Carnets de guerre d’Adrienne Durville/10-14

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Jeudi 1er octobre

Deux mois depuis notre départ !

Lettre de M. Boulangé : le moment approche et elle s’inquiète : Jean va bien ; Maurice est mieux.

Nos malades sont bien décidément des typhiques ; nous ne pouvons les garder, il faut les envoyer à Rethenant. C’est désolant de ne pouvoir les soigner ici.

Lettre d’Oberreiner ; il est remis et doit rejoindre son corps le 9 ; nous le reverrons au passage.

Les nouvelles militaires sont toujours les mêmes, on progresse : à quand la nouvelle de la victoire.

Départ des typhiques pour Rethenant ; ils ont navrés et nous aussi.

Bonnes nouvelles le soir ; l’aile gauche progresse de plus en plus et va arriver à envelopper les Allemands.

Vendredi 2 octobre

Messe à 6 h ½. Soins aux malades. Nous tricotons des ceintures, manchettes, etc. pour les soldats cet hiver.

Lettre d’Adèle, elle m’annonce la mort de son cousin Bourgoin ; je la vois aussi dans le journal.

Rien de neuf au point de vue militaire sinon le débarquement à Belfort de cuirasses destinées à l’infanterie ; cela prouverait que l’on va recommencer par ici.

Il est question de nous envoyer à Rethenant aux contagieux ; pour cela il faut la vaccination contre la typhoïde. Mme de N. et moi commencerons lundi.

Deux nouveaux malades arrivent, envoyés par l’hôpital ; les démarches de Mme des L. ont produit leur effet ; puis l’on commence à nous voir à l’œuvre dans nos veilles de nuit.

Dîner à 6 heures ; départ pour l’hôpital.

Samedi 3 octobre

Soins aux malades. Lettres d’Anna, d’Adèle, de Mme Durand.

Aucune nouvelle intéressante, il n’y a qu’à s’armer de patience.

Mme Renaut vient nous dire adieu ; elle repart pour Paris sans savoir si elle pourra revenir.

Mme de N.  et moi allons à l’hôpital ; nous voyons le médecin-chef et Landouzy, les deux grand manitous, fort aimables. Nous leur glissons de ne pas nous oublier et nous emportons une promesse : sera-t-elle tenue.

Dîner à 6 heures : départ pour la veille ; je croise en route une voiture de malades, est-elle pour nous  ?

Dimanche 4 octobre

Nuit très pénible et très fatigante ; j’ai vu le moment où la patience allait m’échapper avec le lt Lombard ; c’est un mourant et il est sacré, mais quelle brute, je n’en peux plus. Les autres sont bien gentils.

Messe à 6 ½ à St Vincent.

La voiture de l’hôpital était bien pour nous, onze malades : le courant reprend. Soins toute la journée ; encore deux autres malades le soir.

Visite du lt Weité : le fort de la Miotte qui depuis déjà longtemps intercepte les dépêches allemandes toujours triomphantes et très longues, n’en a eu qu’une seule hier soir, disant : « Rien de nouveau » ; ils commencent à baisser le ton.

Salut à 6 heures. Mme des L. va veiller ; je me couche en sortant de table.

Lundi 5 octobre

Soins habituels, nous avons juste 21 malades dont quelques uns très occupants.

Déjeuner à St Vincent chez Mme de N. avec l’aumônier.

2 heures : Mme de N. et moi allons à l’hôpital nous faire piquer contre la fièvre typhoïde, cela n’est pas douloureux mais donne un très violent malaise et beaucoup de fièvre. Je verrai cela ce soir et demain.

Nouvelle sensationnelle : Mme de Marthille est rappelée par dépêche à Paris ; elle donne un prétexte quelconque à ce rappel, mais c’est sûrement la plainte du comité qui fait son effet : attendons les évènements.

Les nouvelles militaires sont bonnes ; on avance plus vite ; Poincaré va partir pour le quartier général, ce qui, de l’avis de tous les officiers d’ici implique la fin de la bataille et la victoire tant attendue.

Toujours rien en Alsace que des escarmouches sans importance ; tous nos malades en arrivent, épuisés par deux mois de fatigues, mais ils disent qu’on n’y fait pas grand chose.

Mon dos et mon épaule me font grand mal.

Mardi 6 octobre

Journée passée au lit, tout au moins jusqu’à 3 heures avec fièvre, abrutissement et grande douleur dans le dos ; ce sérum nous secoue terriblement.

