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Carnets de voyage, 1897/Texte entier

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette et Cie (p. v-348).


AVANT-PROPOS


Les Carnets de Voyage ont été écrits pendant les tournées que M. Taine fit de 1863 à 1866 comme examinateur d’admission à l’École militaire de Saint-Cyr. Ce sont des notes prises au jour le jour, sur de tout petits cahiers, la plupart du temps au crayon, presque toujours sans corrections ni ratures. Dans sa correspondance, il manifeste à plusieurs reprises l’intention de les publier. Il aurait sans doute, en ce cas, refondu le texte, complété son enquête et rédigé à nouveau certaines parties, comme il le fit pour les Notes sur Paris et, plus tard, pour les Notes sur l’Angleterre, tirées de carnets analogues. Entre-temps, il en choisit quelques extraits qu’on retrouve dans ses œuvres de cette époque, notamment dans le Voyage en Italie (1866), les Notes sur Paris (1867), l’article sur l’Iphigénie de Gœthe, etc.

Mais il commençait à écrire en 1867 son traité de l’Intelligence, énorme travail auquel il avait pensé depuis sa sortie de l’École normale. Puis vinrent la guerre et la chute de l’Empire : du bouleversement politique et social qui suivit, sortait une France différente de celle que décrivent les Carnets. — M. Taine se consacra dès lors tout entier aux Origines de la France Contemporaine, et y travailla sans trêve jusqu’à la fin de sa vie. Les petits cahiers sur la France restèrent enfouis dans ses cartons.

Le public devra replacer ces notes à leur date. En les lui présentant aujourd’hui, nous n’en changeons ni la forme ni le fond : il aurait appartenu à l’auteur seul d’entreprendre ce travail délicat. — M. Taine nous dit lui-même (page 81) : « Ordinairement, on n’a que des commencements de sensations… Pour les avoir parfaites, il faut les corriger, les compléter ». — Ce sont ces sensations imparfaites et incomplètes que le lecteur trouvera ici ; mais, telles quelles et encore enveloppées dans la gangue primitive, elles peuvent donner une idée de la qualité du métal et de la richesse du filon.

Novembre 1896.


DOUAI


20 Août 1863.

Promenade le soir après dîner. Voici ce qui a surnagé.

Un grand sentiment de bien-être, quelque chose de semblable à la Flandre et à l’Angleterre. Rien qui sente l’ignoble petit bourgeois prud’homme, important et tracassier des villes du centre.

Je sortais de Paris, où j’avais vu l’illumination du 15 août, le fourmillement sur les places, dans la fournaise poussiéreuse, les murs blancs, les figures actives, ravagées, les pauvres diables, servantes, ouvriers, qui venaient avaler une goutte de mauvais plaisir, faux comme du coco frelaté ; j’avais senti l’âcre odeur universelle, la sueur et la poussière humaine, l’enfer de l’activité fiévreuse, la maladie du désir inassouvi. — Ici, une chaleur moindre, et le lendemain, la pluie ; des maisons de brique à hauts toits Louis XIII, à cheminées solides et monumentales, des croisées à petits carreaux, à dômes ; rien d’improvisé, rien pour la parade, tout pour la jouissance durable. — Quelques promeneurs dans les rues ; un son de bourdon lointain ; çà et là, dans les boutiques, un marchand, une femme qui lit ou regarde, assise dans sa robe du dimanche. C’est un plaisir suffisant que de se faire belle et de se reposer. — Une propreté parfaite et souvent du goût : toujours de l’espace, de l’ampleur, rien d’étriqué. Beaucoup de maisons ont une devanture, un toit qui a son caractère ; rien de semblable à la monotonie administrative de la rue de Rivoli. Ce sont des gens endormis, mais « cossus » et dont les grands grands-pères ont été artistes. La Scarpe plonge ses canaux dans la ville et fait de petites Venises. Des canards y nageaient paisiblement, une vieille femme les regardait de sa fenêtre, entre les pots de fleurs ; voilà une soirée de dimanche.

Beaucoup de pittoresque dans ces hauts intérieurs et dans ces vieilles maisons ; quelques-unes ont des escaliers jusque dans l’eau ; d’autres dressent leur mur à pic ; le canal tourne étrangement, dans les fonds brillent les tuiles rouges ; par une échappée, on voit un bout de jardin, un arbre vert qui rit.

Pluie le lendemain, voilà le vrai paysage du Nord, nuages blafards ou fondants, d’un blanc de neige ou d’un noir de suie, qui roulent sur des toits rouges et des masses de verdure fraîche. Sitôt que l’averse est tombée, le toit crénelé tranche sur l’air éclairci, et le rouge fort réjouit l’œil de sa belle couleur saine. Des remparts, on a vingt sujets de tableaux à la flamande. Toutes les maisons parlent : à Paris, il n’y a que des rues de commande, des décors et des hôtels garnis.

Ce qui m’a fait le plus de plaisir, c’est la Scarpe, dans la ville, au grand canal. La fraîcheur de l’eau me ranime toujours, surtout quand elle coule à pleins bords, quand elle est verte, avec de petites vagues mouvantes. Les murs vernis, les jolies maisons peintes, les formes capricieuses et accidentées y ondoient et s’y mirent avec une gaieté et une légèreté charmantes. Et quelle douceur pour moi, qui sors de la poussière de Paris, que cette longue rue si propre, auprès de cette eau saine, sans presque un passant, presque dans le silence !

J’aime encore mieux la Scarpe hors de la ville. Des joncs panachés, d’une fraîcheur incomparable, pullulent et bruissent dans les fossés des remparts ; la rivière tournoie, calme, avec de longues ondulations noirâtres entre deux rangs de peupliers, sous de gros bateaux pacifiques. On a fait d’elle un canal, elle le mérite, tant elle est tranquille ; au moment où nous sommes rentrés, le soleil couchant s’est dégagé, et il y avait un flamboiement rose, comme une joie triomphante, sur toutes ces verdures attristées.

Douai est une vieille ville catholique, parlementaire, lettrée, « l’Athènes du Nord », dit-on. Beaucoup de magistrature riche, qui a de la morgue et vit chez soi confortablement, reçoit à dîner savamment. Dix ou douze personnes donnent des bals l’hiver. La basse économie ne règne pas ; plusieurs ont voiture, des terres, un luxe bien entendu. — Ils suivent les cours ; M. A… a deux ou trois cents auditeurs l’hiver et cent l’été.

J’ai retrouvé plusieurs anciens camarades. X… d’abord : une maison entière avec jardin, porte sur la Scarpe, communs, pour douze cents francs. Sa femme est une Bordelaise ; ils se sont mariés par goût ; elle est tombée malade et s’est guérie deux fois plus vite en obtenant de l’épouser au sortir du lit. Elle nous reçoit en tablier de couleur, sortant de sa cuisine. Facilité de parole méridionale. « Je m’occupe de mon intérieur, mon mari m’en gronde, alors je lui réponds qu’il aime bien qu’un plat soit bien fait. Il voudrait que j’aille dans le monde ; je n’y suis pas encore allée depuis trois ans, cela m’ennuie, et on a tant à faire chez soi, avec deux enfants ! » Elle a eu un chagrin en arrivant : l’étage est haut, ses rideaux étaient trop petits, et il a fallu tout refaire. — « Oh ! il n’ira pas à Paris, j’y mettrai opposition : nous y serions trop malaisés, nous resterons ici. » — Il y a beaucoup de ces ménagères en province ; elles n’osent pas dire grand’chose et sont gênées à table ; le monde les embarrasse, elles n’y vont pas. Telle d’entre elles avec six mille francs de rente, a trois enfants, les nourrit, n’a qu’une bonne, passe une partie de la journée à la cuisine. Selon mes amis, elles sont toutes pot-au-feu à l’excès, sauf quelques-unes qui exprès se posent en femmes à la mode, en Parisiennes. La provinciale, très fréquemment, trouve son emploi et la dépense complète de ses facultés dans l’aiguille, les raccommodages et le gouvernement de son ménage.

La vie est à bon marché et pas surmenée. Avec six mille francs, une famille est fort à son aise. Avec douze mille, on peut avoir un cheval et une petite voiture ; beaucoup de gens se reposent avec deux ou trois mille francs de revenus.

Les gens officiels sont corrects et plaisants ; le doyen, qui est toujours en cravate blanche, saluant et souriant, part comme une mécanique de compliments à jet continu et à volonté ; il fait un cours d’histoire anodin, où les pères et les mères amènent leurs filles. C’est un complément d’éducation ; le professeur glisse sur les endroits scabreux. — B…, le philosophe, n’a que vingt auditeurs, et a été semoncé d’en haut, pour avoir dit que les stoïciens avaient une belle morale ! — Point d’élèves ni de travailleurs sérieux. La bonne compagnie vient dans ces cours de Faculté, par convenance et pour occuper une heure. Ils ont surtout des magistrats, des officiers et des fonctionnaires en retraite. Une Faculté est un Casino littéraire, une sorte de Petite Provence intellectuelle où l’on vient tiédir doucement et s’éteindre.

Beau et vaste collège, aéré, sain, bien arrangé, pourvu d’arbres et de larges cours ; mais les élèves ont toujours cet air étriqué et honteux que donnent la claustration et la contrainte. — J’ai visité le collège anglais, c’est l’ancien collège qui envoyait des missionnaires et des martyrs catholiques en Angleterre. Énorme aussi, mais les salles d’étude sont mesquines. Ce sont nos vieux et sales pupitres d’autrefois. De même les dortoirs. Nouvelle chapelle, l’ancienne fresque et tout le dedans ont été détruits en 1789. Restent quelques tableaux, des portraits ; l’un surtout du cardinal Allen, pâle figure ravagée, amincie, avec une fine barbe blanche, comme celle de Richelieu, et les honnêtes têtes sérieuses, décidées, étroites, de martyrs et docteurs du XVIe et du XVIIe siècle. Tous les frères sont Anglais, les élèves aussi, sauf sept ou huit petits Français. Bonne bibliothèque ; j’y ai vu Érasme et Voltaire. — Ces grands édifices, comme l’abbaye de Senones, donnent l’idée d’une vie plus terne, plus monumentale, plus sereine ; c’est l’ancienne vie des corporations, des gens cloîtrés volontairement, des travailleurs patients, calmes, désintéressés, bien différents de notre personnalité et de notre fièvre.

Grande influence cléricale ici ; sur les riches d’abord : « Sans la religion où irions-nous ? » En effet, c’est une gendarmerie intellectuelle. Puis sur le peuple : le curé va chez les paysans pendant que le mari est à l’ouvrage : « Eh bien, ma bonne femme, vous voulez donc la destruction de notre sainte religion et la ruine de notre Saint père le Pape ? — Oh, monsieur le Doyen ! — Alors, pourquoi votez-vous pour un tel ? — Dame, c’est que le maire nous a donné un billet. — C’est un mauvais billet. — Ah bien, si c’est cela, le voilà, Monsieur le Doyen, le voilà ; donnez-nous-en vite un autre. Je ne veux pas la destruction de notre sainte religion, et j’obligerai bien mon mari à voter avec votre bon billet. » — Et le mari vote !

Les paysans des environs, les ouvriers sont dociles, sensés, travaillent d’une façon suivie, ne sont pas difficiles à mener. Tout autres sont les Picards qui, mécontents d’un maître, peuvent fort bien lui donner un coup de couteau. — Ceux-ci sont Flamands de fond, se moquent fort des Flamands. Ils veulent être Franchais à toute force. — Aptitude à l’association ; sociétés volontaires pour la musique, l’arbalète, l’arc, etc. Patience pour apprendre toutes ces choses. Grossièreté native ; ils boivent ; les femmes se donnent sans honte ni difficulté. Presque aucun d’eux ne se marie « sans avoir connu sa femme ». Ils trouvent ennuyeux d’épouser une femme qu’ils n’ont point éprouvée. Mais d’ordinaire, au premier enfant, ils épousent ; manquer au mariage serait mal vu.

J’ai retrouvé dans les rues beaucoup de vraies figures flamandes : grand nez, joues creuses, maxillaires et pommettes saillants, teints de pomme de terre, cheveux roux, yeux pâles ; une ou deux filles fraîches comme des Rubens. — Quelques restes des anciennes dominations, un clocher flamand espagnol, carré, à quatre tourelles rondes collantes, avec le plus étrange chapeau chinois de colifichets et petites coupoles superposées en plomb, et un lion debout au sommet. — Un musée collectionné par un médecin assez pauvre, M. Escallier : quelques bons tableaux flamands de deuxième ordre, des esquisses, des patineurs d’un vrai mouvement, un beau dos de femme. — À Sainte-Marie, une Sainteté, par un élève d’Hemling, bien faible à côté de son maître ; cependant, le sentiment est le même, mystique, résigné. — Le musée de la ville est le plus étrange capharnaüm d’affectation moderne, de copies, de bric-à-brac de toutes les peintures, avec un bon portrait du temps de Van Dyck et quelques flamands à peu près authentiques, éclaboussures d’un beau jet d’eau recueilli ailleurs.

Visite à la sucrerie de R…

Terre plate, marécageuse, il a fallu faire des canaux d’écoulement. Ce sont bien les Pays-Bas ; tout vient de là, moral et physique. Le pays manque de pente ; beaucoup de marais sont restés ; on voit, çà et là, au milieu des champs de betteraves et de blé, leurs grandes flaques tranquilles, miroitantes, bordées de joncs panachés qui bruissent.

Deux journées de pluie ont couvert le pays d’eau ; la terre n’a pu tout boire ; la Scarpe est plus haute que le sol, il faut aller conduire bien loin au-dessous les canaux d’épuisement.

La ville était triste ce matin, la campagne l’est aussi ; il pleut trop, l’averse roule dans l’air, blafarde et mollasse, tout suinte ou dégoutte ; l’horizon disparaît, les pieds clapotent. — Mais il y a des demi-sourires de soleil délicieux, des pluies dorées de rayons noyés dans la brume fondante, des délicatesses de femme dans les teintes de la verdure pleurante et égayée.

Tout est paysage ; des fenêtres de la fabrique et de la maison, de la voiture à chaque tournant de la route, on pourrait copier un point de vue : les hauts toits pointus des maisons, les peupliers jetés çà et là, les raies basses d’arbres à l’horizon, le grand ciel ouvert peuplé de nuages, un groupe d’enfants pieds nus qui montent sur un tronc d’arbre abattu, une troupe de paysans sur un pont. Je crois que la cause en est que le pays a un caractère tranché ; tout s’y tient et fait masse.

Les gens sont vraiment Flamands. Ils fument en travaillant, en voiturant ; ils chargent des sacs avec une pipe longue d’un pied à la bouche. Il faut leur accorder par jour une demi-heure de pipe. Ils s’asseyent demi-nus, en rangs, dans la vapeur tiède, et là, fument ; le dimanche, ils boivent quinze à seize chopes de bière avec eau-de-vie.

Les paysans ont tous assez de terre pour faire leur provision de pommes de terre, un cheval ou un mulet, au moins un âne. Ils travaillent à la sucrerie de septembre à janvier ; les paysans aisés eux-mêmes viennent travailler. Ils sont réguliers, faciles à conduire, de sang-froid pour manier les machines. La machine a besoin de l’ouvrier du Nord et non de l’improvisateur fantaisiste du Midi.

La vie est sévère pour le jeune directeur, intelligent, joli garçon, décidé. Toute la journée, des cuves à mélasse, des marchés, des faces couleur de navet, des pieds nus qui pataugent entre les machines, et le soir, le tête-à-tête avec ses quatre murs, dans une maison de briques, avec un jardin de six pieds. Il faut se marier, avoir des enfants dans ce pays-là.

Point de plaisirs fins pour les jeunes gens du monde. Ils vont là où le vieux Caton envoyait les jeunes Romains. Arrivés à un certain âge, le père s’ennuie de les voir oisifs et les marie : on choisit la fille riche et bien apparentée, le jeune homme se laisse faire. Assez de régularité, mais l’inconvénient des cercles, pour les jeunes gens, c’est qu’ils s’y grisent. C’est tout à fait la nature germanique du Nord, flamande et anglaise. T… me disait : « La première chose qu’on se dit à Paris, le travail fini, à six heures du soir, c’est : à quoi allons-nous nous amuser ? Je n’ai vu cela qu’à Paris. » Il a raison. — En Belgique, on a la femme légitime avec quantité d’enfants ; puis la maîtresse, petite fille rangée chez qui on déjeune et qui a aussi des enfants, puis les passades. — L’Anglais qui a travaillé, mange, va boire, devient rouge, puis triste ou braillard, se rue sur un plaisir brutal et se sent l’envie de jurer et boxer. Puis il dort, cuve son vin : le matin, il se lave la face à l’eau chaude, le corps à l’eau froide, se brosse les favoris, met une cravate blanche et se rend à ses affaires avec un air digne d’enterrement. — Je crois que le Français, le latin, le méridional seul, met de l’art, de la poésie ou de la finesse dans son plaisir. L’autre est purement brute ou vertueux.


LE MANS


Retour de Douai. — Vers Arras, à l’horizon, on voit une tour charmante, probablement celle de l’Hôtel de Ville. Je sais qu’il y a dans toutes ces villes flamandes des chefs-d’œuvre d’orfèvrerie architecturale, comme à Bruges, Bruxelles, etc. Voyez leurs verres à boire : ils sont artistes par le sentiment de la forme, de la couleur, et par la musique.

Après Amiens, il y a un grand espace fort laid, la Picardie, grise et tondue ; les moissons ont été enlevées ; pas un arbre, pas d’eau, des tranchées crayeuses. Puis recommencent le climat et le sol parisiens, si distincts ; je les ai retrouvés le lendemain jusqu’à la Beauce. Quelque chose de fin, de gracieux, aucun grand caractère, mais des bouquets de verdure, de jolies rivières, un agréable mélange de cultures diverses, des villages bien posés.

Vers le Mans et un peu avant, tout change. Le pâturage commence : les prés, comme en Normandie, sont entourés de hautes haies vives, pleines de grands arbres, chaque pré est ainsi dans son cadre ; les routes serpentent, bordées d’un fourré épais, plus basses que les terres, ravinées l’hiver par la pluie. Ce vert vivant, dans le beau soleil, est charmant ; on se sent une autre âme qu’en Flandre.

Le Mans est fort laid. Même contraste que dans tout le centre entre le pays et les habitants. Quelques restes d’antiquité font plaisir ; une promenade de vieux arbres, çà et là une grosse charmille qui bombe, une église à deux clochers ardoisés, simple et grave comme une religieuse. Mais partout éclatent la négligence, les disparates, le manque de soin ; on sent l’état politique qui plaque l’administration sur la ville, comme une dent postiche dans un alvéole vide. Nul caractère dans les rues ni dans les bâtiments ; du plâtre et du moellon, des niches parées ou mal soignées à l’usage de richards bêtes ou de prud’hommes retraités ; des rues macadamisées, puis d’autres rues pavées de cailloux pointus ; une large place non pavée, poudreuse, biscornue, en pente irrégulière, et dans un coin, une vingtaine de mauvais chevaux qu’on vend et qu’on fait courir ; au centre, deux vaches qui attendent.

On sent dans quelques boutiques l’effort du marchand qui fait de la réclame, qui étale les nouveautés parisiennes. Un libraire affiche le portrait de Mgr X…, figure rosée, ronde, à lunettes, comme d’un souriant potiche chinois. — Cet homme-là a dîné, dormi les mains sur son ventre, donné la bénédiction en faisant de jolis doigts et souri avec un air de Saint-Esprit aux compliments et aux empressements de ses dévotes. — J’ai vu quelques dames en petits chapeaux et robes fraîches, sortir d’une boutique, relevant la tête comme des paons heureux ; la toilette est la seule chose où le génie national trouve ici son développement. — À côté, nous avons traversé le marché, un gros pâté rond, bas, vulgaire, empli de boutiques à vingt sous et de paysans qui viennent le fournir.

Comme on sent bien, par une seule de ces promenades, l’état social de la France ! Comme tout le corps de la nation est bas, encore voisin des serfs et des bourgeois du Moyen âge, avec les fonctionnaires en guise de nobles ! Ces fonctionnaires, sans les consulter et d’en haut, leur fournissent des marchés, des collèges, des tribunaux, mettent le holà. En somme, la masse a ce qu’elle veut : la petite vie bourgeoise et la faculté de vendre son blé, sa récolte, comme elle l’entend.

J’ai pensé à cela depuis que je fais ce nouveau métier. En somme, sauf la friponnerie naturelle et les grandes filouteries en haut lieu, bref, en défalquant les Rastignac et en ne prenant les choses qu’en gros, ce pays-ci a atteint un haut degré de justice et de bien-être. L’égalité y est pratiquée ; il n’y a pas de faveurs, même envers les très nobles et les très riches ; on juge abstraitement et sans savoir les noms. Le trait le plus saillant et qui produit le plus de bien comme aussi le plus de mal, est celui-ci : le constructeur de la France semble s’être dit qu’il y a un certain nombre de bonnes choses et qu’il faut que chacun en ait un morceau ; que nul n’ait un très gros morceau, mais presque tous un petit ou un médiocre. Les généraux de division, évêques, proviseurs, recteurs, directeurs, etc., arrivent à 15 000 francs ou environ. Les petits traitements de 1 200 à 3 000 francs foisonnent. Chacun avance un peu tous les trois ou six ans ; augmentation de 100, de 500 francs, une croix de chevalier, puis d’officier. On s’occupe d’eux dans leur vieillesse par les retraites et les pensions de veuves ; dans la vie, il y a l’avancement graduel, chacun aperçoit à peu près où il en sera dans vingt ans ; les grandes injustices flagrantes sont presque impossibles. Beaucoup de petites gênes, mécontentements, envies, espérances, dépenses, économies, mais point de désespoirs éclatants. C’est la vie rationnée ; chacun se serre le ventre et attend en grognant quelque peu.

Ici le professeur de mathématiques spéciales a 4 000 francs. On commence par 1 800 francs, on fait huit classes par semaine, on met dix ans pour arriver à 4 000. Ce qui vous soutient, c’est l’honorabilité de la position, l’engrenage, la crainte de rendre son passé inutile, l’espoir d’un petit changement avantageux. Il y a des gens grincheux ou qui se croient opprimés, comme le lieutenant qui enseigne la natation, l’escrime et la gymnastique ; mais ils n’espèrent pas briser l’énorme roue, elle est la France même. En somme, il faut un parti pris dans l’État, comme dans l’art ; celui-ci est un des bons, quoiqu’il ne soit qu’à demi bon : supprimer les grandes vies, les visées longues, toute hérédité et aristocratie, partager tout, produire une quantité de demi culture et de demi-bien-être, faire quinze ou vingt millions d’individus passablement heureux, les protéger, les rétrécir, les discipliner et au besoin les lancer en corps.


LA FLÈCHE


Depuis le Mans, le pays est charmant, je suis venu de Noyen à la Flèche sur l’impériale de la diligence, parmi toutes sortes de verdures en bouquets, d’arbres épanouis, silencieux dans le calme du soir. Ici, sur le Loir, commencent les paysages de Touraine, le sourire voluptueux, la tiède caresse du climat tant aimé des Valois, les rivières tranquilles, si lentes sur leur sable, épandues, dormantes entre leurs herbes, avec des tortillons et des frétillements dans les remous. La rivière s’étale vers le pont, près d’un haut moulin qui a l’air d’une tour ; sous le doux soleil, il n’y a pas de glace plus souriante. Des feuillages légers, des peupliers aux feuilles déjà rares, tremblent en face, dans la large plaine unie et verte ; on voit le bleu lumineux, la poudre diamantée de l’air entre les minces branches ; la verdure n’a que des tons doux ; la rivière la nourrit, mais le soleil la brunit ou la dore ; les yeux se reposent sur ce coloris fondu, on est bien, on regarde l’eau miroiter, on trouve que la vie est accueillante et bonne. À la Flèche, le paysage est flamand, avec un autre soleil. Dans une plaine basse, unie, une rivière traînante, avec des îles ; partout la prairie et des haies dispersées de peupliers. L’hiver, elle déborde. — Mais comme le soleil change tout ! Quel air de sérénité et de grâce heureuse ! L’eau est claire et sous le ciel ondoie, se plisse avec des treillis d’un azur admirable. Bleu lumineux, riant, dans un cadre d’un vert doux, et des nuages au-dessus, comme des duvets de cygne. Les rives basses se perdent et ne font qu’une petite bordure. Le ciel a toute l’ampleur de sa voûte et j’y trouve enfin la vraie lumière, l’éclat velouté du Midi. Cela fait penser au lapis-lazuli, aux pierres précieuses.

J’ai passé deux soirées assis sur une poutre en face du port. La rivière s’étale dans un large carré de pierres, avec une petite écluse murmurante. Deux ou trois hauts bâtiments sont plantés au milieu ; ce sont des tanneries.

Impossible de rendre la grâce, le calme, la douceur charmante de ce paysage. Il faudrait ici un Decamps ou un Corot. Le ciel est ouvert et en courbe douce comme une coquille nacrée, luisante ; la large nappe d’eau renvoie sa lumière ; les deux clartés qui se rencontrent nagent indistinctement dans la brume délicate qui transpire. Cela fait un voile aérien, transparent, qui amollit tous les contours ; les arbres légers, les peupliers lointains deviennent vaporeux, on dirait des ombres heureuses qui flottent entre l’Ệtre et le Néant, mollement, amoureusement, aussi promptes à s’évanouir qu’à reparaître. Point de couleurs, les hauts bâtiments allongent sur l’eau leurs ombres noires. Tout à l’entour ruissellent et tremblent des clartés blanches ; la lune danse sur l’eau, et les petits flots jouent languissamment ou bruissent.

La Flèche est une ville de huit ou dix mille âmes ; petits pavés pointus, rues étroites, une vraie ville de province ; d’un côté, une belle rue moderne, de l’autre, un petit quartier de pauvres diables ; des maisons d’un étage comme en Angleterre. Une maison pour famille entière, avec jardin, coûte 300 francs par an.

L’ornement de la ville, c’est le Prytanée ; quatre cents élèves, tous boursiers sauf vingt ; un général commandant, etc. Les bâtiments et jardins occupent quatre hectares, c’est l’ancien collège des Jésuites, fondé par Henri IV. Cela est monumental ; les gens du XVIe siècle avaient besoin de plus d’espace que nous pour respirer et remuer. Énorme construction carrée enfermant une vaste cour verte ; sur les côtés, toutes sortes de cours et bâtiments accessoires. Derrière, un très large parc avec des charmilles et des fleurs, une vasque verdâtre et un jet d’eau, une haute futaie de gros arbres, de grands fossés comme pour un château. La pierre, l’espace et les arbres ont été prodigués. La main-d’œuvre, alors, et le terrain ne coûtaient pas grand’chose. Ces vastes cours, ces constructions régulières, hautes, symétriques, ce grand promenoir à arcades, l’église avec sa haute tour droite et son chevet aigu, font plaisir au sortir de la ville. Cela est noble, large, et fait contraste avec la basse petite vie bourgeoise qui transpire à travers les façades bossues et les formes étriquées des maisons. — On prétend que je suis aristocrate ; il y a cela de vrai qu’il me semble odieux de vivre sans ces choses grandes et belles.

Bon tableau ou presque bon dans l’église, sur les Macchabées. Pas d’images ni de poupées, haute nef ; c’est le style Jésuite, guirlandes, consoles enrubannées ; mais là ce style affecté devient beau par contraste.

On s’imagine que tout est calme ici, heureux à la flamande ! De près, c’est comme un verre d’eau vu au microscope, avec des animalcules affreux qui se dévorent. X… y est venu fort jeune ; il a acheté un jardin avec une petite maison de deux pièces dans les quartiers ouvriers, et y vit comme les artistes de Fontainebleau entre son enfant et sa femme. Il avait un logement au Prytanée, il l’a quitté à cause de la gêne et de l’obligation de s’habiller. « On ne rencontrait que crinolines et habits neufs dans le parc. » — Il paraît que la crinoline et l’ajustement tournent la tête de toutes les femmes ; les maris ont des appointements de dix-huit cents, deux mille, trois mille cinq cents francs ; un seul a quatre mille francs ; on doit rogner sur le bœuf et le potage pour fournir aux rubans. — Il faut voir les têtes des vieux professeurs ! Mais songez aux misères universitaires. Souvent, ces têtes ne sont si ridicules que parce qu’elles ont subi une longue averse de malheurs.

Un trait curieux, qui marque l’engourdissement de la province, c’est l’engourdissement des élèves eux-mêmes. Ils sont ternes, n’ont pas l’air de sentir, ne se secouent pas au tableau. X…, qui est de bon sens et judicieux, me cite un nouveau venu arrivant de Paris, qui au tableau s’agite, se disculpe, dit : « C’est singulier, je suis tout incapable aujourd’hui. » Bref, il se défend tout en faisant le modeste en public. C’est qu’à Paris l’amour-propre est un grand excitateur.


SOLESMES


En voiture particulière par la pluie, de la Flèche à Sablé. Pays bien vert ; les arbres sous la pluie m’ont toujours touché. Ils vivent et verdoient.

De Sablé nous allons à Solesmes, pour voir l’abbaye des Bénédictins. Quelques-uns sont instruits, entre autres Dom Guéranger, ami de M. Veuillot. Celui qui nous introduit nous dit qu’il s’occupe des saints de l’Anjou, des antiquités du Mans. — Assez médiocre bibliothèque ; ils ont l’abbé Migne, édition des Pères de l’Église. Cinq ou six travaillent, sur soixante.

Très jolie maison, semblable à l’habitation d’un homme qui aurait trente mille livres de rente. Elle est sur le bord de la Sarthe, à cinquante pieds au-dessus, avec une terrasse bordée de murs, un large promenoir sous une charmille à gauche, de belles fleurs, des vignes, des glycines grimpantes le long de la maison, un beau figuier. Beaucoup de goût, de jolis arrangements et encadrements de verdure. Sur la droite, vue admirable : la Sarthe tourne et disparaît sous des massifs d’arbres, dans un lointain vert indistinct. Les Bénédictins ont bâti une haute tourelle coquette, à plusieurs étages, terminée par des créneaux ; ils y logent leurs hôtes. Ils disent qu’ils l’ont construite en 1848 pour occuper les ouvriers ; ils y avaient dernièrement vingt-deux hôtes. Le frère qui nous accompagne a des façons d’homme du monde. « Si vous voulez nous faire l’honneur de partager notre dîner » … En somme, ce ne sont pas des ascètes.

Il nous conduit dans le promenoir, sous des arcades blanchies à la chaux ; on tourne ainsi autour d’un massif de verdure. Çà et là, on rencontre des Pères, presque tous lisant, quelques-uns d’une belle figure maigre et pâle. — Point cafards, un seul salut m’a choqué : celui d’une bande de novices, sur la route.

Réfectoire tout lambrissé de bois noir, au centre une lampe de cuivre ; par les fenêtres ouvertes, on voit le charmant paysage. Ils ont du cidre et du vin : ce goût, ce bien-être, ces études me font penser à l’ancienne abbaye près de Senones. — En somme, cette vie est aussi tolérable que celle d’un soldat, d’un marin ; la discipline et l’habitude suffisent à l’homme. Cela fait un monde réduit, avec des chefs, sous-chefs, dans une clôture donnée, toutes les heures réglées — et un soupirail pour les âmes rêveuses du côté de Dieu.

Le couvent est joli de l’extérieur, avec son haut clocher arrondi, grisâtre ; mais tout l’intérêt est dans la chapelle : chapelle étroite, avec une crypte ; au fond, le chœur avec ses vitraux, tout lambrissé de bois sombre ; plusieurs moines dans leurs stalles, lisant d’un air absorbé. Quelques têtes sculptées, raides, avec un commencement d’expression, du temps de Louis XI.

Le corps de l’église est occupé à droite et à gauche par un grand monument de sculpture, très belle et très ancienne œuvre, exécutée, dit-on, par des artistes italiens, commencée en 1496, finie en 1553 (ces dates sont dans les moulures). Les figures sont grandes comme nature. — À droite, le Christ au tombeau ; le caractère du Moyen âge subsiste encore presque en entier. L’ogive, les arceaux réunis en gerbe, les dentelures, les figurines grotesques, un diable, un Triboulet dans les encadrements, indiquent assez la date. La Renaissance commence à peine ; le beau est encore presque inconnu. Figures réelles, prises sur le vif, l’artiste est encore servile ; mais comme il a observé la nature et qu’il sait bien ! — À gauche, l’Ensevelissement de la Vierge. Elle est admirable de piété, de calme ; les mains sont croisées si doucement ; la mort ne l’a pas encore raidie, on sent que ses mains pendent à demi. Elle est dans un linceul blanc, que deux personnages soutiennent par les deux bouts ; même idée là-bas, pour le Christ ; les autres hommes et femmes, debout ou penchés, peuvent faire groupe autour de ce centre. Encore un peu textuel, minutieux et raide ; les corps semblent trop courts ; ils ont l’air tassés dans une cave. Mais il y a déjà de belles têtes énergiques et nobles, et quel grand cœur tendre que celui qui a trouvé l’expression et la pose de la Vierge !

Trois autres sujets, avec quantité de figures ; cela fait monument ; il y a des colonnes, des niches à coquilles, une architecture décorative ; toutes les marques de la Renaissance. — Tête charmante de la femme qui foule le dragon, en face de la fenêtre. — Mais, ce qui m’a frappé le plus, c’est la Vierge et saint Joseph, retrouvant Jésus parmi les docteurs. Saint Joseph est le plus vif et le plus fin des paysans italiens ; la Vierge a une expression de jeune fille mignonne et pourtant décidée ; le couple est charmant et les poses sont prises au vol. Le petit Jésus est un bambino un peu gras, à grosses joues ; cette sincérité de l’art qui ignore la règle, le convenu et prend la vérité sur le vif, fait un plaisir extrême ; ces gens inventaient tout, ils ont vécu ; probablement une famille, une sorte d’école tout entière a déposé, imprimé là toute sa pensée, toute son âme. — Les docteurs, habillés à la façon du XVIe siècle, sont vrais comme des têtes d’Albert Dürer, mais plus beaux. Ce sont, dit-on, les portraits des hérétiques du temps. L’un d’eux, colérique et sanguin, ressemble à Luther. Tous sont des types réels, audacieusement copiés, et avec un fini ! Ce réel étonne et choque un peu en sculpture, mais finit par charmer. — Je me rappelle surtout l’air scandalisé, demi-irrité du premier docteur, homme solide et énergique, qui, son livre à la main, redresse la tête sur le premier plan.

