Carnets de voyage, 1897/Berre (1865)

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Librairie Hachette et Cie (p. 317-323).
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1865


BERRE


C’est une petite ville de dix-huit cents âmes sur une langue de terre basse qui avance entre les salines dans le grand étang salé. Il est énorme, neuf lieues de large, mais ce n’est pas un lac, c’est un étang ; la lagune domine.

Quelques beaux arbres antiques, tout verts, l’un gigantesque, gros comme six hommes, une fontaine, un ruisseau au midi font un coin de plage riant. Mais le reste est désolé, et négligé comme dans les plus mauvais endroits de l’Italie.

La plupart des rues sont d’une étroitesse étonnante, infectes d’odeur humaine concentrée, sales comme si depuis le commencement des siècles la poussière et la boue y fussent restées intactes, hérissées de petits cailloux blessants, semées de débris épars, de pêches rongées, d’épluchures ; les mouches volent par nuées et leur attouchement rend la peau fiévreuse. Des bouges ouvrent leur trou noirâtre, couvert d’un rideau déchiré ; on aperçoit un matelas, un homme couché, une femme parmi des tas d’oignons. Tout à côté tranche la bande éblouissante du soleil. Auprès d’une charrette de raisin, des gamins crasseux et déguenillés comme des lazzaroni, l’un d’eux, la face lépreuse de boutons, d’autres marqués de scrofules, fourrent leurs doigts dans les paniers. Sur un tronc d’arbre qui sert de banc, une petite fille de dix ans, jaune, aux yeux de charbon, reste couchée patiemment la tête dans le giron de sa mère, qui lui ôte la vermine.

Le principal hôtel est sur la plage. C’est une grande baraque du siècle dernier, lézardée, abandonnée, sale comme une posada espagnole ; l’escalier en fer tordu tourne en carré ses marches de briques disjointes ; les chambres sont un campement, tout vit pêle-mêle ; on sent percer, ici comme partout, le lazzaronisme italien. — Un commis voyageur me disait aujourd’hui que dans le Gard et l’Ardèche, les habitants vivent de leurs mûriers et de leurs vers à soie : quarante jours de travail en tout dans l’année pour la récolte. En ce moment les vers sont malades, on commence à arracher les mûriers. Les gens n’en sont pas moins allègres, causent, rient, vont au café, payent la consommation trois sous, un sou, au lieu de dix, et bavardent ou regardent ainsi la moitié du jour. — La vie est si bon marché ! Le litre de vin, très pur et très capiteux, coûte à présent deux sous ; il ne coûtera qu’un sou dans un mois ! Tel propriétaire, en une année d’abondance, s’est débarrassé de son trop-plein en donnant à boire aux soldats à deux sous l’heure ; un autre, ayant besoin de ses tonneaux et ne voulant pas jeter son vin dans le ruisseau, a fait mettre un tonneau avec un robinet et un verre sur le passage des soldats ; buvait qui voulait. Un lieutenant à Toulouse m’a confirmé la même chose. Il conduisait dernièrement des recrues dans ce pays et on leur offrait le vin à un sou le litre. — Le raisin est délicieux et pour rien. À Toulouse il paye un sou d’entrée, et on le vendait un sou et demi sur la place. — Avec la chaleur qu’il fait, il ne faut pas plus d’habits qu’en Italie. La nature est trop bonne ici : plus elle nous gâte, moins nous faisons ; le principe est toujours le même : pour franchir un fossé de dix pieds, il faut un saut de douze. — La fécondité et la persistance de l’invention humaine sont proportionnées à la résistance de la nature.

Ce vin ne se conserve pas, n’est guère transportable. Ils le font trop mal, trop négligemment, quand la grappe est trop mûre, avec des tonneaux trop sales, etc.

Pendant la promenade que j’ai faite sur le lac, mon matelot, mangeant son raisin et buvant sa grosse gourde de vin, me parlait dans le même sens. Il a servi dix ans comme matelot sur les vaisseaux de l’État ; il a vu Londres, le Mexique, Ceylan, Batavia ; il est rentré, s’est marié à quarante ans, a un enfant, une vieille barque à voile, fait des transports de Berre à Martigue et, l’hiver, pêche un peu. Dans deux ans, à cinquante ans, il aura une pension de vingt-deux sous par jour : on lui retient 3 pour 100 de son salaire depuis l’âge de quinze ans. — Chose curieuse que le degré de socialisme déjà établi en France ! L’État vous contraint à des économies, vous associe malgré vous, vous donne par là une pitance congrue quand vous êtes invalide ; vous êtes traité en mineur incapable de pourvoir à votre vieillesse. À chaque pas, cette tutelle d’une nation mineure devient visible. La province est une autre France en tutelle de Paris, qui la civilise et l’émancipe de loin par ses commis voyageurs, ses garnisons mobiles, sa colonie de fonctionnaires, ses journaux, et un peu par ses livres.

L’étang, bleu à distance comme une pervenche dans une vasque de marbre noircie çà et là par le temps, est tout autre quand on navigue dessus. L’effet général est celui d’une teinte ardoisée, trouble, blondissante ; une sorte de bleu obscur, taché vaguement par un peu de lie de vin. Les montagnes sont sans grandeur, ni caractère ; il ne reste que l’impression d’une immense eau sous un dôme alourdi de nuages. Pas de vagues, ni d’écume, mais le hérissement à perte de vue de myriades de petits flots et l’agitation infinie, sans effort et sans violence, de ces petits flots qui vivent d’une vie modérée et terne.

Derrière nous est Berre, avec ses maisons faiblement rougeâtres ou jaunâtres, entassées autour du vieux clocher gris de l’église. Elles semblent sortir de l’eau, tant la rive est basse, et découpent nettement leur silhouette sur les bords amollis, incertains, du marécage. Au nord, les monticules de sel d’une blancheur crue, debout avec leurs pans géométriques, au milieu des bandes de verdure jaunâtre et des reflets lustrés des flaques immobiles ; tout à l’entour la coupe crevassée, rayée, des collines, vieilles pierres lézardées qui semblent avoir été tour à tour raclées avec un couteau et incrustées de lichens.

Le lac a des profondeurs de trente pieds et de larges espaces presque à fleur d’eau où pullule le vert blafard et bleuâtre des végétations sous-marines, brindilles monotones, sortes de mousses amphibies parmi lesquelles se tapissent les crabes et se cramponnent les moules. — D’autres herbes lèvent leurs petites têtes hors de l’eau, et font de grandes traînées rudes à l’œil qui s’est déjà habitué à la douceur coulante et luisante de l’eau universelle. — Le vent tombe et cet éclat monotone devient plus marqué ; les flots s’apaisent et cessent de briser les longs reflets de la lumière ; il n’en reste que des ondulations arrondies qui viennent bouillonner en teintes chatoyantes de perles entre les creux plus sombres, puis fondre insensiblement cet opale dans les tons grisâtres et brunis qui l’entourent, toujours de même, sans qu’aucune arête vienne rompre la largeur infinie de la grande clarté mouvante. On dirait d’une glace qui ondulerait sans se fendre, et selon son mouvement paisible viendrait tour à tour éclairer ou assombrir les vagues profondeurs vertes, noires, grisâtres, toujours noyées de lumières et d’ombre. En même temps, le soleil, debout sur nos têtes, tombe par cent mille flèches dans la grande chaudière qui bout ; et de cette fumée maritime sort un assoupissement fiévreux qui trouble.