Mlle Préaut nous amène une de ses infirmières qui a un panari et qui sera mieux soignée ici qu’à l’hôpital. C’est très flatteur ! Le fait est que le médecin major qui est venu faire son pansement a été ébahi de la façon dont tout était préparé et dont je l’ai servi : il n’est pas habitué à une formation pareille ; naturellement il n’a témoigné aucun étonnement et ce n’est qu’après son départ que nous avons su cela.

Un de nos malades est bien mal d’une pneumonie ; trois autres nous arrivent, mais peu gravement atteints ; à quand de vrais blessés !

Rien de nouveau au point de vue militaire.

Mercredi 7 octobre

Mme de M. est partie ce matin pour passer 24 heures à Paris. Si elle pouvait ne pas revenir, quel débarras pour tout le monde.

Je suis encore engourdie, mais moins ; cela ne va pas durer.

Soins toute la journée ; les malades sont bien plus occupants que les blessés ; c’est à peine si nous avons le temps de lire un journal.

Les nouvelles sont assez bonnes ; la bataille bat son plein dans le nord. On nous confirme de source privée ce que l’on m’a dit il y a quelques jours. Nous avons poussé jusqu’aux forts de Metz et celui de St Blaise serait tombé sous les coups de nos canons de marine ; mais on tient en haut lieu à ce que cela reste ignoré encore et rien d’officiel n’en parle.

Encore deux malades nouveaux ; le pauvre Galmiche est de plus en plus mal. L’aumônier l’a administré ce soir. Je n’ai pu assister qu’à la fin de la cérémonie, car le major arrivait juste pour le pansement de son infirmière, Mme des L. a servi de répondant.

Lettre d’Yvonne : Jean a été nommé sous-lieutenant le 25, il se bat continuellement, son père est dans l’angoisse, Maurice va mieux.

Lettre du sergent Roche, écrite en pleine bataille et très intéressante ; aucun de ces braves gens ne nous oublie.

Jeudi 8 octobre

Soins toute la matinée ; même pas le temps de voir les dépêches.

Nous apprenons le brusque départ de Mlle P. pour Paris, rappelée à la suite de potins à l’hôpital militaire. Quelle horrible boîte.

La seule nouvelle militaire intéressante est une victoire russe à Augustovo ; de notre côté, on avance péniblement, c’est un vrai siège que cette bataille.

À Toul, un obus est tombé sur un ballon gonflé d’hydrogène ; l’explosion a tué 46 aérostiers[1] sur 54 qui se trouvaient là.

Visite sensationnelle, trois majors de l’hôpital viennent voir l’infirmière ; l’un est le fameux Bousquet alias Punch au rhum (il flambe ses opérés comme des poulets) ex médecin-chef pendant le congé de Landouzy, ours mal léché, impoli et désagréable.

Vendredi 9 octobre

Les nouvelles sont bonnes, on avance presque jusqu’à la mer du nord.

Galmiche va mieux, nous allons peut-être le tirer d’affaire ; en revanche, un autre, Crétien, va plus mal.

Soins ; dégringolades et montées d’escalier, c’est effrayant le nombre d’étages que nous devons grimper par jour.

Le major arrive, je l’aide au pansement, celui là est fort aimable, et doit nous envoyer de vrais blessés quand il y en aura. Nouvelle visite de Bousquet qui inspecte tout et voudrait déjà voir la moitié de nos malades partis ; c’est une rage ! on ferait bien mieux de les laisser se guérir tout à fait plutôt que d’encombrer encore le midi ou le centre.

Un peu de repos dans l’après-midi ; salut à 4 heures ; soins jusqu’au dîner ; aucune lettre aujourd’hui.

Mme de Marthille va-t-elle revenir ou non ?

Samedi 10 octobre

Lettres de Cécile, de Mme Gauthier, de Clémence et de Marie Hochon, rien de particulier.

Mme de M. est revenue, est-ce pour tout à fait ?

Le lt Obrecht apporte le Temps ; rien comme nouvelles militaires, c’est le calme plat et il faut s’armer de patience.

Dîner à 6 heures, départ pour l’hopital.

Dimanche 11 octobre

Nuit assez calme ; j’ai causé assez longuement avec le capitaine Heym ; c’est son frère aîné qui commandait le fort de Troyon dont la belle résistance a empêché le passage de l’armée allemande.

Autre conversation avec le lieutenant Vincenti, sur ce qu’il a fait en Alsace. Messe aux Maristes à 7 heures !

