Carnets de guerre d’Adrienne Durville/09-14

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Mardi 1er  Septembre

Juste un mois depuis la mobilisation.

11 heures. Visite du lieutenant de la Rivière ; il a appris hier soir que je l’avais cherché et est venu ce matin ; c’est un gentil garçon du 42e, en garnison à Belfort ; il a été blessé à la main et au bras par deux balles à Dornach, mais ce n’est pas grave et dans huit jours il pourra regagner son régiment. Il m’a raconté ses impressions de combat, l’élan, l’enthousiasme, la folie héroïque de tous, sa rage en recevant sa première balle qui ne l’a pas empêché de continuer à se battre, le râle du premier homme qu’il a tué, la lâcheté des Allemands qui font d’abord le plus de mal possible pour se rendre dès que l’on tombe sur eux, de façon à courir moins de risques ; c’est ce qui explique le grand nombre de prisonniers. Aussi est-il décidé maintenant à ne plus faire de prisonniers et à tuer tout ce qu’il pourra. Nous avons parlé des Boulangé, bien entendu, qu’il aime beaucoup ; j’espère le revoir avant son départ.

En allant aux Anges, je télégraphie à Louis pour avoir de ses nouvelles.

Déjeuner assez lugubre ; tout le monde a l’air de s’ennuyer ; quelle différence avec notre cordialité d’ici.

Après déjeuner longue conversation avec Mme Zeller et Mme Renault ; elles n’ont presque plus rien à faire non plus ; d’ici huit jours, ce sera vide partout ; jamais Mme de M. ne consentira à rester dans ces conditions. Mlle Tissot me parle d’un malade qui m’a fait chercher partout ; un certain Verrier qui m’était envoyé par quelqu’un dont elle n’a pu me dire le nom ; je ne sais qui cela peut être, mais je ne comprends pas que l’on ne m’ait pas trouvée, ce n’est pas si difficile, on me connaît ici dans trois ambulances.

4 heures ; Photos dans le jardin, lecture de l’Alsace, thé chez Mme de N., salut à 6 heures ; si cela n’est pas exaspérant de mener une vie pareille alors qu’on se tue là-haut.

Reçu lettre de Mme Durand, on s’affole à Versailles et dans la banlieue ; cela me paraît exagéré, les Allemands n’y sont pas encore, quand nos renforts seront arrivés, il y aura sûrement une bataille importante, mais on ne les laissera pas descendre ainsi sans les arrêter en route ; je suis pourtant inquiète de Marguerite et de Bernard qui se trouvent juste sur le chemin. Qui m’aurait dit, il y a un mois que c’est moi qui serais en sûreté à Belfort alors que ceux que j’ai laissés derrière moi pourraient courir quelques risques.

Aucune nouvelle, les journaux de Paris n’arrivent pas.

Mercredi 2 septembre

L’investissement de Belfort paraît de moins en moins probable, il n’y a plus ni troupes allemandes, ni troupes françaises de ce côté, on ne fera plus rien par ici.

Mme des L. reçoit une lettre de son ami le commandant Gascoin ; elle lui avait écrit par aéroplane, et c’est par aéroplane que la réponse lui revient, c’est assez amusant.

Les photos ne sont pas brillantes, je ressemble tout à fait à une citrouille.

J’écris à Bresles pour avoir des nouvelles.

La bataille qui se livre actuellement pourra-t-elle couper la marche allemande.

On nous apporte un petit boulet creux destiné à contenir la nouvelle poudre Turpin ; le gouvernement français aurait demandé aux puissances l’autorisation de s’en servir, les Allemands employant des balles dum-dum. J’espère bien qu’avec cela on pourra anéantir le plus d’ennemis possible.

Mme des L. me rapporte un brin de bruyère cueillie par Mlle Tissot sur le champ de bataille de Montreux Vieux en Alsace, où elle s’est rendue en fraude ce matin avec un officier. Je le serre bien précieusement comme une relique, en attendant que je puisse un jour en cueillir moi-même.

Mme de N. vient prendre le thé après avoir accompagné Mme des L. et Mlle R. au cimetière sur les tombes des officiers et soldats morts à l’hôpital des suites de leurs blessures ; j’essaierai d’y aller à mon tour, quoique je n’aie pas de permis pour passer la porte, en prenant celui de Mme des L.. Il s’agira de ne pas se faire pincer ! Cas de conseil de guerre !

Jeudi 3 septembre

Grande émotion ce matin. Nous apprenons que le gouvernement a quitté Paris devant la marche des Allemands. Pourvu que l’effet moral ne soit pas trop mauvais.

2e émotion, celle là moins grande ; un avion allemand a bombardé Belfort cette nuit ; je dormais si bien que je n’ai rien entendu ; une bombe, destinée au hangar de dirigeable est tombée dans le cimetière, une tout près de la maison du docteur, la troisième, je ne sais où ; en fait de dégâts, il n’y a qu’un toit de démoli. C’est étonnant comme cela laisse tout le monde calme. Nous ne pensons même pas que cela peut nous tomber sur le nez un jour ou l’autre.

Nos malades deviennent de moins en moins nombreux, 4 partent ce matin dont deux blessés, l’un d’eux est celui qui accompagnait Oberreiner, l’autre a eu le bras cassé à Dornach ; ils étaient restés assez longtemps et nous regrettons de les voir partir ; eux sont désolés de s’en aller. Il ne nous en reste que 4 qui partiront samedi ; tout est vide partout.

Flemme intense ; nous lisons, écrivons dans le jardin ; il fait un temps idéal.

4 heures ; encore photos ; un aéroplane passe au dessus de notre tête.

6 heures ; évolutions splendides d’un superbe avion militaire, éclairé par le soleil couchant.

Nous apprenons que le fils de la concierge a été tué le 13 août à Montreux-jeune ; l’employé de la mairie chargé de cette triste mission l’annonce d’abord au père avec beaucoup de tact et de délicatesse ; Cris, larmes, désespoir. Une note comique au milieu de ce drame ; il y a quelque temps un pain est tombé en se retournant, c’est le fils qui l’a ramassé, donc c’est lui qui devait mourir le premier ! Mme des L. et moi essayons de consoler ces pauvres gens.

Mme de N. et Mlle Tissot viennent dîner ; nous apprenons des choses intéressantes : on emploie comme engins de guerre des espèces de flèches en vrille qu’on laisse tomber des aéroplanes et qui peuvent transpercer un cheval ; les Allemands, en plus de la balle dum-dum qui cause des ravages effroyables ont des baïonnettes à dents de scie ; c’est un vrai retour à la barbarie.

