Carnets de voyage, 1897/D’Auray à Carnac (1865)

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Librairie Hachette et Cie (p. 263-271).
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1865


D’AURAY À CARNAC


Auray est une jolie petite ville, sur deux collines ; entre elles est une rivière avec un vieux pont ; la marée descend et les petits navires restent à sec sur la plage. — Petites pluies incessantes ; les vieilles maisons de granit à étages surplombants, les baraques des rues tortueuses et penchées, les mails toujours verts, la végétation toujours fraîche des bords de la rivière, portent l’empreinte de l’humidité éternelle.

Nous partons à neuf heures du matin par un joli soleil dont la lumière tamise à travers la brume. L’aspect de la campagne est celui d’une femme pauvre et gracieuse, qui sourit après avoir pleuré et pleurera bientôt encore. Une douce clarté se pose sur la lande moite, et les bruyères rouges, les ajoncs et les pissenlits jaunes, les bouquets effilés des genêts, parsèment la vieille verdure primitive de tons nuancés, aussi soyeux et aussi fondus que ceux d’un tapis riche. C’est un étrange plaisir pour l’œil que cette végétation libre, avec le pêle-mêle de ses dessins colorés sur son fond terne. — Une vague odeur imperceptiblement suave s’en exhale. La lourde abondance de la récolte utile paraît grossière à côté de ces finesses de la nature sauvage.

Sapins épars sur la lande écorchée, marécages dormants étoilés de vert et de blanc par les tiges fourmillantes et les petites têtes neigeuses des herbes innombrables. — Champs de seigle dépouillés dont il ne reste que le chaume d’un jaune noircissant ; enclos de pierres amoncelées, mais plus souvent de terre relevée où pullulent et s’entrelacent les ajoncs centenaires quelquefois hauts comme un homme, rugueux, hérissés, s’entassant les uns sur les autres, dépassant les vieilles pousses poudreuses et mortes par leurs bouquets nouveaux multipliés, et tranchant sur le pâturage par le moutonnement incessant de leur surface râpeuse. Je ne me lasse pas de regarder les bossellements âpres de ces rudes colons aussi obstinés que le granit breton, gardiens de la propriété humaine et habitants indestructibles de la lande. — Parfois, dans leurs files hérissées, un têteau de chêne, un petit pin, un maigre bouquet d’arbrisseaux, font saillie. — Tout cela vit, mais péniblement, avec effort, dans une teinte grise uniforme. De loin en loin seulement, un plant de jeune pin d’un vert tendre rit dans la bordure noirâtre.

Vers Carnac, tous les champs se hérissent de barrières de pierres ; à cet effet, les monuments celtiques ont été dévastés ; on estime qu’il a péri deux mille menhirs, il en reste onze ou douze cents. Nous en visitons les deux plus grandes files, l’une surtout qui s’avance jusqu’en vue de la mer, énormément longue, cinq rangs de pierres alignées de l’orient à l’occident, espacées, debout, beaucoup d’entre elles renversées, les plus grandes hautes de dix pieds ; toutes, simples rochers non taillés, plantées en terre par un de leurs bouts. — En soi, le spectacle n’a rien d’intéressant : les blocs de Fontainebleau sont bien plus vastes et leurs traînées sont d’un effet bien autrement grandiose. Mais, comme signe historique, ces pierres frappent beaucoup. Il fallait un âge bien barbare pour qu’on se contentât d’un pareil temple. Est-ce une œuvre de l’âge de pierre, antérieure à la connaissance des métaux ? Est-ce une œuvre de ces druides qui, vivant dans les bois et n’ayant pas de temple couvert, ont voulu, sur cette plage sans arbres, imiter les files de leurs forêts et consacrer de vagues intuitions géométriques ? En tout cas, ces blocs ont été remués par des bras nus de sauvages et des rouleaux. Il y a eu là des assemblées de guerriers, des sacrifices d’hommes ; et la bruyère, les ajoncs, le coin bleu de la mer à l’horizon sont les mêmes qu’alors.

Au sommet de la colline, quelques maisons se sont juchées entre les plus hauts blocs ; leurs lignes droites marquent les limites des jardins. Une maison a enserré sa cour entre quatre de ces blocs gigantesques ; des légumes y poussent ; des champs de millet les bordent de leurs panaches pâles et tombants ; les poules y grimpent. — Là, l’effet est frappant ; un bout de culture et de civilisation régulière, soignée, fait comprendre le lointain de cette barbarie. Impossible de concevoir un monument plus voisin de la nature : sauf la régularité et l’orientation des files, ce temple est une moraine. Un téménos grec, un templum primitif, étrusque ou romain, était-il autre chose ?