Soins toute la matinée.

Pas de nouvelles.

Lundi 12 octobre

Anvers est prise ; cela nous navre, pour l’effet moral d’abord, puis les armées occupées au siège vont nous retomber sur le dos.

Lettre de Renée : Paul a dû quitter Chambéry le 10, d’abord pour Limoges en attendant la ligne de feu ; nous allons recommencer à trembler.

2 heures ; je vais à l’hôpital pour ma seconde piqûre ; nous y retrouvons Mme de M., de retour de Paris ; jamais elle n’a été si aimable ; elle a dû recevoir un fort abattage en haut lieu.

Visite aux Anges ; Alyette de Lareinty vient d’apprendre que sa propriété située près de Lassigny est saccagée ; les arbres du parc n’existent plus, les meubles sont brûlés, les objets d’art volés ; les Allemands ont été exaspérés de ne pas trouver de champagne dans les caves.

La nuit de Mme des L. à l’hôpital a été mouvementée, un capitaine du génie a eu la poitrine défoncée par un timon et est mort à 5 heures après une nuit de souffrances et d’agonie.

Mardi 13 octobre

Impossible d’aller à la messe pour le 13 comme je l’aurais désiré, mais Mme des L. éreintée, reste un peu couchée et je fais le service.

Lettre de Tours ; le bébé est né, un tout petit garçon ; tout s’est bien passé et Marguerite va bien ; mais on me parle d’une blessure de Jean comme si j’étais au courant ; j’écris à ma tante pour avoir des détails.

L’abbé Mossler s’en va, aumônier sur la ligne de feu en Alsace ; nous allons bien le regretter.

Pas de nouvelles intéressantes au point de vue militaire.

Lettre d’Yvonne : le pauvre Jean a reçu un éclat d’obus dans l’œil ; on craint qu’il ne perde la vue de ce côté là ; il est très surexcité et se croit toujours dans la tranchée. Pauvre garçon !

Salut à 4 heures ; soins toute la soirée.

Mercredi 14 octobre

Journée banale sans grands évènements ; pas de nouvelles militaires sérieuses, on recommence à parler d’un siège pour ici ; cela paraît bien improbable maintenant ; nous tenons toujours la frontière d’Alsace et occupons Cernay et Dannemarie ; il est vrai qu’il n’y a guère que des territoriaux et qu’une poussée un peu violente pourrait les bousculer ; on aurait alors affaire aux 60 000 hommes massés autour de Belfort.

Jeudi 15 octobre

Lettre de Renée : Paul reste à Chambéry jusqu’au 25, il aura le temps de recevoir ma lettre.

Lettre de ma tante : le pauvre Jean est sérieusement blessé ; un œil emporté, me dit-elle, Yvonne n’en disait pas tant.

Lettre de Mme Zeller qui n’a pas l’air de vouloir revenir ; elle croit au rappel de Mme de M. et sera sûrement déçue quand elle saura qu’elle reste toujours ici.

On continue à parler du siège possible, sans avoir l’air d’y croire beaucoup, d’ailleurs.

Rien de nouveau dans le Nord que la prise de Gand par les Allemands et de l’occupation d’Ypres, par nous.

Je vois dans le journal, la mort de M. Lobligeois, l’ancien camarade de Paul.

Arrivée de 7 nouveaux malades.

Thé chez Mme de N. à 4 heures. Conversation avec M. Jourdan qui regagnera son poste dimanche, l’aérostation devant partir lundi ; pour où, l’Alsace ou le Nord.

Soins toute la soirée.

Vendredi 16 octobre

Soins toute la matinée. Lettre de Paul : il va mieux et ne partira qu’à la fin du mois, il me donne des détails intéressants sur la manière dont il a été blessé. Son beau-frère a été amputé de la jambe droite et fait de l’infection généralisée. Quelle horrible chose pour la pauvre Anne.

Lettre de Mme Z. ; elle est absolument décidée à revenir si Mme de M. s’en va ; sinon, elle restera à Paris ou ira ailleurs.

Arrivée de 5 malades dont un russe, travailleur civil, ne sachant pas un mot de français ; heureusement qu’un de nos malades sait le russe, il servira d’interprète tant qu’il sera là.

Mme de St Michel, Mme de N. et M. Jourdan viennent prendre le thé. L’aérostation part lundi pour Ferrette[2] ; il nous enverra des blessés s’il y en a et tâchera de nous faire venir si l’on installe une ambulance quelque part. C’est un homme fort distingué et de conversation agréable.