Mlle Tissot est allé au ballon d’Alsace ; vers St  Dié, il y a plus de 5 000 cadavres, surtout allemands et on a demandé 1 500 hommes de bonne volonté, jeunes gens ou vieillards pour les enterrer, c’est atroce. Le général Lescot qui a fait des bêtises sérieuses est mis à pied ; le Gal de Castelnau a un blâme, c’est son corps d’armée qui a flanché en Lorraine et est cause de notre recul du Donon. Il y a beaucoup de morts dans les officiers aviateurs.

Mme de N. nous lit la lettre de son mari ; on s’attend au ministère au siège de Paris, mais toutes les précautions sont prises et on espère l’écrasement des Allemands. Que ce soit là ou ailleurs, cela m’est égal, pourvu qu’il n’en reste plus.

Vendredi 4 septembre

Messe aux Maristes ; j’y suis seule avec un major et trois infirmiers, c’est une messe militaire. Nos concierges sont un peu remis, surtout la femme ; chez ces gens là, tout se passe en cris, et c’est plus vite calmé.

Détails sur l’aimable visite de l’aéroplane allemand : on venait de donner des ordres pour empêcher de tirer la nuit sur les aéroplanes de crainte de blesser un Français par erreur ; il y a toujours des espions à Belfort comme ailleurs ; dès le lendemain, on était prévenu de l’autre côté de la frontière et la nuit d’après, trois bombes nous tombaient sur la tête ; les seuls qui avaient le droit d’ordonner le tir, les officiers de garde des forts, se trouvaient cette nuit là dans un café avec d’aimables personnes costumées en infirmières puisque c’est l’uniforme adopté par elles ; cela va coûter cher aux officiers, mais ils ne l’auront pas volé.

Le lieutenant Weité qui nous raconte cela nous apporte quelques journaux de la région ; aucune nouvelle intéressante sinon l’élection du pape ; je suis heureuse d’apprendre que c’est un ami de la France.

2 heures. Je vais à mon tour au cimetière avec Mlle R ; ce n’était pas la peine d’être émue en passant la porte, on ne m’a pas demandé de permis ; il est vrai que cette porte n’est pas intéressante pour la défense. Je suis allée porter quelques fleurs sur la tombe des soldats et officiers morts à l’hopital militaire.

Comme il vaut mieux être tué net d’une balle que de mourir comme sont morts ceux-là.

Visites de Mlle de Barberac qui s’ennuie aux Anges, de Mme de N., de l’aumônier qui nous apporte des prunes, à moi le bismuth ! Le lt Obrecht nous envoie des poires et le « Temps » nous pouvons enfin lire un vrai journal !

6 heures. Salut chez les sœurs ; les prières pour la France sont vraiment bien émouvantes.

Enfin des nouvelles de Louis ! Il m’a écrit cinq fois, je n’ai rien reçu. Ma lettre écrite à St Cyr lui arrive seulement ; il va bien et quitte Reims, je lui réponds de suite.

Lettres de Marguerite et d’Yvonne, banales ; de Mme Morel qui m’annonce leur départ de Valmondois ; j’aime autant les savoir tous à Paris que d’être dans la banlieue ; le pauvre petit Bernard ne va pas bien. Aurons-nous encore un malheur à déplorer de ce côté.

Samedi 5 septembre

Départ de nos derniers malades ; ils sont guéris et ils rejoignent leurs régiments ; le pauvre Amat qui n’a pas le feu sacré, ne demanderait qu’à rester ; je crois qu’il se souviendra de la maison.

Je passe ma journée dans le jardin à lire et à préparer les objets de pansement pendant que Mme des L. et Mlle R. sont allées aux Anges. Aucune nouvelle militaire, pas une lettre.

Longue conversation avec M. Richardot, secrétaire du médecin-chef ; nous parlons du service de santé à Belfort et demandons pourquoi l’on nous a forcées à évacuer des blessés qui auraient pu se guérir chez nous ; la raison est bien celle que nous pensions. Belfort étant place forte ne doit jamais penser qu’au siège et n’agir qu’en vue du siège ; les hôpitaux doivent être vides dans cette éventualité comme on doit avoir le plus de vivres et le moins d’habitants possible. Conclusion, s’il y a un siège et un bombardement, nous sommes aux premières loges pour faire quelque chose, s’il n’y a rien du tout, nous nous croiserons les bras tout le temps de la guerre. Pour l’instant, il faut attendre pour voir comment les choses vont tourner ; le siège devient de moins en moins probable, la défense est tellement formidable. Quand les Allemands auront été repoussés en Lorraine, peut-être essaieront-ils de se rabattre par ici.

Dimanche 6 septembre

Messe à 7 heures. N’ayant plus personne, nous n’avons pas besoin de nous lever trop tôt. Mme des L., fatiguée, se recouche et dort jusqu’à midi. Déjeuner, lettres à Cécile et Adèle.

2 heures. Promenade dans les rues avec Mme de N. pour dérouiller un peu mes jambes. Nous allons à la gare, à la cathédrale et revoir le Lion, mais d’en bas, car pendant la guerre on ne peut monter jusque là.

Lecture du Temps, prêté par le lt Obrecht, de l’Alsace ; les Allemands ont l’air d’abandonner Paris et de redescendre au Sud ; opinions des différents officiers aviateurs : c’est très mauvais, ils vont prendre notre armée de l’est par derrière ; opinion d’un officier d’état-major. « Enfin, les voilà amenés où nous les voulons depuis le commencement ». Comme c’est facile de se faire une opinion personnelle.

6 heures, salut ; dîner, coucher de bonne heure.

Lundi 7 septembre

Pas une lettre, pas un journal ; les communications avec Paris sont décidément coupées.

On vient d’envoyer au parc d’artillerie de Belfort des pièces et du matériel de siège venant de Versailles ; cela indiquerait qu’il y aura quelque chose plus tard ; comme place forte de notre côté, il n’y a que Neuf-Brisach ou le fort de Istein.

Le bruit court d’une grande bataille au camp de Châlons ; on parle même de 15 000 Allemands tués ou prisonniers !

Toujours rien à faire, Mme de N. vient avec son ouvrage, le lieutenant Obrecht m’apporte le Temps de jeudi dernier, ce n’est pas récent ; on y dit un mot de notre avion allemand. Couture, somnolence, thé, flemme. Visite de Mme Zeller et de l’aumônier. Salut à 6 heures. Dîner, coucher de bonne heure.

Mardi 8 septembre

Fête de la Nativité ; journée d’Adoration et prières pour la France dans tout le diocèse.

L’abbé Dauphin disant sa messe à St  Vincent à 7 h. ½, j’en profite pour ne pas me lever trop tôt.

Bonnes nouvelles ce matin ; la grande bataille continue, les Allemands reculent ; impossible d’avoir des journaux de Paris, il n’y a que quelques feuilles locales ; le siège de Belfort paraît définitivement abandonné, les troupes du duché de Bade ayant regagné le Nord pour remplacer celles envoyées contre les Russes.