Bas-relief représentant le massacre des Innocents. La femme qui cache son enfant dans ses bras est copiée de Raphaël, mais plus massive, presque brutale.

On voit là toute l’aurore de l’art.




Quantité de paysans et de petits bourgeois au Mans, à Noyen, à Sablé, etc… Mon impression est toujours que la France est organisée en faveur de cette classe-là, et c’est un triste produit.

Une société est comme un grand jardin : on l’aménage pour lui faire rendre des pêches, des oranges, ou des carottes et des choux. La nôtre est tout aménagée en faveur des choux et des carottes. L’idéal, c’est que le paysan puisse manger de la viande et que mon cordonnier, ayant amassé trois mille francs de rente, puisse envoyer son fils à l’école de Droit. Mais les hommes distingués n’atteignent rien d’éminent ; tout au plus une croix, une retraite maigre ; leur traitement les empêche juste de mourir de faim. Le colonel L…, entré à seize ans à l’école Polytechnique, sorti le second, ayant servi quarante-quatre ans, a quatre mille francs de pension ! Mettez un pareil homme en Angleterre ! — De même le général C…, les gens de l’Institut, etc.

Partant, tout est viager ; impossible de rien fonder de grand, d’avoir une famille qui vous continue. — Partant, tout est au concours ; nous arrivons à des mœurs chinoises. Nous nous préparons à des examens, nous passons des examens et nous entrons dans la filière. L’effet de ces mœurs, c’est l’étude mécanique ou exagérée, la vie de collège, la journée passée sur un pupitre, l’ennui, l’attente, l’intrigue, l’étroitesse des vues, le caractère de l’employé.

Et le concours est nécessaire. Quel autre moyen de choisir entre les prétendants ? Ce n’est pas que tout ce qu’on leur demande d’apprendre soit indispensable ou même utile pour leur état, mais c’est un test, un moyen d’ôter l’apparence de l’injustice. Les vraies études, les grandes études désintéressées y périssent. Les postulants bourrent leur mémoire, se mettent dans des pensions préparatoires, se réduisent à l’état de candidats et de bacheliers. À l’agrégation d’histoire, un candidat a fait l’histoire ancienne et moderne de cent cinquante îles de la Méditerranée ; un autre, douze pages sur le Concile de Florence avec citation des calembours latins du temps. Ce candidat-merveille est resté un homme de sixième ordre. Voilà les fruits du concours : des médiocrités et des monstruosités.

On vient d’en établir un nouveau pour les télégraphes. Impossible de choisir sans cela, et il y a déjà tant de mécontents !


DU MANS À RENNES


Rien de grand, mais un des plus agréables pays que j’aie traversés.

Tout est vert ; presque point de blé, deux ou trois champs de sarrasin ; le reste est en pâturages, chaque pré entouré d’une haie vive, large, pleine de chênes. Ces chênes sont humectés par des pluies incessantes. Il pleut à Rennes de deux jours l’un. Si loin qu’on aperçoive, toujours reparaît le même spectacle, des petits coteaux verts ondulant avec ces bouquets de chênes si vivants, si frais, au feuillage lustré, luisant, qui réjouit l’œil comme un beau son clair réjouit l’oreille. Parfois le terrain est argileux et l’eau stagne. Alors des bandes vertes d’un éclat inexprimable sillonnent le pré de leur émeraude ; des flaques d’eau immobile luisent entre les joncs et les prèles. Çà et là un ou deux étangs qui, sous un vent faible, développent incessamment le bataillon mouvant de leurs plissures ; cette grande tache noire et brune, avec son ondulation tranquille, est étrange et surprenante ; une mouette y vole lentement, ramant de ses grandes ailes crochues, comme à la mer.

Pendant tout le voyage, les grands nuages charbonneux, chargés d’eau, voguaient lourdement ou fondaient sur les têtes vertes des chênes.


RENNES


Belles grandes rues monumentales au centre, pavés et trottoirs en granit ; mais rien pour le goût. La ville a été brûlée au XVIIIe siècle ; la cathédrale, à colonnes superposées en consoles, n’a rien d’intéressant au dehors, et au dedans elle est toute blanche et plate ; c’est le plus vilain édifice que j’aie vu.

Çà et là, hors des grandes rues et dans les faubourgs, subsiste le pavé pointu, exécrable, qui blesse les pieds ; ce sont des pierres de toutes formes serrées au hasard. Les maisons sont misérables ; on sent là le reste du Moyen âge. Elles sont bâties en bois et mortier : demi-ventrues et bossues, protégées par une espèce de cuirasse lézardée en vieilles ardoises ébréchées, salies, branlantes. Impossible d’énumérer les formes ; c’est le pêle-mêle le plus bizarre ; quelques-unes ont une sorte de chapeau pointu comme au XVe siècle ; d’autres se dressent en tourelles, d’autres sont courtes et écrasées ; elles se présentent de face, de flanc, de toutes façons. Partout la petite fenêtre à guillotine, à petits carreaux sales ; pour s’abriter de la pluie, les plus hautes ont une sorte de paravent en ardoises qui avance, soutenu par deux poutres. On aperçoit des escaliers vermoulus, obscurs, d’où sortent de mauvaises odeurs ; par la pluie et sous les grands nuages, cela fournirait des motifs à un peintre.

Quelques traces de piété lourde et de recrudescence catholique ; une énorme croix de bronze portée sur une boule dorée, avec un gros piédestal de granit, élevée en 1817 ; un mandement emphatique sur la dégénérescence des caractères et la noblesse du Breton ; ces gémissements d’évêque qui foudroie la civilisation moderne, finissent par la permission de manger des œufs.

Foi profonde, attention, recueillement extrême dans les gens agenouillés ; des femmes se confessent ; parmi elles, une espèce de cloporte, à genoux, égrène son chapelet. Il y avait une paysanne prosternée devant cette grosse croix, sur la place. — Pays catholique, non pas machinalement, mais avec passion. Je suis allé aujourd’hui à la sortie de la messe et des vêpres et j’ai regardé les figures : de vieux paysans, à genoux sur le pavé, un chapelet entre les mains, comptant les grains, le corps penché en avant dans la position la plus incommode, sont comme absorbés. Les yeux ne remuent pas ; il n’y a pas un mouvement dans un seul des plis de la figure. — Beaucoup de femmes, des servantes, des filles de la campagne, une ou deux religieuses. Les figures et les expressions ressemblent à celles des saints du Moyen âge, dans leur niche de cathédrale. Rien de véhément, d’ardent ; seulement, ils ont l’air pris tout entiers ; c’est la plénitude de la croyance et de l’attente, comme si on les menait chez l’Empereur, aux Tuileries, parmi les dorures, et qu’un chambellan leur ait dit : « À genoux et ne bougez pas. » — La religion ainsi entendue est-elle autre chose qu’une crainte plus forte ? L’idée de la justice absolue entre-t-elle dans ces esprits-là ?

Près du Thabor, grande chapelle ; la Vierge est sur l’autel avec l’enfant Jésus, tous deux couronnés ; elle est vraiment la reine et la déesse. Parfois il semble que le catholicisme soit un polythéisme retourné, dans lequel, au lieu d’êtres forts, on adore des êtres malheureux et tendres.

Peu à peu le type se dégage ; il y en a un, visible surtout chez les paysannes, les petites filles, les jeunes filles au marché. Point de beauté régulière, de santé ni de belles pousses ; quelque chose de grêle, de souffreteux, de pâlot, d’un peu écrasé. — Mais dans plusieurs jeunes filles, cela produit des expressions admirables. La virginité parfaite, celle des sens et de l’âme, une sensibilité exquise, une délicatesse charmante, prête à souffrir par son trop-plein, une suavité étrange. On pense à ce mot indien : « Ne frappez pas une femme, fût-ce avec une fleur. » La beauté est en dedans, l’âme semble refoulée, résignée, toute frêle, d’une douceur infinie. J’ai vu une fiancée avec son promis et sa famille, le premier jour, en montant au parc. Un bonnet à tuyaux avec des ailes raides, blanches et brodées, comme un reste des coiffures du xve siècle ; une jupe brune ; la taille d’un seul bloc, non amincie aux hanches, comme dans les statues du xiiie siècle ; un petit châle violet, dont la couleur s’harmonise avec le reste ; des bas noirs. La figure est un peu courte, mais les yeux gris ont un tel charme de candeur profonde ! Ce n’est pas la simple candeur allemande et anglaise ; la femme n’est pas haute, fraîche, riche en couleurs, pétrie de lait ; au contraire elle est petite, les bras et le cou sont trop maigres. Certainement les héroïnes si pures de l’ancienne chevalerie bretonne, l’amour mystique des romans du Saint-Graal, Percival, Élaine, Yolande, Géraint, viennent de là. Renan a bien parlé de cette sensibilité délicate et souffrante des races celtiques.

Par compensation, le soldat qui me mène à la caserne me dit que nul pays n’a les mœurs plus faciles. « Le jour, elles ne vous regardent pas, mais le soir il n’y a qu’à parler. » De même la fin des romans bretons et toute la Bretagne du Moyen âge : « Tel prêtre avait dix femmes et même davantage. » — De plus, six ivrognes dormaient à même sur les marches de l’église. Ils boivent quatre litres de cidre, puis de l’eau-de-vie. — En outre, saleté, puanteur, pauvreté de tous les quartiers extérieurs ; c’est depuis six ans seulement qu’on y bâtit des maisons propres. Plusieurs endroits m’ont rappelé la Juiverie de Francfort. Tout est sale ici, même l’hôtel qui est le premier de la ville et fort cher. La cour est commune avec un autre hôtel où aboutissent les messageries ; tapage, mendiants, etc. Celui-ci est un reste de vieil hôtel bourgeois avec de hautes chambres, de vieux meubles achetés aux ventes, des papiers déchirés et partout les mauvaises odeurs. Quelle différence avec Douai !

Le Lycée avait sept cents élèves. L’évêque a fondé un collège religieux ; du jour au lendemain la moitié des élèves ont quitté ; aujourd’hui le lycée languit.


MUSÉE


Les tableaux viennent : 1o d’une collection particulière du marquis de…, propriété nationale transportée ici pendant la Révolution ; 2o d’un déversement des musées de Paris ; on sait qu’en 1804, le Louvre, trop plein, envoya des tableaux aux musées de province.

Le bâtiment est le palais des Facultés. — Musée de conchyliologie, plâtres, divers tableaux et croûtes de divers âges, déposés çà et là. Il y a un tableau donné par l’Empereur : La pauvre femme déposant son enfant au tour, acheté à l’Exposition de 1858. Tout cela est propre, neuf, artificiel comme une dent osanore. C’est l’idée qui m’est revenue partout ; la caserne, la magistrature, l’Université, rien n’a de racines propres, tout est implanté. — Par exemple, point de peintres à Rennes ; il n’y a que des professeurs de dessin et quelques amateurs. Cela frappe beaucoup quand on voit tel édifice neuf, surgi récemment, emphatique ou en désaccord avec le voisinage. Par un contre-coup ministériel, on a voté des fonds à Paris ; on a envoyé un architecte de Paris ; il a fait sa petite affaire et la ville compte un monument de plus.

D’autre part, il y a du bon. Tous les imbéciles, paysans, petits bourgeois, reçoivent les fonctionnaires comme les Hindous reçoivent les civilians de la Compagnie anglaise. Sans cela, ils n’auraient pas de routes, ni de justice, ni d’écoles.

Je montais au Musée après mes examens. Cela me nettoyait l’âme. Il n’est pas mauvais de faire un métier pour comprendre ce qu’est un métier, et, partant, ce qu’il y a dans la tête de la plupart des hommes. Mais il ne faut pas le faire trop longtemps.

Deux Wynants et un certain nombre de Hollandais. Chaque année, je les aime mieux ; ils ont peint un état normal et, de plus, idéal : le contentement, le bien-être calme ; aujourd’hui les peintres sentent la vie violente, ou étrange ou poétique de la nature, mais leurs paysans ne sont que des études physiologiques. L’avenir est en tout art à celui qui choisit ou rencontre des sujets que toutes les générations aimeront ; le bonheur en est un, mais non la maladie nerveuse et la curiosité psychologique. Il m’a fallu vieillir pour sentir la beauté du bonheur. Autrefois cela ne me touchait pas ou me paraissait fade. — Wynants est une âme délicate, un peu mélancolique, mais charmante ; ses teintes sont douces ou plutôt adoucies : il a des bouleaux blanchâtres gracieusement penchés, partout des arbres demi-tordus, des eaux dormantes qui luisent, des feuillages légers qui se colorent de la rousseur du soir, des nuages de duvet qui montent insensiblement, étageant leurs rondeurs satinées ou grisâtres, des terrains fauves, des lointains pâles dont les teintes se fondent, une sorte de tiédeur moite qui s’exhale dans l’air, une pacifique langueur qui vient envelopper et caresser toutes choses.

Pour juger les paysages, toute la question gît dans le plus ou moins d’eau que contient l’air. Mon tempérament a besoin de plus d’eau que n’en demande un Romain ou un Grec. Au bout d’un temps, en face de la littérature ou de l’art des pays méridionaux, mes sens sont blessés ; il me faut une légère couche d’humidité imperceptible qui adoucisse la brûlure de leur âpre soleil.

Marché aux chevaux de Wouwermans. — Le grand espace bien ouvert du ciel et de l’air est rempli par une brume fine imprégnée de soleil ; et les bons et braves chevaux aux robes brunes ou blanches dressent leurs têtes ou font reluire leurs corps bien nourris. — Tous les seigneurs ont des vêtements de velours ou de soie jaune clair, feuille-morte, à rubans, à galons, à nœuds de satin, avec de grandes bottes évasées, quelque chose de magnifique et de décoratif. Chapeaux à larges bords, épées, perruques, manchettes de dentelles. Air un peu lourd ; les femmes, dans leurs jupes de satin blanc, sont empesées. Mais comme c’est là la fin de la chevalerie et la grande vie seigneuriale que peignent les Mémoires de Bostaquet ! Quelle parade que cette vie ! Quel bonheur simple dans cette absence d’idées et de raffinements ! On voit, dans Dumont de Bostaquet, que c’était assez pour être heureux de festiner et de parader, de chasser, mener grand train, faire figure.

Van Herp. Vierge au chardonneret. — C’est un élève de Rubens. Charmante jeune fille un peu mignarde, aux doigts allongés, mais foncièrement bonne ; — un tel amour dans ces douces teintes fondues des cheveux et des épaules ! Le bébé rond et rose comme une fleur a des lèvres de cerises et ne pense qu’à téter. Il a ce regard sérieux des enfants ; il est encore si petit, il a si peu de cheveux ; le bout de sein lâche une goutte de lait et la bouche est si bien faite pour ce bout de sein !

Évidemment, le principe de cette peinture est autre que chez nous. Ils peignaient pour faire plaisir à tel riche bourgeois tranquille, qui vivait agréablement et ornait sa maison. Nous peignons pour avoir la croix à l’Exposition, pour faire du bruit, pour piquer la curiosité, raviver le goût affadi de quelques Parisiens ou cosmopolites, liseurs de journaux, critiques, coureurs de filles.

Van der Neer. Clair de lune. — Cela est incroyable d’effet ; c’est toujours son grand fleuve à rives basses, avec un vieux saule cassé sur le devant et deux pêcheurs, puis, dans l’ombre, une quantité de barques effacées, noyées, et l’immense humidité qui sort de la terre et rejoint le ciel. L’effet extraordinaire, c’est le regorgement de brouillard ; il s’en exhale du fleuve et de la terre, les brumes se gonflent, s’étendent et s’enroulent, voguant insensiblement sur la vapeur universelle, au-dessus de l’eau leur mère, qui en enfante et en enfante encore et en soulèvera toujours. L’immense nuit noircissante qui à l’infini enveloppe la terre, appelle et confond leurs troupeaux : toutes les formes nagent et disparaissent dans leur épaisseur vague, noirâtre et bleuâtre comme la profonde eau vaseuse des canaux dormants. — Remarquez la différence avec les paysages contemporains de l’autre salle : Chaigneau, Anastasi, Pinguilly, Blin, etc… L’ancienne peinture saisit le fond de la réalité et veut en jouir ; l’artiste moderne saisit l’accident frappant, la caractéristique différente et veut faire effet. — Ainsi le Paysage hollandais d’Anastasi est très vrai, par le ton bleu-verdâtre désagréable des herbes et l’étrange ciel noir bleu fondant. Cela frappe par contraste avec notre paysage français. — Mais il n’a pas aimé la Hollande, et l’essentiel, le durable, l’acceptable que découvre l’amour, lui a échappé.

Deux Crayer. Résurrection de Lazare (signé et daté 1664). — Il y a là une recherche presque vénitienne, de délicieuses fontes et douceurs de la couleur, des évanouissements de lumière rose, des tons de chair se perdant dans d’autres ou dans l’ombre, des affleurements de soleil dans des cheveux d’un roux doré, dans des voiles aériens de dentelles mignonnes. Voyez la sœur de Lazare tendant ses belles mains potelées, avec son ample cou satiné sous son riche menton et ses joues vermillonnantes, sa jupe de satin bleu intense, luisant sous sa chape d’or damasquiné ; quelle maîtresse bonne et savoureusement complaisante ! Rien ne surpasse les Flamands, sauf les Vénitiens. — Ce tableau est bien plus fondu, d’une couleur plus voluptueuse que le Christ en croix, et semble d’un Flamand amateur des Vénitiens. C’est réel et pourtant idéalisé. — Crayer a moins de gloire parce qu’il est resté dans une sorte de mesure : Rubens l’a étouffé. — Comme il est loin, dans le Christ en croix, de l’angoisse moderne et du raffinement psychologique.

Jordaens. Christ en croix. — Admirablement fini et expressif. Tout est immobile : le Christ a les yeux ouverts et sent silencieusement l’amertume de la mort. Belles chairs lumineuses sur un fond sombre. La beauté extrême vient de cette splendeur des chairs éclatantes sur le ciel noir, et de ces profondes expressions vraies, de ces types pris sur le vif. — Je l’ai vu, ce grand homme, à Mayence, à la Haye, à Anvers ; nous ne le connaissons pas à Paris, nous n’avons qu’une de ses gaudrioles.

Mais ce qui est absolument sublime, c’est un tableau hollandais, le Nouveau-Né, attribué à Lenain : deux femmes regardant un petit enfant de huit jours, endormi. Tout ce que la physiologie peut dire sur les commencements de l’homme est là ! Rien ne peut exprimer ce profond sommeil absorbant, comme celui dont il dormait, le pauvret, huit jours auparavant dans le ventre de sa mère ; le front sans cheveux, les yeux sans cils, la lèvre inférieure rabaissée, le nez et la bouche ouverts, simples trous pour respirer l’air, la peau unie, luisante, que l’air a touchée encore à peine, tout l’engloutissement primitif dans la vie végétative. La lèvre supérieure est retroussée ; il est tout entier à respirer. Le petit corps est collé et serré dans ses langes blancs raides comme dans une gaine de momie. Impossible de rendre mieux la profonde torpeur primitive, l’âme encore ensevelie. Le tout est relevé par l’air borné de la mère, par la simplicité et la rudesse du rouge intense de son vêtement qui jette un chaud reflet sur ce petit bloc de chair ronde.

Les faits qui accroissent l’impression d’immobilité, de simple chair vivante, sont : le petit nez retroussé, petite boule de chair, rouge de l’afflux du sang, la peau si mince qu’elle semble absente. — Le front absolument lisse, sans l’apparence d’un pli ou d’une ride, gras, luisant, bombé, la chair recouvrant tout ; la surface également lisse pour tout le visage, toute couverte végétativement de chair ; la mollesse de cette chair où le simple attouchement d’un doigt ferait une fossette ; il n’y a que la plénitude de la vitalité naissante qui puisse gonfler et soutenir une pulpe si ployante, et si imprégnée d’humidité. — La minceur de la fente légèrement obscure qui marque la fermeture des paupières ; les cils blonds sont imperceptibles et à peine nés. — Le rose empourpré, lymphatique et sanguin, gras et presque fluitant de toute la face, sur le blanc cru et le grand pli du linge qui l’enveloppe tout entier. — Enfin l’aspect tout flamand, le visage de brebis pacifique de la jeune mère ; le calme de génisse flamande de la femme d’âge moyen qui tient une lumière.

L’impression dominante est partout ici que le vrai peintre est un simple faiseur de corps. Le sujet n’est rien ; comment l’artiste a-t-il saisi, de quelles prises, avec quelle profondeur a-t-il compris la réalité physique colorée et vivante ? Plus un homme est peintre, plus il est incessamment et éternellement occupé de faire vrai. — Ainsi une Femme adultère, par Loth, est une admirable scène flamande réelle ; la riche femme sensuelle en corsage incarnat noirâtre et draperie jaune, avec les seins un peu mous, les yeux rougis et l’air boudeur, bête, parmi toutes les figures bourgeoisement et joyeusement narquoises qui l’environnent, est une étude du tempérament flamand, lymphatico-sanguin. Les larmes font sur ces yeux-là un autre effet que sur les nôtres. — Cela est encore plus sensible dans le Christ en croix de Jordaens qui est au-dessous.

Comme la Madeleine de Philippe de Champagne, une dame bien élevée de psychologue, est sèche et froide ! Un peintre est avant tout un connaisseur de tempérament.

Véronèse. Andromède et Persée. — Andromède, le corps nu, est debout, un genou ployé, inquiète, noyée d’ombres grisâtres ; le bout du pied et du genou est rosé par la lumière, une draperie rouge dénouée tombe autour d’elle. C’est la volupté même, la belle volupté point vile ; comme ils ont eu raison de paresser deux ou trois siècles, avec de la musique et de pareilles femmes. Impossible de voir une plus mignonne oreille, de plus beaux cheveux follets sous des torsades de perles, une chair si ployante au doigt dans des contours si purs. Persée, renversé, nage dans un grand ciel clair ; au fond, au delà des flots, une ville grisâtre avec un pont et des tours comme Venise. Beaux lointains, et quel hardi mouvement étrange du guerrier rayonnant dans son costume violacé, jaune, tout lustré par la lumière !

Ce qui complète ce type, c’est un Massacre des Innocents : violence des renversements, variété des poses ; cela est bien autrement fécond et agité que Raphaël. C’est un autre monde où la beauté est moelleuse, non pas déformée et avec la laideur réelle comme en Flandre, mais ample et toute tournée au plaisir : admirables gorges rondes et pleines, épaules demi-fermes ; les cheveux un peu retroussés, le nez écourté légèrement, l’oreille jolie, les yeux provocants indiquent l’emploi de ces beaux corps.

Abraham Bosse (xviie siècle). Un Ballet sous Louis XIII. — On sent dans le costume un reste de la parade du Matamore et de la rudesse du cavalier des guerres civiles. — Cette rudesse apparaît en plein dans un Bal à la cour des Valois. Les cavaliers empoignent la femme à plein corps pour la faire sauter, comme dans les bourrées de village. Assis, ils la mettent entre leurs jambes et entourent sa taille de leurs bras. Toutes les figures d’hommes sont celles de gaillards actifs, bornés. L’un, vu de dos, tournant la tête de profil, est barbu, moustachu, légèrement rougeaud ; l’autre, tout en soie blanche et fraise énorme avec perles aux oreilles et figure en pointe à la Henri III, est un raffiné assassin, gaillard et cruel comme Coconas ; ils sont découplés comme des lévriers, et le costume aide à l’effet : tout collant, il montre les formes, fait saillir les muscles et sentir la force et l’agilité du corps ; il est excellent pour sauter, lutter, se fendre à l’escrime ; le pourpoint épais, passementé, est une sorte de cuirasse. Le manteau indique le cavalier qui fait des traites à cheval ; de même le chapeau à plumes et à larges bords. Quelques-uns ont un chapeau de haute forme à bords étroits, mais empanaché d’aigrettes superposées et rayées d’or. Ce costume à couleurs vives opposées donne à l’instant l’idée de la gaillardise brutale et de la parade habituelle ; les femmes, engoncées d’énormes robes et de manches cylindriques, ont la même tête bornée. Pour danser, elles doivent sauter par force des reins et des jarrets ; elles sont maniées de même. Absolument les contemporains de Brantôme : c’est un bastringue de gens énergiques, bas et sensuels.

Contraste très sensible et instructif dans Mytens (1636-1688) : Fête donnée à Marie de Gonzague qui va rejoindre son nouveau mari, le roi de Pologne. C’est charmant de finesse et de simplicité ; on voit déjà la dignité et la décence des cérémonies, avec le calme de la vie hollandaise. Quel simple et noble costume ! C’est l’aurore de Louis XIV.




Bibliothèque de Rennes. — J’ai parcouru diverses Vies de saints, contes et poèmes populaires, recueillis par Hersent de la Villemarqué ; — et Mœurs de Bretagne (recueils de 1794, continués par Souvestre).

Dans la vie d’un saint breton, voici un trait qui marque bien la férocité féodale, le despotisme de l’homme fort et seul, soumis à son seul caprice. Un seigneur a vu une belle fille, veut l’épouser. Le père, autre châtelain, la lui refuse, alléguant qu’il tue toutes ses femmes quand il les voit devenir grosses ; le saint devient intermédiaire, reçoit du seigneur la promesse qu’il traitera bien la jeune fille. Le mariage se fait ; il l’aime passionnément. Elle devient grosse, il commence à gronder, à lui jeter de mauvais regards. Elle s’inquiète, s’enfuit à cheval pour faire ses couches chez son père. Le mari devient furieux, la poursuit ; elle se cache dans les buissons, il arrive sur elle comme un loup sur une biche, lui tranche la tête. Le saint, survenant, recolle la tête, lui dit de ressusciter ; elle ressuscite, dit qu’elle était dans le ciel, mais qu’à son ordre elle est revenue dans son corps. Elle fait ses couches chez son père, puis devient nonne pour le reste de ses jours : son fils est saint Travers.

Les mœurs ici sont restées bien primitives. Des familles bretonnes vont à la ville une fois par semaine, entrent dans un cabaret, boivent tout le jour ; tous sont ivres morts. Un d’eux, avec qui on a fait prix et conditions pour qu’il reste à peu près sobre, les charge sur la charrette et les ramène au logis.

Fête de noces décrite par Souvestre : cinq cents personnes à table ; chacune a un verre, une assiette, une cuillère de bois. Ils mangent trois à quatre heures de suite, à la hâte, des deux mains, jusqu’à en crever, s’empiffrant et avalant toujours, rouges, gonflés, comme des loups en frairie, puis fument et dansent. — De même des Arabes se jetant sur un mouton après un long jeûne.




DE RENNES
AU MANS ET À TOURS


Le pays change, la verdure vivante et sauvage disparaît. Plus de chênes ; l’humidité diminue, le Loir apparaît, puis la Loire.

Une grande plaine, une rivière sans lit qui déborde souvent et sèche à demi, parmi des îlots de gravier et de longs bancs de sable. Les sables foisonnent. Il y a de grandes landes plantées de petits pins.

Mais, depuis Tours surtout, rien de plus riant, qui sente mieux le bien-être et la vie facile. De belles prairies, de riches cultures, des arbres fruitiers, des peupliers en lignes ; çà et là, des maisons tranquilles. Le chanvre, le blé, les fruits abondent ; plus de sarrasin, comme en Bretagne. Ce qui achève la douceur et la gaieté du pays, c’est le ciel ; on commence à prévoir le ciel du Midi, velouté, d’un bleu rayonnant tout imprégné de lumière, semblable au plus précieux cristal. Cette belle couleur riante et caressante donne une apparence de bonheur aux arbres, aux longs espaces de champs fructueux ; le paysage entier a l’air d’un jardin, non pas exact, divisé, savamment utilisé comme l’Angleterre, mais cultivé un peu à l’aventure, avec des négligences, sans que cet heureux laisser-aller de l’homme diminue la prodigalité du sol. Quelques châteaux blancs, à jolies tourelles, bien posés comme des pigeons dans la verdure, élèvent leurs toits bleus, pointus, et des hauteurs regardent la plaine. On pense à l’heureuse vie des Valois, à Diane de Poitiers, à François Ier, à Rabelais, aux mœurs insouciantes et galantes, aux chasses, aux promenades en bateau sur les rivières éclatantes et nonchalantes. Que c’est bien ici l’endroit pour les beautés de Jean Goujon, de Germain Pilon, du Primatice, de Rosso, pour les fines têtes voluptueuses, les chignons retroussés et les élégantes jambes qui ont tant de plaisir à glisser hors de leurs jupes !

J’ai passé la nuit à Tours. Grande rue large, pleine de boutiques et de foule, toute semblable à Paris. La retraite, tambours, trompettes, passe bruyante, avec un déluge de fanfares joyeuses et vulgaires, accompagnée par tout un peuple. Nous remarquons le contraste, on est ici très loin de Rennes.

Le lendemain, nous nous sommes levés à cinq heures pour voir la cathédrale. Le portail est bien élégant, bien riche, bien ouvragé, avec deux tours qui finissent en pointe émoussée ; mais l’exagération du gothique y est trop visible. — Rien que des dentelles de pierre ; c’est du filigrane ; il n’y a pas de moulures plus fines et plus multipliées dans un joli meuble de salon. La conséquence est que rien ne tient. Quantité de jours, de fenêtres ont été bouchés pour empêcher l’écroulement ; sur la droite, de haut en bas, on a plaqué un énorme emplâtre de maçonnerie, cela est piteux. Il en est de même à Strasbourg, toute la charpente du clocher est en fer, la pierre n’est qu’un revêtement. Voilà de l’art outré, faussé. La civilisation du Moyen âge est toute pareille, brillante et creuse.

Rien de sain, les disparates foisonnent. Le chevet est une sorte de pigeonnier recouvert d’ardoises. Plusieurs contreforts enjambent la rue, comme une patte de crabe luxée, pour soutenir une saillie. — Le dedans est beau, haut et mystique. Ce que j’ai le mieux senti, ce sont les vitraux. Le soleil du matin donnait dans les grandes fenêtres du chevet comme l’aurore d’une résurrection rayonnante ; les trois rosaces commençaient à étinceler ; la queue d’un paon n’est pas plus magnifique ; mais l’effet est tout autre, douloureux, violent. Ces couleurs parlent ; elles sont toutes excessives, jaune intense, écarlate, surtout violet foncé, la plus tragique des couleurs, celle qu’on doit voir dans l’extase.

Je me souviens d’un beau groupe à Poitiers, dans la nef droite de la cathédrale et qui doit être du XVe siècle, à peu près contemporain des premières statues de Solesmes. C’est un Ensevelissement : le Christ, avec sa grande barbe, misérable ver de terre exténué par la douleur, desséché, privé de sa substance, rien que des os sous une peau flétrie et violacée de meurtrissures, les plaies collées ; — voilà Celui à qui l’on pensait quand on a fait ces rosaces.




RUELLE


Avant-hier, visite à la fonderie de Ruelle. Quelques faits curieux : les ouvriers gagnent, par jour, de vingt-six à cinquante sous ; la moitié d’entre eux a du bien, de quinze à cinquante mille francs, parfois une petite voiture et le plus souvent une maison. Un colonel américain, en visite à la fonderie, me disait que c’est là le beau de la France : « Ils sont plus heureux que leurs pareils en aucun pays du monde. Surtout, ils ne songent pas à sortir de leur condition. » — L’homme du Sud aristocrate se peint tout entier dans ce mot. Il a raison ; ces gens-là ont acquis leur idéal depuis la Révolution, un morceau de terre. Ils n’aspirent pas au delà ; un bon dîner de temps en temps et pas trop d’impôts. C’est pour eux que la France est faite.

En revanche, les aspirations sont rétrécies. Tel fils d’un riche cultivateur, un autre, fils d’un propriétaire aisé, gens de vingt-cinq ans, sont dessinateurs, copistes à la fonderie à quarante sous par jour.

D’autre part, la bourgeoisie se cantonne, toute largeur disparaît de sa vie, point de communications ; on dirait de l’eau morte qui stagne en autant de petites cruches : personne ne se voit. Le colonel dit que nulle part ailleurs il n’y a de mœurs pareilles. En France, les portes sont fermées aux étrangers, sauf quelques réceptions obligées chez les hauts fonctionnaires. Quel contraste avec l’hospitalité en Angleterre et en Amérique ! Aux États-Unis, vous portez votre lettre de recommandation à une personne : dans la journée vous recevez vingt cartes de visite ; l’Américain est allé dire à ses amis d’aller vous voir, voilà vingt maisons ouvertes et hospitalières. — « Il n’y a que Paris en France », disait le colonel : cela est vrai. Encore, à Paris, s’en tient-on à la politesse de bouche. On cause gracieusement une demi-heure et les choses en restent là ; impossible de recevoir, la vie est trop affairée, les logements trop petits, les appointements trop maigres. Tout au plus mène-t-on l’hôte au restaurant ; on se défie et l’on se resserre. L’hospitalité est une vertu aristocratique. Je retombe toujours sur cette idée, que la France est une démocratie de paysans et d’ouvriers bien administrés, avec une bourgeoisie rétrécie qui économise et moisit, et des fonctionnaires nécessiteux qui attendent de l’avancement et ne prennent point racine.


BORDEAUX


Le type change visiblement. — Déjà à Ruelle il était autre. C’est surtout chez les jeunes filles qu’il le faut voir. Quelque chose de fin et d’alerte ; quand l’enfant est très jeune, encore neuve et un peu modeste, l’effet est charmant. Le bonnet blanc fait un large chignon et se retrousse haut étalé, à peu près comme ceux de 1830. Cette belle tache blanche, nette et propre, relève le fin et intelligent visage, peu coloré, légèrement bruni. Le cou est svelte, les yeux noirs, le corps un peu maigre. Cette gaieté intelligente fait plaisir.