Sur la côte et plus avant dans les terres, quelques grands dolmens ; c’est un cercle de pierres brutes dressées, sur lequel une autre pierre plate énorme, brute aussi, a été posée en guise de couvercle ; elle ne pose que par trois ou quatre endroits. On n’imagine pas une invention plus primitive : il y a des accidents semblables dans les éboulements de rochers. On entre dans cette caverne plus bas, parfois par une longue rigole ; les Papous, les Vitiens pourraient prendre un pareil endroit pour autel. Étaient-ce des tombeaux ? On nous montre dans une maison voisine un collier d’or, un torques gaulois, qu’on y a trouvé. Peut-être dans le fond, sur le corps, égorgeait-on des prisonniers, des esclaves ? En tout cas, les bras qui ont remué ces masses étaient aussi vigoureux que grossiers. Quelques-uns de ces dolmens sont sur la cime de la côte, en vue de la mer. Y avait-il une croyance attachée au voisinage du soleil couchant et de la mer infinie, l’espérance d’une résurrection ? Les druides croyaient à l’âme immortelle, aux renaissances futures. — Il faudrait étudier ce point, savoir si vraiment ces monuments sont gaulois. Peut-être datent-ils de la première apparition des Gaulois, de l’époque du jade. On ne peut s’empêcher d’effacer d’un trait toute notre culture, de penser aux temps où l’espèce humaine a vagué dans les bois, parente des aurochs et des élans qui ont disparu.

Nous descendons dans la presqu’île de Quiberon et nous passons l’après-midi sur la grève. La voiture roule pendant une lieue et demie dans la plaine bossuée, hérissée d’herbes, sans qu’on puisse voir la mer. — Pas un arbre ; les genêts, les ajoncs sont hauts comme la main. On a essayé des sillons pour faire croître des arbustes dans leurs creux : rien n’est venu. De loin en loin, derrière une hauteur, on aperçoit un sapin haut d’un pied et demi. — L’éternel vent de la mer raplatit ou rase toutes les plantes ; une steppe n’est pas plus désolée.

Enfin, à l’isthme apparaît la double mer : l’une à l’orient, d’un bleu intense, le plus riche et le plus fort qu’on puisse imaginer, immobile, l’autre à l’occident, écumeuse et déversée contre le bord en vagues incessantes : on l’appelle la mer sauvage. Elle luit, glauque et miroitante à l’infini, coupée çà et là d’îlots rugueux et noirâtres. En approchant de la côte, sur les algues, elle se gonfle en lames violettes, de la teinte la plus magnifique et la plus nuancée, frangées d’argent à la cime et retombant en volutes sous la pluie de rayons qui les traverse. Par elle, toute la côte semble se tresser une opulente couronne de violettes fauves et d’argent bruni. Les paillettes de talc scintillent par millions dans le sable blanc de la plage. — Des femmes aux pieds blancs, un râteau à la main, ramassent les algues sèches ; le vent, avec la salure de la mer, leur arrive au visage, apportant une roulante harmonie de bruissements et une poussière d’écume.

De l’autre côté de l’isthme, la mer est unie par places comme un miroir de saphir ; ailleurs, imperceptiblement rayée de frissonnements qui s’entre-croisent ; un petit flux arrive sur le sable poli, puis s’écoule avec un bruit faible. L’eau est si transparente, qu’on voit au fond les coquilles, les crabes qui s’enfouissent, les pointes de granit qui affleurent. Des herbes à têtes fleuries descendent le long des cassures du roc jusqu’au-dessus de son azur. — Un petit navire vacille en face ; quelques barques à voiles courent à l’horizon. Mais ce que les yeux ne se lassent pas de voir, c’est ce puissant et solide azur qui tranche par une ligne si nette et un contraste si fort sur le vert terne de la lande et sur le gris blanchâtre de la côte. Seul il renvoie la lumière ; tous les autres objets l’éteignent. La côte, rayée de murs blancs, couturée de pierres alignées et entre-croisées, semble un rude bord d’aiguière ou d’auge calcaire qui, par méprise, enferme une liqueur précieuse.




Contraste étrange quand, en quittant la Bretagne, on approche de Savenay et qu’on trouve la plate et plantureuse plaine de la Loire, prairie verdoyante et humide, tachée à perte de vue de grands troupeaux, et, coulant à pleins bords, le tranquille fleuve qui la nourrit. Puis, à l’approche de Nantes, les maisons, l’aspect de la richesse et du bien-être, les files de vaisseaux ancrés dans la Loire, les quais qui commencent, les magasins, les charbonneries, le pêle-mêle et l’entassement du commerce. Puis la ville elle-même, que le wagon traverse lentement, à peine séparé du quai et des promeneurs par une petite barrière ; et la foule du dimanche, les maisons serrées à six étages, percées de cent fenêtres, les cheminées charbonneuses, le labeur et les inventions d’une ville de cent mille âmes.