Aller au contenu

Carnets d’un Français en Allemagne/02

La bibliothèque libre.
Carnets d’un Français en Allemagne
Revue des Deux Mondes6e période, tome 55 (p. 411-434).
CARNETS
D’UN
FRANÇAIS EN ALLEMAGNE
(Juillet-Octobre 1919)

II [1]


IV. — AU CHATEAU DE PLESS


Fless, 6 septembre.

De Kattowitz à Pless, la route traverse une contrée fertile, riante, inattendue. Une campagne bien cultivée, semée de crosses fermes, et bientôt après, une magnifique forêt, coupée de clairières : c’est la forêt de Pless, où Guillaume II venait volontiers chasser. L’agrément de la promenade n’est gâté que par la rencontre fréquente de patrouilles, de colonnes, de convois, et par la pensée que cette forêt de luxe, soignée, peignée, aménagée pour le plaisir et la commodité des chasseurs, abrite aujourd’hui des milliers de malheureux fugitifs qui, chaque nuit, lorsqu’ils sortent de leurs repaires pour chercher dans les champs quelque nourriture, s’exposent aux coups de fusil des soldats allemands.

Cette contrée est beaucoup plus agricole qu’industrielle : rarement on y entendit parler de grève, et jamais de bolchévisme. Ici du moins, les Allemands ne peuvent pas mettre les troubles sur le compte du conflit social. Et pourtant, les fermes sont abandonnées ; dans les villages, on ne rencontre guère que des femmes et des enfants. A l’un des rares paysans que j’ai croisés sur ma route, j’ai demandé en allemand, — les Polonais de Silésie connaissent tous la langue de leurs oppresseurs : — « Qu’est-ce que c’est que ce bolchévisme, dont j’ai si souvent entendu parler à Kattowitz, à Gleiwitz, un peu partout en Silésie ? » L’homme réfléchit un instant et réponde : « Le bolchévisme, je ne sais pas exactement, mais je crois que c’est une espèce de Grenzschutz. » Vaguement, il se rendait compte qu’il s’agissait là d’un fléau, de quelque chose de terrible et de destructeur, et son esprit ne lui présentait qu’une image : celle du milicien allemand, déchargeant son fusil sur les travailleurs des champs, pillant les fermes, battant les femmes et jetant des grenades à main par les fenêtres ouvertes des maisons.

Au sortir d’un village, — je crois que c’est Tichau, — je rencontre le curé et j’obtiens de lui quelques détails sur la façon dont les troubles ont éclaté. « Le soir du 16 août — me dit-il, — tout était tranquille dans ce village. Pendant la nuit du 16 au 17, je suis réveillé brusquement par un bruit dans la rue. Je descends. Un paysan me dit : « Les troupes de Haller arrivent. Les Allemands vont nous massacrer. Nous n’avons que le temps de fuir. » J’essaye en vain de le rassurer. Les hommes s’arment, se rassemblent. Ceux des fermes les rejoignent ; et tous, à travers champs et forêts, se dirigent vers la frontière. Ceux-là sont en sûreté, à Teschen. Mais leurs femmes, leurs enfants, comment les protéger contre la barbarie des Prussiens ? »

Il semble donc bien, qu’au moins dans cette partie du pays, l’alarme fut répandue par les Allemands, qui, craignant un soulèvement, le firent éclater avant qu’il ne fût organisé, pour le réprimer plus aisément.

Dans la pelite ville de Pless, tout le monde est dehors. Les généraux alliés venus de Berlin y sont arrivés le matin, et, après avoir fait leur enquête, regagnent les voitures qu’ils ont laissées sur la place. Autour des autos gris, une foule s’est assemblée, surtout des femmes. J’entends quelques cris de « Vive la Pologne ! » à quoi répond timidement un Deutschland über alles ! entonné par quelques voix et bientôt interrompu. Un groupe de femmes s’est approché de la voiture où le général français vient de monter. Quelques-unes tendent des placets : ce sont des Polonaises dont les maris ont été arrêtés et emmenés comme « prisonniers de guerre ; » sur ces bouts de papier, elles ont tracé avec confiance les noms de ceux dont elles implorent le retour. Mon regard s’arrête sur deux d’entre elles : une jeune et une vieille. La jeune femme a les yeux pleins de larmes et n’ose pas s’avancer ; la vieille lui soutient le bras et l’encourage. Une horrible angoisse apparaît dans les yeux de la malheureuse, lorsqu’elle voit les autres femmes présenter aux officiers leurs placets. Je l’entends murmurer : « Moi qui n’ai rien écrit ! » Elle éclate en sanglots et tombe sur les genoux, au moment même où les voitures se mettent en marche.

Le château de Pless fut pendant plus de deux ans le siège du Grand Quartier Général allemand. En février 1917, lorsque l’on comprit que la décision ne se produirait pas à l’Est, et que les opérations les plus importantes allaient désormais se dérouler sur le front occidental, l’état-major allemand quitta Pless pour aller s’établir à Kreuznach. Au même moment, le Grand-Quartier Général autrichien, qui avait été jusqu’alors à Teschen, se replia sur Baden, près de Vienne. Entre Pless et Teschen, les relations étaient fréquentés et faciles : une heure d’auto séparait les deux états-majors alliés. De Baden à Kreuznach, on devait s’entendre moins bien.

Je demande si l’on peut visiter le château. On me conduit à un régisseur majestueux, mais déférent. « Le prince et la princesse sont absents, me dit-il. Mais tous les appartements sont ouverts : car nous nous attendions à recevoir les officiers de la commission interalliée. Voulez-vous voir les appartements qui furent occupés par l’Empereur ? » Il n’a pas dit : Sa Majesté. J’accepte et suis mon guide.

Le château de Pless est une énorme bâtisse toute neuve et point belle. Il a été construit entre 1870 et 1875, et se ressent de l’époque. C’est la demeure fastueuse, confortable et sans style d’un commerçant enrichi, plutôt que celle d’un grand seigneur. Et pourtant la maison féodale de Pless paraît authentiquement depuis la fin du XIIe siècle et n’a jamais quitté la Silésie. Seuls la terrasse et le parc ont quelque grandeur. Je pénètre à la suite du régisseur dans un petit salon du rez-de-chaussée. A droite, une chambre à coucher, au milieu de laquelle se dresse un énorme lit en bois doré, à colonnes, et à baldaquin de soie bleue. Mon guide écarte les rideaux : sur la couverture, en guise d’édredon, un amoncellement de peaux de mouton blanches comme neige. Le « Seigneur de la Guerre, » lorsqu’il avait entendu les dernières nouvelles du front et congédié ses généraux, craignait-il de frissonner dans son lit ?... Aux murs, quelques lithogravures comme on en voit dans toutes les maisons bourgeoises d’Allemagne ; leur humilité contraste avec la royale majesté du lit à colonnes. De l’autre côté du petit salon s’ouvre la salle des rapports. Je la reconnais, pour l’avoir vue bien souvent dans les journaux illustrés allemands : une grande pièce oblongue, ornée de glaces et de trophées de chasse ; la table et les fauteuils sont en chêne sombre ; trois larges fenêtres s’ouvrent sur le parc. Plus loin, une chambre à coucher et un salon : c’était l’appartement de l’Impératrice. « Venait-elle souvent à Pless ? — Elle y est venue trois fois en deux ans, répond le régisseur. Les trois fois, c’était pour le jour de naissance de l’Empereur, le 27 janvier. Elle arrivait la veille et repartait le lendemain. — Et le Kronprinz ? — Nous ne l’avons vu qu’une fois, en visite. Mais les autres fils sont venus plus souvent. »