Nous avons maintenant 30 malades, il y a de quoi nous occuper ; sauf 2 qui sont de vraies brutes, tous les autres sont bien gentils ; tous les corps de métier sont représentés, voyageur de commerce, valet de chambre, ouvriers, paysans, etc., et tout cela fait bon ménage.

Samedi 17 octobre

Soins toute la journée ; nos deux grands malades vont bien maintenant ; cela fait plaisir de les avoir tirés d’affaire.

Je vais voir Mme de N. pour lui parler de sa nuit de veille, Lombard est mourant ; s’il n’est pas mort d’ici ce soir, ce sera pour moi cette nuit. Quelle agréable perspective.

Salut à 4 heures ; conversation avec M. Jourdan et Mme de St M.. Je rentre dîner à 6 heures.

Dimanche 18 octobre

Nuit pénible, passée en partie dans la chambre de Lombard agonisant ; c’est tout à fait la fin et je m’attends à toute minute à le voir mourir entre mes mains ; sa mère est effondrée, le père gémit ; quels moments horribles et que cette nuit est longue. Il vit encore quand je pars. Quelle force de résistance

Soins toute la journée ; je me sens un peu fatiguée.

Mme des L. va au Grand Hôtel voir le Gal Lecomte, Mme de Nanteuil va voir aux Anges Mme de Marthille pour avoir une permission de 4 jours pour Paris, permission qui lui est accordée sans difficulté. Des conversations il résulte que l’on pense que les combats reprendront par ici dans une quinzaine de jours. Il y aurait un corps d’armée allemand près d’Huningue[3] et nous faisons des tranchées formidables pour leur barrer le passage.

La grande bataille du Nord va commencer ; elle aura une grande importance ; je reçois une lettre de Marguerite me disant qu’on fait des tranchées à Bresles dans la crainte d’un retour offensif.

Mme des L. va veiller ; je tombe de fatigue et me couche à 8 heures.

Lundi 19 octobre

Mme des L. revient de l’hôpital ; le pauvre Lombard n’est pas encore mort ; quelle longue agonie.

Deux de nos malades partent, dont notre russe ; il revient deux heures après avec deux gendarmes qui viennent enquêter sur lui ; pendant ¼ d’heure c’est un charabia impossible ; tout finit enfin par s’arranger, il couchera encore une fois ici et on l’enverra demain à la place pour en finir.

Nous apprenons la mort de Lombard qui a eu lieu dans la matinée, enfin !

Visite du Gal Lecomte à qui Mme des L. avait recommandé un de nos malades sachant plusieurs langues pour le faire entrer comme interprète au service des renseignements. Il paraîtrait que cet homme est jugé de façon très défavorable, son frère est soupçonné d’espionnage et il ne faut à aucun prix lui confier une mission importante. Il y a à Belfort des masses d’espions et la surveillance doit être très grande. Nous sommes ahuries, qui aurait pu penser à cela ? On lui dira simplement qu’il n’y a pas de place pour lui.

Le Gal nous dit que les nouvelles sont bonnes mais on compte encore un mois avant la retraite des Allemands hors de notre territoire.

Mardi 20 octobre

Soins. À 8 heures, arrivée de Jeanblanc notre malade sorti d’hier, il part pour la ligne de feu à Commercy et vient nous dire adieu ; c’est un très brave garçon qui a demandé à partir de suite et qui fait partie du dernier envoi du 171e ; il ne reste plus un homme au dépôt.

Visite d’un major, l’oncle d’un de nos malades ; il trouve très bien notre installation et promet de nous envoyer des blessés quand il y en aura.

Salut à 4 heures ; on entend le canon ; le lt Weité nous dit le soir que c’est le fort de Roppe qui a tiré à boulets perdus sur les tranchées allemandes à 16 kil., en Alsace. C’est la première fois qu’un de nos forts a eu à tirer. On fabrique à force des munitions pour l’armée du Nord.

Lettre de M. de N. : Joffre aurait parlé de l’entrée à Berlin pour le mois de juin. Cela fera un an de guerre.

Conversation politique avec Mlle Roch ; la pauvre croit encore au patriotisme des radicaux, et elle est navrée de commencer à voir la vérité.

Mercredi 21 octobre

À 9 heures, service à l’hôpital pour le lt Lombard, nous y allons toutes ; celles du moins qui l’ont soigné ou veillé.