Les traits sont encore bien plus marqués à Bordeaux. L’accent, le regard, les proportions, tout change. Les gens sont petits, remuants ; leurs gestes, leur démarche font penser à des rats, à des souris trottinantes et agiles. Les plus pauvres filles portent bien et coquettement leur robe, la font bomber, ployer, se donnent une jolie taille. Le foulard qui les coiffe est élégamment posé. Du reste, cette ville-ci est une sorte de Paris, magnifique et gaie, avec de larges rues, des promenades, des monuments, des maisons monumentales. Les rues sont bruyantes, pleines de voitures ; beaucoup d’équipages, de toilettes, de dépenses. On ne songe qu’à s’amuser : quel contraste avec Rennes ! C…, qui a vécu ici quatre ans, après avoir passé onze mois à Rennes, disait qu’il se croyait entré dans le Paradis. En effet, la vie y est gaie, répandue à l’extérieur, toute méridionale, et le commerce, les vins, jettent à foison l’argent aux mains des gens.

Ils ont raison de s’amuser ; depuis que je fais un métier, je sens ce que c’est qu’un métier. On veut en sortir, oublier la platitude, la monotonie des affaires, faire boire à tous les sens une sorte de vin de Champagne. — La vie de l’artiste, de l’écrivain est tout autre. Il a joui, produit, fait œuvre d’homme pendant le jour : il lui faut le repos du soir.

J’étais trop las, je n’ai rien vu ici, ni en voiture depuis Tours, sauf des formes brouillées, vagues, infiniment touchantes et tristes le soir et la nuit, et ce riant pays de Ruelle. Des vignes sur toutes les collines, et, dans les fonds, des prairies étincelantes ; des eaux claires de sources richement épandues, avec des joncs, des herbes aquatiques pullulantes, des peupliers sur tous les bords et une étrange teinte d’émeraude à l’ombre, sous les flèches du soleil qui glissent et la brisent, çà et là des éclairs sur les remous. À l’horizon, des toits presque plats en tuiles pâles, des moulins jetés au hasard, une église ancienne avec un vieux village pittoresque comme en Italie, au-dessus de la source bleuâtre, transparente, qui sort d’un gouffre.

Je suis déjà venu deux ou trois fois à Bordeaux ; j’ai vu et décrit le fleuve et l’admirable port[1]. Aujourd’hui, entre deux pluies, promenade au Jardin botanique, qui est nouveau ; il a une rivière verdâtre tranquille, des plantations de petits bananiers, de grands arbres bien disposés, comme Saint-James, à Londres. — Mais les maisons voisines apparaissent trop.

Ce qu’il faut surtout regarder ici, ce sont les gens. Nos élèves ont un air décidé, net ; ils inventent quand ils ne savent pas. Ils ont la parole facile, improvisent, ont de la ressource. Les têtes sont bien coupées, souvent maigres et toujours actives. Quelle différence si l’on pense aux candidats somnolents de la Flèche !

L’accent est étonnant ; on a envie de leur dire : « As-tu déjeuné, Jacquot ? » Prononciation brève, roulante ; une volubilité de langue et un chant sur certaines parties de la phrase.

Familiarité égalitaire ; j’étais en chapeau noir et ganté, avec une serviette d’avocat sous le bras ; je demande mon chemin à une vieille vendeuse d’huîtres : « Eh, mon ami, c’est là, tout près. » Elle se lève et me met la main sur l’épaule. Par compensation, ajoutez qu’elle fait six pas et se dérange pour me montrer la rue. Cela m’est arrivé plusieurs fois ici. — À l’hôtel, les garçons nous parlent, parlent à notre colonel lui-même d’un air d’égalité, font des observations sur les plats qu’ils apportent, les jugent et les commentent.

Une scène plaisante est celle que j’ai eue en allant à Cenon. Je cherchais l’omnibus ; je tombe sur un ramassis de fiacres, de coucous, etc… Dix cochers se précipitent sur moi : « Où allez-vous ? Eh, c’est ici… Cinquanté sous, quarranté sous, trennté sous… Je vous mènerai jusqu’au bas de la côte… Je vais tout près, tout près, je connais la maison, jé né connais qué céla… Voulez-vous monter ?… Voulez-vous que je vous conduise ?… Ténez, voilà une place, uné bonné placé. » Bref, un déluge. J’en prends un, je répète ma question. Intarissable inondation de protestations. À la fin, il me débarque, il me dit que c’est à deux minutes. Une laveuse à côté déclare que c’est à vingt minutes. Tempête d’indignation ; il saute de voiture, il devient rouge comme un coq, il gesticule, il apostrophe les laveuses, il prend à témoin les gens de la voiture. J’étais à cinquante pas, j’entendais encore sa voix de clarinette et je voyais les bras aller. Il avait menti ; c’est bien ici l’imagination et l’invention hâbleuse des Méridionaux. En chemin, il sautait à chaque tournant de sa voiture, raccommodait un trait, parlait à son cheval. Un cigare à la bouche, déguenillé, crasseux ; un horrible coucou attelé avec des cordes, une rossinante jaune. Le soin manque partout ici : ils se laissent aller et improvisent. Le fond du caractère, c’est le besoin et l’habitude de l’expansion immédiate ; sitôt que l’idée apparaît, elle sort avec une espèce d’exagération un peu risible. On pense à Polichinelle. — Cela leur suffit ; ils se contentent de l’excitation et de la production facile et instantanée : sortir, danser, aller au café, se promener, causer en riant et en gesticulant. Le caractère français est bien plus marqué et même outré ici qu’ailleurs.

L’esprit à Paris est tout autre. Je rencontre deux caricatures dans la rue ; du premier coup on se sent à deux cents lieues. Un mari tient un bébé de six mois ; il a le nez d’une aune ; cependant sa femme, une femme de trente ans, se peigne et s’attife. Il dit d’un air désolé et comique : « Si l’on réfléchissait, crénom ! » — L’autre est sur un mari trompé. La finesse parisienne n’est pas extérieure, elle va à fond, il y a là une nuance de philosophie immorale. Voyez Daumier, Marcelin, Gavarni, les jeunes gens de Marlotte. Sous leur gaieté, il y a des idées, et même souvent leur gaieté n’est qu’apparente ou passagère. — Les idées sceptiques sont le fond.

Belle vue de Cenon, à cause de la grandeur, je veux dire de la largeur du paysage, mais point de caractère ; ce n’est qu’une carte de géographie naturelle. La gloire dorée, l’incendie rougeâtre du soleil couchant dans ces panaches de brumes lumineuses, en font la seule beauté.


DE BORDEAUX À TOULOUSE


Pays plat et tout en culture. Je n’ai vu qu’un seul bois en six heures de chemin de fer ; ni collines, ni rien — pas même une grande plaine ; tout est petit ou ordinaire. On dit seulement : « C’est un bon pays ».

Certaines terres, formées par les alluvions de la Garonne, valent 15 000 francs l’hectare ; on les cultive en blé, tabac, chanvre. Les terres ici sont comme partout et rapportent 2 l/2 pour cent.

La Garonne se montre souvent sur la droite, jaune et rousse à cause de ses sables. Des oseraies pâles l’enveloppent. — Puis, entre deux chaussées, le canal du Midi. S’il est grand par l’utilité, il ne l’est pas pour la vue. — Variété de culture, petits champs, propriétés divisées, médiocres récoltes, dit-on. — Le partage des terres a gâté le paysage.

Ce qu’il y a d’intéressant, ce sont les constructions ; on sent le voisinage de l’Italie, la clémence du climat. Les toits sont presque plats ; il n’y a pas de neige l’hiver. Beaucoup de maisons ont deux ailes, ce qui leur donne tout de suite un caractère. Plusieurs ont des péristyles, de longs balcons, des avançages pour prendre le frais le soir. Les clochers sont carrés ; quelques-uns, neufs, s’élancent bien, et dans ce beau ciel, sous cette riche lumière, leur blancheur, leur propreté, leur taille effilée sont agréables à voir. Les cloches ne sont point enfermées dans un clocher ; on élève seulement une sorte de mur isolé percé à jour. Parfois une tour, quelques jolis châteaux à pavillons et à tourelles. — Il y a ici une sorte de sentiment de l’architecture.

Mais je sens bien que pour mon compte, mon vrai, mon profond plaisir me viendra toujours des forêts et des fleuves. — Je ne suis pas un homme du Midi, mais du Nord.


TOULOUSE


Hier, sur la place, j’ai noté quelques figures. On s’assoit sous les arcades, les cafés sont pleins, la place est remplie de boutiques et de lauriers ; gaieté et mouvement. — J’ai passé cinq ou six fois devant deux jeunes filles. L’une d’elles est vraiment jolie, en robe de calicot jaune ; c’est une grisette en cheveux ; la taille est fine, le corsage bombe bien, les cheveux sont noirs, retroussés. Elles causent poliment, facilement, avec une grâce naturelle. Le vieux voisin boutiquier qui les accoste est très bien traité. Elles sont presque dames au premier aspect. Le Méridional a naturellement une sorte d’éducation, il est dégrossi de naissance. Le visage est régulier, brun pâle ; on se croit, au premier instant, devant une réelle beauté profonde ; on imagine de la finesse, de l’esprit vrai, de la noblesse même. — Au bout d’un quart d’heure, le tuf se montre ; tout est à la surface en ce genre de beauté et d’esprit. Elles ont la grâce, la vivacité d’un oiseau, d’une fine mésange babillarde ; rien de plus, c’est un caquet. Pour leur plaire, il faudrait les mener au bal, les régaler, faire des calembours, parler beaucoup, les faire parler davantage, leur faire écouter des contredanses ou de la musique de régiment. — « Ah ! comme les étoiles sont plus belles quand elles se mirent dans le ruisseau de la rue du Bac. » Elles me font penser à la Juliette du pauvre Heine qui devait passer singulièrement son temps avec elle, aux Pyrénées. — La Parisienne est autre : plus politique, plus curieuse du grand luxe et de la grande corruption.


PROMENADES DANS TOULOUSE


Les gens ici me déplaisent excessivement. Il y a dans l’accent un jappement et comme des rentrées de clarinette. À les voir remuer, s’aborder, on sent qu’on est en présence d’une autre race : un mélange du carlin et du singe ; une facilité vide, une exagération involontaire et continue ; un manque de tact perpétuel. (Par exemple, un avocat, un maître de pension, nous abordent et plaident pour avoir le droit d’entrer à toute minute dans notre salle d’examens.)

Mon impression hier, sur le Cours, est que ces gens-là ont besoin d’être gouvernés par autrui. — Ils sont parfaitement incapables d’avoir le moindre empire sur eux-mêmes. Le sang, l’action, la colère leur montent tout de suite à la tête. On me contait comment ils ont manqué, en 1841, d’écharper M. Plougoulm, le procureur général…

Plus j’avance, plus je me convaincs de la tournure plate de notre démocratie. L’air y est mortel aux hommes complets, aux êtres de la grande espèce. — Il y a des monstres et des machines puissantes, rien de plus ; au-dessous, la foule des prud’hommes. C’est un idéal atteint, mais un idéal inférieur. En somme, l’homme complet est celui qui est de loisir, qui n’a pas de métier, qui ne songe qu’à demi à son intérêt propre, qui est préoccupé de vues générales et qui commande, comme l’aristocratie anglaise aujourd’hui, les Romains et les Athéniens dans l’antiquité ; pour que cette aristocratie dure et se fasse pardonner, il faut qu’elle emploie sa force et son temps au service du public. — Il faut de plus qu’elle aille chercher dans le public les enfants distingués ; un législateur doit se dire : il faut produire les plus beaux, les plus parfaits spécimens possibles de nature humaine, choisir comme dans un troupeau, faire des élèves supérieurs, au moral comme au physique, c’est-à-dire grands de cœur et d’esprit, munis de toutes les connaissances, libres de se développer jusqu’au bout, exempts de la servitude machinale du métier. — En outre, il faut que le reste du troupeau broute paisiblement, régulièrement, sous la conduite et les soins des autres. — Donner une prime magnifique, les honneurs, la fortune, la possibilité de fonder une famille, tous les plus hauts objets de l’ambition humaine aux grands mérites prouvés, quelque part qu’ils se trouvent. Cette prime, chez nous, est insuffisante ; mais il y en a une petite pour chaque petit mérite.

D’autre part, on peut répondre qu’un pays est comme un jardin, que tel produit en soi est plus beau, meilleur, mais que tous les jardins ne peuvent pas le produire ; que tout dépend du sol et de l’exposition, que le bon jardinier est dirigé d’avance, qu’il est absurde de demander des ananas à la craie de Champagne et qu’en somme, la France produit maintenant les légumes à la culture desquels elle est propre. Pour les esprits élevés, le remède est de ne pas tomber dans la vie bourgeoise, de vivre seul comme Wœpke[2], en bouddhiste.




Beaux quais, l’eau est toujours belle. Un moulin énorme avec différents étages et canaux d’eau courante, encadrés de verdure vivante. Une large écluse réunissant les eaux au centre de la rivière. — Les maisons rouges luisent d’une belle couleur franche ou sombre au soleil couchant. — En face est un vieil hôpital avec d’étranges fenêtres borgnes, mais vaste et grandiose ; le haut mur bruni, mal percé, surplombe avec un air menaçant comme au moyen âge.

Derrière, monte un grand dôme, celui de Saint-Nicolas qui, à la nuit tombée, prenait une apparence tragique.

En amont s’allonge un solide pont de pierre, flanqué à l’entrée de deux tours carrées terminées en pointe (style Louis XIII). Elles le défendaient sans doute autrefois.

Vers le Midi, les collines montent. L’air est si transparent, qu’on aperçoit dans un lointain énorme, comme une assise vaporeuse de nuages blanchâtres, la chaîne des Pyrénées. Ces collines, haussées les unes par-dessus les autres, font plaisir. La rivière arrive en les longeant, enveloppée de verdure riante. Cela m’a rappelé mon beau voyage — un beau et triste voyage, — j’en ai mis la partie idéale dans mon livre[3]. On fait toujours ainsi ; il n’y a que certains paysages, et encore à certains moments, qui présentent la beauté achevée. Ordinairement on n’a que des commencements de sensations, des motifs de cavatine ! Pour les avoir parfaites, il faut les corriger, les compléter. J’éprouve ici la même chose ; il y a çà et là une façade, quelques vieilles maisons en bois et en terre, quelques tourelles de la Renaissance, des églises gothiques. Mais j’aurais besoin d’achever le tableau.

Cependant, hier, l’église de Saint-Étienne, à six heures du soir, était grandiose et lugubre. Elle est toute biscornue, déjetée d’un côté. Mais au dedans, dans l’obscurité, un pilier gigantesque montait, noirci, indistinct, parmi des clartés indécises, des tableaux énormes, des boiseries. Je ne trouve pas de mots pour rendre ces noirceurs insondables, vagues, mouvantes, à la Rembrandt, ce grandiose vaisseau rempli d’ombres. — La rosace gardait encore quelque lumière, douloureuse et mystique avec son incarnat violacé, ses figures étranges et entrelacées, les derniers scintillements de la sanglante magnificence. Comme c’est là le ciel, vu le soir en rêve, par un homme qui aime et qui souffre !




Beaucoup de promenades dans la ville, surtout le soir. Elle est bien tortue, bossue. « C’est un Poitiers endimanché », disait le colonel. Mais il y a du mouvement dans la rue, une foule sur la place, au café ; tout cela ondoie dans l’ombre noire rayée de lumière. — Ce n’est pas une ville morte, c’est un centre, une capitale provinciale, fière d’elle-même. Elle a deux journaux fort répandus ; on les trouve chez le plus mince coiffeur ou gargotier ; ici, dans notre hôtel, qui est le meilleur, pas un journal de Paris. L’Aigle et le Journal de Toulouse s’occupent des événements locaux, de tel chanteur du pays qui vient de débuter à Lyon. Léotard, le gymnaste, est d’ici, ils s’en font un titre de gloire. Ils ont un correspondant, un certain monsieur du pays, qui traite les hautes questions politiques. Je vois plusieurs libraires ; l’un très bien fourni, avec les livres nouveaux et les réfutations de Renan, même les réfutations des réfutations. — Les gens soignent leur toilette ; les hommes ont l’air pimpant et propret, avec leur barbe noire bien taillée en brosse, leur redingote serrée à la taille. — Ce sont des diminutifs d’Italiens avec un air de coiffeur. — Mon soldat, hier (il est de Bar-le-Duc), m’en disait du mal. « Ils sont menteurs, craqueurs toujours, et ce ne sont pas des gens qui aient des mœurs. — Qu’est-ce que vous voulez dire par là ? — Eh bien, quand ils sont au théâtre, ils sifflent, sifflent, ils font un tapage d’enfer, enfin ce sont des brutaux. Ils respectent le soldat, sans cela il y aurait toujours ici des querelles. »

Figures et poses involontairement comiques de bravaches et de matamores dans les rues. — Plus souvent encore, la suffisance heureuse d’Acaste, dans Molière :

J’ai du bien, je suis jeune, et sors d’une maison
Qui se peut dire noble avec quelque raison…
Et l’on m’a vu pousser, dans le monde, une affaire
D’une assez vigoureuse et gaillarde manière…
Je suis assez adroit ; j’ai bon air, bonne mine,
Les dents belles surtout, et la taille fort fine.
Quant à se mettre bien, je crois, sans me flatter,
Qu’on serait mal venu de me le disputer.

Le gentleman manque en France ; voyez tous ces gros personnages, fonctionnaires et propriétaires, qui viennent au débotté nous solliciter pour leurs fils, demandant qu’on prive autrui d’une place pour la leur donner[4]. Tout cela impudemment ou délicatement, ce n’en est pas moins demander une injustice. Ils croient la faveur chose toute naturelle, et aussi l’improbité ; on a copié effrontément dans le Centre ; mes collègues me disent que de tout temps le Midi s’est montré moins loyal dans les compositions que le Nord. — C’est une tradition en France ; sous l’ancienne monarchie, il fallait aller solliciter les juges. Encore aujourd’hui, on n’a d’articles dans les journaux que par camaraderie. Au contraire, en Angleterre, C… disait qu’on ne remerciait jamais un journal pour un article ; ce serait le choquer. Voyez dans Carlyle, Life of John Stirling, la lettre de sir Robert Peel à l’éditeur du Times, et la réponse ! Ici le royaume de la grâce, et là-bas, celui de la justice.

Vieilles maisons mal raccommodées, toits en tuiles, pêle-mêle étrange de constructions de tous degrés et de tous styles. Horribles petits pavés pointus, formés de cailloux de rivière, qui blessent les pieds. — Mais la joie, la sérénité du ciel, la pureté, le rayonnement de l’azur, sont admirables.

Promenade, hier, sous la conduite de M. B…, professeur d’histoire à la Faculté. Il a cinquante-cinq ans et en paraît quarante. Il est libéral, il va dans le monde poli, aristocratique ; il est fort bien, presque artiste et antiquaire passionné. — Chemin faisant, il nous conte l’état des choses. — À Toulouse il y a soixante-dix-sept maisons religieuses sur une population de cent mille âmes ; entre autres, trois énormes collèges, l’un ayant cinq cents élèves. Quand le frère Léotade a été condamné, beaucoup de gens l’ont déclaré martyr ; l’année suivante, son collège a eu trente ou quarante élèves de plus à la rentrée. — De même à Poitiers, trente-huit maisons religieuses sur trente-cinq mille habitants. À Poitiers, à Rennes, le lycée est tombé de moitié par la concurrence. J’ai vu à Bordeaux, il y a six ans, un énorme et magnifique bâtiment que l’on construisait pour les congréganistes. — Tel de ces bâtiments, ici, a coûté deux millions. — À Paris, les pensionnats religieux font entrer par an, à Saint-Cyr, soixante-dix à quatre-vingts jeunes gens, qui font bande à part. Jusqu’à des bicoques comme Rethel, ils prennent tout et font tomber le petit collège municipal ; tout cela depuis 1852, principalement par les Jésuites. M. Billault a parlé à la tribune des legs qu’autorisait le gouvernement, legs qui vont à plusieurs millions chaque année : « Et tout ce qu’on ne déclare pas ! »

Nous n’avons pas d’idée de cela à Paris ; nous vivons dans un petit cercle de sceptiques instruits et spirituels ; nous ne voyons pas le gros public, la grosse France. Nous autres écrivains, nous avons besoin plus que personne d’apprendre ces faits. Qu’est-ce que peut lire un homme à redingote noire et à gants corrects de province, marchand, fonctionnaire, noble, campagnard, propriétaire ? Presque rien. Ils sont en dehors de notre vie. — Dans ce marais stagnant s’étend le filet ecclésiastique. Les vieilles dames, les pères devenus conservateurs avec l’âge, font des legs au clergé. Nulle excitation, nul renouvellement d’esprit : le culte avec ses pompes, l’habitude, le poids de la tradition, la litanie solennelle indéfiniment répétée, les ramènent à la vieille routine. De là le tapage causé par la Vie de Jésus ; c’est comme une pierre qui tombe dans un étang de grenouilles.

Nous discourions à table sur les conséquences probables d’un pareil état ; le catholicisme s’atténuera-t-il, comme le croit M. Guizot, à la façon du paganisme sous Julien, en se transformant, en s’interprétant, en acceptant une tournure symbolique ? Je ne crois pas, pour mon compte, que jamais un professeur dans un séminaire fasse, comme M. Michel Nicolas, de la critique ou, comme Jamblique, du symbolisme. L’avenir qu’on peut le plus raisonnablement prévoir, c’est une suite de pléthores et de saignées. Les gens d’église s’enrichiront pendant cinquante ans de paix, et quand les révolutions viendront, on leur prendra leurs biens. Mais ces purgations périodiques violentes sont malsaines.

Ici, toutes les sociétés sont séparées. Il n’y a qu’une maison mixte, chez une vieille dame, où M. B… voulait me conduire hier soir. — Beaucoup de petits nobles, des familles ayant de dix à trente mille livres de rente ; on passe trois mois à Toulouse avec un luxe tel quel, et le reste du temps à la campagne pour faire des économies. On fait un aîné ; les cadets tâchent de se marier richement ; pêcher à la dot est leur grosse affaire. Nulle occupation ; il n’y a qu’un emploi qu’ils consentent à rechercher, celui d’officier, officier de cavalerie. — Au-dessous sont les fonctionnaires, puis les bourgeois, les enrichis, qui sont grossiers, bien moins polis que dans le Nord. Ils ne donnent pas trop dans la mangeaille, et ils ont une maison de campagne, une voiture.

Mauvaises mœurs ; aventures de toute espèce et de tout degré. Les jeunes gens riches n’ont pas d’autre occupation. — Ce qu’il y a de plus triste, c’est qu’on dit la même chose dans tous les centres.

Voyez dans Gœthe le contraste de la bourgeoisie allemande ; je lisais cette nuit Aus meinem Leben. Quelle innocence de mœurs et quelle froideur de sang dans toutes ces libertés permises de son temps ! Les jeunes gens s’embrassent, donnent des gages, jouent au mariage, vont se promener en tête-à-tête, se tutoient, etc. Mais vous avez donc de la glace dans les nerfs ? M. B… nous montre d’abord le musée ; j’en ai parlé à la fin de mon Voyage aux Pyrénées ; il est charmant. C’est un ancien cloître ; deux cours avec des arcades qui font un promenoir carré, séparé de la cour par des piliers en trèfle. Ces cours sont pleines d’arbustes du plus beau vert, et les galeries ont des toits de tuiles rouges ; au delà monte une haute tour en briques, ornementée de petites fenêtres cintrées avec des colonnettes. — Ce rouge debout, solide, dans le magnifique bleu du ciel, réjouit le cœur. — Nous remarquons que le gothique du Nord ne s’est jamais véritablement établi ici. Voyez la collection des églises italiennes ; rien de triste, de douloureusement fantastique. Le gothique lui-même y est transformé, pacifié, tourné vers la beauté vraie et presque saine.

La grande curiosité de la ville est Saint-Sernin, église romane du XIe siècle, « la plus belle de France », dit M. B… (c’est un homme du monde, mais la passion, l’orgueil involontaire et aimable de l’antiquaire, percent sous sa modestie obligée). En effet, cette église est vaste et curieuse, d’un style pur ; on travaille à la restaurer. C’est du pur roman et encore tout latin ; à ce titre, l’esprit en est intéressant ; c’est la limite de deux arts. — Voici ce qui est latin : toutes les arcades circulaires à plein cintre, aucune ogivale ; la voûte principale elle-même cintrée par des arcs semblables ; les piliers carrés, sans ornements, ayant seulement sur le devant une colonne demi-saillante qui monte pour expliquer et soutenir la voûte supérieure. Partant, une grande impression de solidité, quelque chose de simple, de sain, de serein, qui par sa régularité et sa force paisible rassure l’esprit.

Le passage d’un art à l’autre se voit dans l’altération des chapiteaux : quelques-uns gardent l’acanthe grecque ; mais la plupart ont déjà des feuilles transformées, ou un lacis barbare de mailles et de petits animaux entremêlés les uns dans les autres.

Cinq voûtes et nefs ; à mesure qu’on approche du mur latéral, chaque voûte baisse de hauteur. Les fenêtres sont de médiocre grandeur, les murs sont très épais ; point de vitraux. Cette abondance de formes rondes et de belles structures antiques est très noble, et la transformation de l’antique par l’élévation de l’édifice, par la galerie, par le plan en croix de l’église, donne un vif plaisir, une sensation de nouveauté et d’invention.

Les figures debout en bas-reliefs, qui sont comme incrustées autour de la crypte, sont tout à fait primitives, dignes du Xe siècle, apparence égyptienne, jambes raides, pas de poitrine, tête tournée de côté, maladroitement, avec une expression presque grotesque. Sur l’abside, plusieurs statues à barbares costumes ont du mouvement et semblent du XVe siècle.

Au dehors, charmant clocher formé par cinq étages octogones d’arcades, les trois premières rondes, les supérieures anguleuses ; c’est original et élégant ; par derrière, une abside de chapelles rondes qui montent les unes sur les autres comme à Ravenne et à Vérone. En somme, c’est une belle œuvre, fille directe de l’architecture romane, construite comme toutes les œuvres antiques et classiques, avec une idée très simple et bien développée. — Les nefs latérales, l’étage superposé, le clocher, les absides secondaires sont le bourgeonnement de l’idée architecturale antique. — Cette idée se développe en même temps que la société et le culte. Il faut un plus grand espace pour contenir toute cette foule nouvelle, esclaves, femmes, enfants : un peuple entier. L’ancien temple était local et aristocratique.

M. B… nous montre plusieurs maisons anciennes bien conservées ; l’hôtel d’Assezat, bâti pour Marguerite de Valois ; l’hôtel des Cariatides, bâti par Bachelier sous François Ier ; d’autres encore, tous charmants. Ce style de la Renaissance, ces fenêtres encadrées de fruits, de fleurs, d’enfants nus, de satyres, de torses de femmes, ce goût pour la nature florissante, ce sentiment de l’ornementation riche et vivante, font un plaisir extrême. — Il n’y a eu d’artistes qu’en ce temps-là : nous sommes des bourgeois archéologues. Comme à côté de cela toutes nos constructions modernes, nos rues de Richelieu sont plates ! Comme le Louvre et la place de la Concorde ne semblent plus que des décorations d’opéra !

Ces maisons ont une terrasse sur le devant, avec des verdures, des vignes, des glycines pendantes ; les chevelures vertes montent parfois jusqu’au premier étage. Il y a des figures, des corps en mouvement au-dessus des portes, dans les coins ; les façades sont peuplées ; rien de plat, aucune philosophie allégorique et pédante comme aujourd’hui. — Les gens de la Renaissance aimaient à voir des êtres bien portants et vivants ; ils se réjouissaient de la vie.

B… nous conduit chez lui et nous montre son musée. — Beaucoup de goût, bien des choses rares : collection des poids du Midi, de colliers et ornements de l’époque gallo-romaine, d’ambres de toutes espèces, etc… Il aime passionnément l’art des XIIe et XIIIe siècles. Il nous avait fait voir au musée de superbes abbés courbés sur leur tombe : têtes et vêtements d’une simplicité grandiose. Il nous montre chez lui une Vierge, paysanne à grosse figure vulgaire, mais vierge, avec des bras trop grêles et des vêtements gracieusement plissés ; puis un ivoire du XIe siècle — un Christ au centre avec tous les saints personnages à droite et à gauche, hiératique et raide, vrai contemporain des massacres et des grandeurs de la première croisade. Toutes ces acquisitions ont leur histoire. Sa passion d’archéologue a conservé B… au physique et au moral, l’a préservé de l’ennui, de la bassesse, de la trivialité, il est resté ou devenu libre et fin. — Ce souci, cet idéal toujours présent, ce tact toujours éveillé, en ont fait un Parisien.


DE TOULOUSE À CETTE


Encore une grande plaine, comme entre Toulouse et Bordeaux.

Du maïs, puis des vignes. Le maïs luit au soleil avec une couleur forte, roussie ou jaune. Chaque épi est dans une gaine sèche ou grillée et l’effet est étrange. — La tache d’un champ entier est bien plus granuleuse à l’œil que celle du blé. — Les vignes rampent à terre ; pas d’échalas, l’arbuste est dans son pays et n’a pas besoin de soutien. Les feuilles sont bien vertes et vivantes, et cela est beau sous ce soleil.

Les bâtisses sont carrées, souvent il y a des tours quadrangulaires comme dans les fabriques des paysages italiens. Beaucoup de granges sont ouvertes et posent sur des arcades. On sent partout l’absence de pluie, la vie en plein air.

Les villes passent à droite et à gauche sur des collines, Carcassonne, Castelnaudary, Narbonne, demi-féodales et demi-romaines. La plupart sont sur des hauteurs pour la défense ; telle a tous ses remparts, sa ceinture de tours, on dirait un décor d’opéra sicilien ou espagnol. Elles sont fauves, bronzées ; on sent la pluie infinie, séculaire, des rayons brûlants. Pierres sur roches ; les yeux habitués au Nord ne s’y accoutument pas.

Vers le soir, des montagnes pelées qui ondulent à droite et à gauche ; les bâtisses antiques, brunies, sont grandioses dans la pourpre vive du couchant ; on dirait des spectres. Sur la droite, derrière les premières montagnes, se dressent les Pyrénées, blanches comme des Vierges.


CETTE


Je suis monté sur la colline Saint-Clair. Un vrai paysage du Midi ; un coteau âpre, encombré de pierres effondrées, rayé de longs murs secs en pierres entassées ; rien que de la pierre et des amas de pierres, tout cela au hasard et négligé. Derrière les clôtures, des jardins en étages où luit la feuille roussie et dorée d’une vigne, où sur le bord des murs vient se poser la lourde feuille dentelée du figuier, où parfois les pins, collés l’un contre l’autre, laissent échapper sous l’ardent soleil leurs senteurs pénétrantes.

Du sommet s’étale tout d’un coup, toute ouverte, la magnifique mer bleue, d’un bleu doux et tendre, tout matinal et virginal ; on ne voit pas de vapeurs, il y en a pourtant, mais leur mousseline est si finement diaphane qu’elles ne marquent leur présence qu’en confondant la mer et le ciel à l’horizon. Le soleil qui monte fait un lac d’or ruisselant et tremblotant sur la soie azurée de l’eau immobile. Tout est azur, azur tendre, l’immense mer, le grand ciel ouvert ; de petites barques lointaines, grisâtres, y remuent imperceptiblement comme des mouettes.

On descend par une longue ruelle tortueuse où les entassements de pierres rougeâtres et brunes sont encore roussis par le soleil ; c’est un calvaire, les stations sont marquées. — Cette aridité n’a rien de repoussant, les longues lignes des murailles découpent des pans de ciel riant. On se sent peintre dans ce pays. — Au tournant apparaissent les lointains du côté de la terre, longues et hautes collines onduleuses et vaporeuses, veloutées par la distance, sèches, mais cependant si belles ! Ces grandes formes baignées d’air et de lumière s’allongent si paisiblement et si noblement ! À leur pied, l’étang de Thau, petite mer laissée par la mer, luit comme une glace de métal poli. — Cette splendeur rejaillit et fait contraste avec la douceur des montagnes. Comme on sent ici la noblesse de la beauté, et comme le Midi offre le Paradis tout fait aux sens qui savent le comprendre !

Les plantes ont un parfum étrange et enivrant ; les fruits sont savoureux, les raisins énormes sont dorés et veloutés ; il y en a tant, que les plus pauvres enfants en ont les mains pleines dans la rue.

Il faut ici avoir une vigne, comme disaient les Italiens du XVIe siècle, avec le voluptueux accompagnement des tableaux et de tous les arts.

Nous nous sommes assis sur les quartiers de roche, fendue à mi-côte. J’y suis resté seul une demi-heure ; c’est la plus vive et la plus complète sensation heureuse que j’aie eue depuis longtemps. La mer immense en face, d’un bleu divin ; le ciel est presque blanc en comparaison. Cette mer est calme comme le Paradis ; seulement, sur la large nappe étincelante où le soleil épanche son incendie et sa gloire, on aperçoit un petit frétillement, des myriades presque imperceptibles d’écailles d’or, comme d’un beau poisson bienheureux, divin, endormi dans l’azur. Deux ou trois bandes minces d’un bleu plus pâle marquent l’endroit où tout d’un coup la profondeur augmente, et le ciel avec la mer ainsi veinée ressemblent aux deux valves lustrées, marbrées, d’une coquille de nacre.

Plus près, le port ; une trentaine de petits navires s’approchent lentement de l’ouverture ; les trois jetées dessinent avec un vif contour noir leur bande étroite ; le phare monte net, en relief ; une vieille forteresse fauve, sur une croupe, fait saillie sur la droite ; cette netteté des arêtes, cet admirable contraste des teintes claires, lumineuses et des formes âpres et tranchées, font un plaisir qu’on n’imaginait pas. Le port lui-même, protégé, luit comme une coupe de diamants. — Comme on comprend, en pareil pays, l’origine de la peinture.

