Carnets de guerre d’Adrienne Durville/12-14

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Mardi 1er décembre

Quatre mois depuis mon départ, c’est à peine si je puis le croire tant cela a passé vite. Pour combien de temps en avons-nous encore, cela ne fait que commencer.

Soins toute la matinée, la visite du Dr a lieu très tard, car il repasse au conseil de réforme. On nous le laisse heureusement, comment aurions-nous fait sans médecin  ?

Les Ihler doivent aller à Thann dimanche pour la cérémonie de la décoration de M. Béha. Il y a déjà longtemps que sa croix devait lui être remise, mais il tenait à ce que ça soit à Thann et il fallait attendre d’y être solidement installés.

Il y a un grand mouvement en Alsace aujourd’hui, on doit essayer de reprendre Cernay, que les Allemands ont beaucoup fortifié et qui commande la route de Mulhouse. Mme Villers est partie pour Massevaux avec le Dr Pagnier. C’est la première infirmière de la C. R. qui va en Alsace. Est-ce de bon augure pour nous ?

À deux heures, enterrement de notre petit malade à l’hôpital civil ; nous y allons avec 2 infirmiers et 2 infirmières qui portent quelques fleurs. C’est extrêmement triste. Dans le cimetière une femme est écroulée sur la tombe de son fils et pousse des hurlements. Que de deuils et de larmes partout.

Départ de Feuillet et de deux autres malades.

J’apprends deux nouvelles atrocités des Allemands : un jésuite, ami du P. Maquart que je rencontre chez Julie a été pris, roué de coups et enterré vivant ; il n’a été sauvé que grâce à un Bavarois catholique, qui, indigné, a pu revenir le déterrer avant qu’il ne soit asphyxié ; il est aujourd’hui entre la vie et la mort.

Un prisonnier français écrit d’Allemagne à sa femme qu’il va bien, est très bien traité, etc., et qu’il lui demande de conserver le timbre de sa lettre pour sa collection ; en dessous du timbre, il y avait écrit : « j’ai essayé de m’évader, on m’a repris et on m’a coupé les deux pieds. »

Tout cela est authentique, que pourrons-nous leur faire pour qu’ils paient toutes ces horreurs, et tant d’autres qu’on ne sait pas encore.

Mercredi 2 décembre

Visite de Mme Zeller pour l’arbre de Noël : arrivée de blessés à l’hôpital militaire, mais pas encore chez nous. Il fait un temps superbe et nous pouvons rester un peu dans le jardin avec nos troupiers.

Deux aéroplanes passent au dessus de nous et vont atterrir au champ d’aviation. Ce sont les premiers depuis des mois. Quelle joie d’en revoir.

Visite du Gal Lecomte ; aucune nouvelle militaire.

Jeudi 3 décembre

Nous allons après déjeuner voir un de nos anciens malades, Demacrel, transporté après une opération, à l’usine Dollfuss. Il fait un temps horrible et nous pataugeons dans la boue. L’usine est splendide mais il y a trop de lits ensemble et le personnel ainsi que les objets de pansement sont notoirement insuffisants. Ce serait bien pour des convalescents ou des éclopés, mais pour des blessés, c’est stupide, et pourtant nous en avons vu arriver plus de 30 pendant notre courte visite. Ils seraient mieux partout ailleurs que là ; le service de santé en général et celui de Belfort en particulier sont criminels à force de stupidité.

Cernay et Guebwiller sont repris ainsi qu’Aspach, mais tout est en cendres ; les Allemands détruisent ce que le bombardement épargne pour ne plus nous laisser que des régions dévastées.

Le bruit court de la prise d’Altkirch, mais ce n’est pas confirmé. Le 7e corps, doit, paraît-il, revenir par ici.

Wilhelm et Gueüle viennent nous voir. Celui-ci a pu obtenir sa permission et part ce soir pour Paris. J’écris vivement une lettre à Renée.