Beaucoup d’officiers et de soldats, très beau discours de l’aumônier, regrettant discrètement qu’une croix ne soit pas venue embellir ses derniers jours, et adoucir le chagrin des parents ; le pauvre garçon est mort juste deux mois après avoir été blessé, deux mois qui n’ont été qu’une agonie.

Nouvelles militaires banales, rien de nouveau ; mais ce n’est pas pour Commercy qu’est parti le 171e, c’est pour l’Alsace ; cela va recommencer. Mme des L. va à l’hôpital pour sa dernière piqûre.

Visite de Mme de St Michel ; elle vient maintenant presque tous les jours passer quelques moments avec nous. Visites d’adieu de M. Jourdan qui part demain matin pour Traubach avec son ballon et ses aérostiers ; c’est bien décidément les opérations qui vont reprendre. Nous nous séparons tous fort bons amis et nous espérons bien le revoir.

Visite quotidienne du lt Weité qui nous apprend des choses intéressantes : Joffre aurait dit au ministère qu’il pouvait chasser les Allemands en 15 jours mais qu’il faudrait pour cela sacrifier 150 000 hommes, et qu’il préférait y mettre un mois, c’est bien ce que le Gal Lecomte nous avait dit ces jours-ci.

Le 171e a été décimé par la faute de son colonel, grièvement blessé lui-même et mis à pied. Les troupes méridionales ont encore flanché au col de Saales, déclarant qu’elles en avaient assez et qu’on en fusillerait si on voulait, mais qu’elles ne marcheraient plus. Quelle honte et quels horribles gens que ces méridionaux.

Jeudi 22 octobre

Aucune nouvelle militaire.

Visite de Mlle Heym qui passe une partie de l’après-midi avec nous ; son frère est bien long à se remettre ; nous l’invitons à prendre le thé et à venir se promener un peu avec nous demain ; il fait beau, il faut profiter de nos permis avant l’hiver.

Soins toute la journée, lettres à Fernand, Anna et Mme Morel ; je les donnerai à Mme de N. qui part demain pour Paris.

Vendredi 23 octobre

Soins toute la matinée ; rien de nouveau au point de vue militaire.

Lettre de ma tante qui me donne des nouvelles de Jean, le pauvre garçon sera défiguré et est menacé de perdre un doigt, Paul Augrain a une fièvre typhoïde.

Visite du Dr Falconet, le major qui nous fait nos piqûres ; il examine tout et admire en conséquence : c’est un homme intelligent.

Arrivée d’un malade, je crains que ce ne soit un typhique, nous ne pourrions pas le garder.

Après déjeuner nous allons conduire Mme de N. à la gare, en passant par les Anges où nous voyons tout le monde, fort aimable, d’ailleurs. Il est presque impossible de pénétrer dans la gare et sans le capitaine de Vergesse, nous aurions dû y renoncer ; Mme de N. est ravie de partir, elle revient mercredi soir, Mme de M. lui ayant rogné un jour de son congé ; nous rencontrons Mme de St M. et la ramenons à l’ambulance.

En y arrivant, grosse émotion ; on entend le canon tout près, des détonations sèches comme quand on tire sur un aéroplane, et en effet, c’est bien cela ; nous voyons ce monstre juste devant nous à une grande hauteur ; la canonnade crépite de toute part, tous les forts tirent, le Salbert, la Justice et les autres ; nous voyons les obus éclater près de lui, et je fais les vœux les plus ardents pour qu’il soit atteint et descendu au plus tôt ; malheureusement, l’aviateur a trouvé que cela devenait trop sérieux et il a viré de bord ; nous l’avons vu s’éloigner vers l’est environné de la fumée des obus éclatant autour de lui ; je veux espérer que Roppe, Bessoncourt ou Dannemarie ne l’auront pas manqué. Il n’a jeté aucune bombe et on suppose que cette visite faite en plein jour était une reconnaissance provoquée par le débarquement ici de troupes fraîches venant du centre. Belfort fourmille d’espions et l’arrivée de ces troupes a sûrement été annoncée tout de suite. Un officier a remarqué un de ces derniers soirs qu’une lumière se rallumait et s’éteignait de façon irrégulière à une des fenêtres de la ville ; c’était de la télégraphie optique ; tout près de chez nous on a découvert un poste de télégraphie sans fil ; et comme cela tous les jours ; c’est effrayant.