Tout le long de la côte descendent et tournoient les rayures des chemins rougeâtres ; on se retourne et l’on voit l’escarpement abrupt de la montagne fauve et brûlée, puis, tout au loin, les chaînes des Pyrénées qui nagent bleuies, dorées, enveloppées de violet pâle dans le jeune et immuable azur.

Tout sort du climat ; la tête humaine ne fait que reproduire et concentrer la nature qui l’environne. Vous voyez bien que des hommes ainsi entourés ne peuvent pas avoir la même âme que des gens du Nord.

Négligence et saleté quand on rentre, les premières rues sont des dépotoirs ; les enfants sont crasseux et vont pieds nus. — La ville s’allonge au bord de ses canaux ; cela fait une petite Venise ; elle aussi est bâtie sur des lagunes, entre un énorme étang qui est un morceau de mer devenu intérieur et de l’autre côté la mer. — C’est l’entrepôt des vins du Midi ; les tonneaux, les foudres sont partout.

Les plus grands spectacles sont imprévus. Quelle vision la nuit, à l’arrivée dans cette ville inconnue, avec la mer et le lac à demi devinés dans une demi-lueur douteuse, puis, du haut de l’impériale de la diligence, ces canaux blafards, ces rues noires, silencieuses, léchées çà et là par une lumière, ce port, et, au bout, la noirceur énorme sans dimensions ni limites, une file de navires avec leurs agrès, et les mâts comme la toile d’une araignée monstrueuse ; au centre, un bateau toueur, horriblement noir, lentement promène avec une respiration rauque, sans but visible, son fanal rouge et menaçant comme le fanal du dieu des morts ; puis, au-dessus, l’escadron obscurci des silencieuses étoiles !


DE CETTE À MARSEILLE


Pendant les premières lieues, le train roule sur une bande étroite de sable, entre le grand étang salé et la mer. L’eau arrive à dix pieds des roues sur un sable poli ; profonde de six pouces, elle remue brune et claire avec des irisations charmantes. Je ne peux pas me lasser de voir l’eau.

La mer est bleue ; une vraie vierge heureuse et riante ; une Vénus encore chaste. — Le ciel est blanc, tant la lumière scintille et ruisselle. — Toutes les plus belles idées grecques reviennent à l’esprit, l’hyménée des dieux, les corps de marbre couchés entre les roseaux, pendant que les vagues viennent baiser de leur écume les pieds des déesses.

Les tamaris fins et frissonnants commencent à se montrer par bandes ; à l’horizon, les belles montagnes dans les lointains violets ; tout à l’entour, les plantes infécondes, filles de la mer et du sable ; la mer elle-même, au fond à droite comme un gros sillon de velours pâle. Puis les vignes ; elles avancent jusqu’au bord de la mer ; quel beau et bon pays, cultivé, fructueux jusqu’à l’endroit où arrivent les vagues. — Ces grandes plaines sont d’une verdeur admirable ; il n’y a que la vigne qui puisse végéter si riche et si jeune sous ce soleil. Les grappes noires pendent ; les vignerons, avec leurs cuves ambulantes, sont plongés jusqu’à mi-corps dans la verdure.

On monte à travers Frontignan, Lunel, jusqu’à Montpellier. — La plaine est un vrai jardin, vignobles coupés d’amandiers, de pêchers, et, çà et là, des maisons de campagne proprettes. — Que de vignes en France ! Nul pays n’en a une telle proportion et de si fines. On a essayé de transporter des centaines de nos vignerons avec des plants français dans la Russie méridionale : on n’a pu reproduire ce bouquet. — Le pain et le vin chez nous ; en Angleterre, le lait et la viande. — Certainement la vigne entre pour moitié dans les causes de notre tempérament et de notre caractère.

Vers Nîmes, les oliviers commencent. Campagne sèche et blanchâtre. Les oliviers par rangées la couvrent de leur feuillage terne et pâle ; et leur taille courte, bossue, leur air rabougri attristent.

On redescend ; la vraie Provence apparaît : la Crau d’abord, énorme plaine stérile, couverte de pierres, puis les montagnes concassées, bosselées, nues ou mal revêtues de plaques éparses d’un vert noirâtre, broussailles de pins rabougris, de bruyères, de lichens ; elles-mêmes brûlées par l’âpre soleil, sans une source ni un filet d’eau, montrant à nu les tas de pierres rondes, blanches, collées ensemble, qui font leur substance. Pas d’arbres, sauf dans les creux, sur les pentes un peu douces, les rangées souffreteuses d’amandiers et d’oliviers. Cela produit pourtant et malgré les chances de gelée. Un hectare moyen d’oliviers vaut cinq mille francs.

Enfin, voici l’étang de Berre ; une vraie mer intérieure. Il a je ne sais combien de lieues, on le voit pendant plus d’une demi-heure sur la droite. — Je parlerais toujours de cette admirable nappe bleue immobile dans sa coupe de montagnes blanches.

Un souterrain noir, long de plus d’une lieue, puis tout d’un coup la haute mer, Marseille et ses rochers ; j’ai poussé un cri : « Oh ! que c’est beau ! » — Un immense lac qui vers la droite n’a plus de fin, rayonnant, paisible, dont la couleur lustrée a la délicatesse de la plus charmante violette ou d’une pervenche épanouie. Des montagnes rayées qui semblent couvertes d’une gloire angélique, tant la lumière y habite, tant cette lumière, emprisonnée par l’air et la distance, semble être leur vêtement. Les plus riches ornements d’une fleur de serre, les veines nacrées d’un orchis, le velours pâle qui borde les ailes d’un papillon n’est pas plus doux et à la fois plus splendide. Il faut avoir recours aux plus beaux objets du luxe et de la nature pour trouver des comparaisons, aux jupes de soie ruisselantes de lumières, aux broderies qui rayent une moire, à la chair rose et vivante qui palpite sous un voile ; et quant à ce soleil qui flamboie, et de sa torche immobile verse comme un fleuve d’or sur la mer, rien au monde ne peut en donner l’idée ni en fournir l’image.


MARSEILLE


Chez P… le soir. Il est depuis quatre ans ici ; sa femme est fine et noble.

Leur impression, c’est que le Marseillais est grossier. La première fois qu’ils sont allés sur le Cours, ils ont pris toutes les femmes pour des lorettes. — Moi de même hier. — Elles paradent, s’étalent, prennent des poses. Mme P… me dit qu’elle connaît, par le receveur général et par un autre salon, presque toutes les femmes à équipages de la ville et qu’elle n’en sait pas une qui soit cultivée. Toilettes et réceptions effrénées ; toutes font des dettes. Pour les jeunes gens, ils sont parfaitement viveurs ; peu ou point d’éducation ; ils soupent, vont au cercle, parlent des filles d’un air naturel et sans croire choquer, devant les dames. — P… m’affirme que presque tous les négociants ont deux ménages. Ils affichent fort bien leurs maîtresses. Du reste, rien que la bourse, les courtages, la grosse spéculation et le plaisir physique. — L’énorme commerce absorbe tout ici. Ils achètent dix mille peaux de buffles, cinq mille kilos de poivre, etc., puis ils revendent.

Il n’y a que douze élèves en philosophie, quoique le collège ait neuf cents élèves, dont environ deux cent cinquante à l’école de commerce. P… ne trouve pas de répétitions parce qu’il est professeur de philosophie.

Toulon est dix fois supérieur à cause des officiers de marine, gens bien élevés et qui ont voyagé. Ici, rien que de la grosse joie ; quelques juges de paix retirés font de l’archéologie locale.

Énorme quantité de maisons religieuses. Nous avons compté trente grands couvents de femmes dans l’annuaire. La plupart des jeunes gens, tout ce qu’il y a de plus riche, y est élevé. M. B…, à Toulouse, estimait aux deux tiers les jeunes gens élevés, en France, par les ecclésiastiques.

La dévotion est ici celle du Midi, toute extérieure. Dernièrement il y eut une procession à Notre-Dame de la Garde, on y portait en visite toutes les reliques de la ville ; elles y restent un an, après quoi on les ramène. Les très nombreuses confréries de pénitents, gens de la ville, laïques affiliés, en froc et en cagoule avec des bannières, des cierges, etc., ont accompagné en longues files ; des pigeons étaient attachés aux croix, les ailes liées, mais de façon à pouvoir remuer la tête. P… dit qu’au premier instant, voyant ces cols remuer, on était prêt à crier au miracle. — Un plaisant dit : « Ils les mangeront ce soir à la crapaudine », et le rire se répandit au loin. — Tous les gens étaient en toilette, causant, mangeant, paradant. Aux églises, sans-gêne parfait. Ils assistent et pratiquent, mais s’amusent. La religion dans tous ces pays du Sud est un opéra pour les yeux et les oreilles. Voyez les églises d’Espagne dans Mme d’Aulnoy, en 1680, avec des fontaines jaillissantes, des volières, des orangers, des tableaux, etc.

Marseille est une grande, une énorme ville ; deux cent cinquante mille habitants ; on dit qu’elle en aura cinq cent mille lorsque le canal de Suez sera achevé. Elle croît tous les jours, on bâtit, on perce partout, on abat des pans de collines, on fait de nouveaux ports ; je l’ai vue il y a quatre ans, c’est à ne pas la reconnaître. Même changement qu’à Paris : maisons monumentales, sculptées, toutes neuves et splendides, à sept étages, beaucoup plus vastes et magnifiques qu’à Paris ; je n’en ai vu de pareilles qu’à Londres.

On a fait un canal qui a coûté quarante millions ; il amène ici, par les plateaux, l’eau de la Durance, arrose tout Marseille, et de plus fertilise tout le pays par lequel il passe. Il fournit assez d’eau pour donner trois cents litres par jour à chaque habitant, même quand la ville aura cinq cent mille âmes. L’eau vient dans les maisons, court dans les ruisseaux. Beaucoup de rues sont arrosées tout entières, tous les jours.

Magnifique port de la Joliette ; puis port Napoléon, que l’on construit. Allées de platanes de tous côtés. Quantité de maisons de campagne neuves, sur tout le rivage et sur toutes les hauteurs. — Des quarante mille hectares de la Crau, dix mille ont été défrichés. — Par l’effet du traité de commerce, les vins de l’Hérault ont trouvé un débouché tel, que la récolte de l’an dernier a payé la moitié du fonds.

Il faut admettre en ce pays un essor soudain de la prospérité publique, pareil à celui de la Renaissance ou du siècle de Colbert. Cette année, on fait 3 000 kilomètres de chemins de fer. L’Empereur entend mieux la France et son siècle qu’aucun de ses prédécesseurs.

J’ai fait deux promenades, l’une aux Catalans, l’autre sur la jetée de la Joliette. Cette jetée est pratiquée par une traînée d’énormes blocs, gros comme une chambre, en pierres et ciments agglomérés, jetés au hasard et pêle-mêle l’un sur l’autre, pour briser par leur irrégularité le choc des vagues.

Toujours la même sensation ; en l’analysant, on découvre que cet extrême plaisir, cette joie saine et aisée a pour cause la simplicité et la grandeur du paysage ; comme la tragédie et la sculpture grecques, il se compose de deux ou trois choses, rien de plus. Une raie de rochers violacés et tendrement veloutés à droite ; en face, une autre raie âpre, noirâtre, en repoussoir devant le soleil couchant ; la mer unie, hérissée de tout petits flots uniformes, le grand ciel de saphir — cela se comprend d’un coup et chaque partie est grande.

Cette longue arête des rochers du Lazaret s’allonge comme une échine tranchante, âpre, cassée, avec des pointes et des angles d’une netteté architecturale — toute noire dans la flamme pourprée qui embrase la brume lointaine. Au pied, les flots bleus jouent et s’étalent comme des poissons qui jouissent des derniers rayons.

Mais ma plus belle promenade est celle d’hier matin, à Redon, avec P… Non pas le commencement ; il a voulu me montrer la partie originale de Marseille, la villégiature, les Cabanons, les Grilladous, cela est comique et affreux ; tout Marseille et tous les environs se composent de mamelons nus, âpres, escarpés, formés de pierre blanchâtre, tranchante, fendillée, qui s’effondre, coupés de murs et de petites maisons de campagne rôties au soleil ; c’est une sorte de lèpre bourgeoise ; rien de plus laid et de plus fatigant ; on dirait qu’on marche dans un fond de bouteille cassée, peuplé de tessons. Baraques improvisées de tout genre, linge qui sèche, gargotes, murs de pierres entassées sans ciment, et, çà et là, un malheureux olivier. Tous ces gens-là se contentent du soleil et du ciel, et n’ont pas besoin d’arbres.

Cependant, en avançant, des jardins, des pins se montrent. M. Talabot a fait amener de Sicile 600 000 voitures de terre et en a couvert une colline qu’il a plantée. Il a l’eau perdue du canal, ce qui lui fait une ample cascade. — Nous nous sommes assis sur des rochers qui surplombent. Ils sont tout concassés, blancs, mais d’un beau blanc de marbre qui est en harmonie avec le soleil. Dans les fentes pousse une sorte de plante grasse, et les abeilles bourdonnent à l’entour. La mer vient baiser la plage, ou heurte doucement les roches mouillées. Elle est si transparente qu’on voit le fond à trois pieds — les eaux de cristal des Pyrénées ne sont pas plus pures. Les inégalités de l’eau font sous le soleil un treillis doré, et sous ces topazes mouvantes, le sable uni, les algues verdâtres ont une grâce infinie.

Impossible d’exprimer la beauté de cet azur illimité, qui s’étale de tous côtés à perte de vue ; quel contraste avec le dangereux et lugubre Océan ! Cette mer est une belle fille heureuse, dans sa robe de soie lustrée toute neuve. Du bleu et encore du bleu rayonnant, jusqu’au bout, jusqu’au fond ; l’horizon manque. — Par contraste, la longue bande de roche du Lazaret, le château d’If, sont d’une blancheur délicieuse — blanc et bleu, c’est la couleur des vierges. Comment faire comprendre une couleur ? Comment, avec des mots, montrer que ce blanc, ce bleu sont divins par eux-mêmes ? Rien autre chose dans tout le paysage. La nature se réduit à cela, une coupe de marbre blanc et de l’azur dedans. — Aux deux bouts, à droite et à gauche, les hauts rochers, labourés, rayés, ravinés, lointains, emprisonnent l’air dans leurs crevasses, dans leurs enfoncements et semblent dormir sous un voile.

Nous nous sommes baignés ; la mer porte le corps ; un sable uni accueille les pieds. En voyant les membres se mouvoir si facilement dans l’eau, on pense aux félicités antiques. Le soleil a beau être dans son plein, la brise et la fraîcheur de la mer le tempèrent. Tout en nageant sur le dos, on voit la côte, les sables, les tamaris qui frémissent, les bois de pins qui se chauffent et répandent des senteurs ; on sent les vagues bleues qui arrivent, qui viennent vous bercer ; on regarde la frange d’argent mobile dont elles entourent la côte, on y sent le perçant regard, la force virile, la sérénité joyeuse du magnifique soleil. Comme il triomphe là-haut ! Comme il lance à pleines poignées toutes ses flèches sur cette nappe immense ! Comme ces flots miroitent, étincellent et tressaillent sous cette pluie de flammes ! On pense aux Néréides, à Apollon. Que la Galatée de Raphaël est vraie, comme on entend les conques sonnantes des Tritons, et que des cheveux blonds dénoués, des corps blancs lavés d’écume, seraient beaux sur cet azur !

Nous sommes entrés dans une auberge et nous sommes restés une heure accoudés sur la terrasse… Dans les lointains et aux endroits où poussent les algues, le bleu de la turquoise et des saphirs devient celui de l’indigo. On n’imagine pas une couleur si intense et si solide, quelque chose de si plein et de si fort, un si puissant et si riche contraste entre la blancheur nette des roches découpées et l’azur profond qui les entoure ; il faudrait venir vivre ici pendant trois mois, cela guérirait des tristesses.

La veille, P… m’avait conduit dans le quartier vieux, le long de la Canebière ; quartier des pauvres, des filles et des matelots. Une vingtaine de rues en pente sur une sorte de montagne escarpée, avec des ruisseaux bourbeux qui gargouillent, et vingt mauvais lieux par rue. Une âcre odeur concentrée d’immondices entassées monte ; des lueurs étranges tombent dans la noirceur de la ruelle encaissée. Sur les deux bords, à chaque maison, des femmes en cheveux, souvent décolletées, avec leur toilette étalée telle quelle, parlent assises sur les marches, provoquent, chantonnent, disent de gros mots. Quelques-unes sont belles, la plupart plantureuses et carrées. Des groupes serrés d’ouvriers, de matelots s’avancent, se bousculent. On boit, on fume, on crie dans la première salle. Cela ressemble à un pandémonium blafard et ignoble. Je n’ai rien vu de pis, sauf certaines rues de Liverpool. Mais ici, on sent en plus, au lieu de la misère froidement résignée ou abrutie, l’âpreté, l’énergie méridionales, et le besoin violent de jouissances, la révolte de l’homme enfermé trois mois, six mois dans un entrepont. — Quelques rues désertes, silencieuses, sans une porte ouverte, avec un seul fanal qui tremblote au fond et le ruisseau qui dégringole, fangeux, sont sépulcrales sous leurs ombres livides et dans leur immobilité. On dirait un dessin de Doré, une horrible vision après une peste, pendant le Moyen âge.

J’ai vu aussi ce quartier en plein jour ; c’est un fouillis de ruelles inaccessibles aux voitures ; on y monte par des sortes de marches. Des poules, des chèvres y vivent en liberté. — Les habitants, les femmes surtout, sont assises sur leur porte, vivent en plein air, crasseuses ; une âcre odeur indescriptible emplit l’air. Aujourd’hui il y a des fontaines et des ruisseaux : qu’est-ce que cela devait être quand la ville n’était pas arrosée ? Encore à présent, dès qu’un coin est à demi solitaire, il est infecté. — L’eau de la Canebière est d’une couleur extraordinaire, un cloaque d’ordures délayées.

Je me suis assis sur une place et j’ai regardé attentivement pour bien démêler le type, surtout chez les jeunes filles de la basse classe. Elles sont petites, trapues ; quelquefois il n’y a pas plus d’un pied entre la taille et le chignon. Elles marchent équarries sur des pieds solides. Les seins sont amples, le cou épais et court. Le trait essentiel, c’est le menton italien carré, bien dessiné, comme celui des Antiques ou celui de Napoléon, largement détaché du cou et emmanché par de forts muscles. La figure est large, les sourcils aisément froncés, le front peu élevé, les cheveux drus, l’expression décidée et dangereuse. On dirait des filles de portefaix grecs ; ce sont des boulottes énergiques. — Mme P… dit que leur audace est étrange. De petites jeunes filles regardent en face, longuement, une femme qui passe, la jugeant et la critiquant tout haut. — Elle se plaint de la grossièreté des gens, même bien vêtus, qui regardent et lorgnent une femme sous le nez, l’accostent, la suivent, ou gardent le trottoir de façon à l’obliger à descendre dans le ruisseau.

La vie est chère ici. Mon cocher de fiacre me dit qu’une chambre d’ouvrier, sous les combles, non meublée, coûte 15 francs par mois ; mais les salaires sont assez élevés. Par exemple, un charpentier gagne 7 francs par jour, un tailleur de pierres, 4 fr. 50 ; un maître portefaix, de 30 à 50 francs ; un portefaix simple, de la corporation, 12 francs. Il est vrai qu’ils sont probes. — Ils sont ici de quinze à dix-huit cents, formant l’aristocratie populaire. En 1848, ils ont empêché la ville d’être pillée par les ouvriers piémontais et toute la canaille qui y pullule. On a eu peur de leurs poings. — Un maître portefaix, représentant du peuple en 1848, a donné sa démission au bout de trois mois, ne voulant plus rien avoir de commun avec les « bavards et intrigants » qui, d’après lui, composaient l’Assemblée.


DE MARSEILLE À LYON


Des oliviers d’abord, puis des mûriers, bien verts et jolis, sur des vignes.

Puis le Rhône, blafard et fougueux, le long d’un mur de montagnes ravinées, pelées, horriblement laides et lourdes, sans caractère ni expression. C’est le commencement des Cévennes. Elles sont trop près pour être bleuies par la distance. On y démêle de misérables plaques verdâtres, des lits de torrents blanchis.

Sur la plaine ensablée, engravée par les inondations du Rhône, les jardins et les oseraies essayent de s’étendre. — La nudité des montagnes diminue un peu ; la vigne, les crus célèbres de l’Ermitage étayés de petits murs, commencent à grimper sur les pierres. — À droite, les Alpes du Dauphiné, dentelées, mais semblables à une traînée ardoisée de nuages.

La vallée est trop étroite, trop encaissée, trop livrée aux effondrements et aux ravages du fleuve. C’est un corridor pour les nuages et les ruisseaux des montagnes. — Presque aussitôt après Tarascon, les nuages ont commencé ; le ciel se salit d’une brume grisâtre et triste. Tout le paysage devient lugubre ; les Cévennes ont un air désolé, repoussant. Que le Midi est beau par comparaison ! J’entends le vrai Midi, celui de Marseille et de l’Italie, non celui du Languedoc et de Toulouse.

Enfin apparaît Lyon, brumeux, avec ses hautes rues étroites. — On ne voit pas clair à midi dans notre hôtel.


LYON


Lyon est fort triste ; il y pleut presque tous les jours et le ciel est toujours voilé. Mes amis me disent que cela est régulier. La ville est au confluent de deux rivières, près d’un corridor de montagnes, voisin du Midi : de là des exhalaisons qui fondent.

De hautes maisons percées d’une quantité de fenêtres régulières, des rues étroites ; le Rhône, un fleuve énorme, violent, inquiétant ; le soir, peu de lumières ; la vaste place Bellecour est tachée par le gaz de flammes qui vacillent sur la noirceur étrange : tout cela fait un bizarre contraste avec l’animation, l’éclat, la gaieté bruyante de Marseille. De toutes les villes de France que je connais, je n’en sais pas qui ressemble plus à Londres.

J’ai visité la Croix-Rousse. Je n’ai jamais vu dans aucune ville de colline si escarpée. Il faut faire des zigzags comme sur le versant d’une montagne ; pour descendre la rue de la Grande-Côte, on est obligé de marcher à petits pas le corps en arrière.

Hautes et vastes fabriques monotones, mornes comme des casernes. Le bruit des métiers y retentit incessamment. — Point de liens entre les ouvriers et le patron ; ils travaillent chez eux ; on vient leur proposer de l’ouvrage, ils s’engagent à rendre la soie tissée tel jour. Chaque ouvrier est libre et indépendant, débat ses prix tout seul, fait concurrence à ses confrères. Le patron n’a pas, comme nos amis de Senones et d’Allevard, une pépinière d’hommes dont, par intérêt, il est tenu de prendre soin[5]. Pas d’ouvrage d’avance ; sitôt qu’il y a un ralentissement dans les commandes, l’ouvrier jeûne. De plus, sa situation vis-à-vis du patron est belligérante ; dès que deux hommes traitent seul à seul, c’est à qui des deux enfoncera l’autre. — De là, une haine réciproque ; voyez les insurrections de 1831, 1835 ; il y a trente mille hommes de troupe ici.

En outre, concurrence de l’Angleterre, qui tâche de former une pépinière d’ouvriers artistes, et de la Suisse, qui travaille à bon marché. Un ouvrier gagne ici de 1 fr. 25 à 6 francs, en moyenne 3 francs. On leur livre la soie, ils en volent, puis mouillent le reste pour rendre le même poids : de là deux cents procès par an. — Les intermédiaires entre les gros fabricants et les ouvriers sont des commis qui souvent, pour prix de leur indulgence, prennent la fille de l’ouvrier.

Je suis entré chez un canut pour demander mon chemin ; l’homme dormait sur son métier — pauvre figure jaunâtre, maigre, avec une barbiche noire, des yeux battus. — Beaucoup de ces ouvriers doivent travailler debout ou courbés, ce qui est malsain. Ils ne font pas d’économies, et les chômages sont terribles.

En voyant ces énormes escaliers, ces rues mornes de la Croix-Rousse, cette vie de machine traversée d’inquiétudes douloureuses, on se dit que tout cela est pour donner à nos femmes des robes de soie. Tant de misères pour une si petite jouissance ! Voilà ce qui fait des socialistes. — Par contre, posez que les lois qui gouvernent le travail sont immuables, que si vous établissez le maximum, les emprunts forcés, bref, une sorte de contrainte sur les riches, les capitaux se cacheront, s’enfuiront, etc. Les ouvriers anglais savent que plus les capitaux sont abondants et se font concurrence, plus les salaires haussent. Qu’il y ait beaucoup de riches et il y aura moins de pauvres. — Mais, dès qu’il y a des riches et en grand nombre, leurs femmes veulent des robes de soie et se disputent les plus belles, ce qui produit des Croix-Rousse.

Heinrich, qui est professeur à Lyon, dit que depuis vingt ans, la haine des classes diminue, que des Sociétés de secours mutuels se sont fondées, qu’à la campagne il s’est établi des manufactures patriarcales comme à Mulhouse, que les maux s’atténuent, etc…

Selon lui, il n’y a ici qu’une petite population noble, exclusive, insignifiante, qui ne voit personne et passe l’été dans son château du Beaujolais. — Beaucoup de grosses fortunes commerciales — tel grand-père ou arrière-grand-père était canut ; à présent, ces fortunes rapides sont plus rares. — La société est en général assez fermée ; il y a de petits groupes, où l’on est admis difficilement ; mais, une fois admis, on est intime. — Réceptions officielles chez les hauts fonctionnaires. — Deux cent cinquante personnes aux cours de la Faculté en hiver, quarante en été : ce sont les bourgeois, les magistrats, qui viennent pour se distraire ; personne ne prend de notes et ne travaille. Heinrich vient d’Allemagne ; il y a vu les cours savants et solides, le professeur d’histoire ecclésiastique à Munich qui fait une leçon tous les matins, tout le cours en deux ans. Mais les jeunes gens payent (ce sont des cours privés) et ils ne s’en retournent qu’avec des cahiers pleins, comme chez nous à l’École de médecine et à l’École polytechnique.

Quantité énorme de couvents et de maisons religieuses. On ne traverse pas une rue sans rencontrer un prêtre ou une religieuse. D… dit que le naturel est mystique ici ; voyez Ballanche, Ampère, Laprade. Cet esprit règne même parmi les ouvriers ; ils sont Lollards par métier, tempérament, climat, résignation et tristesse.

Il a plu presque tous les jours, quelquefois pendant six heures de suite et à torrents. Aujourd’hui le Rhône est gonflé, bourbeux, terrible… Ses gros flots écument contre les arbres. Il paraît que le temps est fort souvent pareil.

Vilaine population ; beaucoup de goitres. Mes jeunes officiers disent que les cheveux et les dents tombent vite.

Le sous-lieutenant qui m’aidait aux examens de gymnastique a voulu absolument m’avoir à dîner à la pension des lieutenants et sous-lieutenants. On n’y est pas mal ; à peu près comme dans notre pension de Poitiers ou de Nevers. Salle étroite oblongue, au bout d’un escalier suintant, lugubre, avec un seul bec de gaz.

Les jeunes officiers se plaignent de leur gêne, quoiqu’ils aient trente francs par mois de supplément. Ici la vie est si chère ! Impossible d’aller au café, de prendre le moindre plaisir, si l’on n’a pas de secours de sa famille. Et ils passent la moitié de la journée au café ! Le gouvernement fait ce qu’il peut. Les militaires ne payent rien pour passer les ponts, ne payent que demi-place au théâtre, quart de place au chemin de fer. Un officier a un mois de congé par an, et, tous les deux ans, trois ou six mois, qu’il passe dans sa famille. On reste six ans en moyenne dans un grade, quelquefois dix ans, douze ans dans celui de capitaine. Mon jeune homme est sous-lieutenant depuis cinq ans. Aussi ne rêve-t-il que campagne et guerre en Pologne.

Il y a là beaucoup de misères. Plusieurs ont trente-cinq, trente-huit ans et ne sont que lieutenants. On me raconte que quelques-uns viennent de se quereller avec leur propriétaire ; 25 francs par mois, c’est trop cher pour une chambre ; il ne reste rien pour les plaisirs. Un colonel a net à peu près six mille francs.

Beaucoup de ces officiers sont grossis, raidis ; leur genre de vie ne développe pas la finesse et l’élégance. Ils crient, ils ont des façons rudes, ils deviennent rouges, leur plaisanterie n’est pas aimable. — Je les ai vus deux fois une heure pleine, au café. Ils tuent le temps comme ils peuvent, consomment, jouent aux cartes, regardent devant eux, s’accoudent d’un air ennuyé, parlent de permutations, relisent le journal. — Le mien apprend le hautbois pour se distraire. « Mais, dit-il, je ne saurai jamais respirer. » — Tous les matins ils sont jusqu’à onze heures à la caserne. Aucun d’eux n’a le courage de travailler, d’étudier pour soi ; très peu ont celui d’aller dans le monde. Ils s’ennuient, se chamaillent, se résignent solitairement.

La seule consolation, c’est l’habit sanglé, propret, et l’épaulette qui leur donne la considération. L’État ne peut pas faire davantage ; le budget de la guerre est déjà si gros ! Et tout le monde ne peut pas être colonel. On n’avance qu’au détriment d’autrui. Là aussi se retrouve le trait notable de la démocratie ; on s’étouffe, c’est le « struggle for life » de Darwin.

On me conduit à la caserne. Les soldats ont leurs petits lits serrés l’un contre l’autre, à peine séparés par un pied et demi de distance. Leurs sacs sont sur une planche suspendue par derrière, leurs fusils sont accrochés au mur. Une seule couverture ; on change les draps une fois par mois. — Peu d’air ; cela ressemble à la prison de Poissy. Ils font eux-mêmes leur cuisine, etc… On leur livre la viande à moitié prix. Un soldat coûte à l’État sept sous par jour, plus le pain. En tout, compris les habits, etc., trois cent soixante-cinq francs par an. Vous comprenez quelle étude il a fallu faire pour réduire au minimum possible la dépense de 400 000 hommes.

Ils ont des classes ; on leur apprend à presque tous à lire, à écrire, à compter ; pour les sous-officiers, une classe supérieure. Cela est bien ; il y a beaucoup de bon dans notre démocratie, mais la manie du règlement, la théorie gâtent bien des choses ; l’officier instructeur avoue lui-même qu’on surcharge les hommes, qu’on leur casse la tête de noms techniques. — Il en est de même à Saint-Cyr, à l’École polytechnique et dans nos collèges. — Toujours l’effet de la concurrence et des programmes venus d’en haut.

Mon jeune officier est aimable et bien obligeant. Il me conduit partout. Vilaines églises, cathédrale ordinaire. — Promenade en bateau à vapeur. Lyon est échelonné sur des roches pluvieuses ; de tous côtés se voient des casernes et des manufactures. — Vilain lycée sali. Partout, dans les maisons et hôtels, des couloirs étroits, humides. Une ou deux belles rues, par exemple la rue de l’Impératrice. On a fait un assez beau jardin anglais avec un lac sur la rive gauche du Rhône.

Rien à faire ici, sauf gagner de l’argent. Les négociants passent la soirée au cercle, ou, sous prétexte de cercle, chez une maîtresse qu’ils entretiennent chichement, qu’ils tiennent sous clé. Pas une lorette ici n’a voiture. — Les officiers me disent que Lyon est une des villes les plus déréglées de France ; la population ouvrière fournit quantité de recrues.




Peut-être y a-t-il un défaut dans toutes mes impressions : elles sont pessimistes — Il vaudrait mieux, comme Schiller et Gœthe, voir le bien, comparer tacitement notre société à l’état sauvage. Cela fortifie et ennoblit.


DE LYON À BESANÇON


Il a plu énormément, toutes les rivières sont débordées ou gonflées. Je retrouve la sensation ancienne, celle que j’ai eue autrefois l’hiver en revenant d’Hyères. Lyon est bien la limite du pays sec et du pays humide — les deux plus grands contrastes de la nature. — Mais aujourd’hui mon impression est autre : c’est le pays humide qui m’attriste.

Peu à peu l’habitude revient ; on recommence à comprendre ces frêles et vivantes verdures, ces délicatesses d’une teinte lointaine, pâle et noyée, l’air résigné et pensif des peupliers rangés en ligne, surtout les bois humides, épais. — La terre a bu, elle sera toujours verte ; mais cette beauté est celle d’un visage qui vient de pleurer.

Comme le Midi est sain pour l’esprit ! Quel ton persistant et fort il donne à la machine nerveuse ! Comme la simplicité de la mer et des côtes nues fortifie ! — Ici, il n’y a que de fines sensations ébauchées, incertaines ; point de grand ensemble ; on ne peut prendre qu’un coin, un bout de bois, un creux où luit un ruisseau, une baie dans le bleu au sommet d’une côte. Même l’œuvre n’est pas belle en soi, seulement elle rappelle les émotions personnelles, nuancées et passagères.

Bientôt après Dijon commencent les ondulations, puis les montagnes, c’est le Jura. — Des montagnes vertes jusqu’en haut ! cela me fait maintenant un effet étrange. Comme les nuages doivent incessamment les recouvrir ou les tremper ! Comme l’âpre et chaud soleil est loin ! Il n’y a pas un pouce d’air ou de sol qui ne soit autre — et l’homme aussi par contre-coup.

Arrivée la nuit : on démêle sous la lune et le ciel clair de grandes masses onduleuses toutes noires.


BESANÇON


Promenade à la chapelle du Buis, à une lieue de la ville. — Vendanges partout ; c’est un ciel clément ; mais dans la plaine étroite le Doubs débordé noie les îles et les rives. — De cette chapelle, on voit tout à la ronde la moitié du Jura. Deux ou trois étages de montagnes ; le dernier ferme l’horizon. Mais rien de crénelé, de cassé, d’âprement net, de durement rocheux, comme les Alpes ou les Pyrénées. Cela ondule comme une chaîne de collines ; en effet ce sont de très hautes collines vertes jusqu’en haut, plusieurs boisées. Ces grands versants verts s’étalent avec une ampleur énorme, bosselés, rayés çà et là d’arbres par les ruisseaux qui se font leurs routes.