Nous montons au premier étage. Au milieu du palais se dresse un grand portrait de Guillaume II en habit de chasse : redingote et culotte de drap vert, chapeau tyrolien. Dans tous les salons, je retrouve l’effigie impériale, sculptée, peinte ou photographiée : ce prince de Pless doit être bon courtisan. A côté de l’Empereur, quelques portraits de famille et deux portraits de Guillaume Ier dont l’un est sans doute une pièce assez rare : l’« inoubliable grand-père » y est représenté en civil, le buste massif serré dans un gilet blanc et une redingote.

— Voici, me dit le régisseur, la salle à manger où l’Empereur prenait ses repas avec les chefs des cabinets civil et militaire, le chef d’état-major général, le représentant du ministère des Affaires étrangères, les officiers de la suite et les invités. Et voici le salon où l’on se réunissait avant et après le repas. Dans l’embrasure de cette fenêtre, l’Empereur s’entretint plusieurs fois avec l’archiduc Frédéric, qu’il oubliait de faire asseoir : l’archiduc, toujours essoufflé et impotent, s’en plaignait. Cette petite table vous montre la place occupée par chaque convive. » En effet, ils ont tous gravé leur nom à la pointe sur le disque de métal encastré dans ce guéridon : une glace protège les curieux autographes. Voici Wilhelm, empereur et roi ; en face de lui, le maître de la maison, Henri XV de Pless. Et voici Hirschfeld, le Flügeladjutant de Sa Majesté ; Plessen. son adjudant-général et son confident ; le comte Westphal ; le capitaine Zeiss, qui veillait sur les automobiles du grand quartier ; von Reischach, grand maréchal de la cour ; von Valentini, chef du cabinet civil ; von Müller, représentant de la Wilhelmstrasse ; Falkenhayn, Moltke, Gontard, Bentler, Estorff.

— Je ne vois pas le nom du maréchal Hindenburg ?

Le régisseur sourit et m’indique du doigt la date gravée au milieu de la table.

— Hindenburg, dit-il, n’est arrivé ici que plus tard, le 29 août 1916, lorsqu’il a pris la direction de l’état-major général. Mais auparavant il était venu à plusieurs reprises, comme invité, avec le général Ludendorff. La dernière fois, c’était à la fin de juillet ou au commencement d’août 1916. Il y avait dîner de gala au château ; beaucoup de généraux étaient venus du front et de Berlin ; l’archiduc Frédéric était là aussi, et le maréchal Conrad von Hœtzendorf, qui arrivait toujours en retard et ne parlait presque jamais à personne. Ce jour-là, il paraissait inquiet, allait de l’un à l’autre, comme pour s’enquérir de quelque chose qu’il voulait savoir et qu’on lui cachait. Enfin, comme on allait passer à table, il s’approcha du comte de Plessen et lui demanda : « Mais où est donc Falkenhayn ? J’aurais besoin de lui parler, je ne le vois pas. » Le comte répondit : « Falkenhayn ne viendra pas dîner ce soir, il ne se sent pas très bien. » L’Empereur venait de décider que Falkenhayn s’en irait et que le maréchal Hindenburg s’installerait à Pless comme chef d’état-major général. Dans l’antichambre que vous avez vue en bas, lorsque les invités vinrent reprendre leurs vêtements, il y eut encore de longues conversations. L’archiduc Frédéric, très animé et toujours essoufflé, parlait au maréchal Conrad, qu’il avait pris par un bras ; et le maréchal secouait la tête et disait : « Cela m’est égal, mais ce n’est pas mon avis. » Peu de temps après cette soirée, Hindenburg et Ludendorff arrivèrent ici avec plusieurs officiers qui n’y étaient jamais venus. Mais ils n’habitèrent point au château. On avait loué pour le maréchal la villa du docteur X..., que vous avez peut-être vue à droite de l’église. Il ne venait ici que pour le rapport. D’ailleurs il n’est pas resté très longtemps à Pless. L’Empereur a encore célébré ici le Noël de 1916 : quelques semaines après, tout le monde est parti. »

Le régisseur me reconduit, toujours solennel, jusqu’au seuil du château, et me laisse seul sur la terrasse où, pendant deux années, furent peut-être ébauchés et poursuivis tant de rêves de gloire sanglante et de brutale conquête. Un tumulte de voix rauques, bientôt suivi d’un roulement de camions, vient me tirer de mes réflexions.

Je vais jusqu’au bout de la terrasse et j’aperçois dans la cour des communs des soldats qu’on embarque. Après avoir abrité l’Empereur et le grand état-major allemand, le château sert de cantonnement aux troupes chargées de réprimer dans le district les soulèvements polonais. Un ordre du commissaire Hœrsing est la cause de tout ce tapage. Les soldats s’entassent, les camions roulent et la troupe allemande quitte à grand fracas l’ancien grand quartier impérial, pour aller traquer le Polonais en forêt de Pless.


V. — HAMBOURG


Hambourg, 17 septembre.

Découvrir une chambre dans un hôtel à Hambourg est une entreprise. Pourtant il n’y a pas de bateau en partance, et les affaires sont calmes. Mais il s’agit bien d’affaires ! Hambourg n’est-elle pas ville de luxe et ville de sport ? Les nouveaux riches sont accourus en foule aux rives de l’Alster. Les quais présentent l’animation du temps de paix, à la saison ; le lac est sillonné d’innombrables voiles blanches ; la pureté du ciel, l’éclat modéré du soleil d’automne accentuent dans ce tableau la note de tranquille gaieté, il y a foule dans les restaurants à la mode ; on y trouve, en payant, à peu près tout ce qu’on désire. El pourtant Hambourg est peut-être la ville d’Allemagne où la misère est le plus horrible : on me l’a assuré à Berlin, les grèves récentes en témoignent. J’ai éprouvé il y a quelques mois, en arrivant à Vienne, une illusion pareille, bientôt dissipée. J’irai cet après-midi faire une tournée au port et dans les faubourgs, à Saint-Georges et à Saint-Pauli.


L’OPINION D’UN HAUT FONCTIONNAIRE HAMBOURGEOIS


18 septembre.