L’abbé Dauphin vient déjeuner avec Mme de N.. Au café, longue visite du lt Obrecht qui nous apporte l’Illustration. Nous apprenons des choses effroyables, on a fusillé un certain nombre d’officiers du 15e corps d’armée devant leurs régiments et on a dû décimer quelques compagnies ; puis on a encadré ces troupes par des marsouins qui avaient ordre de tirer sur ceux qui reculeraient[1]. C’est le corps de Marseille qui a lâché pied sur Lunéville ; ces méridionaux ne sont vraiment pas patriotes ; nous en avons pourtant eus ici qui étaient bien braves !

Je vais aux Anges avec Mme de N. qui se fait emballer par Mme de M. dans des termes peu parlementaires. Quel caractère !

Nous apprenons que Maubeuge est prise et le Gal Percin fusillé. Je savais déjà depuis quelques jours qu’il n’avait pas défendu Lille et avait noyé ses poudres et encloué ses canons ; c’est une affreuse canaille et si c’est vrai, voilà un châtiment bien mérité. Que de généraux blâmés ou mis à pied déjà : Bonnaud, Curey, Dubail, Lescot ! C’est dans des moments comme ceux ci qu’on voit les incapables ou ceux qui ne sont pas à la hauteur de leur tâche.

6 heures : Salut à St  Vincent.

Le lt Weité nous envoie une quantité de fruits ; tout le monde nous gâte.

Toujours aucune lettre.

Mercredi 9 septembre

Je vais avec Mme de N. voir les dépêches ; les nouvelles sont bonnes, les Allemands reculent toujours, et les Russes continuent à avancer ; on ne parle pas de Maubeuge. Je crois quand même que la guerre sera longue, aussi j’achète de la laine blanche pour me faire une écharpe pour l’hiver. Ce sera une façon de nous occuper en attendant les blessés.

On entend le canon très loin, les hostilités auraient-elles recommencé en Alsace ?

Mme des L. que l’inaction agace et qui a un permis de circulation, profite du beau temps pour se promener ; elle est allée avec le Dr  visiter le cimetière des mobiles de 1870, le fort de la Miotte, le monument du Pluviose et du lt Engel.

Je passe l’après-midi avec Mme de N. à lire et travailler.

6 heures. Salut.

On se bat près de Thann ; confirmation de la capitulation de Maubeuge et de l’exécution de Percin, mais pas officiellement.

Reçu lettre de M. Boulangé ; elle a quitté Nancy et est à Tours ce que je trouve fort sensé ; mais elle m’apprend la fuite en Angleterre de ma tante et de Jeanne, atteintes de bombardite aigüe. C’est de la folie. Que pouvait-on craindre à Dieppe ; la flotte allemande n’est pas près d’y arriver.

Elle me donne des nouvelles des cousins, Maurice est blessé à l’épaule, Jean a traversé sans dommage les combats de Belgique, Pierre était vivant le 1er , aucune nouvelle de Paul Augrain !

Mlle R. rentre de chez son père, elle m’apporte un permis de circuler que M. R. lui a donné pour moi ; c’est très gentil et je le remercierai quand je le verrai. S’il fait beau et que nous n’ayons rien à faire, je pourrai à mon tour me dérouiller un peu les jambes ; bien entendu, Mme de M. n’en sait rien.

Jeudi 10 septembre

L’engagement de Thann a été un succès pour nous ; on a amené cette nuit quelques blessés à l’hopital ; nous allons peut-être recommencer à en avoir. On nous dit que beaucoup de trains contenant des Russes et des Anglais ont passé en gare de Belfort et que les opérations vont reprendre en Alsace. Tant mieux. Mais d’où viennent ces troupes : de Marseille, sans doute ; est-ce là le fameux fait nouveau dont parle Kitchener ? J’avoue plutôt croire à notre poudre Turpin !

Reçu lettre d’Adèle qui me donne des détails sur la rentrée à Paris ; il me semble qu’en banlieue, on s’est bien affolé.

Mme de N. vient nous lire quatre lettres de son mari qui peignent admirablement l’état de Paris ces derniers jours ; on croyait presque les Allemands aux portes et l’on a été surpris et même un petit peu déçu de leur mouvement de recul.

Maintenant la grande bataille tant attendue est engagée sur un front énorme ; c’est la plus grande qu’ait jamais vue l’histoire. Que va-t-il en sortir ; même vaincus maintenant, nous sommes toujours sûrs du résultat final ; mais je voudrais une victoire bien à nous. Jusqu’à présent, cela va très bien et nous gagnons tous les jours un peu de terrain.

Le lt Weité nous rapporte un bruit intéressant. On a pu surprendre une communication de T. S. F. allemande, venant du côté de Troyes ; les A. demandaient du renfort ; on leur a répondu : servez-vous de votre cavalerie ; à cela on répondit, impossible, nous sommes entourés par l’artillerie française.

Que tous les détails de cette guerre seront intéressants à connaître plus tard.

4 heures ; nous allons prendre le thé chez le Dr , de là au cimetière ; j’étrenne mon permis.

6 heures. Salut. J’apprends que le Gal Gallieni a trouvé dans la maison Mercedes 40 autos blindées et munies de mitrailleuses, prêtes à être livrées aux Allemands aux portes de Paris ; il les a achetées 1F pièce puis a fait arrêter tout le personnel sous l’inculpation d’espionnage.

Les Allemands ont reculé de 40 Kilom. ; deux drapeaux sont pris.

L’aumônier est tout bouleversé : son ami intime le commandant du 22e bat. de chasseurs d’Albertville, vient d’être tué le 3 août[2] en Alsace, près de Gérardmer d’une balle en pleine poitrine. Quelle belle mort pour un soldat ! Je plains seulement sa femme et ses 5 enfants.

M. Richardot nous apprend que le Dr Rebout médecin chef viendra prochainement visiter notre ambulance. Est-ce que l’on s’attend à quelque chose de sérieux par ici ?

Vendredi 11 septembre

Les troupes passent de nouveau à Belfort ; artillerie et infanterie défilent sans arrêt devant nous. Elles viennent de la frontière suisse et vont au ballon d’Alsace. Il est probable que les hostilités vont reprendre par ici.

Le médecin-chef a fait ce matin le tour des ambulances ; il a fait évacuer le peu qui restait des malades pour avoir toute la place à sa disposition. En prévision de nouveaux blessés, nous faisons quelques changements dans la maison : Mme des L. s’installe dans la chambre Moisan, moi j’en prends une dans l’appartement de Mlle R. et nous transformons notre ancienne chambre en salon pour les officiers ; cela nous manquait jusqu’ici.

