Carnets de voyage, 1897/Reims (1864)

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Librairie Hachette et Cie (p. 229-236).
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1864


REIMS


À la cathédrale : le portail seul est dégagé tout à fait, le flanc gauche à demi, le reste est presque masqué par un lourd palais épiscopal du XVIIIe siècle, des ruelles collées contre l’église, un grand bâtiment neuf à moellons épais, un amas de sottises et de barbarie. Quel contraste avec ce beau moment de l’an 1200 ! Cela correspond à Homère.

L’idée fondamentale, c’est le parallèle entre la théologie qui se construit alors avec saint Bernard, Albert le Grand, saint Thomas, religion repensée à l’état sec, et l’architecture qui est la religion repensée à l’état figuratif, toutes les deux dans des âmes neuves.

Tout à fait supérieur ; bien au-dessus des cathédrales de Paris, Tours, Strasbourg, pour la richesse et l’élégance. Cela fleuronne et foisonne comme un arbre épanoui de fleurs mystiques chez Dante.

Le caractère universel est l’élancé. La façade ressemble au fronton d’un reliquaire ciselé, mystique, éblouissant, digne d’être en or. Au contraire, le Parthénon doré serait choquant. — Rien d’exagéré, comme à Milan, c’est l’accomplissement et la fleur du gothique.

Le chevet est admirable, c’est un chef-d’œuvre comme celui de Cologne ; mais différent, et combien supérieur à la sotte armature de contreforts à la façon d’un crabe, de Notre-Dame de Paris ! — On dirait un souvenir de Saint-Sernin et du style roman méridional.

Il y a visiblement différents âges dans cette architecture. Viollet-le-Duc dit qu’au XVe siècle on suivait toujours le plan primitif, mais qu’à la fin on a écourté faute d’argent. Et depuis, par les placages de maçonnerie, les crampons visibles de toutes parts, les restaurations, on voit que la bâtisse était frêle. Le gothique est toujours en réparations.

J’ai visité Saint-Remi, dont la carcasse n’est antérieure que d’un demi-siècle à la cathédrale : le changement est énorme. La large nef finit par un grand chœur concave ; on y respire ; c’est encore fort, serein et beau dans le sens antique.




Le blanc cru crayeux de la Champagne est horrible. L’effet prosaïque est complet. Impossible d’apercevoir une forme ou une couleur belle. Jamais les arts ne naîtront ici. Voyez par contre l’œil allumé, la bouche narquoise, le ton goguenard, le grand nez vulgaire, irrégulier des habitants.




Le trait dominant de la province, telle que notre constitution la fait, c’est que l’homme n’y a pas de quoi s’occuper. Il se débat d’abord, puis s’alanguit. C’est la vie latente des animaux hibernants.

La France est et restera une démocratie agitée par les écrivains et gouvernée par des fonctionnaires. L’influence des hommes intelligents y est viagère et à fleur de peau, parce que la grande propriété manque. — Les propriétaires ruraux n’ont pas d’autre emploi que d’administrer leurs biens. Quelques-uns ont pour débouché la société de Saint-Vincent de Paul ; d’autres prêtent les livres de la bibliothèque populaire et visitent les écoles. Mais ils n’agissent pas ; la vraie initiative manque. Ils sèchent sur pied, deviennent moroses, se plaignent que le gouvernement les éteint. Rien à faire, ni action, ni association. Impossible d’innover en religion, de rien commencer en politique. Il a fallu l’autorisation gouvernementale pour établir la société de Saint-Vincent de Paul, qui est purement charitable, avec cette seule condition que les membres seront catholiques pratiquants.

L’effet de la province est d’atténuer l’individu, de dépenser ses facultés en petites manies et en petits emplois : pour les femmes, faire la cuisine, soigner le ménage, le potager, empêcher que rien ne se perde, s’arranger un jardin, exceller à fabriquer des fleurs artificielles, des crucifix, des boîtes, se visiter et bavarder comme une roue qui tourne, aller à l’église, dire le chapelet ; pour les hommes, aller au café, au cercle, dîner longuement. Il s’agit de tuer le temps. On est par profession juge de paix, joueur de bilboquet, pêcheur à la ligne, etc. — On se donne comme devoir de gérer son bien, d’économiser ; on devient l’esclave de sa maison, de son jardin. On s’accorde comme plaisir de jouer aux dominos, d’aller boire un verre de bière au café.

La puissance de la religion ici consiste en ce qu’elle est une occupation, une mécanique régulière qui tue les heures, comme la puissance du clergé consiste en ce qu’il est un corps de fonctionnaires. — Le mysticisme est pour quelques âmes malades et choisies, une sur trente tout au plus.

L’état de la France ressemble à l’état de siège ; à chaque instant la liberté de l’individu est sacrifiée à l’État.

Tout dépend, dans un État, du degré et de l’espèce d’impression que la somme des individus reçoit d’un événement donné. Avec l’excitabilité, les inquiétudes soupçonneuses, les prévisions lointaines, la logique immédiate des Français, le gouvernement absorbant et compressif devient nécessaire. — Voyez la terreur produite par le socialisme en 1851 ; ils se sont jetés entre les bras du Président.




Au retour à Paris, je cause de toutes ces choses avec Hillebrand[1]. Mon thème avec lui est que la caractéristique génératrice du Français n’est pas, comme il le dit, la vanité, mais le besoin d’excitation. Un Allemand supporte l’ennui ou plutôt accepte les sensations ternes bien plus aisément qu’un Français.

Selon lui, la France est supérieure à l’Allemagne pour l’aptitude à la société : non seulement elle a l’instinct, le tact, le talent de la conversation et du monde, par le besoin de causer, la politesse, le désir de briller, l’art de la toilette, la facilité de l’épanchement, la promptitude à passer d’une idée à une autre, d’un sujet à un autre, etc. ; mais elle a encore l’esprit public, la faculté de sentir à l’unisson, de faire masse et corps sur une question donnée, avec exécution immédiate. — Par exemple, nette direction de cet esprit public en 1788 et en 1829, en juin 1848, en décembre 1852, etc. Le parti est pris, parce que les idées sont peu nombreuses, simples, claires, contagieuses ; tandis que l’Allemand, individualiste, flotte isolé, chaque individualité étant différente des autres et difficile à ébranler. — La France a plus de traditions, un code de politesse, d’honneur, de savoir-vivre ; chaque individu, comme la masse, a un jugement moral tout fait, capable de s’appliquer aux principales occurrences et de lui dire nettement ce qu’il faut faire et croire en telle occasion — de même en Angleterre, par l’antiquité de la culture et de la vie politique. Au contraire, l’Allemagne est toute neuve, flottante, indéterminée.

  1. Karl Hillebrand, auteur de Frankreich und die Franzosen.