La Bourse, à Hambourg, est reliée par deux bâtiments d’aile au monumental hôtel de ville qui, depuis le jour où il a subi l’assaut des émeutiers, est occupé militairement. Pour joindre le docteur Heidecker, premier conseiller du département du commerce, de l’industrie et des transports maritimes, qui m’a donné rendez-vous à la Bourse, il me faut passer entre deux haies de fil de fer barbelé, expliquer mon cas à deux ou trois sentinelles, traverser une cour encombrée par deux pièces d’artillerie légère et leurs caissons, sans compter les cuisines roulantes. Enfin, les soldats me remettent aux mains d’un huissier civil, qui m’accompagne jusqu’aux bureaux de la Deputation (ministère) für Handelsschiffahrt und Gewerbe.

— Vous êtes bien gardé, dis-je au docteur Heidecker en le saluant. Ce sont là, je pense, des précautions inutiles ?

— Faute de les avoir prises à temps, me répond le haut fonctionnaire hambourgeois, nous avons vu les émeutiers mettre notre hôtel de ville dans le triste état où il est encore aujourd’hui. La révolution, à Hambourg, n’a duré que quelques heures et n’a été, en somme, qu’une grève des militaires. Si nous avions eu ici deux compagnies de soldats réguliers, il n’y aurait pas eu de révolution. Le Hambourgeois est paisible et raisonnable ; la politique l’intéresse beaucoup moins que les affaires. Notre peuple est républicain depuis trop longtemps pour être encore révolutionnaire.

— Et pour l’avenir, monsieur le conseiller, n’avez-vous pas de craintes ?

— Au point de vue politique, répond M. Heidecker, ce qui est passé ne reviendra plus. Je considère la restauration du régime monarchique et le retour des dynasties en Allemagne comme tout à fait impossibles. Peut-être passerons-nous par une dictature militaire, si cela est nécessaire pour rétablir l’ordre ; mais rien ne prévaudra plus contre la démocratie.

« Au point de vue économique, notre avenir est beaucoup plus incertain, parce qu’il ne dépend pas de nous seuls. Nous sommes tout disposés à nous remettre au travail avec bonne volonté et avec ardeur. Mais nous manquons de tout. Il nous faut des vivres, du linge et des vêtements ; il nous faut des matières premières pour notre industrie ; il nous faut du crédit. L’ouvrier a souffert longtemps de la faim ; aujourd’hui encore, il mange insuffisamment et mal. Il ne retrouvera sa capacité et son rendement d’autrefois que lorsqu’il sera mieux nourri.

« Si vous vous êtes promené dans les rues de Hambourg, vous avez pu voir combien de gens vont sans chemise ; même dans la bourgeoisie, on n’achète plus de bas pour les enfants : les bas sont trop chers ; ma fille, qui a douze ans, n’en porte point. Ah ! si l’Entente nous envoyait un bateau de sous-vêtements avant l’entrée de l’hiver, quel accueil on lui ferait dans le port de Hambourg !

« Je dois vous dire qu’ici la guerre n’a pas laissé dans les cœurs d’inimitié profonde : les Hambourgeois sont trop internationaux et .trop commerçants pour ressentir la haine qui peut encore subsister ailleurs. Ce qu’on n’a pas compris, c’est que le blocus économique fût maintenu après l’armistice. Peut-être y avait-il à cette mesure des raisons politiques ; mais elles échappaient à notre peuple, qui avait envisagé l’armistice comme la fin de ses longues souffrances. Quoi qu’il en soit, nous n’aspirons aujourd’hui qu’à une chose : travailler, reprendre les affaires avec tout le monde, et, lorsque le pavillon français réapparaîtra dans le port de Hambourg, il y sera le bienvenu.

« Nous avons besoin de matières premières en grande quantité et de crédits par milliards : nos stocks sont épuisés, nos coffres sont vides. La baisse continue du mark vient encore augmenter nos énormes difficultés financières. Mais je crois qu’un crédit d’une année nous suffirait pour remettre en mouvement notre industrie et notre commerce, et pour rétablir, dans une certaine mesure, notre vie économique.

« Il faudra que, pour quelque temps encore, l’Etat joue chez nous le rôle de distributeur et se charge de répartir entre les grandes entreprises industrielles et commerciales les matières premières et les crédits qu’il aura obtenus de l’étranger. Une répartition du travail sera également nécessaire, et la reconstruction du nord de la France en offre une première occasion.

« Vous trouverez partout chez nous la ferme volonté de réparer les dommages que nous avons causés ; nous considérons tous cette reconstruction, non comme une affaire, mais comme une obligation, comme un devoir. Nous voudrions pourtant qu’on nous permit d’accomplir ce devoir avec méthode. Chaque Etat particulier, en Allemagne, a ses ressources spéciales en industrie, en outillage, en main-d’œuvre qualifiée. Que, par l’intermédiaire du Reich, l’Entente invite les Etats à se répartir entre eux la tache de reconstruction ; qu’elle mande auprès d’elle les représentants techniques de chaque Etat, pour procéder, d’accord avec eux, à cette répartition. Ainsi, non seulement vous gagnerez du temps, — et vous en avez déjà perdu beaucoup depuis l’armistice, — mais vous, obtiendrez une meilleure qualité de travail, chacun n’étant chargé que de ce qu’il peut faire et de ce qu’il sait faire le mieux.

« En travaillant à reconstruire votre pays, nous aspirons, bien entendu, à restaurer aussi le nôtre, et nous ne pouvons y parvenir que si nous obtenons de vous du travail et les moyens de travailler. Entre les États d’Allemagne, l’État de Hambourg est peut-être celui qui a le plus souffert : nous n’avions qu’une corde à notre arc, le commerce. Or, nous n’avons plus rien à exporter. Comme vous le verrez vous-même, notre port est vide et inerte. Mais il est prêt à travailler. C’est une machine puissante, parfaitement équipée, qui, dès qu’elle sera remise en mouvement, ne cessera plus de produire, pour nous, qui l’avons créée et pour le monde entier, dont elle attend la matière nécessaire à son activité. »


LE PORT ENDORMI


19 septembre.

Par les soins de M. Heidecker, j’ai reçu ce matin un petit papier blanc et vert, qui m’autorise à visiter le port ; ce bulletin porte deux cachets : à gauche, celui du département d’État, à droite celui du « Corps des Volontaires de Holstein, » qui a assumé la garde de Hambourg au lendemain de la révolution. Il est dix heures lorsque je monte dans la vedette que les autorités du port ont mise à ma disposition pour parcourir les bassins, qui s’étendent sur seize kilomètres au long des deux rives de l’Elbe. Le brouillard du matin s’est dissipé ; tout baigne dans la lumière ; l’eau est aussi bleue que le ciel. « Un soleil bien joyeux pour éclairer un cimetière », me dit le capitaine du port, qui s’est offert à guider ma promenade. Il y a de l’amertume dans ces premiers mots et dans le sourire qui les accompagne. Et il y a un souci, respectable, mais significatif, de nationalisme pointilleux dans ceux-ci, qui les ont immédiatement suivis. J’avais salué le capitaine en français, il me rendit mon salut dans la même langue ; puis : « Voulez-vous bien, me dit-il, puisque vous êtes ici chez nous, que nous poursuivions l’entretien en allemand ? — L’exercice me sera profitable, lui répondis-je, j’accepte. »

Le port de Hambourg est une gigantesque et merveilleuse machine, où tout a été calculé pour obtenir le rendement maximum, en épargnant le temps et la peine des hommes. La force électrique met en mouvement les grues et les élévateurs, ouvre et ferme les écluses ; l’air comprimé vide les cales des gros cargos, compte ou pèse la cargaison et remplit les silos ; l’air chaud circule dans les vastes resserres où s’entassent les fruits du Sud... Mais il faut mettre tout cela au passé. C’était ainsi ; cela pourrait être encore ainsi : pour le moment, tout est vide, tout est silencieux, tout est mort. L’immense machine est arrêtée.