Les nouvelles officielles sont bonnes ; les Allemands ont reculé de 60 kilomètres depuis le commencement de la bataille.

Je vois sur le journal la mort du Capitaine Larchey, d’Annecy ; c’est déjà le troisième officier du bataillon tué à l’ennemi. Les autres étaient de jeunes sous-lieutenants inconnus.

Reçu cartes de Camille et de Fernand, Louis est à Noisy-le-Sec ; aucune nouvelle de Marguerite ; on ne sait ce qu’elle est devenue.

Détails intéressants sur la cause de la chute du ministère donnés par M. Richardot. Messimy aurait ordonné à Joffre d’aller au secours des Belges ; le Gal  a refusé disant que les conditions étaient mauvaises, mais devant un ordre formel, il a dû obéir. Résultat : la défaite de Charleroi où il y a eu 160 000 hommes hors de combat, 110 000 Allemands, 50 000 français. C’est alors que le Gal Joffre aurait mis le gouvernement en demeure de choisir entre Messimy et lui. On a eu l’intelligence de comprendre qu’il n’y avait pas à hésiter et c’est comme cela que nous avons Millerand.

Toujours pas de confirmation de la chute de Maubeuge. Espérons que c’est une fausse nouvelle.

Quant à Percin, on ne sait plus ; la seule chose sûre, c’est que c’est bien par son ordre formel que Lille qui devait empêcher l’entrée des Allemands, n’a pas même résisté. Quelle canaille et que les balles auraient été bien placées.

Samedi 12 septembre

Bonne nouvelle ce matin ; on nous annonce une grande victoire, nous courons à la préfecture voir les dépêches ; le Gal Joffre annonce que la grande bataille se termine par une victoire incontestable ; trois armées allemandes sont en retraite, la quatrième commence à reculer ; on a pris l’artillerie de tout un corps d’armée, soit 140 canons, un ou deux drapeaux et fait une masse de prisonniers.

Je suis dans une joie délirante, tous les visages sont illuminés. Que cette retraite se change en déroute, et ce sera l’écrasement.

Quelques blessés arrivent à l’hôpital militaire ; les avis sont contradictoires : les uns disent que nous n’aurons plus rien par ici, d’autres au contraire que cela va recommencer.

Visite de Mme Zeller et de Mlle Tissot ; sauf contre ordre nous irons demain visiter le fort de la citadelle, absolument interdit aux hommes : on suppose sans doute que des femmes n’y comprendront rien et notre qualité d’infirmières est un passeport.

Nous travaillons toute la journée dans le bureau avec Mme de N.. Il pleut sans arrêt. Séance de vaccin général.

6 heures. Salut ; pas de nouvelles plus récentes.

Dimanche 13 septembre

Messe à 7 heures aux Maristes ; nouvelle séance de vaccination pour ceux qui n’étaient pas là hier ; mon bras commence à me faire un peu mal.

Les nouvelles sont toujours bonnes, la retraite allemande s’accentue en Champagne et commence en Lorraine ; c’est la vraie victoire. À quand la réoccupation de notre Alsace ?

2 heures : Rendez-vous au Tonneau d’or avec Mlle Tissot pour aller à la Citadelle.

Pendant que nous attendons, Mme des L. entame une conversation avec le Gal Lecomte ; il ne peut que confirmer les bonnes nouvelles.

Nous sommes reçues au fort par le lieutenant connaissant Mlle T.. Nous grimpons sur les immenses talus après avoir traversé une quantité de chemins souterrains. La vue est admirable sur Belfort et les Vosges. Nous allons ensuite voir les casemates installées tout récemment pour abriter le gouverneur et son état major pendant le fameux siège tant attendu ! Ce sont de vraies caves avec des murs de 3 m. d’épaisseur ; comme fenêtres d’étroites meurtrières laissant arriver à peine de jour et d’air. Quels tombeaux, et comme on aimerait mieux être tué en plein soleil. Il est vrai qu’ils n’ont pas le droit de se faire tuer. Du bureau du commandant, nous sortons sur le balcon et nous voyons le lion à vol d’oiseau. Quel colosse !

Au point de vue militaire, nous n’avons pas vu grand chose, les canons sont enterrés et invisibles, et l’on marche sans presque s’en douter, sur le toit des casemates. Ce lieutenant est fort aimable, et nous causons avec lui de bien intéressantes choses. Lui non plus ne croit pas au siège. Il faudrait 80 à 100 000 hommes pour investir Belfort et les Allemands ne peuvent plus le faire aujourd’hui avec quelque utilité pour eux ; on reprendra plutôt la marche en avant à travers l’Alsace quand le moment sera venu. Pour l’instant, le plus pressé est de « bouter les Allemands hors de France ». C’est l’affaire, paraît-il, d’une quinzaine de jours.

En sortant de la citadelle, nous allons goûter aux Anges ; nous y apprenons que l’on demande des infirmières de bonne volonté pour veiller à l’hopital militaire ; nous nous proposons et Mme de M. se charge de suite de la négociation avec Mlle Préault, infirmière de l’hôpital. Naturellement nous sommes acceptées, mais Mme de M. s’apercevant que Mme des L. a le plus grand désir de veiller le soir même, ne trouve rien de mieux que de le lui défendre et de me l’ordonner à moi, tout cela rien que pour faire acte d’autorité. Cela ne nous plaît ni à l’une ni à l’autre, mais la discipline est là pour nous faire dire « Bien, Madame » ; comme un sous-lieutenant répond : « Bien, mon colonel ! ».

Il est 5 h. ½ ; pour être à l’hopital à 6 h. ¾, j’avale mon dîner en quelques minutes. Mlle R. emmène Mme des L. dîner chez son père avec le lieutenant et M. Richard.

Nous partons ensemble pour nous séparer quelques minutes après.

Je trouve à l’hopital Mlle Préault, Mlle Lopez et Mlle Revol qui me montrent les divers locaux où j’aurai à m’occuper cette nuit. Il y a 5 officiers, assez gravement blessés ; je me mets au courant, et m’installe pour ma nuit, installation sommaire, car je sais que je serai dérangée toutes les cinq minutes.

Lundi 14 septembre

Nuit assez peu agréable ; si les deux capitaines sont des hommes parfaitement bien élevés, le lieutenant est une brute qui nous traite comme on ne traite pas des domestiques. Il est si mal qu’on lui pardonne ce qu’on ne passerait pas à un autre. Un des sous-lieutenants est criblé d’éclats d’obus, l’autre n’a pas grand chose.

De 2 à 6 heures, il fait un froid terrible et j’ai beau m’envelopper le mieux que je puis, je suis gelée.

Je retrouve mon ambulance avec plaisir et puisqu’il n’y a rien à faire, je me couche et dors jusqu’à midi.