Nous marchons une demi-heure sur une crête, foulant un fin gazon parmi des thyms, des genévriers, le long d’un bois rabougri, sous un soleil tiède et un ciel qui se voile de vapeurs moites. En face sont deux montagnes charmantes, boisées jusqu’au sommet, deux beaux cônes d’un vert sombre qui montent entre les grosses lourdes montagnes à pâturages et détachent leur noirceur sur la verdure pâle. Le ciel luit doucement au-dessus, avec ce sourire incertain et tendre des cieux d’automne.

Il n’y a que les dieux pour exprimer les choses ; chaque paysage en produit un ; je remonte toujours à mes anciens, pour y trouver l’expression achevée, vraie, des sensations sourdes qui bourdonnent alors dans mon âme. Il me faudrait ici quelqu’un de ces poètes primitifs pour évoquer la déesse de ces montagnes, de ce vert si doux, de cette fraîcheur intarissable. Impossible d’exprimer la grâce, la jeunesse éternelle de ces pyramides verdoyantes et vierges, où seules les forêts habitent, où rien n’a vécu, sauf les forêts, depuis le premier jour.

Le type des femmes est transformé comme le paysage. Des joues roses rougissantes, des yeux grisâtres, presque bleus, à reflets changeants comme l’eau de ces rivières, et cette pousse juvénile, cette grâce un peu timide inconnue aux pays du Sud. — Pourtant ce n’est pas encore l’Allemagne. Il y a ici une sorte de vivacité et moins de candeur.

Le collège est charmant, avec ses grandes cours plantées de vieux arbres ; du perron, on voit une large montagne boisée, unique, qui s’élève dans la lumière. — C’est une ancienne propriété des Jésuites ; elle leur venait de M. d’Ancier, et ils l’ont eue par le procédé du légataire[6].

« Besançon, dit le proviseur, est une capucinière. Le cardinal-archevêque y est plus puissant que l’Empereur. Pas une nomination qui ne passe par ses mains. Aux élections, il a renvoyé, quelques jours auparavant, dans leurs familles tous les élèves du grand séminaire, avec ordre de retirer des mains des paysans les mauvais bulletins et d’en mettre de bons à la place. La veille ils sont rentrés rapportant des corbeilles de ces mauvais billets. Le préfet était hors de lui. — Pas un conseiller à la Cour qui ne consulte l’archevêque sur la carrière de son fils. Le collège, qui a deux cents pensionnaires, se recrute parmi les commerçants, les propriétaires de la campagne ; à côté de lui, deux grosses maisons ecclésiastiques lui font concurrence et ont tous les jeunes gens de la ville. — Noblesse fermée, d’un orgueil énorme, encore plus qu’à Dijon, et faisant corps avec le clergé. »

Plus j’y regarde, plus je me convaincs qu’il n’y a que deux partis en France : cléricaux et libéraux. — Cela n’est pas visible à Paris à cause du tumulte et de la variété des opinions ; mais il est clair que tout ce qui est arriéré, provincial, inerte, adonné aux intérêts, a le clergé pour gouvernement.

Un frère de la doctrine chrétienne doit envoyer par an deux cents francs à la caisse de l’ordre ; ils vivent à trois, avec six cents francs chacun, dans une école de village ; ils ont de plus les cadeaux, le logement, le mobilier, etc… L’un d’eux est frère servant. Pas de dépenses, pas de plaisirs ; et le point d’honneur c’est d’envoyer le plus d’argent possible à la caisse. M. Rouland déclarait que telle année les frères avaient fait 800 000 francs d’économies, et qu’il avait été obligé de leur permettre d’acheter des biens-fonds. — Le frère Philippe, à Toulouse, est une sorte de roi.

Pas une pension de jeunes filles ici, rien que des couvents ou des maisons religieuses d’éducation. Par la femme, le clergé tient la moitié de l’homme. De plus, quand une jeune fille est riche, on tâche de se l’attirer, de lui faire prendre le voile. Et un esprit est si flexible, une tête si chaude, à dix-huit ans ! Ces captations d’héritières me reviennent de vingt endroits.

Considérez que le goût que nous avons pour les idées, notre zèle spéculatif, nos curiosités parisiennes, notre philosophie et notre libéralisme, tout cela est une occupation de quelques têtes et de quelques années. Cela intéresse de dix-neuf à vingt-cinq ans. Quelques gens bizarres sont pris jusqu’au bout de leur vie ; mais les autres, la masse énorme, tombe à l’instant dans la vie positive. — Mon intérêt, ma grande affaire, à moi notaire, paysan, marchand, etc., c’est de vivre, de gagner de l’argent, d’en mettre de côté, de pousser mon fils, de donner des robes à ma femme, d’acheter ce morceau de terre, etc… Donc, je dois aimer les gendarmes et les prêtres, qui protègent tous ces intérêts contre les gens dangereux et les doctrines dangereuses. Ne nous faisons pas d’affaires et grossissons notre pelote. — La seule résistance que provoque le clergé est celle que peint Rouge et Noir. — S’il gêne ma vente, s’il me prend trop d’argent pour ses quêtes, s’il s’introduit trop avant dans mon intérieur, si ses alliés les nobles m’insultent trop, si les bonnes places sont toutes pour leurs fils, alors je ferai la Révolution de 1830.




Beaucoup de choses infiniment gracieuses et d’une saveur franche. Le ciel est d’une pureté parfaite et l’air est froid. La plus belle et la plus saine clarté s’abat le matin sur les toits de vieilles tuiles plates ; ces hauts toits font une saillie vive dans l’azur immaculé. On ferait vingt tableaux dans les rues. — À la Faculté, par exemple, je sortais souvent de l’examen pour aller voir le toit, d’un si beau brun dans le jeune azur. Les vignes, les volubilis encadrent le portail et pendent en chevelures le long des solides pierres rougeâtres. Au bout de la rue, dans une brume lumineuse nage la montagne, et le ciel pose sur elle par une frange blanche.

Besançon est une vieille ville, pleine de débris espagnols du XVIe et du XVIIe siècle. Presque tous les bâtiments y sont en grosses pierres et quartiers de roches, assis fortement les uns sur les autres. Cette solidité et cette durée, à côté de nos improvisations parisiennes, au sortir des manufactures lyonnaises, fait le plus vif plaisir.

Palais du cardinal Granvelle : c’est une maison à deux étages, assez basse, avec une large cour intérieure et une galerie qui règne en carré dans cette cour. Des arcades à cintres très bas, très obtus, la soutiennent. On retrouve en beaucoup d’endroits ces voûtes surbaissées, oblongues : l’effet est original. Ce qu’il y a de mieux dans le palais, ce sont les fenêtres ; une croix de pierre sculptée les divise ; une corniche les surmonte. Rien de plus joli et de plus gai ; cela date de la Renaissance. Beaucoup de maisons dans la ville en ont de pareilles. Souvent on rencontre une tourelle bien conservée, une porte en ogive ; une de ces maisons, près de la sortie, est intacte. On est là au beau milieu de la Renaissance. — La maison n’est pas grande, mais d’un goût excellent, avec de jolies proportions et une sorte de lanterne ; tout cela fait un ensemble. Parfois les montants sont en pierres cannelées, superposées par faces inverses, comme au Luxembourg. Partout, grilles de fenêtres à ventres bombés, et souvent grillages en long et en travers, comme dans un couvent d’Espagne.

Les églises sont laides, du XVIIe siècle dans le goût jésuite, avec des façades en consoles, de gros saints-sacrements dorés, des colonnes emphatiques à l’intérieur.

Curieux hôtel de ville, étroit, écrasé, à galeries basses, un reste de la tristesse étriquée du Moyen âge. — Deux bons tableaux, un Saint Sébastien de Fra Bartolomeo, un autre de Sébastien del Piombo, dans la cathédrale. — Ce qu’il y avait de curieux, c’était l’archevêque à sa stalle, officiant dans sa grande robe rouge de cardinal ; il est ici roi, presque Dieu, tout ce qu’il vous plaira.

Un peintre pourrait passer deux mois dans cette ville, tant il y a d’étranges rues étroites, sans fenêtres, aveugles et noires le soir comme de vraies rues espagnoles, tant les hauts toits pointus, noircis, peuplés de cheminées, ont un air énergique, tant le pêle-mêle des bâtisses et des balcons, dans les vieux taudis qui peuplent la rivière, est original et fauve, tant le XVIe et le XVIIe siècle ont laissé de traces ici. Par suite et en revanche, les esprits aussi semblent du XVIe et du XVIIe siècle.

Dîné avec le lieutenant-colonel C… et un autre officier ; le colonel a soixante-cinq ans, il a l’air d’en avoir quarante-cinq. Il vit dans la montagne avec sa femme, surveille les écoles par plaisir, fait tous les huit jours passer des examens, donne des prix. Brave homme, sain d’esprit et de corps, et que la campagne, le bon air, la vie simple, ont conservé. — Voilà des gens comme il nous en faudrait en France et comme il y en a beaucoup en Angleterre.


DE BESANÇON À STRASBOURG


Le chemin de fer longe une rapide rivière de montagne dans une vallée étroite ; il est suspendu sur une route frayée à la mine et traverse un tunnel toutes les demi-heures.

Ce pays est charmant ; les montagnes fraîches et boisées font un plaisir dont on ne se lasse pas. Leurs attitudes varient à l’infini ; à chaque quart d’heure, c’est un nouveau site. Elles me semblent toujours vivantes, avec des ventres et des échines, renversées ou debout, d’un caractère sérieux et noble.

Parfois le soleil tombe en pluie de rayons sur un pan de prairies de velours qui étincellent. Ce vert mouillé singulier, avec un fond de pâleur et de transparence passagère, laisse un vague sentiment de tristesse. Tout cela va mourir et renaître. Comme le Midi est plus propre au bonheur !

Vers Mulhouse, je crois, commence la plaine, une grande plaine fertile, trempée d’eau, terne. Les tabacs, les plantes fourragères pullulent. Je les ai retrouvés au delà de Strasbourg, jusqu’à Saverne. Le pays est un très grand potager comme la Flandre. Au sortir du Midi, on est frappé de la lourde fécondité, grossière et bourgeoise. Les gens du Nord songent à beaucoup manger, à s’emplir copieusement. Cela est visible d’après les têtes. Quels balourds que ces gendarmes ! Quel trop-plein de chair dans les petites religieuses boulottes et rouges ! Ils sont grossièrement et grandement charpentés et comme taillés à coups de hache. Le divin charpentier a fait les choses au gros tas. Voyez, par contraste, les alertes et fins Méridionaux de Toulouse, pomponnés, tirés à quatre épingles. — Mais les Vosges noires, montant les unes par-dessus les autres, et le soleil couchant avec son jet de flèches d’or, sont bien beaux.


STRASBOURG


Quelque chose de terne dans l’aspect ; manque complet d’élégance ; c’est une ville de gens qui n’ont pas besoin de finesse et de luxe. — La grande place Kléber, où j’habite, a pour tout ornement la statue de Kléber entre quatre becs de gaz. À l’entour, un carré de maisons très plates, souvent en bois et torchis, parfaitement bourgeoises. Notre hôtel ressemble, du dehors, à une auberge. — Les toits sont partout très longs, très hauts à cause de l’humidité et de la neige. Ils sont percés de plusieurs rangées de fenêtres et lucarnes, quelquefois jusqu’à quatre. Non qu’on les habite, mais chaque ménagère veut avoir son grenier pour sa lessive, en sorte que chaque maison a plusieurs étages de greniers.

J’ai parcouru quantité de petites rues. C’est toujours le même aspect ; les demeures de bourgeois insoucieux des choses du dehors, aux sens rouillés et rudes. — Les brasseries sont leur rendez-vous ; presque tous y vont passer la soirée, même les gens bien élevés. — Ils consomment beaucoup. Rien de moins élégant que ces entassements d’hommes en blouse et en habit, de toutes conditions, sous la lumière crue du gaz, dans un nuage de fumée épaisse, au ronronnement d’une conversation assourdissante, crachant, pipant, s’accoudant, se serrant, buvant, et par la vapeur des corps pressés se tenant chaud les uns aux autres. Les plus raffinés traversent cette cohue et vont dans une salle au-dessus. Au café de John Cade, le plus monumental d’aspect, dans une salle énorme et haute (probablement le reste de quelque édifice), les blouses coudoient les habits.

Il m’est resté dans l’esprit plusieurs intérieurs et types isolés. Pourquoi ceux-ci, je ne sais : d’abord dans un restaurant où j’ai dîné, la servante, bonne boulotte fraîche et honnête qui vous regarde en face avec une interrogation franche et lourde dans ses yeux bleus ; dans un autre, la maîtresse d’hôtel enceinte de huit mois, grande, tranquille, fortement bâtie et circulant sans honte entre les tables ; vous voyez d’ici les commentaires dans un petit restaurant parisien. — Mais ce qui m’a le plus amusé et attristé à la fois, c’est l’intérieur de G… Il est avocat, travaille tout le jour sur ses dossiers ; le soir, il joue de la flûte dans un concert d’amateurs, voilà pour l’idéal. Pour le reste, il habite une espèce de casse-cou dans une rue déserte, pas de lumière à la porte ni sous le vestibule ; une servante qui crie en allemand avec une voix de charretier et rit de même, cinq enfants pas trop propres, un désordre d’objets grossiers dans la chambre, tout ce qui peut blesser les yeux. Il a une femme demi-ange éthéré, demi-servante aux mains crevassées. — Ces braves gens vivront comme mon pauvre savant de Paris, comme Jean-Paul, dans une espèce d’écurie, et leur âme s’oubliera dans la science ou la musique.

Nous nous apercevons bien aux examens que nous sommes revenus dans le Nord. Beaucoup de candidats semblaient figés. On fait une question, ils restent une minute pleine avant de faire la réponse. On voit l’horloge intérieure se mettre lentement en mouvement, une roue pousser la voisine, tant qu’enfin et avec des accrocs, l’heure sonne. De plus, aux mots piquants, ils semblent comme des ours doublés de graisse, insensibles à cause de ce matelas naturel.

Excellent capitaine du génie qui m’aide aux examens de gymnastique. Pas leste, il n’ose dire, ou dit à tort et à travers, le chiffre qu’il faut donner ; ses facultés perceptives sont en défaut ; mais le reste est excellent. Il était soldat, il a appris les mathématiques, non point pour avancer, « mais par curiosité », et parle avec admiration de la géométrie analytique. — Il va pêcher tous les huit jours et part dès le matin à l’ouverture des portes, rapporte de grosses carpes, en gratifie ses amis. — Il garde son fils avec lui, n’a pas voulu l’envoyer à la Flèche, lui enseigne les mathématiques, monte avec lui à cheval, etc… « Il vaut mieux garder les enfants avec soi, cela entretient en eux les sentiments de famille. » Tous les jours il va au café après déjeuner. Il a mis son uniforme, ses épaulettes neuves, sa croix ; il a des pieds d’éléphant et une bonhomie, une rectitude de bon sens touchantes.

Il est curieux de voir les Strasbourgeois discutant en allemand au café. Chacun parle à son tour aussi longuement qu’il lui plaît ; personne n’interrompt : on attend qu’il ait fini. — Des Parisiens s’interrompraient vingt fois ; chez nous, la réplique, la contradiction font explosion : voyez nos entretiens chez Magny ou au journal. — Une telle disposition prépare les gens aux assemblées politiques et à la vie constitutionnelle. Philarète Chasles dit que les émigrants allemands y entrent tout naturellement et parfaitement aux États-Unis.



1864


DOUAI


On est bien ici. Au matin, une lumière joyeuse entre par les trois grandes fenêtres de la chambre. Les longs toits bruns, les cheminées de briques tranchent l’air limpide et l’azur pâle du ciel matinal. Tout est propre et gai, et tout est tranquille. Des petites filles en bas blancs bien tirés traversent la place au bras de leur bonne : une mère en conduit quatre ; on dirait une bonne poule contente de sa jolie couvée. Un âne passe pacifiquement, traînant les légumes et sa maîtresse aussi rosée que les légumes. Un hussard ramène son cheval. De braves ouvriers avancent, fumant une longue pipe. La place est large, aérée, propre, sans poussière, ni tumulte, ni mauvaise odeur. Ah ! comme on se repose de Paris !

Et surtout, comme on rêve naturellement au bonheur calme ! Avoir une maison à soi, tout entière en briques vernies… Les fenêtres seraient larges, on verrait des peupliers dans le lointain, et tout auprès serait un canal avec des bords bien sablés où l’on se promènerait tous les soirs à cinq heures. Une femme blanche et fraîche, point maigre, avec une figure ronde et placide, s’épanouissant naturellement comme une tulipe dans un vase rempli de bonne terre et ne s’ennuyant jamais. Des domestiques feraient leur service sans se presser, ponctuellement, chaque chose à la même heure ; on ne les gronderait pas, ils ne songeraient pas à voler, ils mangeraient amplement, ils se coucheraient à neuf heures, ils ne seraient pas mécontents d’être domestiques. Le maître aussi se coucherait à neuf heures, il mettrait tous les matins une chemise blanche, il aurait une petite voiture peinte en vert, une cave sablée pleine de vieux vins de Bordeaux ; il inviterait ses amis ; la nappe, le linge seraient d’une blancheur admirable : des verres artistement travaillés, transparents, avec des pattes fines et des moulures, des porcelaines aux doux reflets, des faïences luisantes égaieraient la table. On n’aurait pas besoin d’esprit, le dîner serait si bon qu’il suffirait de le manger pour être content. Les enfants, des fillettes rondes avec des joues roses et de grands yeux riants, candides, viendraient embrasser les parents au dessert. On leur donnerait un morceau de sucre trempé dans le café ou dans le petit verre de curaçao de Hollande ; elles riraient avec une franche voix éclatante et pourtant auraient l’air un peu honteux en posant le morceau de sucre entre leurs lèvres rouges ! Comme on serait heureux d’être heureux !

Auprès de la Scarpe est une levée de terre pour défendre les champs contre l’inondation. De là, on voit toute la campagne, jaune de moissons qu’on fauche, tachée de bouquets d’arbres ; çà et là le toit rouge d’une maison, la longue raie noire des amas de houille. Toutes les têtes d’arbres, les cultures lointaines nagent dans une brume pâle pénétrée par les rayons du soleil. Cela fait comme un vêtement moelleux, aérien, délicat, autour de tous les êtres. Ainsi protégés, ils s’épanouissent avec des tissus plus mous et plus frêles et semblent nager dans un bien-être éternel. Rien ne peut exprimer l’allure paisible, la tranquillité voluptueuse des peupliers étalés par groupes jusqu’au bout de l’horizon, dans l’air libre. Les feuilles ne remuent pas, elles ont l’air de dormir.


AMIENS


Je me suis arrêté à Amiens pour voir la cathédrale. Les clôtures qui séparent les chapelles latérales du transept sont fort curieuses : c’est comme le hérissement et l’entrelacement d’une forêt, la même exagération que dans le Moyen âge de Gustave Doré, mais sans la verve.

Sur les parois du chœur est sculptée l’Histoire de saint Jean-Baptiste. Le bourreau est un superbe type de seigneur du XVIe siècle, admirable tête coupée du saint, les yeux clos ; quel profond sentiment de la mort ! L’abondance d’idées, l’expression de l’âme, la variété des vêtements, architectures, plantes, animaux, toute la riche acquisition de la Renaissance éclate tout d’un coup. Le bouton va s’épanouir. Tout cela était doré, colorié, resplendissant, ce devait être un éblouissement ! Rien n’y est ascétique ; le Christ nu, baptisé, a déjà un corps bien membré. C’est par le réalisme qu’on quitte le style hiératique. Il est curieux de voir finir ici le gothique, comme à Solesmes de voir recommencer le païen.

Sur le pourtour du nord, Vie de saint Firmin. Ces patronages sont beaux : chaque ville avait ainsi son petit dieu propre comme une cité grecque ; seulement le dieu grec victorieux est pour une ville de braves et de conquérants ; ici le saint souffrant est pour un troupeau de malheureux opprimés.

Mais ce qui est le plus frappant dans la cathédrale, ce sont les deux tombeaux en bronze des fondateurs : Évrard de Fouilloy (1223) et Geoffroy d’Eu (1226). Profonde et admirable immobilité de l’attitude et des traits, ils peuvent dormir ainsi toute l’éternité. Pas une idée dans ces têtes, rien de plus simple que cet esprit. — Voilà pourquoi on avait des convictions complètes ; l’homme était plus simple et partant plus fort.


EXCURSION À SAINT-MALO


Il y a dans la rade sept ou huit îlots garnis de vieux forts. Ce sont des rochers de granit nus et âpres, tranchés, ravinés, fouillés en tous sens par l’assaut de la mer. Des coquillages semblables à des graines de mille-feuilles les ont couverts de leur croûte. Des varechs s’y accrochent, étendent leurs lanières et leurs petites outres gonflées par l’eau du reflux. À mesure qu’on approche du flot, la croûte devient plus épaisse. — Incrustation sur incrustation, les myriades de tribus pullulantes ont enveloppé les plus hauts rochers du sommet à la base, sur les arêtes tranchantes et les flancs perpendiculaires. Tout cela craque sous les pas, et la main qui s’accroche aux parois les arrache par plaques.

La mer a torturé et déchiré le rocher ; à son tour il la déchiquette et la tourmente. Il la brise et la découpe en cent façons, il la contraint d’entrer dans des chenaux tortueux, de sauter de petites écluses, de s’étendre en des étangs, de rebondir contre des digues. Chacun de ces accidents du sol a sa végétation et ses habitants, chacun d’eux est comme une mer primitive. — Les patelles y collent leur solide cône ; les astéries rougeâtres, implantées dans les flaques étroites, étendent lentement leur cercle de tentacules ; les moules bleuâtres allongent leurs colonies dans les fentes des rochers, et la vie est si abondante, qu’à peine nées elles s’incrustent de ces imperceptibles coquillages blanchâtres dont le rocher est revêtu. Dans les canaux d’eau tranquille, les longues algues développent leur traînée flexible. — Les creux profonds rassemblent des peuplades serrées de coquillages entassés. Tout cela luit : l’eau transparente étend une teinte de pâle topaze sur son lit bleuâtre. D’autres fois, rebondissante, elle humecte le varech de minute en minute comme d’une gerbe de perles. Cependant, aux bords de l’îlot, elle fait une ceinture de dentelles mouvantes. Ces franges blanches si molles semblent encore plus délicates lorsque l’œil suit l’entassement des roches rugueuses, le hérissement des pointes dangereuses, l’implacable âpreté du granit nu. Au delà, la grande ceinture bleue ondule à perte de vue sous la blancheur lumineuse du ciel. La mer rit, joyeuse et tranquille. Çà et là elle palpite par une infinité de petites lumières, qui sont comme un frémissement d’écailles d’or. Au milieu de toute cette splendeur, les îlots gris, les vieilles murailles de granit terne, les deux cornes de la côte, tranchent et trouent la blancheur et l’azur.


POITIERS


J’ai trouvé la ville si laide, si déplaisante à habiter, il y a douze ans ! Aujourd’hui elle m’amuse. Sur la montagne, avec ses rues tortueuses, ses bâtiments de tout âge et de toutes formes, empilés bizarrement, elle fournirait tous les vingt pas un motif de tableau à un peintre.

Rien de plus inhospitalier, de plus fermé au monde ; la plupart des maisons bourgeoises sont complètes, chacune avec son jardin, ses dépendances, le tout clôturé de hauts murs, avec une porte redoutable.

Un ami de ma famille, M. N…, avocat qui songe à être magistrat, vient me trouver à l’hôtel. Il a trente ans et il a l’air d’en avoir quarante. Il n’a pas bougé de Poitiers, sauf de bien loin en bien loin un petit voyage à Paris. Il est riche, sa famille a deux ou trois terres ; point marié, doux de ton, d’une politesse méticuleuse, d’une correction empesée, avec les savants ménagements de la province.

Il me conduit à Blossac, c’est la promenade : un grand terrain planté de charmilles hautes et épaisses, avec des terrasses d’où l’on voit le Clain et toute la plaine. À cette heure (neuf heures du soir), la ville a l’air d’une cité enchantée, la cité de la Belle au Bois dormant ; longue rue déserte sans une âme vivante, avec deux lumières qui vacillent aux deux extrémités ; tous les volets, toutes les persiennes fermés ; pas un bruit ; les grandes masses noires, bizarres et heurtées ont un air sépulcral. — Sur la promenade les hautes charmilles, dans le vague de l’air sans lune, bruissent imperceptiblement ; le ciel diamanté d’étoiles fait deviner des formes étranges dans la noirceur énorme qui tremble ou s’enfonce au-dessous des parapets ; on n’aurait pas l’impression d’une solitude plus grande dans une ville morte tout d’un coup, surprise et vidée d’habitants par quelque fléau subit. Surtout cette nuit incertaine des allées, de l’horizon indéterminé, avait une grandeur lugubre.

Quatre ou cinq sociétés distinctes et fermées : la noblesse, la magistrature, les autres administrations, le haut commerce, le bas commerce. Selon M. N…, il y a des fortunes de seize à dix-huit millions. Il me cite deux de ces millionnaires qui, dit-il, s’occupent d’érudition, d’art ; cependant ils ne voient aucun des professeurs et savants de la ville. — B… a de vingt à soixante personnes à son cours, mais c’est le plus suivi. C…, professeur de philosophie, avait à peu près le même nombre d’auditeurs. La plupart sont des étudiants, ce qui empêche la bonne société d’y aller. En tout cas, selon B…, personne n’y prend intérêt, personne n’y travaille et n’est capable de suivre. Dans les villes comme Douai, Caen, c’est mieux : les gens du monde y mènent leurs filles ; mais alors le cours devient anodin, agréable ; une conversation de famille. Ici Z… a fait scandale, et le vide a commencé autour de lui, parce qu’il a loué les stoïciens en les opposant aux chrétiens.

Le précédent recteur, M. K…, était vicaire général quelque part dans le Nord. Aussitôt arrivé ici, il a été mis en interdit ; pas un ecclésiastique ne lui rendait ses visites, pas même le plus petit abbé. L’Université étant l’ennemie, un prêtre qui devient son chef passe à l’ennemi.

Ici, les nobles font bande à part. Quand j’y étais[7], un préfet novice invita à son bal toute la société, bourgeois et nobles. À l’instant, il se fit deux camps dans le salon, séparés par un intervalle vide ; quelques jeunes gens hardis osaient seuls établir des communications. Et le préfet en resta là.

C’est ici qu’habite le célèbre Mgr Pie, l’inventeur de Gisquel, le zouave ; il est tout-puissant. Il fait dénoncer en chaire M. B… et sa femme, qui ne vont pas à la messe. — L’an dernier, il a reçu en son nom privé, sans désignation d’emploi, pour en faire ce qui lui plairait, la somme de 250 000 francs. Il a fallu envoyer un préfet spécial, M. L…, très habile, pour le contre-balancer. Au bout de trois ans, celui-ci était las, et s’en est allé. Pourtant il avait pris pied. À son arrivée, sachant que les visites du préfet dans le monde aristocratique n’étaient point rendues, il était resté chez lui, contrairement à l’usage. Puis, en revanche, il avait fait visite à tous les négociants, industriels, avoués, notaires, louant la bourgeoisie utile qui travaille, raillant la noblesse oisive qui moisit. Il avait charmé ces gens-là, les avait reçus chez lui, avait donné ou provoqué des fêtes. Il y eut deux bals par souscription, chacun de sept cents personnes. Effet énorme ; jusque-là les légitimistes répétaient toujours que le commerce dépendait d’eux, et que, tant qu’ils resteraient chez eux, les industries de luxe mourraient de faim.

Ces nobles ont quantité d’enfants, n’ayant autre chose à faire ; dans telle famille il y a vingt-trois maîtres à table. Nulle occupation, nul emploi : ce serait déroger. Chaque enfant a son cheval ; partant, dépenses et gêne fréquente. Dans tout le voisinage, il n’y a que deux ou trois familles ayant cinquante ou soixante mille livres de rente. De là des mesquineries singulières : B… chasse avec le directeur des contributions, et un jour, sans le savoir, se trouve à cinquante pas de son terrain loué, sur les domaines de la vicomtesse de… Il ne tirait pas, il avait son fusil sous le bras, il était égaré. Un garde se présente. Procès-verbal : « Mais je ne chassais pas. — Vous vous expliquerez avec Mme la vicomtesse. » — Le directeur est fort penaud ; il ne veut pas absolument, à cause de son état, comparaître en justice ; il va au nom de B… et au sien trouver la vicomtesse. Elle le reçoit dans un haut et superbe appartement lambrissé, mais meublé de vieilleries ; il expose le cas. « C’est vingt francs chacun », et elle tend la main.

La noblesse a des maisons vilaines et tristes, sans apparence au dehors ; au dedans ce sont des appartements grandioses et les jardins sont de vrais parcs. Ajoutez les trente-huit couvents fermés, cela fait une fort étrange ville ; de petites rues tortueuses, en pente, avec de vieux pavés, de l’herbe qui pousse, de loin en loin un réverbère qui meurt dans la nuit, des noirceurs lugubres, une solitude morne dès huit heures du soir et le plus souvent toute la journée ; des deux côtés, des maisons fermées qui font ventre ou qui rentrent en dedans ; peu de fenêtres, quelquefois une seule en manière de poste d’observation ; des portes cochères qui semblent n’avoir jamais tourné sur leurs gonds, des mousses entre les pierres, le silence et l’idée vague de je ne sais combien de vies moisies ou cloîtrées.

Quand j’y étais, faute d’autres divertissements, les jeunes gens prenaient des grisettes quelconques ; ils les installaient dans deux chambres et les entretenaient magnifiquement à trois francs par jour. Dans l’après-midi, ils allaient dans leur café sur la place d’Armes, ils s’amusaient à bâiller et à tracasser leurs chiens. Il paraît qu’ils continuent. Un jeune légitimiste, il y a quelque temps, étant gris, eut une aventure compromettante. Faute d’argent, il avait dû laisser en gage une bague de famille avec ses armes. Le jour suivant, le commissaire de police, faisant sa ronde, trouva la bague et se la fit remettre contre reçu. Le père du jeune homme survint quelques jours après. Tempête et fureur. Il va chez le commissaire de police, qui lui dit : « Monsieur, c’est dans votre intérêt ; on aurait pu vendre la bague et c’est un bijou de famille : j’ai payé tant pour vous, remboursez-moi ; voici votre bague et donnez-moi un récépissé. » L’autre signe un récépissé constatant et décrivant la bague, l’endroit où elle a été laissée, la date, etc. Le préfet a gardé le précieux petit morceau de papier dans ses cartons ; il avait toutes sortes de documents pareils pour un moment d’urgence.

Du reste, les jeunes gens sont nigauds et encroûtés : leur seule conversation est : « Les bécassines ont passé hier. — Sitôt que cela ! ce n’est pas possible ! — Je vous dis que j’en ai vu trois hier soir, sur l’étang des canardières. — Le cheval de G… est le plus beau trotteur du département. — Je parie que ma jument bai-brun va plus vite », etc.

Le tempérament du pays est mollasse et inerte ; personne ne se remue, ne s’expose ou ne s’impatiente. Le cours de B… est le plus suivi de la ville ; un jour, à propos d’une leçon sur la philosophie grecque, il a été dénoncé ; l’évêque s’est plaint, on a parlé de destitution à Paris et ici ; on exigeait une rétractation. Il a tenu bon, a eu les honneurs de la guerre ; le jour décisif où il devait reprendre la parole, nul ne savait l’issue, et s’il n’allait pas faire par ordre une rétractation publique : néanmoins il n’y a pas eu une personne de plus à son cours.

Cette espèce d’inertie morale se peint sur les visages. Beaucoup de jeunes paysannes dans les rues, avec leur haute coiffure blanche et leur corset raide, semblent des figures du Moyen âge ; on pense aux costumes du XVe siècle sous Charles VII. Il y a une immobilité, une candeur étranges dans ces traits unis, et cependant une grâce française, un piquant, un attrait voluptueux et bizarre dans ces longs cols minces, dans ces têtes intelligentes quoique endormies. On tutoie ici la servante, cela est primitif. Comme en Bretagne, les classes sont séparées par plusieurs siècles. Les trois quarts des grands événements politiques en France viennent de là. Il n’y a qu’une religion et une activité politique pour élever et civiliser les hommes. Malgré la Révolution française il y a toujours deux peuples en France, les Gaulois d’un côté et de l’autre le corps des fonctionnaires latins avec les débris de l’aristocratie germaine.

Par suite, la religion est toute-puissante. — Trente-huit maisons religieuses dans cette seule ville : le pensionnat des jésuites a sept cent cinquante élèves. — Tout est écrasé sous l’influence de Mgr Pie. — On compte par an trois cent mille personnes qui viennent à la châsse de sainte Radegonde ; quand vient la fête de la sainte, en août, les pèlerins sont si nombreux et en général si pauvres, qu’ils couchent dans une sorte de camp hors de la ville. J’ai vu le tombeau : il est dans une jolie église gothique du XIIe siècle déjà fortement enfoncée en terre. À toutes les portes et dans toutes les rues avoisinantes foisonnent des femmes qui courent sur vous et vous persécutent, avec des petites médailles de cinq sous, de dix sous et quantité de cierges ; sur le seuil, de vieux mendiants implorent la charité d’une voix chevrotante et lamentable. En vingt minutes, j’ai vu une douzaine de personnes entrer, gens du peuple, demi-bourgeois, tous avec un ou plusieurs petits cierges ; les plus riches ne se sont pas contentés de cela ; ils sont allés dans un magasin latéral faire provision d’un assortiment de cierges plus complet.