Nous parcourons les bassins, nous longeons les quais qui portent les noms de toutes les parties du monde : Indiaquai, Afrikaquai, Amerikaquai. Notre vedette zigzague librement dans les bassins où, avant la guerre, le plus petit canot ne pouvait virer de bord sans accrocher. Tous les quais ont le même aspect de nudité et d’abandon ; aucun bateau ne les accoste, aucune marchandise ne les encombre. Sommes-nous dans un port-fantôme ?

Voici pourtant du mouvement et du bruit : un cargo est arrivé d’Amérique, apportant du ravitaillement. Tout près, le pavillon britannique flotte sur un beau destroyer tout flambant neuf ; et je reconnais, hélas ! nos trois couleurs à la proue d’un pauvre petit contre-torpilleur, dont on a négligé de repeindre la coque : on dirait que nous le faisons exprès ! Un peu plus loin, deux bateaux, venus d’Aussig en descendant l’Elbe, attendent d’être déchargés : ils apportent le sucre tchéco-slovaque qui nous est destiné ; ce soir ou demain, les précieux sacs repartiront pour Bordeaux. Et puis c’est tout.

Le capitaine avait bien dit : c’est un cimetière que nous visitons. Le moindre mouvement attire l’œil, le moindre bruit fait dresser l’oreille. Les énormes portes d’écluse, qui s’ouvrent devant la vedette ou se ferment sur elle sans un effort visible, sans un grincement, comme dans un rêve, complètent cette extraordinaire impression de vide et d’irréalité. Le vaste chenal où nous nous engageons est construit en basalte, pierre coûteuse et inusable. « Ici, me dit le capitaine, hivernaient les bateaux employés à la navigation intérieure. Ils nous arrivaient au début de l’hiver et ne repartaient qu’après la fonte des glaces. Ce long séjour ne leur coûtait pas un pfennig. Bien plus, les bâtiments que vous voyez sur la rive, ce sont des écoles pour les enfants des mariniers, un hôpital pour leurs malades. Instruction et soins étaient donnés gratuitement. Vous comprendrez mieux tout cela, si vous vous représentez que, dans un état comme le nôtre, la politique du port et de la navigation était entièrement inspirée et dominée par la politique commerciale. Les « Messieurs de Hambourg » sont de grands marchands ; s’agissait-il de creuser de nouveaux bassins, même pour abriter des bateaux qui ne paieraient rien ? ils étaient prêts à donner des millions, calculant qu’en retenant les bateaux ils attiraient les marchandises, et qu’ainsi les bateaux finissaient tout de même par payer, beaucoup plus cher et beaucoup mieux qu’en acquittant des droits d’ancrage et de séjour. »

Nous filons toujours entre les rives plates et nues, et voici qu’apparaît un village, presque une ville, que domine la coupole d’une église orientale. « Nous sommes, m’explique mon guide, dans le port des émigrants. Sur les 118 131 passagers qui se sont embarqués à Hambourg en 1910, il y avait 48 000 paysans russes, en partance pour l’Amérique. Tout ce monde trouvait ici de vastes baraques, des lazarets, des bains, des établissements de désinfection, des écoles, et même, vous le voyez, un temple pour prier selon le rite orthodoxe. »

Poursuivant notre route vers le Nord, nous arrivons au port des pétroles. Dix-huit tanks alignent leurs énormes cylindres blancs sur la rive gauche du fleuve, tandis que sur la rive droite, les collines d’Altona montrent, à demi cachées dans la verdure, les maisons d’été des grands marchands hambourgeois. Je reconnais Klein-Flottbeck, et la maison blanche du prince de Bülow, moins majestueuse, mais plus plaisante que son impériale villa du Pincio. « L’administration du port, me dit le capitaine, eut grand’peine à faire approuver par les bourgeois de Hambourg l’installation de ces tanks qui gâtaient la vue de leurs terrasses. Nous n’avons obtenu leur consentement qu’à la condition de planter ce rideau de peupliers d’Italie, qui dissimulera, sinon à leurs yeux, du moins à ceux de leurs enfants, l’incontestable laideur des réservoirs de pétrole.»

Tandis que nous virons de bord, quelques voiliers apparaissent, on reconnaît le bruit d’un moteur : des bateaux de pêche, venant du large, remontent vers Hambourg. Le capitaine jette un regard reconnaissant, presque attendri, sur ces humbles visiteurs qui animent pour un instant la solitude désolée du fleuve. Nous nous dirigeons maintenant vers les docks et les ateliers de construction. Voici les chantiers de la société Vulkan, et l’énorme grue soulevant 175 tonnes. Celle qui se dresse sur l’autre rive est encore plus puissante et en enlève 250 : elle marque le centre des docks de Blum et Voss. Un paquebot gigantesque et inachevé encombre le chenal : c’est le Bismarck, qui devait étonner l’Océan, faire crever d’envie les Américains, et qu’aujourd’hui personne ne se soucie d’acheter, même à bas prix. Plus loin, un autre chantier, des bâtiments tout neufs, des docks en construction : c’est la Deutche Werft, dont le capital, 70 millions de marks, a été fourni en partie par l’A. E. G. de Berlin.,

« Vous voyez, me dit le capitaine, que nous sommes outillés pour faire des bateaux. Si énormes que soient les exigences de l’Entente, elles ne dépassent pas nos moyens. Qu’est-ce que deux cent mille tonnes ? Cinq cent mille tonnes peuvent sortir annuellement de nos chantiers. Mais ce sera de la construction en série, des bateaux qui ne vaudront pas beaucoup mieux que les bateaux américains. C’en est fait pour longtemps, peut-être pour toujours, de la construction précise et parfaite qui a rendu nos ateliers célèbres. Dans un an, le monde aura plus de bateaux qu’il n’en pourra utiliser. Là, comme partout, ce sera la baisse, le déséquilibre, la ruine. Pour moi, je ne mettrais pas un pfennig dans une entreprise de construction navale. » Nous arrivions à la ligne flottante du radeau qui sert de frontière entre le port franc et le canal douanier. Le capitaine indiqua d’un mot bref au timonier l’endroit où il voulait accoster. « Revenez nous voir, me dit-il vivement, mais pas avant que nous soyons ressuscités. »


A LA « HAMBURG AMERICA »


20 septembre.