Une histoire fantastique est arrivée à l’hôpital militaire et fait le tour de la ville ; elle nous arrive de source authentique. Un des majors, chef de service, pour punir une infirmière qui lui avait caché pipe, tabac et cigarettes et qui refusait de les lui rendre, l’a couchée sur sa table d’opération et en présence de tous les infirmiers, lui a administré une fessée de première classe sur la partie charnue de son individu. L’affaire arrivant aux oreilles de Landouzy, l’infirmière a été envoyée à Rethenans ; quant au médecin, a-t-il été puni, on n’en sait rien. Mais que dire d’un établissement où de pareilles choses peuvent se passer.

Nous profitons du beau temps pour aller faire un tour en emmenant Mme de St M. Je bénis mon permis de circuler qui me procure le plaisir de marcher un peu. Nous sortons de Belfort par la porte de Brisach, datant de Vauban, elle est splendide et les murailles qui dominent la route à cet endroit forment un cadre imposant. Nous allons au cimetière des mobiles de 1870 où sont enterrés 1 800 de ces braves, nous passons devant le fort de la Justice et montons à la Miotte, non sans avoir été arrêtées deux fois par les sentinelles. Du haut de la crête, la vue est splendide ; un peu voilée par la brume, malheureusement. Au nord et à l’ouest, les Vosges toutes bleues, à nos pieds Belfort, l’étang des Forges, le parc d’aviation, des bois couleur de rouille, le Salbert tout doré par l’automne, derrière nous, à l’est, la Justice, les Bsses et Htes Perches, plus loin la plaine de la trouée des Vosges, vers l’Alsace. Quand irons-nous ?

C’est superbe et nous redescendons à regret, mais les soldats du fort commencent à nous remarquer, et comme une des sentinelles nous a dit aimablement qu’il valait mieux qu’on ne nous voie pas, nous filons. Nous repassons entre de hautes murailles fortifiées qui font que l’on se croit dans une gorge de montagnes et je rentre, ravie de ma promenade. Si le beau temps continue, nous tâcherons de recommencer.

Rien de neuf en notre absence, Mlle Roch a bien surveillé la maison, tout est en ordre, et les malades vont aussi bien que possible ; n’ayons donc pas de remords de nos deux heures de congé, les premières !

Samedi 24 octobre

Arrivée de 9 malades, cela nous en fait 38, quand donc aurons-nous quelques blessés, ce serait parfait.

Soins toute la journée. Lettre de Cécile.

Visite du major Coserey, de Mme de St M. ; tous les jours, nous avons du monde.

Dîner à 6 heures ; veille.

Dimanche 25 octobre

Nuit calme ; depuis que Lombard n’est plus là, il semble qu’il n’y ait plus rien à faire ; j’ai causé longuement avec Heym et les lieutenants, un nouvel officier est arrivé de la ligne de feu, blessé à la jambe dans une escarmouche d’Alsace.

Messe à 7 heures ; soins toute la matinée. Visite de Mme de St M. et du capitaine de Beaurieux ; ce malheureux est sans aucune nouvelle de sa femme depuis l’invasion et elle se trouvait dans leur château près de Maubeuge, avec ses trois enfants ; quelle angoisse ; il n’en peut plus d’inquiétude. Il a causé avec tous nos malades, leur distribuant des cigarettes, ils étaient enchantés.

Aucune nouvelle intéressante ; nous avons légèrement reculé dans le nord.

Je souffre beaucoup d’une éruption aux mains et aux pieds ; je me demande ce que cela peut bien être.

Deux cartes de Louis datées du 1er et du 8 octobre ; il demande des nouvelles, n’ayant rien reçu de moi.

Lundi 26 octobre

Soins toute la matinée.

Lettres de Mme Genest et de Mlle La Rivière ; le pauvre Jean va mieux mais souffre horriblement d’une main, un œil est perdu et il sera défiguré ; quelle horrible chose !

L’Écho annonce seulement aujourd’hui la mort du capitaine Fockedey ; j’ai vu hier celle de Peyrot ; pauvres garçons. Mlle R. reçoit une lettre d’une de ses amies, sœur du capitaine Halbwachs ; il est blessé et prisonnier ; soigné à Strasbourg, il a été évacué précipitamment pour le centre de l’Allemagne.

Mme des L. va faire des courses ; pendant ce temps, je reçois la visite de notre ancien malade Oberreiner ; il est tout à fait remis et repart demain pour Dannemarie.

Départ d’artillerie pour l’Alsace. À quand quelque chose de sérieux.

Deux malades partent, deux autres arrivent envoyés par Farconet.