Il y a deux reliques et l’empreinte du pied de Jésus-Christ apparaissant à la sainte ; les deux statues sont coloriées ; quantité de sous ou pièces de deux sous jetés à travers la grille ; tous les matins, dit-on, on jette quelques sous pour amorcer. Au fond de l’église est la crypte, très basse, très obscure, une vraie nuit d’un noir terrible et lugubre, sous une voûte écrasée, percée de lourdes baies cintrées ; on tâtonne des mains, on pose le pied sans savoir où, dans les ténèbres de cette humidité sépulcrale. Le tombeau est une pesante pierre creusée, exhaussée au-dessus du sol, sombre et brune, marbrée de reliefs barbares ; il est presque invisible, tant il est rejeté dans la noirceur par la profusion et le contraste des cierges toujours brûlant ; des ex-voto, des portions de poupées, des membres de cire sont plantés entre les cierges ; la fumée chaude monte en rampant sur les voûtes ; l’épaisse odeur de la cire se mêle à l’odeur de cave. C’est vraiment un spectacle du Moyen âge : ce flamboiement violent au fond d’une sorte de puits, au-dessus des os d’une morte, est une vision de Dante ; il y a de quoi remuer les nerfs, dans le silence tragique de cette obscurité terrible ; c’est la fosse mystique d’une sainte qui, du milieu de la pourriture et des vers, voit dans son cachot de terre gluante entrer le rayonnement éblouissant du Sauveur. Je me chargerais avec trois mois de retraite et un sanctuaire pareil d’amener des femmes aux visions et aux stigmates. — Mme B… qui a conduit ses enfants aux stations de la semaine sainte, en a ramené un malade, avec des crises de nerfs. Quand j’étais à Poitiers, une paysanne ayant approché son œil d’une fente du sépulcre y vit le ciel ouvert et Jésus-Christ dans sa gloire. Cela fit miracle. Dernièrement on y a conduit une lépreuse ; elle y est restée une heure pendant la messe, rampant sous la châsse avec des cris épouvantables. Elle était entrée en sueur et il y fait froid comme dans un caveau : elle en est sortie guérie et est morte trois jours après. Un médecin qui la visita, attribua la guérison, puis la mort, à une réaction trop forte ; mais le miracle n’en a pas été moins authentique, et l’incrédulité du docteur lui a fait beaucoup de tort.




Mme C… et Mme B… sont bien des Françaises, incapables de supporter l’ennui et n’aspirant qu’à Paris ; c’est le contraire de Mme X… à la Flèche ; celle-là est d’Amiens, mais tout à fait flamande, calme, blanche, sensée, placide, tout entière absorbée dans son ménage et dans ses enfants.

Un autre type curieux est le Proviseur, ancien maître d’étude, professeur, censeur, puis proviseur, bref, vingt-cinq ans de séjour ici ; lui-même, enfant du pays, ayant une femme du pays. On vient de le décorer parce qu’un élève du lycée a eu le prix d’honneur dans le concours des départements. Figure et tenue d’un ancien mercier, d’un sage marchand de rouennerie qui a ménagé toutes les pratiques, qui a été à la messe et a lu le Charivari, attentif à faire son chemin, mais par la filière, à la façon des bœufs ; ayant pour souverain plaisir de manger un melon en famille, agissant peu, patient, pliant le dos, jamais révolté, fonctionnaire de cœur et de naissance, avec un sourire discret et des yeux ternes ; solidement fourré dans un bon habit et solidement établi sur ses larges pieds ; le plus médiocre des hommes, utile, durable, plat, vulgaire et propre comme un trottoir.

Du reste, ici comme à la Flèche, comme partout, on se déchire ; les petits fonctionnaires vivent comme chiens et chats : faute de débouchés, toutes les piqûres s’aigrissent. J’ai entendu d’amis intimes à amis intimes des cancans atroces. D’ailleurs, pour qu’un récit soit intéressant, on le rend littéraire, on exagère, on met en saillie, et plus on frappe fort, plus on est amusant.


ARCACHON


Journée à Arcachon. Je suis parti par un train de plaisir. La multitude, surtout la foule de gens du peuple est incroyable. Ils ont un besoin étonnant de changement ; quel contraste que la vie moderne si agitée, si remplie, si diversifiée, avec la vie collée au sol du Moyen âge ! Plus on y pense, plus on y voit une transformation complète de la tête humaine. Les grandes passions persistantes et acharnées, les coups de foudre deviennent rares ou impossibles. Figurez-vous, par contraste, un tisserand d’une cave de Bruges au XVe siècle devenant lollard, ou un paysan comme on en trouve encore en Bretagne. — Et celui-là, aujourd’hui, a la conscription !

Dans le wagon, plusieurs types de femmes : une mère, amoureuse de son fils, peut-être parce qu’elle n’a pas eu l’assouvissement de son cœur dans le mariage ; elle le gâte, elle l’appelle tout haut mon bijou, mon chéri, elle le caresse de la main, elle lui pose la main sur le genou, elle le couve encore, et il a dix-huit ans ! Elle ne songe qu’à un point : lui voir de bonnes manières et le garder le plus longtemps possible auprès d’elle : elle veut qu’il fasse sa première année de droit à Bordeaux ; lui, veut Paris tout de suite et donne pour raison qu’il désire concourir pour le grand prix de Droit de Paris. — C’est un flâneur blême, lymphatique, habitué aux flatteries, répondant d’un ton sec, et écartant les caresses de sa mère comme on fait d’un insecte importun. Il est désolé d’avoir oublié son lorgnon, conte qu’il a fait une expérience avec du nitrate d’argent sur la main d’une femme de chambre pour voir si la peau deviendrait noire…

À côté de lui, une cousine de vingt-huit ans, point riche, non mariée, irritée de ne pas l’être, attentive aux toilettes, ayant l’expérience de la parole, sachant tourner un compliment, femme du monde en disponibilité et très belle, le menton grec, le nez parfaitement pur et droit, de beaux yeux noirs qui nagent dans un fluide bleuâtre, des mains blanches, des ongles soignés : une maîtresse femme qui a manqué son coup. Plus on avance vers le Midi, plus la femme devient incapable de timidité, de pudeur rougissante, de réserve délicate. Ce sont des hommes.

Peut-être faut-il dire que la femme, à la longue, se modèle sur les exigences de l’homme ; au Nord, dans la race germanique, il a besoin de commandement, il sait l’exercer, il lui faut la paix domestique ; de plus, il est froid de tempérament. À cause de tout cela, l’influence de la femme est moindre ; elle est forcée de plier davantage et elle se plie dans le sens indiqué.

D’autre part, selon les climats et les constitutions, ce sont telles ou telles vertus qui ont l’importance et l’empire. — Ainsi, dans le Nord, vous avez la réflexion froide, le bon sens, toutes les habitudes de calcul et d’empire de soi nécessaires pour soutenir la bataille de la vie, tout ce qui convient au naturel lent, au tempérament froid ; dans le Midi, le génie de l’improvisation, la hardiesse, le brillant, tout ce qui se rattache à l’action et à la sensation vive. Or le naturel de la femme est celui de l’homme avec un degré plus grand de sensibilité, d’improvisation, d’émotion, d’invention, de convoitise nerveuse. D’où il suit qu’elles tombent plus bas et dans une dépendance plus grande dans le Nord où ces qualités sont moins utiles, et que, par suite, elles montent plus haut, jusqu’à l’égalité et à la supériorité, dans le Midi où ces qualités sont plus utiles. Une femme d’intrigue et de salon à Paris, aujourd’hui ou sous Louis XV, ou bien encore la Sanseverina de Stendhal[8], est égale ou supérieure en influence à n’importe quel homme. Au contraire, une femme dans le Nord se trouverait dépaysée pour le commandement de cinquante commis, pour supporter de sang-froid une banqueroute, raisonner tarif, douane, économie politique, etc. La vie et le naturel du Midi étant plus féminins, les femmes sont sur leur terrain et commandent.




Arcachon est un village d’opéra-comique : un débarcadère rouge, jaune et vert, avec des toits retroussés en pavillon chinois, une lieue de plage couverte de trois rangées de cottages, chalets peints bordés de balcons, pavillons pointus, tourelles gothiques, toits ouvragés en bois colorié. Sur les collines de sable, à l’arrière-garde, entre les pins, sont des chalets plus riches. Quantité étonnante de restaurants, chevaux, boutiques, tout cela neuf et verni ; cela ressemble à une fête d’Asnières en permanence. Le mètre de terrain sur la côte se paye 15 francs ; il y a vingt ans, on aurait eu la moitié de la côte pour 2 000 francs.

Promenade dans le bateau à vapeur qui traverse toute la baie et va jusqu’au Goulet. On oublie bien vite la fourmilière humaine pour ne penser qu’à l’eau, au sable et au ciel. À droite et à gauche, bien loin, parfois à perte de vue, presque au bord de l’horizon, s’allongent et ondulent les collines de sable, molles et monotones, telles que le vent et les flots les ont faites. Elles croulent éternellement ; aux endroits abrités, il faut des branchages de sapin et des sortes de claies pour les maintenir. On oublie tous les autres bruits, on se figure ce petit murmure incessant du sable qui fond, s’écoule ou s’entasse. Leurs longues raies frangent l’eau bleue d’une blancheur mate et forte ; elles n’ont point d’étincelles, mais il n’y a pas de plus beau cadre que leur puissante couleur. — Au-dessus d’elles et avec elles, ondoient les forêts de pins. Point d’autre arbre, on n’aperçoit que ce vert, aussi solide que la blancheur du sable. La vivante frange des forêts monte et descend, puis par derrière s’enfonce à l’infini avec des creux et des bosselures. Quelques têtes crénellent l’horizon ; tout cela respire et épanche une vague odeur d’aromates qui se mêle avec la brise salée de la mer. Cependant l’eau bleuâtre roule, çà et là brodée d’argent, dans sa ceinture de plages blanches et de forêts vertes. C’est un grand port, une sorte de refuge naturel où les êtres tranquilles peuvent pulluler et s’abandonner à l’abri des violentes vagues de l’Océan ; les méduses flottantes passent à chaque minute sous leur grand capuchon, étendant le réseau de leurs tentacules comme d’énormes champignons ballottés par le flot transparent. — C’est là un spectacle comme en ont vu les premiers hommes : une terre vierge, du sable et toujours du sable. Des pins, puis encore des pins, quelques ajoncs, quelques traînées de plantes grimpantes entre les troncs résineux qui suintent, un sol primitif, simple dépôt de la mer, peuplé par une seule espèce de plantes ; puis la grande eau, sa mère, qui l’enveloppe de ses replis, et le ciel éblouissant de blancheur lumineuse qui aspire les parfums et la sève. — Tout à l’entour, des marais, des morceaux de plages sablonneuses et luisantes, tour à tour inondés et découverts, rien d’humain ; une œuvre nue et brute, les premières végétations encore toutes barbares sur le lit délaissé de la grande eau primitive. — Quand les premiers navigateurs sont venus ici sur leurs pirogues, ils ont trouvé peut-être quelques hérons, une mouette, un épervier comme celui qui planait tout à l’heure au-dessus du bleu des vagues, parmi la magnificence de rayons célestes épanchés dans la blancheur. Ils ont débarqué ; leurs pieds, comme les nôtres, se sont enfoncés dans la grève ; ils ont entendu le même chant sonore des cimes bruissantes ; ils ont fait craquer les aiguilles tombées sur le sable ; ils ont admiré cette couleur blanche du sol qui troue à chaque pas le maigre tapis d’herbes altérées ; ils ont frissonné à demi, en écoutant le merveilleux silence ; ils se sont arrêtés devant quelque énorme pin demi-ébranché par la foudre, seul, debout sur le sommet d’un monticule nu. Le pays n’a guère changé depuis leur venue, et cette vue repose du grand potager aligné, régulier, partagé, surveillé par le garde champêtre, que je retrouve partout de Poitiers à Toulouse.

Et pourtant, dans cette espèce de potager, j’avais eu la veille une sensation folle. J’étais seul dans mon wagon, et pendant quatre heures j’avais vu défiler les haies, les arbres, les vignes, les cultures. Les roues roulaient infatigablement, avec un grand bruit uniforme, comme le retentissement prolongé d’un orgue qui ronfle. Toutes les idées mondaines, toutes les choses humaines et sociales se sont encore effacées. Je n’ai plus vu que le soleil et la terre, la terre parée, riante, toute verte, et d’une verdure si diversifiée, si épanouie, si confiante sous cette douce pluie de rayons chauds qui la caressaient. L’air était si pur, la lumière si amplement épanchée, la campagne si florissante et si heureuse ! À chaque chêne, à chaque châtaignier qui passait, chacun avec sa pose et dans son petit monde de compagnons et de voisins, je me sentais touché comme par la rencontre d’un être animé. J’avais envie de lui crier : « Tu te portes bien, tu es un beau et puissant chêne, tu es fort, tu jouis du luxe et de la magnificence de ton feuillage ». Je considérais les bouleaux, les frênes, comme des créatures délicates, de vraies femmes pensives, dont personne n’avait entendu la pensée, une pensée timide et gracieuse qui m’arrivait avec leurs chuchotements et l’agitation de leurs fins rameaux. Il y avait des douceurs ou des coquetteries d’arbres dans les creux ombragés, sur les tapis de bruyères rousses et violettes, dans les sentiers tortueux laissant voir un morceau de leur ruban de sable, au bord d’une petite source qui noircissait le sol entre les pierres, et tout d’un coup descendait avec des étincelles et comme une pluie d’éclairs. C’était un regard soudain, une mutinerie, une mièvrerie d’enfant, d’un dieu enfantin qui rit en liberté. Au delà de cette plaine de vignes si vertes, et d’arbres épars tout reluisants et tout étincelants, on voyait des collines bleuâtres qui portaient leur forêt jusqu’au bord du ciel, une sorte de cirque d’ancêtres végétaux plus serrés et plus sévères, heureux pourtant sous la gaze de vapeur dorée, et qui, dans l’enceinte dont ils occupaient les plus hauts gradins, regardaient leurs enfants, toute la jeune et élégante postérité de plantes civilisées et fructueuses, se mêler, se ranger, s’étaler en groupes, chacun sous sa couronne de fleurs avec sa gerbe de grappes ou sa corbeille de fruits.


TOULOUSE


Comme la vie de province déforme vite l’individu, et quel changement quinze ans de mariage ont fait dans Mme L…. Elle rougit après dîner, elle a trois mentons, plus de taille, plus de teint. Et quelle conversation ! Des phrases de journal sur les Anglais qui sont des ambitieux égoïstes et nous volent nos colonies ; un vif contentement de voir que son mari ne chasse pas, ne monte pas à cheval, ne pêche pas, tous exercices dangereux qui peuvent compromettre la vie d’un homme ; une surveillance de bonne sur les enfants avec des plaintes de bonne sur l’assujettissement d’une pareille surveillance. L’esprit fonctionnaire, le souhait de voir son mari avancer d’un grade, fût-ce au prix de six ans de séjour à Quimper ou à Draguignan. — J’écoutais F… le lendemain avec des détails sur deux intérieurs : « Quatre filles dans l’un ; elles font tous leurs objets de toilette, même leurs souliers, et je les rencontre au bal. — Dans l’autre, la femme a le goût des chapeaux et en fabrique une douzaine par an, tant pour elle que pour ses amies. » — Tous ces gens se croient du monde ! — Les Anglais ont raison ; directement et en soi, le métier ni le ménage n’abaissent, on peut avoir un grand esprit et un grand cœur et raccommoder des bas, faire des écritures. Mais ce sont les conséquences, la lente usure produite par un pareil état, qui rabaissent. On ne lit plus, on ne voyage pas, on reste dans un petit cercle, on n’ose penser librement, on songe aux dots, à l’éducation des enfants, etc…. Il faut du loisir et une position indépendante pour faire un homme et une femme complets.

Plus je vois la France, plus elle me semble avoir la constitution qui lui convient. Hier, dans la Revue germanique, Milsand parlait contre l’article du Code civil qui prescrit le consentement des parents dans le mariage. — Personne ne tient compte de l’abîme physiologique qui sépare les races.

Nous sommes des Gaulois faits pour l’enrégimentation, ayant pour idéal des dévouements brillants, des audaces chevaleresques. Alexandre Dumas[9] a parfaitement rencontré et mis en scène ce sentiment ; s’amuser, causer, vivre en société, faire des calembours, écouter des vaudevilles, courtiser de jolies femmes, rire et souper avec sa maîtresse, se battre de bon cœur, et à la première occasion, s’enthousiasmer pour un chef ou sinon le subir comme un pédant ou comme un sergent de ville, ne pas faire son devoir ou faire plus que son devoir, se prodiguer, se sacrifier dès que le but est éclatant ou que l’opinion des camarades le déclare tel, subir sans difficulté, même volontiers, l’organisation et la caserne ; tout cela est essentiellement français.

Je regardais hier les jeunes soldats au quartier ; ils sont gais ; ils ont bonne mine ; ils jouent entre eux ; ils montent à la corde, au trapèze ; ils se font des tours ; ils sautillent comme de jeunes chiens ou des lapins. Les sergents, le lieutenant sont obéis à l’instant, sans bassesse, sans mauvaise humeur. L’officier est le chef naturel, celui que le peuple respecte et écoute de lui-même, sans difficulté. — Rien de plus juste que cette caricature : pendant une de nos révolutions, un petit jeune homme de l’École polytechnique place un énorme portefaix ou boucher en sentinelle et lui donne sa consigne : « Bien, mon officier, dit le colosse au joli nain, je m’en rapporte à votre expérience ». C’est une expérience d’un jour, mais le nain a l’épée et l’uniforme.

Par tout ce que je vois de l’armée, l’organisation est admirable ; économie, régularité, prévoyance, magasins, marchés, chaque homme utilisé dans son métier, l’un boulanger, l’autre bottier, l’autre cuisinier ; tous apprenant l’honneur, l’obéissance, beaucoup apprenant à lire, à écrire, à chanter, chacun exercé et dégourdi par la gymnastique, les voyages, la conversation ; c’est l’éducation du peuple.


MONTPELLIER


Impossible de voir le musée Fabre, le gardien est absent.

J’ai traversé la vieille ville. Comme l’ancienne Marseille, comme ces villes qu’on n’aperçoit qu’en passant, Carcassonne, Béziers, Narbonne, cela donne l’idée d’un autre monde. De grandes bâtisses aveugles, presque sans jours, grisâtres, salies par le temps et roussies par le soleil ; souvent, au sommet, une sorte de tour comme en Italie. Des rues étroites ou plutôt des ruelles pavées de cailloux pointus, de morceaux de pierres anguleuses, âpres, tranchantes, qui blessent les pieds ; de petits fumiers, des restes de fruits et de légumes au milieu des rues, des enfants sales, au museau barbouillé de vieille crasse ; les plus grandes maisons inhospitalières d’aspect, fermées sur le dehors et silencieuses comme des cloîtres ; les moindres, les échoppes, les maisons d’ouvriers, ont la porte toute grande ouverte pour laisser entrer l’air, une sorte de rideau bleuâtre la remplace ; à travers les ouvertures, la vue d’une noirceur étrange ; parmi des casseroles, vases de tout genre, outils, habits, linge d’enfant pêle-mêle, une femme nettoie son nourrisson, une autre, immobile, la regarde. L’aspect n’est pas français, mais italien.

Plusieurs femmes du peuple ne parlent pas français, je l’ai vu en demandant mon chemin. Il y a quelques années, un jeune homme bien élevé, de famille noble, me disait qu’ici vers 1789, chez l’intendant, sa bisaïeule et la plupart des autres dames ne savaient parler que la langue d’Oc.

Tout est chant dans leur langage ; on dirait des Italiens plus légers et plus enfants. À les écouter, on a peine à croire qu’ils parlent sérieusement ; ce sont des polichinelles gentils. Et quelle familiarité ! quelle audace ! Leur civilisation de l’an 1100 était un mélange de précocité, de polissonnerie, d’extravagance. — On comprend qu’ils aient reçu d’ailleurs une discipline et des maîtres. Moineaux délurés, sautillants, impertinents, imprudents, bons pour babiller, donner des coups de bec, lisser leurs plumes, courtiser les femelles, avoir bon air et entrer en cage. — Comme l’Italie, c’est un pays tombé, qui reste en arrière des autres, et ne remonte au niveau des autres que par le contact d’une administration ou d’une civilisation étrangère.

Nulle part la vraie Française hardie, caquet bon bec, mais pimpante, à jolie tournure, à démarche alerte et rythmée, n’apparaît mieux qu’ici. Je reviens toujours à la même conclusion. Dans le Midi, il ne faut vivre que par les sens, en peintre : aimez une jolie taille de femme bien habillée, un visage rieur sous des cheveux noirs, une puissante ombre au bas d’un long mur grisâtre qui tranche dans l’azur vif, une délicieuse grappe de raisin qui fond comme du miel dans la bouche ; mais supprimez tout le dedans, toutes les rêveries tendres ou profondes.

Un mendiant ici mange du bon raisin bien sucré ; un pauvre diable boit du vin pur, sain, franc, qui l’égaie, et nul ne se grise. Cela fait compensation à bien des choses et cela suffit pour déterminer l’idéal. Un Norvégien, un paysan du Lancaster n’a pas l’idée d’une pareille sensation ; au lieu de la grappe savoureuse et sucrée, il a, au mieux, la bière, l’eau-de-vie, le roastbeef, toutes sensations fortes, simples moyens de se remplir et de se réchauffer. Il ne peut pas concevoir le plaisir. Ce sont de petites différences élémentaires comme celles-là, qui font les grandes différences ultérieures ; l’idéal devient autre. — Quand pour la première fois les Gaulois eurent goûté le vin et le raisin, ils partirent en troupe pour l’Italie.

Cela est bien marqué encore dans la comparaison des paysages. Hier, en approchant de Cette, nous ne pouvions pas nous lasser de regarder. Le chemin traverse des lagunes, la mer est à droite, de grands étangs salins s’allongent à gauche, parsemés de bancs de sable, de pyramides de sel. Ces pyramides d’un blanc vif tranchent sur les fonds bleuâtres avec un relief extraordinaire. Tout à l’entour à perte de vue, dans la plaine immense, l’eau ondule et se plisse, rousse ou rougeâtre selon les accidents du sable où elle s’étend, bleue et brillante aux endroits où elle est plus profonde, traversée de rayons d’argent, pailletée d’étincelles d’or. Derrière, une longue bande de plaines basses ou de hauteurs insensibles azurées ou fauves, d’un ton aussi riche, aussi fondu que chez Decamps ; sur cette énorme bordure noyée, les petites taches blanches des maisons éparses. — Plus loin, les dos ronds des collines, la croupe onduleuse d’un violet pâle, et le ciel infini parsemé de nuages de duvet, où le soleil s’abaisse. Tout cela est grand ; il n’y a que trois ou quatre lignes, toutes architecturales ; la campagne est un cirque comme chez Poussin, mais, outre la ligne de Poussin, il y a la couleur et la richesse. — On pourrait retrouver ici la noble vie antique, y placer une cité maritime, guerrière, artiste. — Les petites vallées, les champs cultivés, les enclos dans l’intérieur des terres, les pommiers et les terres à blé du Nord et du centre sont faits pour des paysans et des rentiers.

Cette mer rend tout noble. Entre elle et nous, il n’y avait que son ancienne plage desséchée, couverte de tamaris aux fins cheveux et de bruyères mauves, le sable jaune affleurant par intervalles. Au bout de la plage, la bordure raboteuse tranche à vif sur un profond azur terne. C’est Elle, bleue comme une des grappes de ce raisin que la brise rafraîchit. Le bleu s’agrandit, occupe toute une moitié de l’espace ; une voile blanche de pêcheurs de thon seule y nage comme une coquille marine ; le bruit monotone et éternel de la vague arrive aux oreilles. On approche et l’on voit l’écume argentée qui saute. Au-dessus de l’azur intense, le ciel est d’une pâleur transparente et délicieuse, les étoiles s’allument. Nul être vivant, nulle plante, nulle culture ; les néréides et les faunes pourraient danser sur ce sable comme aux premiers jours.




MARSEILLE


La mer est une vierge, bleue sous le bleu pâle du ciel, dans la bordure de roches blanches. Quelle divine couleur, la plus chaste et la plus éclatante, si pure, si riante, si aimable…, la robe de soie parée et lustrée d’une fiancée, la plus belle des femmes. L’âpre tranche des rochers de marbre avive encore la teinte délicieuse ; ils font saillie avec une blancheur mate sur l’azur rayonnant. Au-dessus, la grande coupole, pâle à force de splendeur, s’arrondit, enveloppant tout dans sa lumière.

Ce qui augmente encore cette beauté, c’est la structure de la roche ; on dirait des morceaux de marbre, cassés puis collés ensemble par quelque pression énorme. Ils forment des assises et semblent des étages de tours à demi ruinées : quelques-uns sont penchés ; on songe aux écroulements des palais de marbre bâtis par les Césars romains ou les rois de Babylone. — Les rayures, les cassures innombrables, les formes infiniment diversifiées des fentes arrêtent la lumière et peuplent d’arabesques fantastiques la nudité de leurs grands murs blancs. Les montagnes elles-mêmes paraissent cassées à grands coups de hache, et leurs arêtes, leurs promontoires, leurs dentelures hérissées au hasard, les saillies de leur échine et de leurs crêtes posent chacune une ombre sur l’uniformité de la teinte lumineuse. Tout cela vit, la chaîne entière est peuplée de formes et de couleurs. — À l’orient, au fond de l’horizon, les dernières croupes enveloppées d’air et noyées dans une brume imperceptible, se confondent avec le ciel ; il faut un instant d’attention pour distinguer leurs contours qui semblent s’évanouir comme une esquisse trop délicate. Tout cela s’endort à mesure que le jour baisse dans une teinte rosée de violet pâle.

Avant-hier au soleil couchant, hier de la caserne, la mer semblait un miroir poli entre deux bordures d’ébène ; la lumière rejaillissait d’un seul élan comme d’une plaque unie d’argent ou d’acier. Les vaisseaux lointains, immobiles, montraient leurs coques et semblaient pris dans une glace. Au couchant, tout l’horizon avait l’éclat et le rayonnement d’une topaze, d’une pierre précieuse rouge et orange. Au-dessous de ce jaune lumineux, les yeux rencontraient le bleu sombre, et la réunion des deux couleurs formait comme un bel accord dans un concert. — Tout était magnificence et félicité. L’air arrivait caressant, avec une fraîcheur et une douceur exquises, et les promeneurs s’oubliaient à regarder l’ondoiement infini, l’agitation du peuple des vagues, l’arrivée et l’écume des grandes lames qui venaient refluer avec des teintes pourprées et des rejaillissements argentés sur les rochers polis du bord.

Aujourd’hui, dans le parc de M. Talabot, un quart d’heure charmant, l’esprit rempli par les Lotos-Eaters de Tennyson. Dans une vallée de pins, au plus fort de la senteur aromatique, le ciel, entre le vert faible et mat des aiguilles, semblait émousser sa lumière ; l’azur était d’une douceur inexprimable et les sentiers blancs luisaient silencieusement entre les troncs gris.




Marseille est monumentale et grandiose ; la vie y est plus active et menée plus en grand qu’à Paris. On tranche et l’on enlève des collines entières ; on bâtit une préfecture de 12 millions ; la caserne Saint-Charles est un monument avec un dôme, des ailes, et les sculptures seules ont coûté 300 000 francs. — Le canal de la Durance passe sur un aqueduc plus vaste que ceux des Romains ; il a coûté 40 millions ; toute la ville en est arrosée, les ruisseaux incessamment précipitent l’eau courante, argileuse, dans toutes les rues, le long des collines. Les campagnes environnantes sont vertes sous le soleil brûlant, après quatre mois d’été sans pluie ; la Crau entre en culture. Du haut de la Canebière bordée d’énormes maisons, vraie forteresse d’architecture, on aperçoit la forêt des mâts ; deux grands ports se creusent sur la droite.

C’est la plus florissante et la plus magnifique des villes latines. Depuis les jours éclatants d’Alexandrie, de Rome ou de Carthage, on n’a point vu pareille chose sur le rivage de la Méditerranée. Vraie cité méridionale et maritime comme en fondaient les anciennes colonies ; un port et des rochers nus, point d’eau ni d’arbres ; pour tout spectacle, la mer bleue éclatante et les lignes âpres des montagnes baignées dans la lumière. — Au dedans, une fourmilière active et joyeuse ; de superbes maisons pompeuses, des cafés splendides lambrissés de glaces et de peintures ; des robes de soie lustrées frôlant la poussière des rues, des filles fortes et belles à l’air hardi et fier, des voitures vernissées, luxueuses, lancées au trot de chevaux fringants et pimpants. Le soir, vingt grandes allées sombres où les platanes vivaces étalent leurs branches et s’allongent en haies, entre eux des fontaines jaillissantes et sous les lumières une foule serrée, bruissante, qui parle et gesticule parmi des foires, des casinos, des cafés chantants, des théâtres ouverts. Le luxe, le jeu, les femmes, voilà les trois idées dominantes d’un Marseillais, selon tous mes hôtes ; ils ne songent qu’à gagner et à jouir.

J’ai passé une demi-heure le soir dans un casino chantant ; il est tout tapissé de glaces, avec un luxe exagéré et une profusion d’éclat qui fait mal aux yeux. Quel contraste si l’on pense aux cercles de Belgique, aux brasseries de Strasbourg ! Ici, tout est donné à la vie extérieure : musique parfaitement plate, plate et emphatique comme ce vin violet qu’on boit sur un comptoir d’argent ; ce sont des chansonnettes nouvelles, un grand air sentimental sur l’héroïne de Vaucouleurs, des scènes d’amour vulgaires ; paroles et musique sont du même goût. Ce qu’on va voir, ce sont des femmes décolletées et bien habillées. L’une d’elles, jeune, tout en bleu, avec un corsage bien marqué et agrémenté de boutons comme une veste de hussard, a eu un vrai succès ; elle donnait l’idée d’une soirée appétissante. À chaque salut elle s’inclinait de manière à montrer une gorge fort blanche. — Tout cela fait un luxe d’enrichis ; ce sont les plaisirs de marchands qui ont travaillé et gagné tout le jour dans les farines ou dans les huiles.

Un trait frappant de tout ce pays, c’est l’affaiblissement des couleurs ; la lumière est si vive qu’elle les éteint. De ma chambre haut perchée, je regardais ce matin les toits et les tuiles, d’un roux pâle, comme cuites lentement et à demi. La poussière blanchit les feuilles des platanes ; partout, dans la campagne et dans les villes environnantes, les murs prennent une teinte blafarde et uniforme, comme de poussière collée. — À Aix, où je suis allé le lendemain, toutes les sensations des yeux étaient émoussées ; la ville, comme la campagne, semblait une grisaille sous un ruissellement de feu, dans la monotonie d’un implacable azur. Étrange ville que cette Aix, morte ou demi-morte dans un sommeil de momie, toute peuplée de vieux hôtels à fenêtres grillées, à solennelles façades, à grands escaliers faits pour des robes de président, à rampes de fer ouvragé, à salons énormes précédés d’antichambres où jadis un peuple de laquais se trouvait à l’aise. — J’ai fait visite à un ancien Président, M. C…, sourd, mais vivant d’âme, d’esprit et de corps ; anglomane libéral, ennemi décidé du catholicisme. La famille de sa femme, une des premières de Marseille, qui possédait deux cent mille livres de rente, a été « engloutie », dit-il, par des manœuvres ecclésiastiques, donations, filles qui se font religieuses, etc. ; sa femme a donné dernièrement cinquante mille francs pour une église. Lui, retiré, ne sachant que faire, passe sa vie à élever et à perfectionner des moutons ; il s’y ruine.

M. Lerambert[10], qui fait, comme moi, sa tournée, est aussi très frappé de cet ascendant du clergé. Les prêtres sont les véritables maîtres en province. Druides sous César, évêques sous Clovis, Pépin, Hugues Capet, Louis le Gros, plus tard si puissants sous Louis XIV et Napoléon, ils tiennent toujours la France. Le manque d’initiative morale et intellectuelle, l’esprit d’administration et de soumission, le goût de l’ordre et de l’unité, bref, les idées de Bossuet, sont gauloises et aussi latines. M. Lerambert dit que leurs élèves recrutent de plus en plus la marine et l’armée ; personne ne peut leur faire concurrence, car ils donnent l’éducation, non à la masse et d’une façon générale comme nos professeurs de lycées, mais à chacun individuellement, appropriant l’éducation à l’élève. Ils se font des amis de chaque jeune garçon ; chez eux, le maître, délivré des soucis de la famille, n’a plus que l’esprit de corps ; tout son effort, toute sa pensée est dirigée vers les succès de l’institution, et, n’ayant pas de foyer, il reporte ses tendresses ou ses amitiés vers ses élèves ; il est paternel. Voyez le témoignage que Lamartine leur rend et la comparaison qu’il établit entre leurs institutions et les collèges. Le jeune homme leur échappe, de vingt à trente-cinq ans, au contact de Paris, des journaux ; mais il leur revient sitôt qu’il se marie, qu’il a du bien, qu’il veut faire élever ses enfants ; d’ailleurs la femme y pousse. Ils savent bien que les affections, les souvenirs d’enfance, les intérêts sont plus forts que les idées pures ; c’est un accès qui doit passer ; ensuite l’homme suit la pente qui le ramène dans leurs bras. Même, la moitié du temps il leur reste ; il y a si peu d’esprits qui soient serviteurs des idées pures ! Et combien peu de jeunes officiers lisent ou pensent par eux-mêmes[11]. Toutes les attaches de famille, de relations les retiennent. « Ce serait faire de la peine chez moi, j’aime mieux ne pas lire, penser à autre chose, aller dans le monde, m’amuser. »


LA PROVENCE


J’ai bien vu cette année la Provence dans sa sécheresse, il n’a pas plu depuis quatre mois. C’est une Italie, une sœur de la Grèce, de l’Espagne ; cela s’est vu au XIIe siècle à sa langue, à son génie, à sa littérature. — À Lyon, le contraste commence, avec les teintes vertes, le brouillard, les fleuves gonflés ou abondants, la pluie qui depuis hier noie les rues, les fabriques d’ouvriers sérieux, laborieux, entassés comme à Londres.