« Mein Feld ist die Welt. » — Mon champ est le monde, — c’est la devise orgueilleuse que Ballin, fondateur de la Hamburg-Amerika-Linie, a fait graver au-dessus de la porte principale du magnifique palais où siège la grande Société de navigation. Ballin travaillait avec ardeur, et avec succès, à réaliser son ambitieux programme, lorsque la guerre vint interrompre ses efforts. Sans attendre le dénouement, qu’il avait prévu, il se suicida.

Son successeur, le directeur Huldermann, me reçoit dans le grand cabinet dont les fenêtres s’ouvrent sur l’Alster. Au mur, une large plaque de bronze atteste la reconnaissance de l’Etat de Hambourg envers la Société. « Vous n’attendez pas de moi, me dit M. Huldermann, que je vous parle longuement de la navigation, puisque nous ne naviguons plus. Les seuls bateaux qui soient encore sur la ligne sont des bateaux américains, et leur service est irrégulier. Quelques-uns de ceux qui traversent l’Atlantique pour se rendre dans les ports anglais daignent pousser jusqu’ici. Nous n’avons d’ailleurs pas de cargaison à leur offrir, et ils repartent sur lest.

— Vous avez pourtant, dis-je, repris quelques relations d’affaires avec l’Amérique. Comment, de ce côté, envisagez-vous l’avenir ?

— C’est à peine si ces relations ont commencé, répond M. Huldermann. Nous ne savons pas encore où nous en sommes. Pendant cinq ans, nous avons été coupés du reste du monde. Nous recevons aujourd’hui les premiers rapports, qui nous apprennent ce que nous devons, ce qu’on nous doit, quelles entreprises et quels marchés on nous propose. Mais nos directeurs d’Amérique sont très réservés et ne disent que ce qu’ils veulent dire. Partout c’est le nouveau, l’incertain, l’inconnu. Le traité de paix n’est pas encore ratifié. Nous ne connaissons pas encore l’attitude que l’Amérique, que les autres nations adopteront vis-à-vis de l’Allemagne. Avant de rien entreprendre, nous voulons y voir clair, et nous attendons. « 

Les déclarations du premier directeur sont parfaitement courtoises, mais n’éclairent pas beaucoup la situation. Le directeur Pelzer, chez qui l’on me conduit lorsque j’ai pris congé de M. Huldermann, apporte à l’entretien plus de vivacité. « Nos bassins sont vides, me dit-il, nos chantiers aussi. Pourquoi construirions-nous ? pour livrer à l’Entente nos bateaux neufs ? Elle exige de nous, vous le savez, 200 000 tonnes par an pendant cinq ans. Plutôt que de contribuer à cette livraison, nous avons annulé d’importantes commandes de construction. D’autre part, notre personnel nous quitte, attiré par les gros traitements qu’offrent les Américains et les Japonais. L’Allemagne n’aura tantôt plus d’ingénieurs, plus de mécaniciens spécialistes, plus de marins. C’est toute notre « intelligence » qui émigre, et nos ouvriers suivront.

« Avant 1870, l’Allemagne nourrissait à grand’peine de 35 à 38 millions d’habitants. Le travail intense et l’organisation méthodique que vous savez ont réussi à grouper dans ce pays, artificiellement, une population de plus de 70 millions. Nous allons forcément revenir à l’état naturel, et les Allemands quitteront l’Allemagne dans la mesure où il y aura des bateaux pour les transporter. Ceux qui resteront verront s’augmenter d’autant leur part de la dette qui pèse sur toute la nation.

« Voulez-vous que je vous dise franchement ma pensée ? Jamais vous ne verrez la couleur de notre argent. Jamais les Allemands, en ne travaillant que chez eux, ne pourront payer l’énorme tribut que vous leur avez imposé. Alors, faites-les travailler ailleurs. Ouvrez-leur vos colonies. Vous n’avez pas les moyens de les mettre vous-mêmes en valeur. Employez à cette tâche nos ingénieurs, nos entrepreneurs, nos commerçants, nos ouvriers. Cela nous permettra de vivre, et c’est pour vous le seul moyen de vous faire payer.

— L’idée, fis-je, n’est pas nouvelle. Le prince de Bismarck disait : « L’Allemagne n’a pas besoin de colonies, tant qu’elle a les colonies des autres. » Mais je doute que votre proposition trouve en ce moment grand accueil, soit en France, soit en Angleterre. Tenons-nous en donc à ce que les Allemands pourront produire en Allemagne. Tout le monde à Hambourg m’a dit : « Nous voulons travailler, mais il nous faut des matières premières, par conséquent du crédit pour les acquérir. » Comment pensez-vous obtenir les crédits dont vous avez besoin ?

— Voici, me répond M. Pelzer, le système qu’envisagent les hommes d’affaires anglais et américains qui sont venus ici récemment. Nous avons besoin de coton brut. Les vendeurs nous en livrent à crédit une certaine quantité. Ce crédit est renouvelable aux conditions suivantes : l’Allemagne est tellement dépourvue de tout, tellement vidée, qu’elle absorberait à elle seule, peut-être pendant un an, la production la plus intensive. On lui laisse la moitié des produits qu’elle aura fabriqués. L’autre moitié est réservée à l’exportation et livrée aux vendeurs, qui ne font une nouvelle ouverture de crédit que lorsqu’ils ont pris livraison de la quantité de marchandises qui leur est due. En attendant, les stocks qui représentent ce nouveau crédit restent dans les magasins, soit au pays des vendeurs, soit même ici, sous leur surveillance.

« Ce que nous redoutons le plus, c’est une trop grande ingérence de l’État dans ce genre d’opérations. Si l’on veut que nous produisions, qu’on nous laisse libres de prendre des responsabilités et de courir des risques comme autrefois. Pourquoi interdire à nos commerçants d’importer des objets de luxe, s’ils se croient assurés de les vendre ? Mais nous abordons ici le terrain de la politique intérieure, sur lequel je ne veux pas m’engager.

— Prévoyez-vous de nouveaux troubles pour l’hiver prochain, une nouvelle révolution ?

— Il faut s’attendre à tout, même au pire. Mais le meilleur remède contre le désordre, c’est le travail. Si vous voulez que l’ordre règne en Allemagne, donnez aux Allemands les moyens de travailler. »

Lorsque je sors de la Hamburg-Amerika, le soleil est près de se coucher. Une promenade sur l’eau serait délicieuse. Un petit bateau à vapeur me transporte jusqu’à l’extrémité de l’Alster extérieure, à Uhlenhorst. Sur la rive orientale, les nombreuses escales sont autant de bastringues ; les terrasses des cafés à musique s’avancent jusque sur l’eau, et, tout le long des balustrades, les Zollen (petites barques), où des élégantes étendues flirtent avec de petits jeunes gens, se balancent au rythme odieux des rag-times ou des fox-trotts. Hambourg s’amuse, comme s’amuse Berlin. Qui donc me disait cet après-midi : « Notre bourgeoisie ne comprend rien à la gravité de l’heure présente, notre bourgeoisie a fait faillite... » ? Si c’était vrai !... Mais, pour ma part, je n’en crois rien.