Mon éruption continue et est très douloureuse ; je crois à de l’urticaire, mais je n’ai rien mangé capable de me la donner.

Mardi 27 octobre

Soins toute la journée, sans arrêt ; depuis longtemps, nous n’avons été aussi occupés ; un de nos malades fait de la typhoïde, nous devrions l’envoyer à Rethenans, mais devant son désespoir à l’idée de partir, nous obtenons du Dr l’autorisation de le garder ; c’est une grave infraction au règlement, espérons qu’il n’y aura pas d’anicroche. On le monte au second, dans la chambre d’isolement où Mme des L. et moi le soignerons.

Quatre nouveaux malades dont un mourant de tuberculose et que l’on met à part.

Visite du Gal Lecomte ; pas de nouvelle sensationnelle ; on a l’impression que les Allemands sont au bout de leur rouleau et arrivent au moment où il faut prendre une décision ; la campagne d’Allemagne n’aura lieu vraisemblablement qu’après l’hiver ; par ici, on ne fera pas grand chose.

Mon éruption va mieux ; mais cela ressemble bien plus à de la varicelle qu’à de l’urticaire ; je ne sais pas où j’ai pu attraper cela ; cela ne me gêne pas énormément, mais est bien laid !

Mercredi 28 octobre

Soins toute la journée, sans arrêter une seconde ; le nombre d’étages qu’on peut monter dans une journée est effroyable ; notre typhique est très occupant, le tuberculeux se meurt, deux autres commencent une pneumonie et un fait une rechute grave. Il n’y a pas moyen de s’asseoir ni de trouver une minute pour écrire une lettre.

Je découvre par hasard que Reydelet a son frère sergent-fourrier dans le bataillon cycliste de Paul ; je vais écrire pour le recommander.

À 6 heures, nous allons au devant de Mme de N. ; nous voyons à la gare le capitaine de Vergesse et le major Pichon qui disent nous avoir envoyé cinq malades, nous ne les avons pas reçus ; ils ont dû se tromper de maison.

Julie[4] nous rapporte des nouvelles ou plutôt des détails intéressants venant de son mari ou de son beau-frère, l’un major de la place de Dunkerque, l’autre à la tête du service des munitions au ministère.

Joffre est à Dunkerque ; il a refusé le bâton de maréchal qu’il n’acceptera qu’une fois les Allemands hors de France, ce qui sera encore long, car on manque de munitions, comme les Allemands, d’ailleurs ; dans les tranchées, de part et d’autre, on tire à blanc, ce qui éternise la situation. Du côté de Roye les tranchées sont à 40 m les unes des autres et l’on cause ; les Français, loustics, ont pu faire venir 10 000 boules puantes qu’ils ont jeté dans les tranchées allemandes !

Nous avons déjà 100 000 prisonniers en Allemagne dont 20 000 venant de Maubeuge, mais il y a encore plus de prisonniers allemands chez nous.

Le Gal d’Amade a été mis à pied, ainsi que le Gal Sordet ; celui-ci aurait éreinté la cavalerie, à qui il a imposé de telles marches qu’une grande partie des chevaux sont morts ; on n’en a plus et on en a faire venir 20 000 de l’Argentine, mais il faut le temps de les dresser ; une partie des cavaliers partent comme cyclistes, ou même fantassins à cause de cela[5].

La défaite de Charleroi est due à Sauret et la reddition de Lille à Percin, deux misérables qui auraient dû être fusillés.

Les soldats belges sont bons, mais les officiers incapables.

La bataille de la Marne a été une grande et incontestable victoire due à Foch, Maunoury et Gallieni qui, voyant que c’était dur, a envoyé de l’armée de Paris 10 000 soldats en automobiles.

Après Lille et Charleroi, lord Kitchener est venu en personne à Paris pour déclarer que l’Angleterre se retirait si les choses ne changeaient pas ; c’est ce qui a fait tomber le ministère et démoli Sauret et Percin.

Jeudi 29 octobre

Soins sans arrêt toute la journée ; le lieutenant Denis vient voir Grasner, un de ses hommes.

Nous ne veillerons plus à l’hôpital ; cela nous permettra de veiller ici.

Thé avec Julie, Mme Ihler et Mme de St M..

Aucune nouvelle de la bataille.

Nos infirmiers passent au conseil de réforme. Devaux est pris, Nicot va être immédiatement opéré d’une hernie, Fried et Cail, nous restent.