Arrivée d’un malade désagréable, genre Parisien aigri et révolutionnaire.

Vendredi 4 décembre

Soins, déjeuner avec Julie et Mme de St M., courses, thé chez Julie.

Les blessés continuent à arriver ; mais on les envoie dans les endroits où ils sont le plus mal, chez Dollfuss, à Châteaudun, au Lycée, tandis que les Croix-Rouges, ou Femmes de France, n’en ont pas encore.

Des bruits contradictoires courent sur la prise de Cernay, Altkirch, etc. ; cela nous est pourtant confirmé ce soir par le lt W..

On se bat en ce moment, j’entends le bruit sourd des grosses pièces d’artillerie lourde.

Depuis 7 heures du soir, cela n’arrête pas ; penser que des Français tombent par centaines et que nous ne pouvons rien pour eux. Le son vient de la direction d’Altkirch, juste en face de nous. Quel va être le résultat de ce combat : les détails et les renseignements sont bien difficiles à obtenir en ce moment.

Beaupré est venu nous dire adieu ; il part demain matin. Je lui ai prédit qu’il nous reviendrait tout galonné et avec une médaille. C’est un brave et il a son frère à venger ; il en tuera le plus possible.

Lettre à Auguste pour le Crédit Lyonnais, j’envoie à ses enfants une carte mal dessinée mais assez amusante ; le Lion tenant la clef de la France avec la légende : « on ne passe pas », c’est tout à fait la réalité, impossible d’entrer par ici, Belfort a fait bonne garde !

Samedi 5 décembre

Soins, tricots. Rien de neuf dans le nord. Pas davantage de nouvelles d’Alsace ; il est probable que Cernay n’est pas pris encore. Tout doit être au calme aujourd’hui ; l’on n’entend rien. Reçu une carte de Paul.

Dimanche 6 décembre

Messe à 7 h. ½ à St Christophe avec 4 malades. Très belle cérémonie militaire ; ce Credo chanté par tous ces hommes est émouvant.

Rencontré M. et Mme de St M., le capitaine de B. n’a pu venir ; il accompagne le gouverneur en Alsace.

Soins, lettres à M. Boulangé, Mme Durand.

Salut à 4 heures ; fête de la St Nicolas chez Mme de N..

Conversation avec nos soldats ; Harmisch me raconte sa première entrée à Mulhouse, au chant de la Marseillaise, Lemaître, la retraite de Montreux-Vieux. Tous ont hâte de repartir pour tuer les « Boches ». Ce n’est certes pas moi qui les retiendrai. Un autre est arrivé ici avec sa chemise déchirée, un pan manquait arraché volontairement ; il l’avait prise pour essuyer sa baïonnette rouge de sang.

Que de récits de ce genre nous entendons et pour quelques tire-au-flanc, combien de héros !

Lundi 7 décembre

Nos aviateurs français ont voulu égaler les Anglais, et les avions que nous avons vus arriver ces jours-ci sont allés détruire les hangars de Fribourg. Ils ont dû faire aussi une autre expédition hier, mais impossible encore de savoir laquelle.

Lettre de Mme Villers à Mme de St M.. Elle est à la Chapelle avec l’abbé Mossler, mais elle a été deux jours à Guewenheim où les obus passaient au dessus de sa tête. A-t-elle de la chance ! Mme de St M. nous apporte des jeux de cartes, du chocolat pour notre arbre de Noël et une flèche d’aviateur, pour nous la montrer, c’est très petit, comme un gros crayon, mais lourd et pointu comme une aiguille. Cela peut transpercer un cheval ; c’est bien cela dont Mlle Tissot nous avait parlé en août.

Impossible d’avoir aucune nouvelle.