VI. — BERLIN


LA RENTRÉE DU REICHSTAG


Berlin, 20 septembre.

Je suis allé ce matin au Reichstag, pour retirer la carte qui me permettra d’assister cet après-midi, de la tribune de la presse, à la séance d’ouverture de l’Assemblée nationale. Depuis la révolution, ce sera la seconde fois que les représentants allemands siègent à Berlin : la première fois, le palais législatif était occupé par le Conseil des Ouvriers et Soldats, et les députés avaient dû chercher asile dans le grand amphithéâtre de l’Université. ‘

A l’intérieur du Reichstag, on ne trouve plus trace des scènes tumultueuses qui se déroulèrent durant les journées révolutionnaires. On a soigneusement réparé les dégâts commis, en novembre dernier, par les délégués des Conseils. Les couloirs ont été remis à neuf. On a bouché les trous creusés dans les parquets pour fixer les trépieds des mitrailleuses. Dans le salon rouge, des fauteuils de cuir flambant neuf ont remplacé les sièges lacérés par les émeutiers. La grande statue de Guillaume Ier est toujours à sa place.

Dans le bureau du directeur, deux toutes petites brimades m’attendent : 1° sur la carte qui m’est destinée, on a calligraphié mon nom et mon prénom en caractères gothiques : c’est cocasse et illisible ; 2° on ne m’a pas réservé de place assise. Je rappelle poliment au fonctionnaire qui me reçoit, que jadis, avant la guerre, les journalistes étrangers avaient le droit de s’asseoir. « C’est vrai, répond-il. Mais nos journaux et leurs représentants parlementaires sont devenus si nombreux ! »

C’était un simple bluff, car, lorsque je suis arrivé dans la tribune de la presse, elle était aux trois quarts vide, et ne s’est point remplie au cours de la séance. Je n’ai eu, pour m’asseoir devant une table à pupitre, que l’embarras de choisir. Les tribunes réservées au public n’étaient pas mieux garnies. Décidément, la vie parlementaire n’intéresse plus les Berlinois, depuis qu’ils ont vu la révolution...

Le décor d’autrefois est intact. Comme au temps de Bülow ou de Bethmann-Hollweg, des officiers en uniforme font la navette entre le banc des ministres et le grand salon réservé aux membres du Gouvernement. Les figurants sont les mêmes : il n’y a de changé que les premiers rôles. A la place occupée naguère par le chancelier de l’Empire est assis M. Erzberger ; auprès de lui, je reconnais M. Hermann Müller et M. Noske.

Le président Fehrenbach ouvre la séance à trois heures et demie devant un hémicycle presque désert ; la discussion sur la réparation des dommages de guerre et l’interpellation des conservateurs sur la baisse du mark n’ont pas attiré beaucoup de députés dans la salle des séances. On me dit que les bancs du Reichstag, dans leur confortable disposition d’autrefois, ne contiennent pas assez de places pour asseoir tous les membres de l’Assemblée. Il faudra serrer les rangs et ajouter en avant, vers la tribune, quelques bancs supplémentaires. Mais, si j’en juge par la séance d’aujourd’hui, il n’y a rien qui presse : on peut attendre.

Dans les couloirs, un peu plus animés que la salle des séances, on annonce que Noske, parlant à la Commission du Budget, a déclaré qu’aucune diminution de crédits ne pouvait encore être inscrite au chapitre de la Guerre.


UN PROTESTANT ALLEMAND PARLE DE l’ÉGLISE ROMAINE


8 octobre.

M. M... est un Allemand protestant, qui a du penchant pour le catholicisme et de nombreuses relations dans le monde catholique, il a rencontré plusieurs fois pendant la guerre le père Ledochowski, général des Jésuites, et le nonce aj)Ostolique en Bavière, Mgr Pacelli. Les milieux romains lui sont connus, et il les a un jour évoqués devant moi avec une vérité et une précision qui m’ont frappé.

Je l’ai rencontré aujourd’hui chez..., et tout de suite nous avons parlé religion, ou plus exactement politique religieuse. « L’Eglise romaine, me dit-il, aurait en ce moment un beau rôle à jouer en Allemagne. Le protestantisme perd chaque jour du terrain. D’abord, il a cessé d’être religion officielle ; l’Etat lui a retiré le privilège qui faisait chez nous la moitié de sa force. Et puis, la guerre et la révolution ont créé dans beaucoup d’âmes allemandes un besoin de mysticisme, que la religion luthérienne est impuissante à satisfaire. Le terrain est tout préparé pour une large et rapide conquête. Assurément Rome devra faire certaines concessions, non pas d’ordre dogmatique, mais d’ordre disciplinaire : admettre, par exemple, le mariage des prêtres, en maintenant l’obligation du célibat pour les évêques, comme il est de règle dans certains rites orientaux. On n’a rien pour rien, et la chose en vaudrait la peine. » Je fais d’abord quelques objections, et puis je n’en fais plus : c’est inutile. En dépit de sa culture catholique et de ses accointances romaines, M. M... reste un Allemand protestant.

Il continue : « L’Internationale socialiste a fait faillite : la guerre mondiale, puis le bolchévisme l’ont compromise. L’Internationale catholique est intacte, ou plutôt elle est en progrès. Dans la société de demain, elle jouera un rôle considérable : non seulement un rôle religieux, mais aussi un rôle politique. Rome restera la capitale religieuse du catholicisme : il faut que Vienne en soit la capitale politique. » Je reconnais le fameux projet attribué à l’impératrice Zita, mais dont la paternité revient sans doute au père Andlauer et au père Ledochowski.

« Il faut bien que Vienne demeure le centre de quelque chose. Vous avez détruit la monarchie austro-hongroise ; mais vous n’empêcherez pas que Vienne ne reste une capitale. Elle est une capitale qui cherche son empire : elle le trouvera. »


COMMENT UN ANCIEN BOLCHÉVISTE ENVISAGE LA PÉNÉTRATION ALLEMANDE EN RUSSIE


14 octobre.

Long entretien avec le docteur H., ancien bolchéviste russe, devenu social-démocrate allemand. H. dont le pseudonyme fut un moment célèbre, a été en 1905 l’inventeur des soviets, et, un peu plus tard, le précepteur politique de Trotsky. Il est resté en relations avec son ancien élève et avec Lénine, mais a publiquement désapprouvé l’application que faisaient de principes qui lui sont chers les deux maîtres de la Russie. Il a passé en Scandinavie la dernière période de la guerre, faisant des affaires qu’on dit avoir été fructueuses, et rendant aussi, je pense, quelques services à l’Allemagne, qui l’a depuis lors volontiers adopté.