Mme de N. vient travailler et goûter avec nous. Les nouvelles sont de plus en plus excellentes ; les Français continuent la poursuite de l’ennemi.

J’écris à Chambéry ; le jeune lieutenant Favre qui y pars en congé de convalescence emportera ma lettre ; j’espère avoir ainsi plus vite des nouvelles de Paul. Reçu lettre des Cuinet, à Dinard.

6 h. ½ ; Mme des L. part pour l’hôpital où elle va veiller à son tour ; le lt Weité vient me chercher pour aller dîner chez M. Roch ; je suis fort bien reçue et à 9 h. Mlle R. et moi reprenons le chemin de notre home, sous la conduite du lieutenant ; il fait nuit noire, tout est éteint pour ne pas signaler la ville aux avions allemands ; la traversée du pont est impressionnante ; ce halte la, qui vive ? lancé par le factionnaire vous arrête net ; après la réponse si belle : France ! du lieutenant, celui-ci avance seul pour donner le mot de ralliement et nous passons ensuite l’une après l’autre ; j’avais beau m’y attendre, je n’oublierai pas l’impression causée par cette baïonnette croisée devant ma poitrine. Nous rentrons ensuite paisiblement pour nous coucher avec délices.

Mardi 15 septembre

Dès le matin, je cours aux nouvelles avec Mme de N. ; les Russes ont remporté une grande victoire et les Allemands ont évacué notre territoire entre Nancy et les Vosges ; Quand serons-nous de nouveau à Mulhouse et Colmar ?

J’ai enfin des nouvelles de Bernard. Marg. est aux Petites-Dalles[3] ; avec qui, je n’en sais rien ; je suis bien contente de les savoir en sûreté et j’espère que l’air de la mer leur fera du bien à tous les deux. Une lettre aussi de Mme Morel ; elle se croise avec celle que j’ai écrite hier.

Nous passons la journée chez Mme de N. où nous prenons le thé. Mme Zeller arrive et nous fait ses confidences ; la vie aux Anges n’est plus tenable avec le caractère de Mme de M. qui brouille tout et a trouvé le moyen de se faire détester de tous ceux qui l’approchent. Si nous devons continuer à n’avoir rien à faire, ce sera terrible. Si nous pouvions nous faire envoyer autre part, ce serait le rêve, mais un rêve bien irréalisable !

De plus, comme il n’y a plus de malades nulle part, nous apprenons que le comité a envie de fermer notre ambulance et celle de St  Vincent ; nous serions forcées de retourner aux Anges, pour n’avoir d’ailleurs, pas plus à faire qu’ici. C’est une vraie catastrophe. Nous verrons demain ce qui a été décidé.

6 heures. Salut.

Les Français sont rentrés à Amiens.

Mercredi 16 septembre

Nouvelles banales ; les Allemands continuent à reculer, mais plus doucement.

9 heures ; visite de l’abbé Mossler qui reste jusqu’à midi à bavarder après avoir visité la maison. Quel homme intelligent et quel saint prêtre. Nous causons de toutes sortes de choses. Il nous raconte la surprise d’un officier allemand soigné à l’hopital militaire et convalescent, de voir les troupes de la garnison si tranquilles ; il croyait que la paix était faite et Belfort investi. On l’a détrompé, on lui a donné les journaux parlant de notre victoire et de leur déroute, on lui a dit que les Anglais se battaient avec nous, chose qu’il ignorait. Il n’est pas encore revenu de son ahurissement.

2 heures. Mme de Marthille vient nous voir avec Alyette ; elle est, par hasard, de très bonne humeur et d’une amabilité charmante. Pour l’instant, on ne ferme aucune ambulance ; nous sommes donc tranquilles de ce côté.

Je vais reporter le Temps à Mme Obrecht ; elle me donne le suivant que son fils n’a pas eu le temps de nous apporter, et des poires superbes dont je bourre mes poches.

6 heures. Salut ; l’abbé M. me dit que deux des officiers que j’ai veillés l’autre nuit sont bien mal ; c’est Mme de N. qui veille ce soir, elle aura peut-être un drame.

Reçu lettre de Clémence qui répond à la mienne ; elle est à Soisy, et bien effrayée ; le beau-fils de sa nièce, lieutenant d’artillerie, a été grièvement blessé à Dinant.

Lettre d’Anna : aucune nouvelle de Paul depuis le 29. Louis est à Tours ; je vais lui écrire d’aller voir M. Boulangé.

Visite de M. R. et du lieutenant W.

Intéressantes nouvelles militaires : 1o  le Gal Pau reforme une armée du côté de Lyon et qui doit venir à Belfort pour traverser l’Alsace avec Mayence comme objectif. 2o  Deux corps d’armée, le 8e et le 14e, se sont embarqués à St  Nazaire pour destination inconnue, probablement Anvers. 3o  Nous avons ici plus de 80 000 hommes dont 8 000 turcos[4]. 4o  On envoie toutes les nuits un bataillon en Alsace pour harceler, fatiguer et effrayer les Allemands ; après une petite escarmouche, notre bataillon rentre et est remplacé le lendemain par un autre ; cela a un double avantage ; cela fatigue les ennemis en les tenant toujours sur le qui-vive, puis ils s’habituent à des combats peu importants jusqu’au moment où une grosse masse tombera dessus pour les écraser.

Je crois que d’ici peu nous aurons à faire ; puis on parle toujours d’envoyer le service de santé à Mulhouse quand nous y serons solidement établis.

Jeudi 17 septembre

Je cours aux nouvelles dès 8 heures ; la grande bataille continue dans l’Argonne[5] ; les Allemands se cramponnent pour ne plus reculer, ce qui est assez naturel. On ne saura rien de précis avant quelques jours.

Reçu une lettre de Camille ; Paul est blessé ! Heureusement peu grièvement d’une balle dans la cuisse. C’est tout à fait la blessure de Maréchal et d’Oberreiner ; je sais par expérience que ce n’est pas grave. Il a pu se faire envoyer à Chambéry où sa femme le soigne ; c’est une vraie chance pour tous les deux. Je lui écris bien vite combien je suis fière de lui et heureuse qu’il s’en tire à si bon compte ; me voilà tranquille sur son sort pendant un bout de temps. Il a été blessé le 6, mais où, je n’en sais rien, le nom du village ne me disant pas grand chose. Ma lettre à Renée par le lieutenant Faure a dû n’arriver à Chambéry que lorsqu’il y était déjà.

Le lieutenant Ob. nous apporte le Temps ; nous bavardons un peu sur l’artillerie en général et notre 75 en particulier, qui continue à broyer les Allemands en pâtée. Comme nouvelle, rien d’autre que la reprise prochaine et cette fois définitive des opérations en Alsace.

Visites ; Mme Renault, Mlle de Barberac, Mme de St  Michel qui vient d’avoir son frère et son beau-frère tués en combattant. Que de deuils pour tous.

Discussion politico-religieuse entre Mme de N. et Mlle Roch. Il vaudra mieux les éviter à l’avenir ; nous sommes trop loin d’elle sur ce sujet. Quel dommage de voir une personne si charmante avec de telles idées.

Pour faire croire en Allemagne à la prise de Belfort, les Allemands ont eu une idée lumineuse ; ils se sont procuré une quantité de cartes postales du Lion et tous les soldats de Mulhouse et d’Alsace ont reçu l’ordre de les envoyer à leurs familles avec ces mots « Grus aus Belfort ». Ce n’est pas nous qui ferions une chose pareille.

Vendredi 18 septembre

Messe aux Maristes à 6 heures. Il fait une vraie tempête depuis hier ; nos pauvres soldats doivent en souffrir.

Aucune nouvelle officielle.

Reçu une lettre de la petite Renée qui m’annonce la blessure de Paul ; ce n’est pas grave et elle croit qu’il sera remis dans trois semaines ; ce brave Paul a continué à commander pendant 1 h. ½ après avoir été blessé. Elle m’apprend de tristes choses : d’abord les graves blessures de son beau-frère, puis la mort de presque tous les officiers du 11e : Fockedey, Rousse, Larchey ; le commandant Augé et Sabardan sont épargnés, jusqu’à quand ![6] Cette nouvelle m’impressionne, je revois encore ces deux capitaines si sympathiques, et me recevant à Annecy si aimablement. Quelle douleur pour leurs femmes, et comme je voudrais pouvoir leur dire toute ma sympathie.

Lettre de ma tante Bonvallet ; ils sont tous à Chateaubriant après avoir passé par Londres. Elle espère pouvoir rentrer bientôt à Dieppe.

Mme de M. vient me dire de veiller ce soir à l’hopital. J’accepte d’abord, puis comme je suis assez mal en train, Mme des L. a la gentillesse de me remplacer ; je prendrai son tour demain ou après.

Toujours rien comme nouvelles, on attend le résultat de la Grande bataille.

Samedi 19 septembre

Aucune nouvelle ; les journaux continuent à ne rien dire.

Lettres de Renée et de Camille ; ils me disent ce que je sais déjà ; la blessure de Paul, celle de M. Maurouzier, et la mort des officiers d’Annecy.

La tempête continue de plus belle ; il fait très froid, il pleut, on se croirait en décembre. C’est lugubre.

Visite de Mme Z. et de Mme R.. Elles sont à bout de patience ; Mme de M. est de plus en plus insupportable, brouille tout, gêne tout et assomme les médecins militaires qui en ont plein le dos. Ne pourrait-on l’envoyer organiser quelque chose autre part. La vie va devenir impossible ; et encore Mme de Nanteuil, Mme des L. et moi, nous sommes relativement à l’abri.

Dimanche 20 septembre

Messe à 7 heures aux Maristes. La pluie et le vent font rage ; nos pauvres soldats vont tomber malades par cet horrible temps. Nous faisons faire du feu.

Les nouvelles sont assez bonnes sans être encore bien importantes ; mais ce qu’il y a d’horrible, c’est le bombardement de la cathédrale de Reims : c’est au moins le Kronprinz[7] qui aura ordonné cette chose abominable. Que pourrons-nous bien faire quand nous serons chez eux, pour leur faire payer tout cela.

Rien de nouveau ici : il faut attendre l’issue de la bataille avant de recommencer la marche en avant.

Reçu lettre de Mme Durand, il n’y a pas non plus de blessés à Versailles.

Mme Z., Mlle de B. et Mme R. arrivent des Anges demander que l’on assure la veille ce soir. Mme de N. veut bien le faire pour que je me repose encore une nuit ; ce sera mon tour demain.

Fausse joie : un malade nous arrive envoyé par le Valdois ; cela nous paraît bizarre, mais nous faisons quand même coucher notre malade. C’est une erreur, un quart d’heure plus tard un sergent-major arrive le chercher ; on devait l’envoyer simplement à l’infirmerie et non pas dans un hopital. Comme il est assez démoli et qu’il fait un temps de chien, nous le garderons cette nuit et le rendrons demain matin.

Lundi 21 septembre

La cathédrale de Reims est entièrement détruite, c’est la chose qui frappe le plus dans les nouvelles d’aujourd’hui ; on n’en parle qu’avec autant de fureur que de chagrin. Il faut vraiment n’avoir rien dans le cœur ni le cerveau pour commettre des actes pareils.

Mme de N. a eu une nuit très pénible ; le lieutenant Lombard se meurt et comme il est très vigoureux, la lutte est horrible. Il avait le délire, se croyait au milieu des Allemands ; il a arraché son pansement qu’elle a dû refaire. Il a fallu qu’elle passe plusieurs heures auprès de lui dans cette atmosphère épouvantable. Elle en est encore toute impressionnée. Que vais-je avoir cette nuit ?

Notre unique malade repart, navré, emmené par son sergent ; celui-ci nous apprend qu’il est Parisien et a un magasin d’ouvrages bd St  Germain. Dans l’espoir d’avoir notre clientèle, il nous promet des éclopés, en attendant les blessés futurs.

Mme des L. va se faire piquer contre la fièvre typhoïde ; je ne suis pas encore décidée à suivre son exemple ; il sera temps plus tard.

Thé chez le Dr Ihler ; je n’y vais pas ; il est préférable que quelqu’un garde la maison puis j’aime autant me reposer avant la nuit de veille.

Mardi 22 septembre

Nuit assez calme, mais assez froide et bien ennuyeuse ; j’écris à Mme Gauthier, Cécile et Marguerite plus deux cartes à Fernand et Mme Genest. Le lieutenant Lombard a déliré toute la nuit ; ses parents ne l’ont pas quitté. Quelle lutte. Je rentre à 6 h ½ et me couche jusqu’à midi.

Mme des L. est au lit avec un accès de fièvre, c’est la conséquence de sa piqûre.

L’aumônier vient déjeuner avec Mme de N. ; aucune nouvelle intéressante.

Le lt Obrecht apporte le Temps et une superbe carte qu’il installe dans notre bureau avec une quantité de drapeaux pour suivre la marche de la bataille ; nous serons maintenant tout à fait bien renseignés. Aucune nouvelle, le combat continue toujours.

Dans tous les journaux, on ne parle que de Reims ; l’indignation est générale. Quelle vengeance pourrons-nous trouver contre des brutes pareilles ?

Mercredi 23 septembre

Mme des L. va mieux, elle pourra se lever aujourd’hui. Je vais aux nouvelles avec Mme de N. ; nous avançons légèrement, mais toujours rien de décisif. Que cela paraît long.

Il fait très beau, mais froid ; le soleil semble bon après l’horrible temps de la semaine dernière ; nous en profitons pour faire un petit tour avant d’acheter nos journaux. Dans la rue de l’Arsenal que nous ne connaissions pas, on a une vue superbe sur la citadelle et les fortifications.

Reçu lettre de Fernand et de M. Boulangé.

Visite aux Anges pour voir Mlle Revol couchée ; elle s’est piquée en faisant un pansement et elle a un énorme panari qui la fait souffrir horriblement.

Jeudi 24 septembre

La bataille continue sans grand changement, que c’est long.

Enfin une lettre de Louis, la première ; il me donne un tas de détails intéressants sur sa vie ; cela me fait grand plaisir. Lettre aussi de sa femme ; l’air de la mer convient bien à Bernard. Elle me parle de sa fuite, précédée de la mise en sûreté de leurs objets précieux. Ils pourront sans doute rentrer bientôt à Bresles[8] quand la retraite allemande sera plus complète.

Visite de Mme Zeller, Mlle de Barberac et Mlle Petus ; conversation habituelle sur Mme de M.. C’est à n’y pas tenir.

Ordre du ministre de la guerre : Pour éviter aux infirmières des Sociétés l’ennui d’être confondues avec les personnes de toutes sortes ayant pris leur costume ; défense de sortir dans la rue en tenue. Voilà une mesure qui vous fait plaisir ; cela était bien désagréable de croiser toutes ces filles et de risquer d’être prises pour elles.

Le lt W. et M.  R. arrivent ; toujours rien de nouveau.

On vient me demander de veiller ce soir ; le tour se rapproche joliment. Dîner à 6 heures.

Vendredi 25 septembre

Nuit ennuyeuse, mais calme et moins froide ; lettres à Louis et à M. Boulangé. Je me couche en rentrant jusqu’à midi.

Lettre de Cécile, rien de nouveau.

Le lt Obrecht apporte le Temps ; il vient d’expédier des canons pour Ste  Marie aux Mines, c’est là qu’est sa femme et il ne peut y aller, c’est dur.

Il fait un temps superbe, nous passons l’après midi dans le jardin ; on entend très distinctement le canon. Que se passe-t-il en Alsace ?

Mme des Lonchamps revient des Anges : on demande des infirmières pour Dannemarie ; voilà enfin le départ pour l’Alsace, mais qui enverra-t-on ? On ne peut laisser nos ambulances sans personnel. Il est probable que Mme de M. commencera par fondre son équipe et celle de Mlle Lopez pour ensuite choisir à son aise. Je ne sais trop ce que je préfère ; le départ est bien tentant, d’un autre côté, le séjour à Belfort avec des blessés et sans Mme de M. sera très agréable ; Mme de N. et Mme des L. sont comme moi ; d’ailleurs on ne nous demandera pas notre avis, et nous n’aurons qu’à obéir. C’est encore heureux que les deux solutions nous plaisent l’une et l’autre. Il n’y a qu’à attendre les événements.

J’ai bien mal à la tête, aussi je me couche en sortant de table.

Samedi 26 septembre

Lever tard. Je vais aux nouvelles, en civil, puisque nous ne pouvons plus sortir autrement ; cela n’avance guère vite, que cette bataille de l’Aisne est donc terrible.

Mme de N. et moi allons aux Anges pour tâcher d’apprendre du nouveau sur le départ. Il n’en est plus question pour l’instant, Mme de M. est de plus en plus toquée ! — Courses diverses — Il fait beau, nous restons dans le jardin jusqu’à 3 heures ; thé ensuite chez Mme de N. avec les Ihler, Mme Zeller et Mme Renault.

8 heures. Arrivée de malades. Enfin ! Ils ne sont que dix, mais c’est toujours cela. C’est M. Meyer qui nous les amène ; il était à la gare au moment de l’arrivée d’un train sanitaire venant de Dannemarie ; il s’est adressé au major faisant la répartition et nous a amené une auto pleine. On lui fera recommencer ce petit exercice. Nous les couchons et leur servons à dîner. Ils viennent tous d’Alsace où ils sont aux avant-postes depuis le commencement de la guerre. Il y en a trois qui paraissent bien abattus.

Dimanche 27 septembre

Messe à 7 heures aux Maristes. Mme de N. est jalouse de nos malades. Pauvres gens ; ils sont si bien chez nous où le plus petit soldat est cent fois mieux que les officiers soignés à l’hôpital militaire. Nous suivons, quand nous le pouvons, les articles de Barrès[9] sur le service de santé ; c’est encore au-dessous de la vérité et il s’y passe des choses révoltantes. On se refuse systématiquement à envoyer des malades dans les ambulances privées, la comparaison étant trop à leur désavantage, et la Croix-Rouge, dans n’importe quelle société a contre elle une partie des médecins militaires, ceux de carrière et non les réservistes.

4 heures. Nous allons chez Mme de St  Michel lui faire une visite, laissant les malades à Mlle Roch ; elle habite chez son cousin, le capitaine de Beaurieu, dont l’appartement a une vue superbe sur le lion et la citadelle ; c’est certainement l’endroit de la ville d’où on le voit le mieux.

Le lt Weité apporte quelques nouvelles : on progresse légèrement dans l’Aisne. Le 171e part demain pour la frontière d’Alsace.

8 heures. Un de nos malades a 40°6, un autre 40°, un troisième 39°6 ; cela fait un joli trio ; Que prépare le premier ; méningite ou typhoïde ?

Lettre de Mme Morel et de Mme Durand : les nouvelles de Paul sont bonnes ; il va commencer à se lever.

Lundi 28 septembre

Nous reprenons nos soins habituels ; cela semble bon d’avoir quelque chose à faire, et tous ces pauvres gens sont si contents de se voir un peu choyés. Mme des L. va à l’hôpital pour sa piqûre ; elle en profite pour aller voir le médecin-chef, sous prétexte de lui demander certains renseignements, et pour lui rappeler l’existence de notre ambulance ; avec l’anarchie qu’il y a aux Anges et la réputation de Mme de M., il faut un peu faire bande à part et nous tirer d’affaire seules. Le médecin-chef a été fort aimable, a constaté qu’en effet notre ambulance avait été oubliée, et qu’il faisait son affaire de remettre les choses au point. Nous verrons les résultats. S’il y avait moyen d’arriver jusqu’à Landouzy, ce serait encore mieux.

Pendant ce temps, j’ai la visite de Mme R. qui m’apprend le prochain départ de Mme Z. rappelée à Paris pour les études de son fils ; si elle peut les organiser sans être forcée de rester, elle reviendra dès qu’elle le pourra. Je le voudrais bien, c’est une femme charmante et une bien agréable compagne.

Nouvelles assez bonnes ; les Allemands reculent toujours à gauche, et leurs très violentes attaques ont été repoussées au centre. Dans les milieux militaires d’ici, on croit qu’ils donnent en ce moment leur plus grand effort.

Nos deux lieutenants envoient aujourd’hui des quantités considérables de munitions que l’on prend dans la réserve des forts, pour la bataille de l’Aisne. Quant au 171e et au 172e, ils sont partis pour Toul.

6 heures ; Deux de nos malades ont plus de 40° ; avant de partir pour veiller à l’hôpital, je leur fais avec Mme des L. un enveloppement froid ; cela doit être très désagréable.

Mardi 29 septembre

Nuit assez calme, mais pénible ; le pauvre lt Lombard souffre le martyre, le capitaine Heym gémit plus que jamais, quant au capitaine Robin, il est tout à fait gâteux. Quelles ruines que ces hommes si forts il y a deux mois.

C’est la fête de St  Michel, patron de la France ; avant de rentrer, messe à St  Vincent.

Nos malades ont besoin de soins ; nos trois fiévreux ont encore tout près de 40° ; il faudra faire des enveloppements toute la journée ; aussi je ne me couche pas, je dormirai mieux ce soir.

2 heures ; une grande surprise : la visite d’Édouard Boulangé. Sa femme m’avait écrit qu’elle lui dirait de venir me voir, s’il le pouvait, mais je ne l’attendais pas aussi tôt. Quel plaisir cela m’a fait, et lui même paraissait tout heureux de me retrouver. Nous avons bavardé de tout et de tous, échangeant nos nouvelles des uns et des autres. Il me parle de Nancy qui conserve sa physionomie habituelle malgré le canon qui ne cesse pas de se faire entendre depuis plus d’un mois ; des villages détruits et ravagés par les Allemands, de la débâcle de Mohrange, de Mulhouse, de Charleroi, de la fameuse poudre Turpin que le public ignore, mais dont on parle ici depuis si longtemps. Il paraît que les Anglais ne voulaient d’abord pas s’en servir, mais qu’après le bombardement par un Zeppelin du palais royal d’Anvers, ils ont été les premiers à la réclamer ; les effets sont bien ceux que l’on m’avait dit : asphyxie foudroyante ; les ravages ont été effroyables autour de Nancy où les Allemands ont eu des morts en quantité. D’ailleurs, cette guerre est une boucherie, de part et d’autre ; que de deuils et de ruines de tous les côtés.

Il compte que la naissance du bébé aura lieu dans une huitaine de jours ; je lui demande de me prévenir dès qu’il saura quelque chose ; je reçois une lettre de Renée : Marguerite est revenue à Paris, Bernard étant malade, et installée dans mon appartement ; Édouard était au courant de la fuite à Dieppe, je peux lui donner des nouvelles plus fraîches. Je lui demande de revenir me voir dès qu’il le pourra et nous nous séparons à regret.

Mme Zeller part ces jours ci pour Paris, je lui donnerai des lettres pour Renée et d’autres ; cela arrivera bien plus vite. Elle emporte une lettre cachetée pour la C. R. de Paris ; c’est sûrement une plainte contre Mme de M.. Puisse-t-elle remettre les choses d’aplomb.

Les nouvelles militaires ne sont pas mauvaises ; on avance toujours un peu ; ce gigantesque effort tire à sa fin.

Mercredi 30 septembre

Soins à nos malades ; trois ont tellement de fièvre qu’il faut leur faire des enveloppements froids toute la journée. J’écris à Renée ; Mme Zeller emportera ma lettre.

Série de visites : Mme Zeller et Mme Renaut, Mme de Nanteuil et l’aumonier, Mme de St  Michel, tout le monde prend le thé ici. Nous faisons nos adieux à Mme Z. ; pourra-t-elle revenir ?

Le lt Weité apporte quelques nouvelles : on envoie dans l’Aisne de l’artillerie lourde et des munitions ; un officier de tirailleurs arrivé à Belfort lui a dit avoir vu le débarquement des Cipayes ; il y en a 70 000 ; ils n’ont dû arriver sur le front que depuis trois ou quatre jours seulement : Quant aux italiens, une troupe de Garibaldiens doit faire une démonstration en Autriche pour forcer la main à l’Italie ; cela, avec réserves.

Mme des L. part pour veiller à l’hôpital ; avant de me coucher, je fais avec la sœur de garde, le dernier enveloppement des malades.

  1. Le 15e corps a par la suite été réhabilité : voir l’article de wikipedia sur l’Affaire du 15e corps ; NdÉ.
  2. Probable coquille pour le 3 septembre. D’après l’Historique succinct du 22e bataillon de chasseurs alpins, le commandant de Parisot de Durand de la Boisse tombe au combat le 3 septembre lors de l’attaque de la tête de Béhouille, dans les Vosges ; NdÉ.
  3. Les Petites-Dalles est un hameau partagé entre Sassetot-le-Mauconduit et Saint-Martin-aux-Buneaux, communes du département de Seine-Maritime, dans la région Normandie ; NdÉ.
  4. Les tirailleurs algériens, appelés aussi Turcos, étaient des unités d’infanterie appartenant à l’Armée d’Afrique qui dépendait de l’armée de terre française. Ces unités à recrutement majoritairement indigène (70-90% selon les époques) venues d’Algérie française ont existé de 1842 à 1964 ; NdÉ.
  5. L’Argonne est une région naturelle de la France, s’étendant sur les départements de la Marne, les Ardennes et la Meuse, à l’est du bassin parisien. Elle est le front oriental des batailles de Champagne notamment de décembre 1914 à mars 1915 puis en septembre-octobre 1915 ; NdÉ.
  6. D’après l’historique du 11e bataillon de chasseurs alpins, le capitaine Maurice Larchey (5e compagnie) est tué le 20 août à Charbonnières ; le capitaine André-Alphonse Fockedey (1re compagnie) est tué dans des bombardements le 29 août à Nompatelize ; le commandant Augerd dirige le bataillon ; le lieutenant Sabardan s’occupe de la section de mitrailleuses ; Rousse n’a pas été identifié. NdÉ.
  7. Adrienne fait référence à Guillaume de Prusse ; NdÉ.
  8. Bresles est une commune française située dans le département de l’Oise, en région Hauts-de-France. ; NdÉ.
  9. Maurice Barrès est un écrivain et homme politique français, figure de proue du nationalisme français. Il est un acteur important de la propagande de guerre, et se fait le champion du « jusqu’au-boutisme » dans les articles qu’il écrit chaque jour pendant quatre ans à l’Écho de Paris ; NdÉ.