Hors de Marseille et de la mer, cette Provence est lugubre à voir ; on dirait d’un pays brûlé, usé, rongé jusqu’à l’os par une civilisation détruite. Point d’arbres, sauf des mûriers espacés, des oliviers souffreteux, parmi des myriades de cailloux et des rocs nus, desséchés, blanchâtres ; parfois un quart de lieue de côte démantelée et stérile ; à l’horizon, des hauteurs dégarnies allongeant les unes au-dessus des autres leurs squelettes de pierre ; l’homme a tout mangé, il ne reste rien de vivant ; de misérables herbes épineuses, de petites broussailles vivaces se blottissent dans les creux, sur les escarpements. La terre elle-même manque, elle a été grattée et ratissée ; les forêts une fois détruites, les rivières sont devenues torrents et l’ont raclée, emportant avec elles tout ce qui alimente la vie. Il ne reste plus que la charpente primitive du sol et le terrible soleil. En avançant au delà de Tarascon, on trouve des lits de rivières sans une goutte d’eau, immenses épanchements de cailloux et de sable au-dessus desquels passe un pont attendant les crues de l’hiver ; puis sur les rives des villes encore à demi romaines, gardant des colonnes, des théâtres, des temples, des cirques, parfois montrant dans leurs vieilles bâtisses féodales des pierres romaines, des sculptures antiques employées comme moellons, sorte d’habit disparate où le vieux manteau d’un peuple détruit fournit un haillon et bouche un trou. — Deux ruines se sont faites ici, celle de la grande Rome et de la jeune Provence.

Mais le ciel reste, et la nuit tout est divin comme aux premiers jours. J’étais seul à dix heures du soir en allant de Marseille à Aix et je voyais, à droite, le ciel et la mer qui se continuaient l’un dans l’autre par un agrandissement extraordinaire de l’un et de l’autre, comme si, le soleil éteint, la terre fût tombée dans un monde sublime et inconnu. — Tout ce grand espace était d’un bleu tendre d’une douceur infinie, comme le velours du lit d’une jeune mariée. La lune montait et son ruissellement faisait sur l’azur une colonne tremblante de lumière. — Ce divin azur s’étendait à perte de vue et la lune, cheminant, le montrait peu à peu reposé, délicieux, comme les rideaux et les profondeurs chastes d’une silencieuse chambre nuptiale. — Là-dessus, il m’est venu des idées folles ; j’ai vu passer dans ma tête une espèce de dialogue comme celui de Lucrèce : la conversation de l’homme avec la nature infinie, le spectacle de tous ces vivants, cité héroïque incessamment assiégée par les éléments bruts, où les combattants à mesure qu’ils tombent sont remplacés, où, sous le soleil pacifique, indifférent, se joue avec des sanglots et des cris d’admiration la tragédie éternelle de la vie. Comme je l’ai eu, ce sentiment, une fois déjà cette année à Florence[12] ! Cette humanité dont nous sommes les fils et qui vit en chacun de nous, est une Niobé dont les enfants tombent incessamment sous les flèches des archers invisibles ; les fils et les filles blessés s’abattent et palpitent ; les plus jeunes cachent leur tête dans la robe de leur mère ; l’une, encore vivante, lève des bras inutiles vers les meurtriers célestes. Elle, froide et raidie, se redresse sans espérance et, élevée un instant au-dessus des sentiments humains, elle aperçoit avec admiration et avec horreur le nimbe éblouissant et funéraire, les bras tendus, les flèches inévitables, l’implacable sérénité des dieux.


BOURG EN BRESSE

ÉGLISE DE BROU


Elle a été bâtie par Marguerite d’Autriche, la tante de Charles-Quint, à la mémoire de son mari Philibert le Beau (1506-1536) ; c’est la fin du gothique.

Un jubé extraordinairement riche et fouillé sépare l’église du chœur. Le chœur forme ainsi une seconde église plus intime, plus ornée et plus sainte. — Là sont d’admirables et surprenantes stalles sombres et brunes ; le mur est lambrissé de statues en bois sculpté, avec un long auvent qui n’est qu’une dentelle de fleurettes, trèfles, épines, statuettes, feuilles, boutons entrelacés, une efflorescence, un épanouissement merveilleux. Comment avec des mots rendre la richesse, l’enchevêtrement, l’infinité des formes.

Mais les trois morceaux les plus étonnants sont les trois tombeaux au centre du chœur : Marguerite de Bourgogne, Philibert le Beau, Marguerite d’Autriche. Têtes de chimères, boucliers héraldiques, grappes et bouquets de fruits et de fleurs, serpentements de feuilles d’acanthe, petits trèfles délicats, enroulements mignons de grains et de feuilles de lierre, délicieux épanouissements de clochetons et dômes gothiques en miniature, au-dessus des fines statuettes. La prodigalité des formes tordues et recherchées est incroyable.

L’expression morale des statuettes est ce qu’il y a de plus frappant. Ce sont des types du XVe siècle, réels, pensifs, profonds, saisis au vol sur le vif au moment de la découverte de la nature, et non encore alanguis par l’uniformité académique du type grec. L’idée qu’on en retire est celle de l’infinité et de la multiplicité de la beauté. — Il y a autant de types que de situations pour les mettre en relief et de génies pour les comprendre ; — par exemple, la jeune femme drapée au coin gauche du tombeau de Marguerite de Bourgogne, grande, à demi penchée, de longs bandeaux de cheveux jusque sur les joues, résignée, délicate, a un air d’étonnement triste et la profonde et pensive expression d’une jeune fille aristocratique et moderne. — Une autre à côté, le pied sur un monstre hurlant, ses grands cheveux épars, prie, les mains jointes ; elle est plus âgée, c’est une femme noble et forte, sûre d’elle-même et qui a supporté la vie.

Dans l’étage inférieur du tombeau, il y a une quantité de figures qui sont de petits chefs-d’œuvre. — L’une, toute enveloppée d’une camisole par-dessus une longue robe à plis, la tête dans un large béguin, un peu boudeuse et flegmatique à la flamande, est cependant bien aimable dans sa langueur calme ; tout à côté, une grondeuse de trente-cinq ans, à menton pointu, à robe décolletée en carré et long bonnet normand à queue ; — à l’autre coin, une toute naïve et virginale, l’air étonné, délicieuse sous sa coiffure moyen âge à larges coques des deux côtés de la tête ; — une autre à coiffure pareille, la plus originale de toutes, au menton mince, aux lèvres saillantes, l’air d’une dame qui reçoit dans son salon. — Toutes dans des robes grandement cassées, admirablement drapées et en mouvement ; on dirait qu’elles vont parler.

Philibert est sur son tombeau, dans son manteau ducal et en armure ; un lion à ses pieds, six lions à l’entour, le tout en marbre blanc. — Au-dessous est son corps nu. — Sculpture réelle. Il y a un effort vers l’idéal dans les petits anges : mais les membres sont tortillés, leur tête est fade et le compromis n’est pas heureux. — De même la solide et lourde Marguerite d’Autriche : une majesté officielle dans son lit de parade. Mais au-dessous son corps en chemise, sa tête de jeune femme endormie et le ruissellement de ses magnifiques cheveux, sont bien beaux.

Dans la chapelle de gauche, les statuettes sont beaucoup plus barbares et maladroites, mais il y a bien de la vie, de la sincérité, de l’expression ; par exemple, dans la salutation empressée de la vieille et sèche Élisabeth sous sa coiffe. Au centre, Assomption de la Vierge, avec le Père éternel et un chœur d’anges ; le tout a l’effet triomphant d’un alléluia, d’une gloire à Dieu chantée par mille cœurs heureux à la fois. — L’art du Moyen âge procède par la multiplicité des formes et des personnages. L’impression est celle d’une scène entière, de tout un monde. Au contraire, l’art grec aristocratique ne prend qu’un ou deux personnages. — Que j’aurais voulu voir se développer cet art spontané gothique du XVe siècle, celui de Van Eyck, Memling, des sculpteurs de Strasbourg et d’Italie, sans l’invasion de l’idéal grec et de la pédanterie académique ! Il aurait été plus approprié, plus fin, plus vivant ; on aurait eu en sculpture, en architecture et en peinture des Shakespeare.


BESANÇON


Tout est vert ; les longs étages de collines boisées qui se développent en tournant le long de la rivière, les montagnes par derrière, âpres, tranchées à vif de grandes entailles et poussant, debout dans le ciel, leurs pans de pyramides, la mince lisière de prairie plate qui borde les deux rives. On est dans une coupe de verdure où luit une rivière bleue, roulée par le vent en flots d’émeraude grisâtre. Le soleil n’est pas haut encore, et pendant que les têtes onduleuses de la forêt rient, gaiement illuminées, les tranchées intérieures profondes de roc cassé restent noyées dans leur ombre noire. Parfois, au-dessous d’une saillie perpendiculaire blanche comme un morceau de marbre, rampe une de ces longues noirceurs, haute de trois cents pieds, large d’un demi-quart de lieue. — Une fumée lumineuse, un poudroiement vaporeux, une pâle et charmante brume transparente dort sur toutes ces grandes formes, et, selon la distance, la verdure plus ou moins bleue semble enveloppée de plus de voiles.

On n’a pas idée, dans le Midi, de cette délicatesse virginale et de cette fraîcheur universelle ; il n’y a rien ici qui ne rie et qui ne vive, et au cœur de cette végétation pullulante, la rivière, recueillant les sources, avance toujours dans ses plis lustrés, dans sa voie chatoyante, toute vêtue d’azur et brodée de paillettes d’or.




Il y a seize mille ouvriers et ouvrières en montres à Besançon, et le nombre en croît tous les jours. Ils gagnent trois, quatre, cinq francs par jour et parfois jusqu’à quinze francs. Telle famille de huit personnes gagne de trente à quarante francs. On a fabriqué, l’an dernier, 311 000 montres. — Beaucoup d’horlogers viennent de Genève et sont protestants. Il se forme ici une opinion libérale anticatholique ; plusieurs conseils municipaux ont été renouvelés comme cléricaux. Le Proviseur bat en brèche les établissements ecclésiastiques, mais cela est propre au Nord-Est et unique en France.

Tous ces paysages du Nord sentent trop l’épinard ; quelques vagues brumes blanches, quelques lointains bleuis adoucissent un peu cette couleur monotone ou crue. On pense aux monts du Midi, rosés, violacés, gorge-de-pigeon, d’un jaune doré. — L’œil du coloriste n’est pas heureux ici ; ces sites-là parlent plus à l’être moral qu’à la sensibilité physique. Le paysagiste du Nord est forcé d’atténuer ou de transformer les verts, de chercher les tons roux de l’automne, les tons gris du matin, les noirs, ou les orangés du soir ; bref, de tirer une harmonie d’un clavier où elle manque.


NANCY


C’est la plus noble et la plus agréable ville que j’aie vue en France. Rien de bourgeois ; j’entends rien du petit bourgeois prud’homme. Le style qui y règne est celui de la belle et opulente bourgeoisie du XVIIIe siècle, libérale, paisible, point tracassière, appuyée sur une richesse héréditaire, honorée, ayant son assiette, son luxe et son art.

Jusque dans les médiocres rues, les têtes sculptées en demi-relief au-dessus des portes ont de la vérité et de l’expression. Ce n’est pas le misérable style néo-grec ou poncif, avec l’infusion de marchandes de modes, dont on salit la rue de Rivoli. Ce sont des têtes du XVIIIe siècle, gaies, joyeuses, fines, sensuelles souvent, mais toujours pleines d’esprit et de bonne humeur.

Ces larges rues droites, auxquelles le temps a ôté l’air mécanique et administratif, cette belle place monumentale et pompeuse, ces grilles de fer ouvragé ornées de feuillages d’or, ces toits à balustres avec des rangées de flammes et de statues, ces lointains des rues qui prolongent la place à perte de vue, ces colonnades de vieux arbres, et, à l’horizon, ces graves et belles collines qui encadrent la ville, donnent un air de grandeur ou du moins de dignité véritable. — Un portique, une colonnade, une façade de palais quand elle a de l’unité, quand tout n’est pas composé de pièces rapportées, quand l’idée bien décidée d’un siècle entier s’y exprime, transporte à l’instant l’âme au-dessus de la platitude de la vie ordinaire. Une pareille ville de province pourrait devenir un centre, ressembler à Heidelberg.

Hier soir, dans la nuit, la grande église élevait ses deux dômes et sa riche façade ornée, belle et agréable comme la façade d’un vieil hôtel. Cela remplit d’idées sérieuses et nobles ; on prend la vie comme une riche décoration, comme un habit de velours brodé qui sied bien et qu’on est content de porter. — Mais le chef-d’œuvre est la promenade ; un grand et beau parc, point trop anglais, point trop soigné.

Je n’ai rien vu des alentours ; je suis resté tout le temps assis à mon métier. Je me promenais de temps en temps pendant les intervalles d’examens dans la cour du collège, regardant le bleu du ciel entre les feuilles jaunies qui tombent.

L’herbe pousse dans les rues de Nancy. Le soir à huit heures, on aperçoit çà et là une lumière et partout une grande ombre inanimée. C’est une espèce de Versailles ; on y est bien pour mener la vie de famille. Peut-être notre vie de Paris est-elle contre nature. Peut-être est-ce un excès, une monstruosité continue que de vivre comme nous le faisons, de tête, occupés par des projets de livres, amusés de temps en temps par un dîner en ville, une soirée, une conversation au journal. Mais on ne peut se refondre, quand on a vingt ans d’habitude dans ce sens-là. — Et ils s’ennuient tant ici ; ils souhaitent tant Paris !

On imprime à Nancy une revue libérale, Varia ; point d’abonnés. On me dit qu’elle est plus connue à Paris qu’ici. — De même à Metz, le bibliothécaire me raconte qu’une publication sur Metz a été vendue à Paris ; Metz n’en a pris que cinq exemplaires ! Deux ou trois sanscritistes à Nancy : c’est une oasis perdue ; ils correspondent avec les autres centres de l’Europe. — Belle bibliothèque ; quarante mille volumes bien rangés, avec des livres modernes et au courant. La ville donne deux mille francs par an pour acheter des livres. Le bibliothécaire y est depuis 1824 !

M. N…, ancien notaire, aujourd’hui amateur de littérature et de philologie, me mène au musée. Admirable rampe d’escalier d’une courbe élégante, assez ornée et point trop ornée. Il me semble qu’on entendait alors la décoration des intérieurs aussi parfaitement qu’on comprenait peu la décoration des extérieurs. On cherchait l’agrément dans l’habitation, non le plein air et le grand espace. — Trois ou quatre belles choses à ce musée, parmi une multitude d’œuvres douteuses ou de croûtes, — un beau Philippe de Champaigne ; il me semble que tous ces peintres français sont des hommes de cabinet, d’étude, de sérieux bourgeois laborieux et non, comme ceux d’Italie, de simples artistes. Voyez par contraste le grand tableau sévère de Secchi : Sixte-Quint porté en habit de cérémonie par une douzaine de forts coquins rougeauds à collerettes. Voilà tout de suite une franche et large idée de peintre, un grand morceau de la vie réelle, découpé, transporté sur la toile, sans philosophie ni théorie préalables, et n’arrivant à l’esprit que par les yeux.

La porte du palais des anciens ducs (XVe siècle) est charmante : riche, ornementée, originale et sincère. La chapelle où sont leurs tombeaux est un étrange éteignoir, une sorte de haute cheminée conique, où deux ou trois cents figures d’anges mignards et fades pyramident comme des files de jambons. Les coffrets noirs où sont les cendres, ressemblent à des poivrières fermées, surmontées par des os de grenouilles en sautoir. Mais à gauche en entrant, il y a une bien belle statue ; je ne sais plus quelle vieille duchesse du Moyen âge, blanche, ridée, couchée sur sa tombe, enveloppée dans sa mante noirâtre, et qui donne le sentiment du repos éternel.




À Metz, cinq cents élèves aux Jésuites. Le général de Martimprey a fait changer le jour immémorial de la musique militaire afin que les élèves du lycée cessent de l’entendre et que les élèves des Jésuites puissent l’entendre. Il y a d’autres grands collèges de Jésuites à Paris, Vaugirard, Poitiers, Toulouse, Lyon, Amiens et dans plusieurs petites villes. Les anciens libéraux, magistrats, ingénieurs, militaires, y mettent leurs fils, parce que c’est le ton et la mode ; parce que la nourriture, les soins y sont réputés meilleurs ; parce qu’on y gagne de belles relations, une protection pour l’avenir : tel ancien élève vient de faire par ce moyen le plus riche mariage ; parce que la mère obtient qu’on le mette là, d’abord pour la première communion, et qu’ensuite il y reste ; parce que les Pères se font camarades de l’élève, tandis que le professeur est froid, et le maître d’étude ennemi. — À Nancy, ville libérale, vingt-trois conseillers sur vingt-neuf, trois professeurs de la Faculté sur cinq, prêchent les idées catholiques. — Quantité d’institutions religieuses, institution pour les filles, asile pour les étudiants en droit, etc.

Conversation avec Mme de… Ses enfants sont aux Jésuites, à Metz. L’établissement va si bien qu’ils ont refusé dix-sept élèves cette année. Ils prennent les mères en faisant montre de maternité : « Ne vous inquiétez pas de lui, disait un des professeurs ; il est seul, eh bien, je serai son père. » Et il le caressait doucement de la main. Ils gagnent l’amitié des enfants, deviennent leurs camarades, se promènent avec eux, bras dessus, bras dessous, pendant la récréation, dans les cours, etc. Les enfants les aiment et, devenus grands, viennent les revoir. Point de piété obligatoire ; cependant un élève qui ne ferait pas ses pâques serait exclu. En général, on se confesse une fois par mois ; avec cette donnée, ils peuvent entrer dans la confiance, tout savoir ; de plus ils confessent en ville et tiennent ainsi les parents. Très grands soins pour la nourriture, l’habillement, les manières. Dans certains établissements, ils ont des maîtres de danse, d’équitation ; ils s’appliquent à former l’homme du monde. Encore une prise sur les familles, notamment sur les femmes.

Il y avait un Père à tous nos examens de Paris, pour prendre nos questions et préparer l’année suivante en ce sens. Toutes les fois qu’un élève passait, le directeur des études était là pour l’encourager.

Ils écoulent leurs élèves faibles sur les centres de province, afin que les examens de Paris soient tout à fait brillants. Ils en déclarent plusieurs externes pour échelonner à propos leur force ou leur faiblesse. Impossible d’être plus adroits dans les petits moyens. — Par exemple, la gymnastique est ordinairement négligée ailleurs, quoiqu’elle ait une valeur ; tout de suite, maître de gymnastique excellent, avec obligation rigoureuse pour tous les élèves de s’exercer tous les jours. Aussi, en cela, leurs élèves étaient vraiment supérieurs.


REIMS


À la cathédrale : le portail seul est dégagé tout à fait, le flanc gauche à demi, le reste est presque masqué par un lourd palais épiscopal du XVIIIe siècle, des ruelles collées contre l’église, un grand bâtiment neuf à moellons épais, un amas de sottises et de barbarie. Quel contraste avec ce beau moment de l’an 1200 ! Cela correspond à Homère.

L’idée fondamentale, c’est le parallèle entre la théologie qui se construit alors avec saint Bernard, Albert le Grand, saint Thomas, religion repensée à l’état sec, et l’architecture qui est la religion repensée à l’état figuratif, toutes les deux dans des âmes neuves.

Tout à fait supérieur ; bien au-dessus des cathédrales de Paris, Tours, Strasbourg, pour la richesse et l’élégance. Cela fleuronne et foisonne comme un arbre épanoui de fleurs mystiques chez Dante.

Le caractère universel est l’élancé. La façade ressemble au fronton d’un reliquaire ciselé, mystique, éblouissant, digne d’être en or. Au contraire, le Parthénon doré serait choquant. — Rien d’exagéré, comme à Milan, c’est l’accomplissement et la fleur du gothique.

Le chevet est admirable, c’est un chef-d’œuvre comme celui de Cologne ; mais différent, et combien supérieur à la sotte armature de contreforts à la façon d’un crabe, de Notre-Dame de Paris ! — On dirait un souvenir de Saint-Sernin et du style roman méridional.

Il y a visiblement différents âges dans cette architecture. Viollet-le-Duc dit qu’au XVe siècle on suivait toujours le plan primitif, mais qu’à la fin on a écourté faute d’argent. Et depuis, par les placages de maçonnerie, les crampons visibles de toutes parts, les restaurations, on voit que la bâtisse était frêle. Le gothique est toujours en réparations.

J’ai visité Saint-Remi, dont la carcasse n’est antérieure que d’un demi-siècle à la cathédrale : le changement est énorme. La large nef finit par un grand chœur concave ; on y respire ; c’est encore fort, serein et beau dans le sens antique.




Le blanc cru crayeux de la Champagne est horrible. L’effet prosaïque est complet. Impossible d’apercevoir une forme ou une couleur belle. Jamais les arts ne naîtront ici. Voyez par contre l’œil allumé, la bouche narquoise, le ton goguenard, le grand nez vulgaire, irrégulier des habitants.




Le trait dominant de la province, telle que notre constitution la fait, c’est que l’homme n’y a pas de quoi s’occuper. Il se débat d’abord, puis s’alanguit. C’est la vie latente des animaux hibernants.

La France est et restera une démocratie agitée par les écrivains et gouvernée par des fonctionnaires. L’influence des hommes intelligents y est viagère et à fleur de peau, parce que la grande propriété manque. — Les propriétaires ruraux n’ont pas d’autre emploi que d’administrer leurs biens. Quelques-uns ont pour débouché la société de Saint-Vincent de Paul ; d’autres prêtent les livres de la bibliothèque populaire et visitent les écoles. Mais ils n’agissent pas ; la vraie initiative manque. Ils sèchent sur pied, deviennent moroses, se plaignent que le gouvernement les éteint. Rien à faire, ni action, ni association. Impossible d’innover en religion, de rien commencer en politique. Il a fallu l’autorisation gouvernementale pour établir la société de Saint-Vincent de Paul, qui est purement charitable, avec cette seule condition que les membres seront catholiques pratiquants.

L’effet de la province est d’atténuer l’individu, de dépenser ses facultés en petites manies et en petits emplois : pour les femmes, faire la cuisine, soigner le ménage, le potager, empêcher que rien ne se perde, s’arranger un jardin, exceller à fabriquer des fleurs artificielles, des crucifix, des boîtes, se visiter et bavarder comme une roue qui tourne, aller à l’église, dire le chapelet ; pour les hommes, aller au café, au cercle, dîner longuement. Il s’agit de tuer le temps. On est par profession juge de paix, joueur de bilboquet, pêcheur à la ligne, etc. — On se donne comme devoir de gérer son bien, d’économiser ; on devient l’esclave de sa maison, de son jardin. On s’accorde comme plaisir de jouer aux dominos, d’aller boire un verre de bière au café.

La puissance de la religion ici consiste en ce qu’elle est une occupation, une mécanique régulière qui tue les heures, comme la puissance du clergé consiste en ce qu’il est un corps de fonctionnaires. — Le mysticisme est pour quelques âmes malades et choisies, une sur trente tout au plus.

L’état de la France ressemble à l’état de siège ; à chaque instant la liberté de l’individu est sacrifiée à l’État.

Tout dépend, dans un État, du degré et de l’espèce d’impression que la somme des individus reçoit d’un événement donné. Avec l’excitabilité, les inquiétudes soupçonneuses, les prévisions lointaines, la logique immédiate des Français, le gouvernement absorbant et compressif devient nécessaire. — Voyez la terreur produite par le socialisme en 1851 ; ils se sont jetés entre les bras du Président.




Au retour à Paris, je cause de toutes ces choses avec Hillebrand[13]. Mon thème avec lui est que la caractéristique génératrice du Français n’est pas, comme il le dit, la vanité, mais le besoin d’excitation. Un Allemand supporte l’ennui ou plutôt accepte les sensations ternes bien plus aisément qu’un Français.

Selon lui, la France est supérieure à l’Allemagne pour l’aptitude à la société : non seulement elle a l’instinct, le tact, le talent de la conversation et du monde, par le besoin de causer, la politesse, le désir de briller, l’art de la toilette, la facilité de l’épanchement, la promptitude à passer d’une idée à une autre, d’un sujet à un autre, etc. ; mais elle a encore l’esprit public, la faculté de sentir à l’unisson, de faire masse et corps sur une question donnée, avec exécution immédiate. — Par exemple, nette direction de cet esprit public en 1788 et en 1829, en juin 1848, en décembre 1852, etc. Le parti est pris, parce que les idées sont peu nombreuses, simples, claires, contagieuses ; tandis que l’Allemand, individualiste, flotte isolé, chaque individualité étant différente des autres et difficile à ébranler. — La France a plus de traditions, un code de politesse, d’honneur, de savoir-vivre ; chaque individu, comme la masse, a un jugement moral tout fait, capable de s’appliquer aux principales occurrences et de lui dire nettement ce qu’il faut faire et croire en telle occasion — de même en Angleterre, par l’antiquité de la culture et de la vie politique. Au contraire, l’Allemagne est toute neuve, flottante, indéterminée.



1865


DOUAI


Toujours la même impression de paix et de bien-être, de propreté et de pittoresque ; les murs sont repeints, revernis ou reblanchis tous les ans ; les bâtiments, les jardins, tous les dehors des choses ressemblent à des bourgeois cossus et sensés, en habit du dimanche.

Mais la sensation des yeux est la plus belle. Un grand fond mouvant de nuages blafards, pluvieux, dont la teinte terne laisse percer parfois une fente de bleu délicieux ou une toison blanche. Sur ce ton émoussé, les toits à écailles, bosselés de cheminées rouges, les longs murs blancs de briques vernies, les riches massifs de peupliers, tous les arbres et les gazons d’un si beau vert et toutes les verdures chiffonnées par des bouffées de vent moite. Sur ce fond, le beffroi du Palais de Justice, avec sa cime clochetonnée, hérissée fantastiquement de coiffures de plomb et d’animaux héraldiques.

Les tons n’ont toute leur force que dans les pays à nuages, où la coupole du ciel est comme éteinte. Le rouge, le vert sur ce fond noyé, effacé, étaient admirables.

L’air est vaguement imprégné de vapeur imperceptible, et la chaleur est moite en même temps que la clarté est douce. Les larges draperies des peupliers pendent et ondoient faiblement dans la mince brume pleine de lumière. Les feuilles caressées, amollies, ont une richesse de couleur et une délicatesse de tissu étonnantes. J’ai sommeillé comme un bienheureux hier dans le parc, dans cette tiédeur universelle, parmi cette fraîcheur vivante des plantes. Un grand pin, pareil à ceux de Corse, montait comme une tour et sa tête nageait dans la brume diaphane.

Les maisons me plaisent extrêmement ; les toits surtout sont frappants : très hauts, très inclinés, solides, en petites tuiles rouges qui semblent épaisses comme des briques et font une carapace résistante capable de porter les neiges de l’hiver ; les cheminées de vieilles briques en sortent çà et là, le plus souvent à l’aventure comme un prolongement naturel, bien emboîtées dans leurs assises rouges aussi, et non pas plaquées comme dans les villes du centre. La maison est un être complet avec une tête et un corps. Toutes ces têtes, en files si diverses, si cornues, font une raie bosselée, fantastique, sur le ciel nuageux.

Mes yeux sont flamands : je viens de passer ainsi une demi-heure dans une petite cour, derrière la Faculté, regardant deux ou trois hautes formes de maisons coiffées de leurs grands toits et de leurs cheminées rouges ; d’autres, ardoisées, soutenues par de hauts murs bariolés de briques ou lustrés d’un vernis blanc ; couleurs tranchées, opposées, toutes fortes et pleines, rehaussées par la verdure intense des peupliers qui montent çà et là, abreuvées d’air humide et enveloppées dans la moiteur du ciel. Charmants flocons blancs, voile vague de brume qui se dissipe, parmi les dos ardoisés des bancs de nuages et les crêpes déchirés des vapeurs qui roulent, ou s’égouttent en se fondant. Il y a de ces maisons qu’on regarde vingt fois comme un visage animé, et qu’on voudrait peindre : rien de plus, elles suffiraient. Les tableaux flamands sont d’un sentiment tout pareil : très doux et très simple.

Les servantes lavent et nettoient partout. Les plus pauvres gens eux-mêmes, une fois au moins par an, à la fête de Gayant, lavent toute leur maison, intérieur et extérieur. Il faut retenir six mois à l’avance les peintres et les vernisseurs.

Plusieurs jardins sont vastes et charmants, et regorgent de plantes vertes qu’on aperçoit entre le rouge et le brun vif des maisons voisines, les formes originales et vivement tranchées des toits. Beaucoup de rues solitaires, presque immaculées, font plaisir à voir, toutes rayées de rouge, de blanc, de brun, et régulièrement comme une étoffe neuve.

Tracasseries, cancans, petites rivalités, indiscrétions, médisances et surveillances, voilà les moucherons, guêpes et taons qui gâtent cette paix et ce confortable.

J’ai été passer la journée à Lille : sauf le musée, rien de bien notable ; c’est une ville flamande comme Douai, mais moins reposée et d’un type moins pur. Tout à l’entour, comme autour de Douai, s’étale en cercle indéfini la plaine interminable, le grand potager plat, vaguement tacheté d’arbres, jaunâtre et diapré de javelles dressées, de champs de pavots en fleur, de betteraves à lourdes feuilles, de toits rouges, aigus et bas. Tout cela par myriades, grassement et pesamment couvé par un ciel bas, où dorment les nuages paresseux, où la lumière tamisée se distille à travers la brume floconneuse ; des duvets blancs vont s’amincissant et s’évaporant entre des traînées grises ou noires, qui, çà et là, coulent en ondées et en averses ; incessamment la fumée du sol monte, s’éparpille ou s’amasse pour retomber fécondante sur ce sol, qui ne se lasse pas de verdir et de pulluler. Couleurs noyées et changeantes, brume pénétrée de soleil, air palpable de vapeurs moites et amollissantes ; mes yeux se reposent et jouissent dans ce vague et cet adoucissement des tons, et je me sens l’âme comme rafraîchie quand, après la nue égouttée, les files de peupliers humides se remettent à luire et à briller sous le soleil qui les sèche.

Le soir, à la rentrée, tout Douai en toilette est sur la place, parure de dimanche, robes blanches fraîches, chapeaux élégants ; impossible de remuer ou de trouver une chaise ; la foule aux Tuileries ou aux Champs-Élysées n’est pas plus nombreuse. C’est que c’est dimanche et qu’il y a musique. Mettre une robe neuve et aller écouter les cuivres du régiment, voilà la poésie dans cette vie de ménage, de propreté et de quiétude inerte. — Même vie chez M. V…, près de Mons ; on change deux ou trois fois par jour le linge des trois enfants ; incessamment des ouvrières et blanchisseuses, on remplit ses armoires, et la lessive est en permanence. Le mari gouverne sa cave et la soigne comme une bibliothèque.

Aujourd’hui rien de neuf, sinon une vive impression de plaisir dans le Perche et à l’entrée du Mans : le pays n’est que collines, collines vertes où coulent de petits ruisseaux bordés d’aulnes, tout en pâturages, et chaque pré séparé des autres par une haie d’arbres forestiers, surtout de chênes. Ces chênes sont de tout âge et de toute forme, amples et élancés, parfois étêtés et trapus, mais d’une verdeur incomparable. Lieue après lieue, le vert ne cesse pas. Les têtes rondes, verdoyantes, apparaissent jusqu’au bout de l’horizon ; quelquefois un bois de pins passe, ajoutant sa fraîcheur inépuisable. La vieille poésie de la nature vierge subsiste encore à demi ; l’homme n’a pas dévoré toute la forêt primitive ; il en a gardé la lisière, et les chênes y sont aussi libres et aussi vivants qu’au premier jour.


LA FLÈCHE


Après midi en bateau sur le Loir. Tout est vert et regorge d’herbes ; le lit de la rivière est plein de plantes aquatiques, roseaux, nénuphars, joncs-poignards, joncs à panache ; ceux-ci, avec leurs feuilles en lames raides, bruissent par milliers, s’étouffant au bord et penchés sous leur tête rougeâtre, pleine de graines. — Des deux côtés, des prairies comblées d’herbes pullulantes, de hautes haies plantées de chênes humides et des bouquets de peupliers ; tout l’horizon est une grande coupe plate de verdure. La rivière verdâtre s’y allonge et s’y étale, tournoyant à pleins bords ; elle déborde en petites douves, en longues percées sur les flancs et abreuve plantureusement la riche terre fécondante. Un ciel gris chargé de nuées fondantes pèse sur cette terre moite, la lumière tamisée se distille en fines ondées sur une haie lointaine, un bout de prairie, et une chaude vapeur incessante relie le ciel et la terre. Parfois à l’horizon, entre les cimes vertes immobiles des peupliers, un pan de ciel violacé, presque noir, fait ressortir plus vivement la jeunesse et la fraîcheur des verdures illuminées. L’averse vient et la rivière semble bouillir sous les grosses gouttes de pluie innombrables ; puis le nuage égoutté s’éloigne et de vagues brumes blanches traînent aux arbres comme une mousseline déchirée, jusqu’à ce qu’un violent coup de soleil allume une vie éblouissante dans les herbes et dans les buissons ruisselants de perles blanches.




Conversation avec deux officiers. Ils me disent que le métier pour eux n’est plus supportable, que la vie devient trop chère. Beaucoup de sergents-majors qui pourraient passer sous-lieutenants répondent au général inspecteur : « Mon général, j’aurais pu travailler et apprendre pour être officier. Mais j’ai réfléchi qu’il faudrait attendre dix ans, que ma famille est pauvre et ne pourrait m’aider. J’ai mieux aimé, dans mes moments libres, apprendre la tenue des livres. Après mes sept ans, j’entrerai chez un négociant. »

La pension pour les lieutenants et les sous-lieutenants coûte soixante francs par mois, plus cinq ou six francs au moins de vin et d’extras. Ceux qui ne sont pas aidés par leur famille manquent parfois de lumière et de feu le soir, chez eux. Ils se promènent dans les rues noires. Ennui énorme au café et regards envieux sur l’annuaire.

Les plus heureux sont des paysans bons sujets qui se réengagent et, après trois congés, à quarante-deux ans, avec leur pension et leur prime, rentrent chez eux, achètent un lopin de terre et se marient.