C’est de la Russie que le docteur H. me parle tout d’abord, et de la politique que les gouvernements de l’Entente poursuivent dans ce pays. « Plaçons-nous, me dit-il, au point de vue de l’Entente, que d’ailleurs je crois faux. L’Entente veut réduire le bolchévisme par la force. L’entreprise était réalisable. Une armée d’un demi-million d’bommes, peut-être d’un million, mais une armée régulière, bien équipée, bien armée, bien encadrée, eût pu venir à bout des bandes bolchévistes, en six mois ou en un an. Cela ne s’est pas fait. Les raisons ? je ne les connais pas, mais je puis en imaginer quelques-unes. Il se peut que vos soldats n’aient pas voulu marcher. Il se peut aussi que vous ayez pensé : quand nous serons entrés dans Rétrograde, il faudra ravitailler la population... Entrer à Pétrograde était pourtant le seul moyen de réduire le bolchévisme, en organisant un blocus effectif, toutes les voies ferrées et les principales voies fluviales passant par cette capitale.

« Le blocus que vous venez de décréter risque fort de n’être qu’une manifestation. Moyen accessoire, avec une action militaire comme moyen principal, passe encore. Mais le blocus seul, tel que vous pouvez le faire sans être à Rétrograde, ce n’est pas suffisant. Actuellement la Russie se ravitaille par l’Ukraine et par le Japon : l’Ukraine fournit des céréales, le Japon des produits fabriqués. Les petits Japonais, que les Russes ne haïssent point, qu’ils ne redoutent point, dont ils ne se méfient point, n’ont pas attendu la fin de la guerre pour prendre la place laissée libre par les Allemands. Pouvez-vous les empêcher d’inonder la Russie de leur population et de leurs produits ? Non. Pouvez-vous fermer la frontière de l’Ukraine ? pas davantage : il n’y a pas de frontière entre l’Ukraine et la Russie. Alors, il eût mieux valu ne point parler de blocus.

« En fait d’action militaire, vous avez opposé aux bandes rouges, non pas des armées, mais d’autres bandes, celles de Koltchak, de Denikine et de Youdénitch : dans ces conditions, la lutte peut durer indéfiniment. Les mêmes soldats, les mêmes pillards passent d’un camp dans l’autre, suivant la solde qu’on leur offre. Également terrorisé par les rouges et par les blancs, puisque au fond ce sont les mêmes, le peuple russe continue de payer les frais. Entre les deux partis, il fait cependant une différence. On ne lui a pas caché, comme bien vous pensez, que les troupes de Koltchak, de Denikine et de Youdénitch sont armées et entretenues par les étrangers. Les bolchévistes, qui les combattent, en viennent ainsi à faire figure de nationalistes, de patriotes russes, qui défendent le sol sacré de la Russie contre l’étranger et ses suppôts.

« Combien de temps durera le bolchévisme ? Il faut distinguer entre le bolchévisme doctrine et le bolchévisme action politique. Le premier, qui est quelque chose d’assez analogue à l’anarchisme, vivra autant que le monde : car tant qu’il y aura, je ne dis pas des nations, mais une société, il y aura des mécontents, des désespérés et des exaspérés. Le second est un accident, et un accident malheureux. Les bolchévistes russes sont parvenus à se rendre maîtres d’un grand pays, à la faveur de circonstances exceptionnelles et par des moyens qui sont presque universellement réprouvés. Ayant conquis la Russie, ils ne peuvent ni l’organiser, ni la gouverner : ils ne peuvent guère que la ruiner. Là-dessus, Lénine et Trotsky eux-mêmes ne se font aucune illusion. Leurs réformes industrielles ont abouti à une diminution formidable de la production ; leur réforme agraire a totalement échoué.

« Ils reconnaissent aujourd’hui qu’ils se sont trompés, et que la Russie n’est pas mure pour le bolchévisme. Cependant ils ne veulent pas renoncer aux principes, à la doctrine. Alors, comment vous expliquer cela ? ils se ménagent, sur le terrain de la politique intérieure, la possibilité d’une évolution, et réservent toute leur intransigeance pour la politique extérieure. Ils se résolvent à prendre la Russie pour ce qu’elle est ; mais ils savent qu’il existe en Occident des nations politiquement et socialement plus évoluées que la Russie. Tentée dans quelques-uns de ces pays, l’expérience bolchéviste peut réussir. Après quoi le bolchévisme reviendra fortifié dans une Russie mieux préparée à le recevoir. Voilà, si je ne me trompe, la position actuelle des chefs, et voilà leur plan d’action. En même temps qu’ils se montrent en Russie plus opportunistes, plus enclins aux concessions, ils poussent plus vigoureusement leur propagande en Suisse, en Italie, en Belgique, en Angleterre et jusqu’en Amérique.

« Vous voyez en Lénine un doctrinaire, un exalté, un apôtre. Il est tout cela. Mais il est encore un inductif et un réfléchi. Je le sais capable de se critiquer lui-même, peut-être de se réformer. Trotsky a le tempérament et les qualités d’un organisateur. Ayant, en somme, créé de toutes pièces une armée, il en est venu à présenter et à considérer lui-même son œuvre comme une œuvre nationale russe, une œuvre de défense contre l’étranger. Cette apparence lui vaut toutes les sympathies des Russes, dont le patriotisme est à base de xénophobie. Quant à Boucharin, c’est un pâle disciple de Lénine, dont il ne possède ni la force logique, ni la faculté de critique : esprit étroit, têtu, incorrigible. J’ajoute qu’au-dessus des préoccupations de doctrine, si puissantes qu’elles soient, tous les chefs bolchévistes russes placent la nécessité de se maintenir au pouvoir, et qu’ils chercheront à s’y maintenir par tous les moyens.

« Reportez-vous maintenant aux événements d’Allemagne. Comment l’anarchisme a-t-il été vaincu ? par qui le spartakisme est-il actuellement tenu en respect ? ce n’est point par la police : c’est par la social-démocratie organisée, par les syndicats. Les disciples allemands de Lénine l’ont si bien compris, que ce n’est pas contre la bourgeoisie, c’est contre les syndicats qu’ils ont agi avec le plus de violence. Ils voient dans les social-démocrates des ennemis beaucoup plus redoutables que les bourgeois. Il en sera en Russie comme il en a été en Allemagne. Le seul moyen de réduire le bolchévisme russe, c’est d’améliorer en Russie la condition matérielle et morale de l’ouvrier, de reconstituer l’industrie, le commerce et l’agriculture, en recréant ou en créant les syndicats. Comme aussi le seul moyen de ravitailler la Russie, c’est de réorganiser la production russe. Un pays de cette étendue et aussi pauvre en voies de communications ne se ravitaille point du dehors.