Mardi 8 décembre

Messe à 6 h. à St Vincent. Soins, toilette, déjeuner chez le capitaine de B.. Beaucoup de gaieté et d’entrain. Il nous offre à toutes des boîtes de cigarettes turques et me donne aimablement un chargeur allemand. Son bureau est rempli de trophées, drapeaux, armes, casques, etc, c’est fort intéressant. Le projet de la promenade à Thann est repris sérieusement. Si possible, nous irons toutes à la cérémonie de la décoration de M. Béha ; mais c’est tellement difficile et délicat à organiser que nous ne pouvons être sûres de rien d’avance.

Salut à 4 heures, thé avec Julie et Mme de St M.. L’abbé Mossler vient à St Vincent quelques minutes ; il a été légèrement contusionné par un éclat d’obus, en allant ramasser les blessés sur le champ de bataille. Mme Villers est à son ambulance avec « Corbeille ». Ils ont couché dans une auto et vécu d’une sardine ! Il y aura peut-être place pour nous un peu plus tard !

Mercredi 9 décembre

Soins toute la matinée.

Grande nouvelle apportée par Julie : Mme de M. s’en va ; elle demande son rappel pour qu’on ne lui impose pas, sur l’ordre de Mme d’Haussonville ; mais elle nous laisse libres de rester. Elle compte partir après Noël pour sauver un peu la façade. Toute la question sera maintenant de savoir qui la remplacera comme chef d’équipe, Renée, Julie ou une venue de Paris ? Nous avons tout intérêt à ne pas avoir une étrangère pour nous ennuyer alors que Mme de M. nous laissait si tranquilles. Elle dit, d’ailleurs, n’avoir qu’à se louer de nous ; j’irai la voir demain.

Ce qui se passe en Alsace est déplorable ; les territoriaux ne marchent pas, les officiers s’amusent, les munitions manquent ; de l’avis général, il est stupide de commencer un mouvement sans forces suffisantes ; il fallait ne rien faire du tout ou bien marcher sérieusement.

La seule nouvelle intéressante est apportée ce soir par le lieutenant W.. Nos trois avions sont partis vers 11 heures et sont rentrés après avoir survolé Strasbourg ; deux sont revenus au Champ de Mars, le troisième à atterri à Roppe ; qu’ont-ils pu faire à Strasbourg, nous le saurons demain.

Un de nos malades m’offre une très jolie petite boîte à épingles qu’il a sculptée avec son canif dans un morceau de bois. Cela rentrera dans mes souvenirs de guerre.

Jeudi 10 décembre

Journée mouvementée par beaucoup de petites choses.

En descendant le matin, je trouve un de nos infirmiers disposé à en étrangler un autre qui l’a insulté en le traitant de voleur. Il faut confesser l’un, apaiser l’autre, forcer le coupable à des excuses pour arrêter toute cette affaire : il y en a pour toute la journée.

Mlle Cabet, renvoyée d’ici, exige un certificat où ses sentiments germanophiles soient constatés ; Mme des L. lui en donne un, le Dr un autre, elle veut faire du chantage, l’état-major s’émeut et il faut agir auprès du capitaine de B. pour que cela n’aille pas trop loin.

Je vais voir avec Mme de M. ; elle partira après Noël en emmenant tout le monde des Anges, équipe Lopez comprise. Nous resterons à moins d’un ordre de Mme d’Haussonville ; mais j’emporte une impression de méfiance. Quel tour va-t-elle nous préparer ?

Visite d’un major amené par le Dr Ihler. Il veut pouvoir faire quelques opérations chez nous sans en parler à Bousquet ; il visite partout, ; nous aurons peut-être des choses intéressantes à faire.

Salut et thé avec Mme de St M. ; on se bat aujourd’hui sérieusement en Alsace.

Visite de Bousquet. Je le reçois pendant l’absence de Renée. Il voudrait nous colloquer deux femmes du monde qui vont être infirmières dans son service, à loger complètement. C’est impossible ici, peut-être chez Julie. Je lui dis des belles paroles en lui promettant une réponse pour le lendemain. Il est poli, aimable même ; j’en profite pour lui demander des blessés. Si nous lui rendons service, nous sommes sûres d’en avoir ; mais sera-ce possible  ?

Vendredi 11 décembre

Renée va dès le matin donner une réponse négative à Bousquet ; malgré cela, il nous promet les premiers blessés.

Soins ; thé avec Julie et Mme de St M. qui arrive d’Alsace. Il n’y a là-bas aucune direction, les engagements ont lieu absolument au hasard ; les Allemands eux-mêmes le remarquent et s’en étonnent ; on l’a su en captant des conversations téléphoniques. Cela va changer, le 7e corps commence à arriver ainsi que le 14e. Si le Gal Pau revient pour commander, tout ira bien ; mais, jusqu’à présent, c’est la « pétrouille ».

Visite au dentiste pour faire remettre ma dent tombée ; il ne veut rien moins que m’en arracher quatre ; je l’envoie promener ; ce sera pour après la guerre, à Paris.

Lettres de Cécile, Mme Durand, M. Boulangé, Auguste et ma tante Bonvallet ; c’est pour les jours où je n’en ai pas.

Arrivée de 6 malades venant d’Alsace.

Samedi 12 décembre

Arrivée d’un malade gravement atteint de pneumonie ; nous en avons déjà deux dans les nouveaux d’hier.

Départ de Chanel, réformé et de Petel.

Le Dr Muller nous annonce deux malades qu’il viendra opérer cette après-midi ; coup de feu pour tout organiser. Julie, Renée et moi servons d’aide aux deux opérations qui durent jusqu’à 5 heures ; tout se passe fort bien ; ce petit major a l’air très content de notre service.

Une nouvelle qui me fait battre le cœur ; la 10e division de cavalerie traverse Belfort pour se rendre en Alsace ; le groupe cycliste en est-il, et aurai-je la joie de voir Paul ?

Le lt W. a vu des cyclistes conduits par un adjudant, mais aucun officier. Je lui donne mission de se renseigner, et j’enjoins à l’aumônier d’arrêter tous les chasseurs qu’il rencontrera pour savoir si Paul y est ou non.

Dimanche 13 décembre

Messe à St Christophe, très militaire et très impressionnante.

Soins, pansements à nos opérés qui vont aussi bien que possible.

Nous faisons un tour de promenade ; le hasard me fait rencontrer un sergent d’intendance qui est chargé du ravitaillement des cyclistes, du côté de La Chapelle. Il me donnera ce soir les renseignements qu’il pourra avoir.

Comme nos finissions de déjeuner, arrive un officier de chasseurs : c’est un camarade de Paul qui m’apporte une lettre. Quelle joie !

Il est aux environs de Thann, après avoir passé par le col de Bussang ; les chasseurs vus par le lt W. venaient de Limoges. Ce lieutenant me dit qu’il va bien et qu’on ne dirait pas qu’il a été blessé. Que je serais heureuse de le voir ; mais c’est déjà bien bon de le savoir aussi près. Je charge ce Monsieur de toutes mes tendresses pour Paul ; il est convenu que tous les officiers du groupe viendront se faire soigner ici. Mais j’ai bêtement oublié de lui demander comment lui écrire ; j’espère qu’il reviendra.

Salut à 4 heures ; c’est la fin de la neuvaine pour la France ; est-ce le commencement de notre victoire.

Visite de Claudon, des Messbauer qui visitent toute la maison en comparant avec les Anges ; ce n’est pas pour me déplaire. visite du Gal Lecomte, du lt W.. Il y a 100 000 h. de plus en Alsace ; on met les territoriaux en arrière et on va faire donner l’active et la réserve. L’infanterie a passé par le col de Bussang, la cavalerie et l’artillerie par ici.

J’écris à Paul ; je donnerai ma lettre au capitaine de Beaurieux, soit par l’état-major, soit par les renseignements, il trouvera bien le moyen de la lui faire parvenir.

Lundi 14 décembre

Soins ; arrivée de trois blessés d’Alsace ; deux n’ont presque rien, le troisième a la main fracassée par une balle.

Nous apprenons le départ de Mlle Tissot pour l’ambulance de l’abbé Mossler, elle va rejoindre Mme Villers qui est vraiment trop seule.

Aucune nouvelle militaire.

Mardi 15 décembre

Visite à l’hopital militaire avec Julie qui va voir deux blessés recommandés par un de ses cousins ; quel genre ont toutes ces infirmières. Je parle de Paul à Mlle Préault dans le cas où il serait envoyé directement à l’hopital comme c’est la règle. Un de nos malades nouveaux fait une pneumonie grave, dans le genre de celle de Galmiche.

Pauvre Galmiche, il est bien guéri, et repart aujourd’hui, tout ému.

Mercredi 16 décembre

En descendant, je trouve Mme des L. dans un fauteuil auprès d’Amiet qui a déliré toute la nuit et qu’elle n’a pu quitter.

On le monte dans la chambre d’isolement.

Les Allemands ont repris le village de Steinbach que nous occupions près de Cernay. Un obus a tué le fils de Barthou et trois de ses camarades sur la place de Thann.

Soins toute la journée, Mme des L. se couche de bonne heure, et je m’installe pour veiller une partie de la nuit.

Jeudi 17 décembre

Journée chargée ; soins, préparation de salle d’opérations ; deux interventions par le major Muller, Amiet est bien mal ; heureusement qu’une sœur peut venir veiller ; il a le délire ; l’aumônier a pu l’administrer quand il avait encore sa pleine connaissance ; nous sommes tranquilles de ce côté.

Vendredi 18 décembre

Soins ; Amiet de plus en plus mal ; visite de Muller ; ses opérés vont bien et il paraît satisfait de nous.

Rosine va à St Vincent avec Renée ; c’est un retour de dix ans !

Veille jusqu’à 11 heures auprès d’Amiet ; le délire augmente ; Renée me remplace.

Samedi 19 décembre

Le pauvre Amiet meurt à 8 heures ; Mme des L. et moi, nous occupons de sa dernière toilette, formalités et paperasses à n’en plus finir, puis le pauvre corps s’en va à l’hopital militaire dans une petite charrette traînée par deux de nos infirmiers. Tout cela est navrant.

Pendant que je fais la visite avec le Dr, Renée va à l’hopital civil conduire un de nos blessés qui a le doigt fracassé par une balle et qu’il faut amputer.

Visite de Mme Béha qui va à Thann ; elle propose à Renée de l’emmener pour visiter les ambulances et voir s’il y aurait quelque chose à faire pour nous là. Elles partent dans l’auto des renseignements ; je dis en riant à Renée « Si vous rencontrez mon neveu en route, embrassez-le pour moi. » Je la vois partir avec un peu d’envie : l’Alsace, quel rêve, quand donc irai-je à mon tour ?

Je passe ma journée dans les paperasses et suis complètement abrutie le soir.

Renée rentre ravie et très émue de sa tournée. Comme je la comprends ! À Lauw, elle voit sur la route des chasseurs à pied, elle fait arrêter l’auto et demande à l’un d’eux : « Pourriez-vous me dire, monsieur, si le lt Morel Deville est par ici ? — Mais c’est moi, madame. — Oh, monsieur, il faut que je vous embrasse de la part de votre tante ! » et elle lui saute au cou. Ahurissement de Paul, on s’explique, il tâchera de venir ici demain. C’est le premier officier français qu’elle a rencontré en Alsace !

Rien à faire pour nous deux dans les ambulances de Thann, déjà occupée par les religieuses du pays, et où d’ailleurs les blessés ne séjournent pas : mais M. Béha voudrait nous faire venir au moment des combats pour les premiers soins à donner près du champ de bataille ; on nous prendrait en auto, la nuit au besoin, et nous reviendrions ensuite à Belfort. Ce serait le rêve.

M. Béha nous réinvite à la fête de sa décoration ; ce sera encore une journée intéressante, mais quand sera-t-il possible de la faire ?

Dimanche 20 décembre

Messe à 7 h. ½ à St Christophe, toujours si militaire et si émouvante. La petite de St M. nous accompagne pour entendre le récit de la journée de Renée ; elle déjeune avec nous. Vers 9 h. ½, comme nous la reconduisons, Paul arrive. Quelle joie et quelle émotion. Penser que j’aurais pu ne jamais le revoir, et qu’il y a si longtemps que je ne l’avais vu ! Nous causons longuement de tout et de tous ; je me mets en civil et nous sortons ensemble ; d’abord pour aller voir le lion ; ensuite, messe à St Christophe, envoi de bonbons à Mme des L., flânerie dans la ville, tout cela par la pluie battante. Déjeuner en tête à tête au Tonneau d’or, cela me rappelle nos débuts à Belfort. Que de choses à nous dire et à nous raconter : tristes détails sur la mort des officiers d’Annecy, Paul en a un vrai chagrin ; je le comprends si bien. Nous rentrons à l’ambulance, représentations à Renée, Julie, Mlle Roch qui lui donne des caisses de friandises pour ses chasseurs. Ensuite, c’est la séparation, toujours bien triste, mais j’espère qu’il pourra revenir et il en a lui-même grande envie. Il repart dans l’auto d’approvisionnement avec le lieutenant Faure, celui qui m’avait apporté la lettre et que je remercie de nouveau.

Il m’a dit que sa nomination de Capitaine était probablement ratée, mais qu’il était proposé pour la Croix. C’est encore mieux. Quant aux lettres, j’ai enfin une adresse plus précise pour lui écrire.

Le reste de la journée me paraît ensuite bien terne ; il y a pourtant le petit concert dominical et nos hommes sont d’une gaieté folle. Heureusement qu’il nous arrive sept nouveaux : coup de feu habituel, il y a de quoi s’occuper.

Lundi 21 décembre

Soins toute la journée ; visite du capitaine de B. qui est chargé de se renseigner sur le cas de Mme de M., le gouverneur trouvant mauvais que les infirmières décident de leur départ sans autorisation. Il vient nous demander ce qu’il en est au juste : c’est nous qui décidons de son sort. Si jamais elle s’en doutait.

Il nous parle de la proclamation de Joffre qui sera lue aux troupes demain. Elle dit qu’après avoir usé l’ennemi, il est temps de reprendre l’offensive ; cela va marcher ferme.

Longue lettre à Camille ; je leur raconte la visite de Paul.

Il est question que Julie et moi allions à Delle demain acheter du tabac etc., pour le Noël de nos soldats ; ce serait charmant ; M. de B. se charge des permis nécessaires.

Mardi 22 décembre

L’auto vient nous prendre à 8 heures. Il fait un temps superbe et la promenade est charmante. Nous sommes conduites par un des chauffeurs du S. R. qui est fort aimable et nous montre un tas de choses intéressantes, les ouvrages avancés de la défense de Belfort ; je puis voir ce que c’est que des réseaux de fils de fer et une batterie en position. À Delle, nous allons auprès du Capitaine des douanes pour avoir l’autorisation de faire la contrebande. Comme il y a un ordre du gouverneur de laisser passer les achats de la C. R., ce pauvre capitaine doit obéir, bien à contrecœur. On nous conduit jusqu’à la frontière nous sommes reçues par les officiers suisses qui la gardent ; amabilité extrême ; nous faisons des achats importants de tabac, chocolat, briquets, cartes à jouer que nous allons passer officiellement sous le nez de la douane ; c’est tout à fait amusant. Le photographe du Matin, arrêté par erreur avec un journaliste et de passage à Delle, nous photographie devant notre auto avec les officiers et gendarmes suisses et les soldats français. Ce sera assez drôle de rechercher cette photo dans le journal.

Notre retour est un peu retardé ; nous devons attendre un agent des renseignements très important qui apporte des secrets intéressant le service. Comme il ne peut monter dans l’auto ouvertement nous le laissons passer devant nous avec un signe convenu et nous le cueillons en route en pleins champs. C’est vraiment émouvant de penser à l’importance de cet homme que nous emmenons ; on nous dit brièvement que les nouvelles sont extrêmement bonnes. Notre chauffeur nous offre à chacune une assez jolie médaille des alliés, éditée en Suisse, et que je garde en souvenir de cette bonne journée.

Soins toute l’après-midi ; nous commençons à préparer les paquets de Noël.

Mercredi 23 décembre

Journée éreintante de soins et de préparatifs ; courses pour l’arbre de Noël ; confection des paquets, qui seront noués dans un mouchoir jaune écossais très gai à l’œil.

Il en faut 70, et nous ne perdons pas une seconde.

Lettre de Paul, il est toujours à Lauw au cantonnement de repos.

Jeudi 24 décembre

Veille de Noël, nous trimons toute la journée ; Renée fait des courses, moi je m’occupe de l’arbre, il est fort joli et extrêmement garni d’objets d’un ruban tricolore, mais quel travail et quelle fatigue.

Après dîner, je m’étends un peu avant la messe de minuit qui a lieu à St Vincent. Nous y emmenons 16 malades dont 11 vont communier.

Nous trouvons chez Julie Mme de St M. et son cousin. La messe est simple, mais les chants ne sont pas trop mauvais. Tous nos hommes sont très recueillis ; quant à M. de B., il est d’une piété impressionnante. Nous rentrons vite pour servir à nos soldats des gâteaux et du vin chaud, puis nous retournons réveillonner chez Julie ; le pauvre M. de St M. n’est pas revenu d’Alsace. Notre réveillon est gai, mais d’une gaieté un peu forcée ; nous pensons tous à nos familles et nous éprouvons le besoin de nous serrer les uns contre les autres. Au moment de nous séparer, M. de B. nous fait ses adieux ; il part demain pour l’Alsace avec une mission du plus grand danger, il est possible qu’il n’en revienne pas ; il nous demande de penser à lui de midi à quatre heures. Tout cela dit avec une telle simplicité que nous en sommes bouleversées ; il demande à Renée de l’embrasser comme elle a embrassé Paul, comme viatique. C’est un étranger, mais j’aurais un vrai chagrin s’il lui arrivait quelque chose ; il est tellement sympathique et a un si beau et si calme courage ; c’est bien un vrai type d’officier français. Comme nous allons penser à lui demain.

Il est 3 heures, et je suis trop émue pour dormir ; ce n’est vraiment pas la peine de me coucher pour me relever à 6 h. ½ ; j’écris mon journal et je m’étends sur un divan pendant que Renée finit de s’occuper des paquets de Noël.

Vendredi 25 décembre

Soins toute la matinée, fin de nos préparatifs de Noël ; notre arbre est superbe, chargé de près de 500 objets, couverts de fils d’argent ; mais quel travail, j’ai des épines plein les doigts.

À midi, Mme de St M. vient nous demander à déjeuner, son mari n’est pas rentré, son cousin est parti, elle est inquiète et se trouve trop seule ; nous apprenons l’objet de la mission de M. de B.. L’ordre d’offensive générale sur tout le front est donné pour aujourd’hui midi ; la bataille reprend sur toute la ligne, de Ferrette à Ostende ; il doit inspecter la ligne de feu et va se trouver très exposé. Notre Paul y est aussi ; Dieu le protège !

Nous allons à 3 heures chez Julie. Son arbre est joli, plus petit que le nôtre. Il y a pas mal d’invités, tout se passe bien.

Après c’est le nôtre, qui est un vrai succès. Quelle joie chez nos malades de se voir aussi gâtés et d’avoir une aussi jolie fête. Tout le monde a l’air heureux et c’est notre meilleure récompense. J’ai un peu de mal à être gaie ; la pensée des combats de l’Alsace ne me quitte pas ; où est Paul ? Mme de St M. pense à son mari et à son cousin ! Nous servons le champagne au milieu du plaisir général ; quelle bonne journée ils ont eue.

Renée et moi n’en pouvons plus de fatigue. Au moment où nous allons nous coucher, arrivée d’un malade, menacé de tétanos ; il faut courir à l’hôpital militaire pour avoir du sérum pendant que je fais le premier pansement ; Renée voit le Dr Bousquet qui se plaint sérieusement du lâchage des infirmières et nous approuve complètement de vouloir rester à notre poste ; nous serons les seules à tenir bon.

Impossible de se coucher avant 11 heures du soir ; cela fait plus de 40 heures de service d’affilée ; je suis réellement fatiguée ; quant à Renée, elle ne tient plus debout.

Samedi 26 décembre

Ordre d’évacuer le plus possible pour faire de la place pour les blessés ; nous faisons partir onze malades qui rejoignent leurs dépôts ; c’est un sérieux déblayage.

Renée va aux nouvelles chez M. Th.[1] ; M. de B. et M. de St M. sont rentrés sains et saufs ; tout va très bien en Alsace où l’on avance sérieusement. Aspach le bas brûle. On doit essayer de prendre Cernay aujourd’hui et demain ; le canon tonne toute la journée. J’ai beau faire, je ne puis penser qu’à Paul.

Salut à 4 heures ; thé, pansements.

Dimanche 27 décembre

Messe à 7 h. ½ à St Christophe ; les nouvelles d’Alsace sont moins bonnes par la faute du commandement qui n’avance pas comme il le faudrait ; aucune nouvelle de Paul, le canon tonne toute la journée.

Arbre de Noël aux Anges, lugubre. Quelle différence avec le nôtre où l’on se sentait si en famille. Arrivée de 17 malades !

Lundi 28 décembre

Landouzy refuse l’autorisation de partir pour l’Alsace, du moins en ce moment ; attendons patiemment ; il y a d’ailleurs beaucoup à faire ici, et cela ne va faire qu’augmenter.

Le Gal Putz est furieux du manque d’initiative des chefs et est très décidé à punir sévèrement ceux qui ne prendront pas l’offensive commandée avec énergie.

Notre photo de Delle paraît dans le Matin ; je garde le no  ; c’est assez amusant.

Mardi 29 décembre

Julie est nommée chef d’équipe, mais Mme de M. devenue libre ne veut plus bouger et nous demande de la loger ainsi que l’équipe de l’hôpital ; impossible de refuser ; quelle tuile, pourvu que cela ne dure pas plus de 4 ou 5 jours.

Mercredi 30 décembre

Toujours pas de nouvelles de Paul ; arrivée de 12 malades venant du front ; on se bat, mais assez mollement ; ce n’est pas encore le grand coup.

Le soir Alyette et Mlle Revol viennent coucher ; elles sont fort aimables mais très gênées ; nous les accueillons poliment, mais ce n’est pas d’une chaleur exagérée.

Jeudi 31 décembre

Bousculade toute la journée ; une partie des jeunes infirmières manquent et nous devons tout faire.

Enfin une lettre de Paul, apportée par un chasseur du ravitaillement. Il se bat depuis Noël dans l’eau et la boue. J’ai le temps de préparer vite une réponse qu’il aura cette nuit, la nuit de la nouvelle année.

Quelle tristesse que ces séparations !

Dîner avec Mme de M., gênée ; nous avons toutes hâte de nous séparer. Soins toute la soirée ; je n’ai même pas le temps d’écrire mes lettres de jour de l’an.

  1. Marie-Thérèse de St Michel. Elle sera désormais souvent nommée par son prénom dans la suite des carnets ; NdÉ.