Le sergent Wilhelm nous revient comme malade ; il a une nouvelle crise de sa maladie de cœur ; cela continuera tout le temps ; on le fera évacuer à l’arrière samedi avec toutes nos sciatiques.

Hier matin, visite de Bousquet qui voulait faire partir tous nos malades ; heureusement qu’on a pu en enfermer les ¾ dans le fumoir avec défense de parler et de bouger ; ils ont été ainsi escamotés et pourront achever de guérir en paix.

Vendredi 30 octobre

Bousculade, soins, arrivage de 7 nouveaux malades, départ d’un ; cela nous en fait 51 ; notre typhique demande trois enveloppements froids par jour, Cretien, deux, piqûres, ventouses, analyses pour tous ; on n’arrête pas de courir de toute la journée.

Lettre d’Yvonne ; Jean va mieux, mais dans quel état sera-t-il, une fois guéri.

Visite de Mme de St M., un secret lui échappe ; M. de Beaurieu est en train de travailler les plans du siège d’Istein, la grosse forteresse qui se trouve de l’autre côté du Rhin, juste en face de nous. Naturellement, nous n’en dirons pas un mot.

Pour quand, cette belle expédition ?

Deux officiers anglais sont arrivés en mission à Belfort ; ils sont venus en automobile mais à 10 kil. d’ici, n’ayant pas le mot de passe, ils ont été arrêtés et ont fait le trajet à pied, encadrés de quatre soldats, baïonnette au canon, ce n’est qu’ici que, leur identité reconnue, on les a relâchés.

Samedi 31 octobre

Départ de 5 malades pour l’arrière ; comme les autres, ils s’en vont à regret ; arrivée de 3 nouveaux ; nous oscillons toujours entre 45 et 50 ; visite du Dr assez tard, cela nous bouscule un peu.

Le pasteur vient nous inviter au service funèbre protestant en mémoire des soldats morts pour la France ; nous irons certainement.

Soins toute la journée.

Mme Zeller, notre présidente, écrit à la présidente des Femmes de France, une lettre stupide pour lui dire que personne de la C. R. n’ira au service protestant ; nous passerons outre ; sur ce sujet, on n’a rien à nous défendre.

Trois malades demandent à aller à la messe avec nous demain. Si notre aumônier n’était pas aussi empoté, quel bien il pourrait faire.

Rien de neuf dans le nord.

  1. Aéronaute ; du latin « stare », rester immobile, terme qui désigne uniquement les pilotes et membres d’équipage de ballons militaires d’observation, reliés au sol par un câble ; NdÉ.
  2. Ferrette est une commune française située dans le sud du département du Haut-Rhin, en région Grand Est ; NdÉ.
  3. Huningue est une commune française de l’agglomération trinationale de Bâle, située dans le département du Haut-Rhin, en région Grand Est. Elle a pour particularité d’être située le long de deux frontières françaises, avec l’Allemagne et avec la Suisse ; NdÉ.
  4. Julie de Nanteuil. Elle sera désormais souvent nommée par son prénom dans la suite des carnets ; NdÉ.
  5. « Notre cavalerie serait, dit-on apparue sur les derrières de l’ennemi, mais on n’ajoute pas foi dans l’efficacité de son action ; elle est « trop fatiguée ». Quelle criminelle chose que d’éreinter les divisions de cavalerie avant la bataille ! Si, à l’heure actuelle, cette arme était intacte, pas un Allemand de l’aile droite ne devrait sortir de France. Or si la cavalerie est « trop fatiguée », c’est moins la faute aux missions qu’elle a reçues qu’à la manière dont elle fut martyrisée par ses propres chefs. Ils ne lui ont épargné aucun déplacement inutile ; chaque jour, même lorsqu’ils n’avaient pas le contact étroit avec l’infanterie ennemie, ils l’ont ramenée, pour stationner, en arrière de ses soutiens d’infanterie ; il est clair que cette pratique n’a pas peu contribué à mettre à bas hommes et chevaux, car ces mouvements rétrogrades ont été souvent très longs, d’autant plus longs que les soutiens, marchant sur leurs pieds, restaient plus en arrière.

    Est-ce que la cavalerie, par hasard, ne saurait pas placer des avant-postes, comme tout le monde, et protéger ses cantonnements ?

    Le général en chef a relevé de son commandement le général Sordet, commandant le corps de cavalerie, à qui nous devons qu’après avoir tant fait marcher ses escadrons depuis le début de la campagne, ils ne peuvent plus aujourd’hui rien faire pour la cause commune. » Journal du général Buat ; NdÉ.