« Voici donc où je veux en venir. Votre politique en Russie, depuis la révolution, a toujours consisté à combattre quelqu’un ou quoique chose. Mauvaise formule, mauvaise méthode dans un pays où l’on est las de lutter, où l’on aimerait presque mieux mourir en paix que continuer à vivre en se battant. Nous voulons, nous (quand il dit « nous, » il s’agit évidemment des Allemands), nous présenter aux Russes en gens pacifiques, indifférents aux conflits intérieurs, aux luttes des partis, soucieux seulement de remettre le pays en état de produire et de vivre. Nous ne combattrons ouvertement ni le bolchévisme, ni la réaction ; nous ne parierons que d’économie et de culture. Nous bâtirons des écoles professionnelles et nous construirons des routes ; nous fonderons des sociétés et des . journaux. Et nous serons les bienvenus.

— Mais trouverez-vous en Russie la base sur laquelle appuyer une pareille action ?

— Oui, nous la trouverons dans une classe nouvellement constituée : celle des Grands Paysans. La Russie était et reste un pays agraire. Je vous disais que la réforme agraire de Lénine avait échoué : il ne l’avait d’ailleurs entreprise que pour la galerie, à des fins de propagande. Sa tentative a eu cependant un résultat, mais contraire à celui qu’il en attendait. On n’est pas retourné à la propriété collective ; mais, avec les débris de la très grande propriété, se sont formés des domaines, qui en Occident paraîtraient immenses, et qui sont en Russie des domaines importants. Ils sont possédés par des gens énergiques et laborieux, sans culture, mais déjà munis de quelque expérience de l’administration, connaissant et appliquant les nouvelles méthodes d’exploitation agricole et ayant l’habitude de travailler avec les banques. Ces grands paysans ont un ardent désir de s’instruire et de s’élever socialement au niveau de leur nouvelle fortune. Ils éprouvent en outre des besoins matériels nouveaux : ils aspirent à vivre avec confort, même avec luxe. Nous leur apporterons ce qui leur manque, des chemins de fer et des usines électriques, des machines agricoles et des ameublements, des journaux et des bibliothèques. Nous les associerons à une action économique, qu’ils prolongeront eux-mêmes en action politique, car ils seront peut-être demain les dirigeants de la Russie.

« Les grands paysans russes sont, bien entendu, partisans de la propriété individuelle et par conséquent anti-bolchévistes. Mais ils sont démocrates avancés, et même, en un certain sens, socialistes. Je ne leur trouve d’analogues dans aucun Etat de l’Europe occidentale. Mais songez aux grands fermiers, aux grands entrepreneurs américains d’il y a quatre-vingts ans, à ceux qui fondèrent des journaux de doctrine, et les ouvrirent à Karl Marx... Vous saisirez peut-être ainsi le caractère et les tendances de cette nouvelle classe russe, que j’ai quelque peine à vous définir dans le langage politique de l’Occident européen.

« Vous connaissez maintenant notre plan. Pour le réaliser, nous avons les hommes, l’outillage, les connaissances techniques nécessaires et l’expérience du pays : il ne nous manque que l’argent. Dans une telle entreprise, la France, grosse créancière de la Russie, aurait tout intérêt à devenir l’associée de l’Allemagne. Ce que nous offririons aux Français, ce n’est pas seulement un moyen de rentrer dans leurs capitaux, mais le placement avantageux de capitaux nouveaux, des débouchés commerciaux considérables et de larges facultés d’échange. Les Américains ont complètement échoué en Russie : ni leurs méthodes, ni leurs goûts ne s’adaptent aux habitudes et aux besoins de ce pays. Il appartiendrait à la France et à l’Allemagne, par une action commune et bien concertée, de réorganiser économiquement le territoire russe et d’en exploiter les énormes richesses, pour le plus grand avantage des trois pays, et du monde entier. »

L’exploitation de la Russie, c’est aujourd’hui la grande idée de l’Allemagne. Ne pouvant agir seule, elle cherche des associés, qui, bien entendu, travailleraient sous sa direction et à son profit. Et elle emploie à cette intention les « démarcheurs » les plus variés et parfois les plus inattendus.


16 octobre.

C’est aujourd’hui la quatrième visite que je reçois, depuis un mois, d’anciens policiers allemands, qui, avec l’espoir avoué d’un gros pourboire, et dans une intention de vengeance personnelle à peine dissimulée, s’offrent à me révéler tous les détails des organisations secrètes qui fonctionnèrent en Belgique et dans le Nord de la France, et les auteurs responsables des atrocités commises dans les régions occupées. « Nous vous donnerons tous les noms, toutes les adresses, toutes les preuves. Vous publierez cela à Paris, dans les journaux. » Et ils semblent très étonnés lorsque je leur réponds que ce n’est pas là mon affaire.


19 octobre.

Je ne suis ni monarchiste, ni militariste, me dit M. S..., fonctionnaire allemand très instruit et très intelligent. Mais je n’étais pas d’avis que l’Allemagne acceptât les conditions du traité de paix. Je pense que nous aurions dû, en même temps, refuser de signer et évacuer tous les territoires occupés à l’Ouest, en poursuivant à l’Est les opérations militaires contre la Pologne, de manière à revenir jusqu’à la frontière sans laquelle l’Allemagne ne peut pas vivre.

« Si l’Entente, poussant alors ses armées sur notre territoire sans défense, s’était livrée à des actes de violence, elle aurait mis le bon droit de notre côté. Mais elle n’aurait pas commis cette faute. Elle aurait occupé sans massacrer et sans détruire. Et nous aurions dit à l’Entente : « Nous ne voulons pas signer un traité que nous savons ne pas pouvoir exécuter. Envoyez chez nous des commissaires, qui feront un recensement exact dos ressources de l’Allemagne et nous imposeront des conditions qui seront mesurées à nos moyens et que nous pourrons sincèrement accepter.

« Je vous assure que le peuple allemand est capable de reconnaître ses fautes, et même de s’en repentir. La « méchanceté » n’est pas le fait de notre peuple, mais d’une « clique » qui a trop longtemps gouverné l’Allemagne. Nous vous avons fuit, à plusieurs reprises, des offres consciencieuses et raisonnables, que vous avez repoussées. Vous poussez le peuple allemand au désespoir, alors que vous devriez admettre sa sincérité et avoir confiance en lui. »

J’ai répondu : « Nous devrions ? J’en doute. Mais je suis certain que nous ne pouvons pas. Ne demandez pas au peuple français d’établir une distinction, dans le ressentiment qu’il éprouve, entre la « clique » qui ordonnait le crime, et la nation qui l’exécutait. Notre peuple ne connaît du crime que les résultats, dont il a épouvantablement souffert. Il contemple sa patrie dévastée, ses foyers détruits, ses villes ruinées, ses enfants mutilés, et il dit : « C’est le Boche qui a fait ça ! »

Ce mot de « Boche » est insupportable aux Allemands. Lorsqu’ils font mine d’oublier le passé, il n’est que de le prononcer devant eux, — et ils se souviennent !


MAURICE PERNOT.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier.