° Des maisons habitables et une dotation plus forte en charbon pour nos usages domestiques. »

De leur côté, les directeurs de mines affirment qu’ils ne font aucune différence entre ouvriers allemands et ouvriers polonais, mais seulement entre bons et mauvais ouvriers ; que les galeries qu’ils ont fermées avaient été incendiées, noyées, sabotées par des mineurs bolchévistes ; qu’à aucun prix, ils ne consentiront au retour de ceux qui empêchent les autres de travailler ; et que les mauvais ouvriers et les bolchévistes sont presque tous des Polonais.

Résultat : alors qu’en Tchéco-Slovaquie, la production actuelle de charbon équivaut à 80 pour 100 de celle d’avant-guerre, qu’en Pologne elle atteint 60 à 65 pour 100, en Haute-Silésie elle arrive à peine à 50 pour 100. Et le combustible manque presque partout.

Un ouvrier polonais a dit à un officier allié : « Lorsque les troupes de l’Entente occuperont la Haute-Silésie, nous travaillerons dix heures par jour, s’il le faut, mais nous ne voulons pas tirer du charbon pour les Allemands. » En attendant, les grévistes refusent la journée de sept heures et demie. Sentiment national ? paresse ?


LES POLONAIS DE POLOGNE


Sosnovice, 4 septembre.

J’ai passé la frontière au pont de Sosnovice ; pont de fortune : rondins sur pilotis, car le pont de pierre a été détruit. Un amoncellement de lits de fer en garde l’entrée. Ici, le Grenzschutz allemand ; là, les Polonais de l’armée Haller. Les uns et les autres ont la même consigne : empêcher les patriotes polonais de pénétrer, isolément ou par groupes, sur le territoire prussien. Les persécutions dont sont victimes leurs frères de Haute-Silésie ont excité au plus haut point la colère des Polonais et leur désir de vengeance. Pratiqueraient, cette frontière est impossible à garder : toutes les nuits, des Polonais la franchissent dans les deux sens, en dépit des patrouilles et des mitrailleuses. Chemin faisant, j’entends quelques coups de fusil ; au-dessus de ma tête se balance un ballon allemand d’observation ; et c’est un avion allemand que je vois traverser, lui aussi, la frontière, pour aller voir ce qui se passe à Sosnovice.

Les rues de la petite ville sont très animées. Elles empruntent leur couleur, d’une part, aux uniformes bleus des soldats de Haller, d’autre part, aux costumes pittoresques de la population juive. Juifs à papillotes, en longue lévite et bonnet de fourrure, fillettes en robe verte et tablier rouge : on se croirait à Cracovie ou à Jérusalem.

Les réfugiés de Haute-Silésie continuent à affluer ici. En dépit du sentiment de solidarité nationale, les ouvriers de Sosnovice ne voient pas d’un bon œil cette invasion de sans-travail, prêts à faire n’importe quoi pour n’importe quel salaire. En fait, on embauche peu de Silésiens ; des comités de bienfaisance les groupent, soit pour les diriger sur les villages, où il est plus aisé de les loger et de les nourrir, soit pour former des corps de milice, appelés à renforcer éventuellement les troupes régulières. Tout cela ne va pas sans désordre et n’est pas sans danger.

On m’a ménagé une entrevue avec quelques-uns des chefs polonais que les Allemands ont expulsés au printemps dernier, et qui continuent à diriger, de Sosnovice, le mouvement nationaliste de Haute-Silésie. M. V..., avocat et homme politique, m’assure qu’à aucun moment la Pologne n’a cherché à provoquer une guerre avec l’Allemagne. L’insurrection de Haute-Silésie est le résultat des manœuvres allemandes. Parmi les Polonais que l’autorité allemande a bannis ou jetés en prison, il y a certainement quelques malfaiteurs, qui ne devront pas échapper au châtiment qu’ils méritent. Mais le plus grand nombre n’a commis d’autre crime que d’être Polonais. Qu’on punisse les coupables, mais qu’on protège les innocents. Qu’on n’exclue pas des usines les femmes dont les maris se sont enfuis, par crainte de la prison et des mauvais traitements. Que les Alliés exigent une amnistie générale et sincère, s’étendant à tous les délits politiques, la rentrée des ouvriers polonais dans les usines et la levée de l’état de siège.

Je demande à M. V... quelques renseignements sur Hoersing, le haut-commissaire envoyé par l’Allemagne. « Hoersing est un secrétaire de syndicat. De son métier, il est ouvrier métallurgiste. Il a fait la guerre sans gloire et sans risque, comme feldwebel dans un camp de prisonniers russes. Aux premiers jours de la révolution, il fut élu membre d’un Conseil de soldats. Par la grâce de Noske, il a été nommé commissaire en Haute-Silésie, et espère bien monter plus haut. Plus énergique qu’intelligent ; gourmand et lâche.

— Souhaitez-vous sa destitution et son remplacement ?

— Certes, nous le haïssons tous et nous nous réjouirions de son départ... si nous ne craignions qu’il ne fût remplacé par un plus mauvais. »

M. R... est un prêtre silésien, patriote polonais. « J’ai exercé le ministère, — me dit-il, — comme curé de campagne. Mais je fus bientôt dénoncé à l’évêque comme anti-allemand, destitué et privé de tout bénéfice. Tous ceux de mes confrères qui ont eu l’imprudence de manifester leurs sentiments polonais ont subi le même sort. En Silésie, le haut clergé a toujours été un instrument de germanisation. Le successeur du cardinal Kopp au siège de Breslau, Mgr Bertram, est tout dévoué à la cause allemande. Chaque pasteur est invité, plus ou moins directement, à germaniser ses ouailles. : s’il ne se prête point à ce rôle, c’est la disgrâce. »

Dans la soirée, j’ai repassé la frontière pour rentrer à Kattowitz.


MAURICE PERNOT.

  1. Le docteur Sinzheimer a joué depuis lors un rôle important, comme rapporteur général de la Commission d’enquête sur les responsabilités.