DE RENNES À REDON


Pays charmant, coupé à chaque instant par la Vilaine ; petites collines vertes qui ondulent parmi des creux verts, joli désordre plein de fantaisie et d’imagination. L’eau coulante et froide a des tons noirâtres étranges et une sorte de clapotement incertain. Les prairies, toujours rafraîchies par la brume et la pluie, s’encadrent entre des haies plantées de chênes. La pluie et les gouttes de la brume ont ruisselé incessamment sur les têtes vertes. Verdure sur verdure, et dans cette uniformité de la fraîche vie demi-riante et demi-triste, un pêle-mêle amusant, une variété originale de formes par les cassures du terrain et les découpures des enclos. Ces restes de la forêt primitive font entrevoir par instants l’antique région des Mabinogion et des poésies bretonnes ; les silencieuses eaux transparentes sur leur lit d’herbes vertes et sous les ombrages du peuple pullulant des chênes ont dû faire lever dans les cerveaux incultes d’étranges rêves, ceux de Merlin et de Viviane. Qui peut comprendre tout ce qu’une source dit à un poète dans la vie sauvage ?

Vers Redon commence la lande. Le clocher de granit flanqué de petits clochetons, tout gris et terne, perce et pointe dans l’air brumeux, blafard, lourdement encombré de nuages dont le ventre traîne sur la cime des arbres. Puis les arbres disparaissent, ou ne subsistent que rabougris, pauvres pins épars, chênes étêtés et languissants, broussailles. — Puis, pendant des heures entières, la lande de bruyères et d’ajoncs. Les ajoncs amassent en bourrelets leurs fouillis épineux, âpres à l’œil. Les bruyères étalent à l’infini leur tapis résistant, bariolé de violet et de rouge. Point de terre : le roc sec affleure à chaque instant, monte et descend à perte de vue, sans couche nourrissante qui le recouvre et le rende propre à la vie. Les creux et les hauteurs désolées, désertes, se suivent incessamment, sous le voile lugubre de brume fondante. Quand l’eau apparaît, elle est nuisible — la roche intérieure, de sa dalle continue, lui bouche l’issue ; elle s’étale stagnante, en marécages rayés de minces filets verts, en misérables prairies jaunâtres et pourries collées au sol comme une peau malade, en fondrières bosselées où alternent la vase et la sécheresse. — Quelques files d’arbres souffreteux suivent le lit où gargouille l’eau inutile. Ailleurs un dos morne de collines est hérissé de pierres moussues, rongées par les intempéries. — Un bois de sapins chuchote, espaçant ses troncs grêles et ses têtes sans ombre. C’est l’Écosse du Nord sans montagnes ; comme en Écosse, quelques vaches en liberté tachent de blanc et de roux la noirceur monotone et les paquets grenus des ajoncs ; une femme tricote pieds nus ; au bon terrain, parmi les bandes de sarrasin blanc, un paysan en culottes et chapeau énorme, jaunis, noircis par la pluie, avance dans la boue comme un fantôme. — Seules, comme en Écosse, des couvées charmantes de bruyères splendidement violettes, jouent autour des ossements décharnés du roc qui perce.


VANNES


Je suis allé hier à Carnac. Mais je note Vannes tout de suite.

Avant tout, le type le plus saillant parmi les femmes, c’est la vierge monacale. — Teint pâle, quelquefois vaguement jaunâtre et maladif, souvent d’une délicatesse extrême. Plusieurs jeunes filles ont une expression de madone ascétique, un col fin comme celui de la Jeanne de Naples, une mince et longue nuque charmante, une voix infiniment douce, des yeux modestes tout de suite baissés, une sorte de sensibilité frémissante, parfois une timidité souffrante. — L’effet est délicieux, ce sont des âmes.

Par exemple, hier à Carnac, cette jeune fille qui avait la fièvre, assise immobile auprès de la fenêtre, dans la cuisine de l’auberge, la tête appuyée sur son fin poignet, silencieuse, les yeux un peu cernés, jaune comme la cire nouvelle, semblable aux religieuses de Delaroche dans son tableau de la Cenci. Sa cousine qui nous servait à table a le menton le plus fin, les plus délicates attaches, l’air le plus pudique, la voix la plus doucement timbrée. — Tranquillité et justesse dans tout ce qu’elle dit, dans tout ce que dit la maîtresse de l’auberge. On apprend le français dans les écoles, de sorte que c’est une langue littéraire ; elles la parlent avec une pureté charmante, sans aucun accent de terroir.

Placidité d’animal, et délicatesse de mystique, voilà deux traits saillants et fréquents.

Dans les jeunes filles, dans les paysannes surtout, le visage n’a pas un pli ; c’est la candeur des madones du Moyen âge. Le teint pâle, transparent, est celui d’une fleur de forêt, abritée, rafraîchie éternellement par l’ombre. Le plus grand nombre des visages est irrégulier, un grand nez, une bouche mince ; c’est bizarre ou même laid, mais quand vient le sourire, tout cela s’illumine aussi délicieusement qu’un ciel nuageux où le soleil perce. Quand la gaieté ou même parfois la malice affleure, la finesse de sensation est incroyable.

Quelques beaux types forts, pleins, à têtes régulières ; mais toujours alors l’immobilité des races primitives. Le regard vous frappe droit en face, ou les yeux effarouchés se baissent ; pas de regard de côté.

Costume de religieuse ; une robe presque toujours noire à longs plis droits ; un tablier noir ou bleu relevé sur la poitrine et attaché à la hauteur des bras par des épingles ; un châle rougeâtre ou brun, dont les pointes s’enfoncent dans le corsage ; un bonnet qui est un linge blanc posé sur la tête et retombant des deux côtés pour embrasser les joues. À Vannes, il pend en pattes longues et flottantes par derrière. — Très simple et du meilleur goût : c’est l’étoffe roulée autour du corps, et la toile posée sur les cheveux.

Messe à Vannes. — L’église regorge : les hommes à l’entrée sont à deux genoux sur la pierre, roulant les grains de leur chapelet et marmottant, le regard terne, immobiles comme des corps figés en qui flotte un rêve. Sous le porche, un vieux pauvre, goutteux, courbé, enfoncé dans une sorte de chaise, ses longs cheveux gris pendant dans son cou, récite attentivement les yeux fermés, perdu dans sa contemplation, et ses doigts déroulent les grains, pendant que l’autre main tâte le Jésus de cuivre. — Une vieille, accroupie le long de la paroi de pierre, demi-tordue, égrène son chapelet en grignotant son pain avec des dents de sorcière. — Un aveugle s’est fait conduire dans l’intérieur et là, sentant bien le parvis saint, à genoux, le corps droit, marmotte aspirant la sainteté qui l’environne. — Femmes, filles, hommes défilent devant le bénitier, se signant avec un sérieux profond. Pas un minois éveillé, sauf dans les dames de la ville ; pas un geste déluré ; ils marchent, se signent et s’agenouillent avec une gravité et une simplicité hiératiques. Deux ou trois mignonnettes jeunes filles, avec leur teint de camélia pâlissant sous le blanc âpre de leur bonnet, avec leurs yeux étonnés et silencieusement passionnés, avec leur puissante vie rêveuse intérieure qui transpire à travers la frêle enveloppe, vous arrêtent stupéfait et troublé. La vierge primitive et la femme moderne, l’extrême de l’innocence et de la sensibilité, quel attrait et quel contraste ! Il y a des teint et des attaches de duchesses à boudoirs et des yeux d’enfant ou de brebis.

Pour les hommes, veste noire, pantalon noir et énorme chapeau noir. — L’effet est d’une gravité funèbre. Quelquefois les coins du gilet sont rouges et le pantalon est la braie rayée bleue et brune des anciens Gaulois. Pas de cravate ; le grand col blanc à pointes monte dans les cheveux et les oreilles. Souvent les cheveux en longues mèches ou en toison tombent sur le col et les épaules.

Comme on sent la différence ! Nous sommes entrés dans une boutique de mercerie ; la jeune fille qui nous a servis est normande, positive et gaie, mais quelle vulgarité ! — « On ne danse jamais ici : les filles et les femmes croiraient se damner. Pas une ne manquerait à la messe le dimanche ; mais elles volent très bien ; nous sommes obligés d’avoir l’œil sur la boutique : elles ne voleraient pas d’argent, mais toute marchandise est de bonne prise. »

Selon un fonctionnaire que j’ai vu à Rennes, la Bretagne est de toute la France le pays qui fournit le plus de recrues au vice parisien. — Dans les campagnes, frères et sœurs couchent pêle-mêle et les suites sont faciles à comprendre. — Aux fêtes, aux Pardons[14], ivrognerie générale ; alors on s’abandonne et vous voyez beaucoup de garçons et de filles dans les fossés… Le soir du marché, ils se font la reconduite, etc.

Un soldat me disait : « Les filles ici sont des Sainte-Nitouche. Le jour, dans les rues, pas une ne parlerait à un militaire ; le soir elles font le diable à quatre. »

Après de nouvelles remarques, je trouve que la distinction du type tient : 1o à la blancheur du teint et à la transparence de la peau ; 2o à la finesse du menton, qui se termine en pointe, et à la minceur de tous les organes masticateurs absorbants. La bouche longue et mobile est alors une grande source d’expression à cause de la minceur des lèvres. — Les yeux sont bleu terne ou à lumière pâle.




Quelques traces à Vannes de l’ancienne ville bretonne ; on nous l’avait donnée comme type.

D’abord les vieilles rues autour de l’église Saint-Pierre : comme à Auray, les maisons ont trois ou quatre étages bas, le supérieur surplombant sur l’inférieur, en sorte que les gouttières des deux toits ne sont pas à cinq pieds l’une de l’autre. Très peu de jour et l’air manque.

Ces maisons en bois et torchis ne sont pas solides ; souvent un étage fléchit et boite, ou fait hernie. Deux maisons voisines séparées par une étroite allée vont s’effondrant l’une dans l’autre, en sorte qu’il a fallu les étançonner par des poutres transversales. — On découvre des escaliers bossus, étriqués, des recoins et profondeurs inexprimables, des bouts de cours et de ruelles, un pêle-mêle biscornu. — Voilà les restes du Moyen âge, la fantaisie et l’anti-hygiène.

Contre le vent et la pluie continuelle, beaucoup de maisons sont caparaçonnées d’ardoises, flancs et toitures ; ces ardoises demi-cassées, moussues, brandillent, et la maison a l’air d’un lézard demi-écaillé. Dans les plus vieilles, sur la place du marché, la façade est en pignon et l’originalité élégante se montre. La tête de la maison se hérisse écailleuse sous ses ardoises bleuâtres, au-dessus des torchis jaunes et des fenêtres à petits carreaux. Au sommet du pignon, une statue de saint, une fleur sculptée monte dans l’air comme l’insigne ou la divinité tutélaire de la maison. Le bâtiment est un être bizarre, souffreteux, contrefait parfois, mais il vit.

Un galetas poétique, voilà bien le Moyen âge ; près de Saint-Pierre, au tournant d’une rue, les deux gouttières des deux maisons opposées se rencontraient.

D’autres traces indiquent des sentiments analogues, mais plus récents. Telle fenêtre à sculpture Renaissance de dessin riche fait saillie sur le toit ; une fenêtre ainsi comprise, avec ses barreaux transversaux de pierre sculptée, n’est pas un trou utilitaire, mais un être complet et intéressant par soi. — Le perron de la Mairie, à double rampe sinueuse comme celle de Fontainebleau, est garni de ferrures ouvragées, tortillées, élégantes. — Un grand escalier sur la place du marché, devanture de quelque ancienne famille bourgeoise, s’étale largement sur le pavé, qu’il usurpe avec ses dalles moussues, toutes panachées par les herbes qui les disjoignent.

Nous sommes descendus jusqu’au port ; c’est un long canal d’eau de mer où se déverse un ruisseau et bordé d’une allée d’ormes longue d’un quart de lieue. Anciens ormes réguliers, bien portants, décents et sans caractère comme les vieilles maisons bourgeoises qui les avoisinent ; au bout de cette allée, le chenal s’élargit ; deux ou trois navires en construction sont sur la côte ; l’eau s’étend blafarde, immobile, et s’enfonce à l’horizon entre des rives plates. — Un navire laissé par le flux gît penché sur la vase. Ses agrès noirs sont le seul objet net qui se détache dans ce ciel brouillé de vapeurs mourantes, sur ces lointains inégaux où le vert incertain des ajoncs, des bruyères et des genêts, les rares têtes d’arbres, se noient dans une brume changeante qui tantôt grésille, égouttée par les nuages, et tantôt luit comme un feu follet, traversée fugitivement par un rayon de soleil. — Un grand marais de vase fume, abandonné par la marée basse, et le limon visqueux luit de reflets noirâtres. — La vieille eau du chenal tortueux elle-même est noirâtre et dort avec un air malsain dans le silence du port désert.


D’AURAY À CARNAC


Auray est une jolie petite ville, sur deux collines ; entre elles est une rivière avec un vieux pont ; la marée descend et les petits navires restent à sec sur la plage. — Petites pluies incessantes ; les vieilles maisons de granit à étages surplombants, les baraques des rues tortueuses et penchées, les mails toujours verts, la végétation toujours fraîche des bords de la rivière, portent l’empreinte de l’humidité éternelle.

Nous partons à neuf heures du matin par un joli soleil dont la lumière tamise à travers la brume. L’aspect de la campagne est celui d’une femme pauvre et gracieuse, qui sourit après avoir pleuré et pleurera bientôt encore. Une douce clarté se pose sur la lande moite, et les bruyères rouges, les ajoncs et les pissenlits jaunes, les bouquets effilés des genêts, parsèment la vieille verdure primitive de tons nuancés, aussi soyeux et aussi fondus que ceux d’un tapis riche. C’est un étrange plaisir pour l’œil que cette végétation libre, avec le pêle-mêle de ses dessins colorés sur son fond terne. — Une vague odeur imperceptiblement suave s’en exhale. La lourde abondance de la récolte utile paraît grossière à côté de ces finesses de la nature sauvage.

Sapins épars sur la lande écorchée, marécages dormants étoilés de vert et de blanc par les tiges fourmillantes et les petites têtes neigeuses des herbes innombrables. — Champs de seigle dépouillés dont il ne reste que le chaume d’un jaune noircissant ; enclos de pierres amoncelées, mais plus souvent de terre relevée où pullulent et s’entrelacent les ajoncs centenaires quelquefois hauts comme un homme, rugueux, hérissés, s’entassant les uns sur les autres, dépassant les vieilles pousses poudreuses et mortes par leurs bouquets nouveaux multipliés, et tranchant sur le pâturage par le moutonnement incessant de leur surface râpeuse. Je ne me lasse pas de regarder les bossellements âpres de ces rudes colons aussi obstinés que le granit breton, gardiens de la propriété humaine et habitants indestructibles de la lande. — Parfois, dans leurs files hérissées, un têteau de chêne, un petit pin, un maigre bouquet d’arbrisseaux, font saillie. — Tout cela vit, mais péniblement, avec effort, dans une teinte grise uniforme. De loin en loin seulement, un plant de jeune pin d’un vert tendre rit dans la bordure noirâtre.

Vers Carnac, tous les champs se hérissent de barrières de pierres ; à cet effet, les monuments celtiques ont été dévastés ; on estime qu’il a péri deux mille menhirs, il en reste onze ou douze cents. Nous en visitons les deux plus grandes files, l’une surtout qui s’avance jusqu’en vue de la mer, énormément longue, cinq rangs de pierres alignées de l’orient à l’occident, espacées, debout, beaucoup d’entre elles renversées, les plus grandes hautes de dix pieds ; toutes, simples rochers non taillés, plantées en terre par un de leurs bouts. — En soi, le spectacle n’a rien d’intéressant : les blocs de Fontainebleau sont bien plus vastes et leurs traînées sont d’un effet bien autrement grandiose. Mais, comme signe historique, ces pierres frappent beaucoup. Il fallait un âge bien barbare pour qu’on se contentât d’un pareil temple. Est-ce une œuvre de l’âge de pierre, antérieure à la connaissance des métaux ? Est-ce une œuvre de ces druides qui, vivant dans les bois et n’ayant pas de temple couvert, ont voulu, sur cette plage sans arbres, imiter les files de leurs forêts et consacrer de vagues intuitions géométriques ? En tout cas, ces blocs ont été remués par des bras nus de sauvages et des rouleaux. Il y a eu là des assemblées de guerriers, des sacrifices d’hommes ; et la bruyère, les ajoncs, le coin bleu de la mer à l’horizon sont les mêmes qu’alors.

Au sommet de la colline, quelques maisons se sont juchées entre les plus hauts blocs ; leurs lignes droites marquent les limites des jardins. Une maison a enserré sa cour entre quatre de ces blocs gigantesques ; des légumes y poussent ; des champs de millet les bordent de leurs panaches pâles et tombants ; les poules y grimpent. — Là, l’effet est frappant ; un bout de culture et de civilisation régulière, soignée, fait comprendre le lointain de cette barbarie. Impossible de concevoir un monument plus voisin de la nature : sauf la régularité et l’orientation des files, ce temple est une moraine. Un téménos grec, un templum primitif, étrusque ou romain, était-il autre chose ?

Sur la côte et plus avant dans les terres, quelques grands dolmens ; c’est un cercle de pierres brutes dressées, sur lequel une autre pierre plate énorme, brute aussi, a été posée en guise de couvercle ; elle ne pose que par trois ou quatre endroits. On n’imagine pas une invention plus primitive : il y a des accidents semblables dans les éboulements de rochers. On entre dans cette caverne plus bas, parfois par une longue rigole ; les Papous, les Vitiens pourraient prendre un pareil endroit pour autel. Étaient-ce des tombeaux ? On nous montre dans une maison voisine un collier d’or, un torques gaulois, qu’on y a trouvé. Peut-être dans le fond, sur le corps, égorgeait-on des prisonniers, des esclaves ? En tout cas, les bras qui ont remué ces masses étaient aussi vigoureux que grossiers. Quelques-uns de ces dolmens sont sur la cime de la côte, en vue de la mer. Y avait-il une croyance attachée au voisinage du soleil couchant et de la mer infinie, l’espérance d’une résurrection ? Les druides croyaient à l’âme immortelle, aux renaissances futures. — Il faudrait étudier ce point, savoir si vraiment ces monuments sont gaulois. Peut-être datent-ils de la première apparition des Gaulois, de l’époque du jade. On ne peut s’empêcher d’effacer d’un trait toute notre culture, de penser aux temps où l’espèce humaine a vagué dans les bois, parente des aurochs et des élans qui ont disparu.

Nous descendons dans la presqu’île de Quiberon et nous passons l’après-midi sur la grève. La voiture roule pendant une lieue et demie dans la plaine bossuée, hérissée d’herbes, sans qu’on puisse voir la mer. — Pas un arbre ; les genêts, les ajoncs sont hauts comme la main. On a essayé des sillons pour faire croître des arbustes dans leurs creux : rien n’est venu. De loin en loin, derrière une hauteur, on aperçoit un sapin haut d’un pied et demi. — L’éternel vent de la mer raplatit ou rase toutes les plantes ; une steppe n’est pas plus désolée.

Enfin, à l’isthme apparaît la double mer : l’une à l’orient, d’un bleu intense, le plus riche et le plus fort qu’on puisse imaginer, immobile, l’autre à l’occident, écumeuse et déversée contre le bord en vagues incessantes : on l’appelle la mer sauvage. Elle luit, glauque et miroitante à l’infini, coupée çà et là d’îlots rugueux et noirâtres. En approchant de la côte, sur les algues, elle se gonfle en lames violettes, de la teinte la plus magnifique et la plus nuancée, frangées d’argent à la cime et retombant en volutes sous la pluie de rayons qui les traverse. Par elle, toute la côte semble se tresser une opulente couronne de violettes fauves et d’argent bruni. Les paillettes de talc scintillent par millions dans le sable blanc de la plage. — Des femmes aux pieds blancs, un râteau à la main, ramassent les algues sèches ; le vent, avec la salure de la mer, leur arrive au visage, apportant une roulante harmonie de bruissements et une poussière d’écume.

De l’autre côté de l’isthme, la mer est unie par places comme un miroir de saphir ; ailleurs, imperceptiblement rayée de frissonnements qui s’entre-croisent ; un petit flux arrive sur le sable poli, puis s’écoule avec un bruit faible. L’eau est si transparente, qu’on voit au fond les coquilles, les crabes qui s’enfouissent, les pointes de granit qui affleurent. Des herbes à têtes fleuries descendent le long des cassures du roc jusqu’au-dessus de son azur. — Un petit navire vacille en face ; quelques barques à voiles courent à l’horizon. Mais ce que les yeux ne se lassent pas de voir, c’est ce puissant et solide azur qui tranche par une ligne si nette et un contraste si fort sur le vert terne de la lande et sur le gris blanchâtre de la côte. Seul il renvoie la lumière ; tous les autres objets l’éteignent. La côte, rayée de murs blancs, couturée de pierres alignées et entre-croisées, semble un rude bord d’aiguière ou d’auge calcaire qui, par méprise, enferme une liqueur précieuse.




Contraste étrange quand, en quittant la Bretagne, on approche de Savenay et qu’on trouve la plate et plantureuse plaine de la Loire, prairie verdoyante et humide, tachée à perte de vue de grands troupeaux, et, coulant à pleins bords, le tranquille fleuve qui la nourrit. Puis, à l’approche de Nantes, les maisons, l’aspect de la richesse et du bien-être, les files de vaisseaux ancrés dans la Loire, les quais qui commencent, les magasins, les charbonneries, le pêle-mêle et l’entassement du commerce. Puis la ville elle-même, que le wagon traverse lentement, à peine séparé du quai et des promeneurs par une petite barrière ; et la foule du dimanche, les maisons serrées à six étages, percées de cent fenêtres, les cheminées charbonneuses, le labeur et les inventions d’une ville de cent mille âmes.


CATHÉDRALE DE NANTES


Tombeau de François II, duc de Bretagne[15], et de sa femme, par Michel Colomb. Le duc et la duchesse en robes et couronnes ducales, couchés, dorment les mains jointes, paisiblement. — Sculpture bourgeoise, mais très vivante et sincère, avec un souffle d’Italie dans la disposition générale et la belle simplicité des ajustements. Les figures du duc et de la duchesse sont évidemment des portraits ; le calme du sommeil éternel est profondément saisi ; on a dans tout le XVe siècle le plus vif sentiment de la réalité morale. Mais un nez trop pointu, un menton sec et qui est presque en galoche, des yeux trop peu enfoncés dans l’arcade sourcilière, le manque de grandeur et de parti pris dans les traits, annoncent des bourgeois du Moyen âge. — Les quatre figures de femme de grandeur naturelle, aux quatre coins, ont le même genre de tête ; le type antique n’était pas connu : ils copiaient les figures environnantes qui leur plaisaient, et atteignaient une chose exquise, l’originalité, l’individualité. On croit à l’Être de ces personnages et à leur âme. Presque toutes les figures de femmes ont ce degré d’intelligence féminine et limitée, si commun en France, un petit bourrelet de chair sous le menton, un nez pointu, des mains fluettes, trop osseuses et sillonnées de tendons ; c’est le type moderne, et peut-être la vraie route de la sculpture était-elle là. Ce qui est un chef-d’œuvre partout, c’est la profonde étude, l’invention si originale, si riche, et l’agencement si senti des draperies par un mélange spontané de toutes sortes de costumes, antiques, féodaux, provinciaux. — De même en Italie et en Allemagne, les eaux-fortes de Pollajuolo, Mantegna, Albert Dürer. — Très grand et très profond sentiment dans les seize figures noirâtres de moines accroupis, laids, angoissés, écrasés par leur grand manteau, dans l’accablement de la prière et de la crainte religieuse. Ce sont des débris d’hommes perdus sous le froc, se rapetissant sous l’effroi des vengeances divines.


DE NANTES À ANGERS


Seul dans le compartiment ; — trois des plus douces heures que j’aie passées depuis longtemps.

Au sortir de la Bretagne, l’esprit rempli de ces paysages trop humides, terrains maigres parsemés d’eau stagnante, mince croûte de terre sur une assise de vieux roc, verdure mouillée tachée de sarrasin blanchâtre, cahutes de boue, chaumières misérables, figures amaigries, pâles, mystiques ou idiotes, corps et têtes rentassés, vieux sauvages du XVIe siècle, on entre dans le pays de l’abondance et de la volupté pacifique. — La Loire paresseuse suit à droite le chemin de fer, largement épandue, bleue, unie comme un miroir, parsemée de bateaux aux larges voiles carrées que la brise pousse lentement contre le courant. Partout des rondeurs vertes, oseraies, bouleaux, petits bois, et des châteaux blancs sur les hauteurs, des roses et des bouquets de jolis arbustes sur les talus, des îles verdoyantes parmi des bancs de grèves, et l’eau nonchalante, toute ruisselante de lumière, qui embrasse de son azur ces verdures éparses. Elle va doucement, en larges épanchements presque immobiles, et l’esprit va comme elle. — L’air est tiède ; on rêve vaguement à des promenades vénitiennes au son des instruments, avec des femmes vêtues de soie brochée, leurs bras nus couverts de perles. — Ainsi faisaient les Valois, de château en château, dans des barques chamarrées. — Les verdures et les fonds se brunissent ou s’empourprent d’un ton plus fort à l’approche du soir. Les arbres déjà noircis allongent leur image sombre dans l’eau qu’aucun flot ne ride. Une imperceptible vapeur qui monte, brouille au couchant les tons d’or feuille-morte et d’incarnat noyé. Puis, entre les flocons blancs des nuages, la lune se montre ; elle ruisselle sur l’eau en éparpillant son ondée. Tout à l’entour, les oseraies, les saules font une mystérieuse frange de velours obscur. Il ne reste dans l’air que des rougeurs ou des rousseurs indistinctes, fondues dans l’universelle teinte bleuâtre qui jette sa froideur et son calme sur le vague horizon.


MUSÉE D’ANGERS


J’ai admiré surtout les petits maîtres français du XVIIIe siècle : Lancret, Chardin, Greuze, Watteau ; tous charmants, élégants, fins, d’une touche légère et prompte, la couleur un peu effacée, mais harmonieuse ; — c’est la fleur de la galanterie.

Voyez surtout chez Lancret la facilité, l’agrément avec lequel, dans cette teinte effacée générale, les tons varient incessamment et imperceptiblement, comme une petite brume ensoleillée qui s’évapore. C’est fait avec rien, et d’un caprice infini. Une petite tache rouge avec deux points noirs fait une figure, c’est une esquisse qui dit tout, et si vite ! Les feuillages ne sont qu’un accompagnement vert pâle ou jaunissant, une forme vague subordonnée. On sent que le peintre ne procède pas par dessin, mais par petites touches qui donnent l’effet général, l’agrément et le papillotage des étoffes, l’esprit du personnage, sa désinvolture.

Watteau est bien plus coloriste, ou plutôt il est monté d’un ton plus haut. Ses couleurs sont plus intenses ; il est, comme les autres et plus qu’eux, manifestement flamand.

Plâtres des œuvres de David d’Angers.

Cela m’ennuie beaucoup ; on y retrouve l’école historique ou emphatique d’avant 1848 ; c’est faux ou insuffisant.

Mais on passerait un jour à regarder ses médaillons en bronze ; il y en a quatre ou cinq cents. Tous les hommes ou femmes remarquables de son époque y sont de profil et grandement interprétés. Il y a là l’histoire de notre temps, un temps qui s’est beaucoup agité et travaillé ; — on y voit le profond labeur intérieur de l’âme et la diversité infinie.

D’autres grands bustes en terre sont bien curieux. Par exemple, Armand Carrel, maigre, les joues osseuses, la figure en avant, pointue et tranchante comme une épée, aigri et acerbe ; et l’énorme buste de David le père, moustachu, les bords des yeux creusés, fouillés, bouffis, colosse sanguin républicain, tout à l’action joyeuse, brave, expansif.


TOULOUSE


Trop de choses à dire, j’ai vu le musée et l’exposition de Toulouse. J’ai dîné avec des amis improvisés, je suis allé à la campagne, etc.

Je note tout de suite du musée de Toulouse quelques tableaux assez beaux que je n’avais pas encore remarqués. Un Carrache, un portrait par Mirevelt, un portrait curieux de Descartes tout jeune, un beau Van der Meulen. Quelques italiens : un charmant petit Guardi dans la salle d’en haut ; c’est une fête vénitienne, une sorte de régate de gondoles, autour du Bucentaure doré, énorme, comme un monstre cuirassé d’écailles d’or ; seigneurs et conseillers en robes dans l’intérieur, et quantité de jolis dominos mâles et femelles, noirs en robes de soie pâle, avec le petit chapeau masculin sur la tête. Tout à l’entour, les escadrilles de gondoles au bec d’acier. — La mer d’ardoise luisante, d’un doux éclat sous un ciel bleu tendre parsemé de flocons nuageux tranquilles. — Et comme un cadre précieux, comme une fantastique bordure brodée, dentelée, Venise à l’entour de la large nappe marine, Saint-Marc, les Procuraties, les quais, les dômes et la foule rieuse sur les amples dalles.

Deux excellents portraits de Gros : lui-même et sa femme. — Lui en longs cheveux, chapeau noir mou qui garde un souvenir de Van Dyck et des Flamands dans sa crânerie, cravate de mousseline large, molle et tordue ; pâle, d’admirables yeux pleins d’ardeur et de génie. — Elle, dans une robe rouge étroite de l’Empire, ronde et fraîche, un peu grognonne, despotique et limitée à la Française, mais cela si imperceptible, tellement caché par la richesse et la fleur de la jeunesse ! grisette si vous voulez, mais grisette ennoblie par un peintre et un amant. — Toute cette peinture est simple et solide. Il suffit de regarder pour le contraste les Courbet, les Ricard, à l’exposition de Toulouse ; ceux-ci ont notre style, ils sentent et cherchent les petites nuances, les étranges aspects. — C’est le style de Balzac et de Michelet en littérature.

Les deux tableaux de Couture et d’Eugène Delacroix m’ont fait peu de plaisir ; évidemment ce sont des tâtonnements ou des improvisations. Ils ne savent pas assez.

Mes nouveaux amis m’ont conduit à l’exposition pour voir la salle ; elle est dans l’ancien couvent des Jacobins, nettoyé depuis un an : on en avait fait une caserne de cavalerie. C’est un édifice énorme de briques rouges, avec des contreforts massifs également rouges, presque aveugle, la plupart des fenêtres ayant été bouchées. Il est de 1238 et a été bâti pour les Dominicains inquisiteurs (même on m’a donné sur ce sujet quantité de brochures avec une histoire de femme malade, brûlée vive, qui est admirable).

L’église est un chef-d’œuvre du style le plus original. Elle est divisée en deux nefs par une file de colonnes rondes d’une énorme hauteur, sortes de troncs de palmiers dont la tête s’épanouit en un bouquet de nervures. Sur cet appui si frêle porte toute la voûte. La dernière colonne lance sa gerbe de vingt-trois arceaux de façon à porter tout le chevet. Si hautes, si droites, si blanches avec cette gerbe couronnante d’arceaux noirâtres qui vont se perdant dans la blancheur des murs, ces colonnes semblent l’illumination d’un feu d’artifice ou le jaillissement continu d’un jet d’eau. On ne peut rien imaginer de plus élégant que leurs courbes ou de plus riche que leurs faisceaux. Quand on aura enlevé le plancher qui coupe la salle au premier étage, on aura probablement le plus beau vaisseau gothique de France, surtout si l’on débouche les fenêtres et si l’on refait les vitraux. Les colonnes étant minces font des deux nefs une seule nef, par l’abondance des jours. L’immensité des fenêtres, le ruissellement damasquiné des ors et de la pourpre des vitraux répandront une sorte de gloire dans ce superbe vide. Il flamboiera comme un tabernacle, comme flamboie déjà la Sainte-Chapelle de saint Louis si parée, si rayonnante, si semblable à une châsse remplie du rayonnement de la Vierge, des anges et de Dieu. Peut-être ce moment du Moyen âge est-il le plus triomphant et le plus extatique. C’est le suprême terme de la puissance de l’Église. — Sans doute ici on a combiné l’art gothique avec quelques réminiscences latines ou quelque vague importation arabe. Il faudrait voir si dans ces hauts troncs épandus et ces bouquets de nervures il n’y a pas quelque lointaine imitation des palmiers sculptés de l’Alhambra.

Deux petites rosaces sur la façade d’entrée sont intactes ou réparées d’après des débris restant. Celle de gauche, toute de pourpre et d’ocre, est d’une magnificence de ton incomparable. Ce jaune intense, imprégné de rouge et pénétré par la lumière du dehors, en contraste avec la noirceur massive du grand mur qu’il troue, est aussi beau qu’un horizon enflammé du Midi reflété dans un lac quand le soleil se couche.

Charmant promenoir du cloître, bas, porté par une rangée de fines colonnettes en couples, et surmonté d’un toit de vieilles tuiles rouges. Ce ton rouge de la tuile et de la brique anciennes longuement cuites au soleil est universel à Toulouse. — Maintenant, les vieilles murailles massives s’écaillent ; la surface se bosselle de briques déchaussées et la vive couleur des saillies est rehaussée par la noirceur des crevasses. — Des lierres montent en grandes draperies lustrées, un cyprès allonge tout à côté sa pyramide, et des feuillages verts tout jeunes rient contre la vieille paroi défoncée et sombre.




C’est une ville et une race très bien douées pour les arts. Il y a un Conservatoire de musique qui fournit des sujets excellents à Paris et à l’Italie. — Toulouse a une école de peinture et de dessin, un assez grand nombre d’artistes, un bon musée, beaucoup de beaux monuments. Des grisettes chantent, pour les avoir entendus au théâtre, les airs de cinq ou six opéras ; il y a beaucoup d’amateurs qui sentent la musique, jouent ou goûtent un opéra au piano. — Je viens de voir également Carcassonne et Cette : la splendeur du soleil, la beauté des montagnes voisines, la mer, les horizons veloutés, la vivacité des habitants, leurs façons de flâneurs et d’improvisateurs, leur parler sonore et musical, quantité de traits indiquent une race demi-italienne, mais de fabrique plus légère. Ce qui leur barre encore le chemin, c’est leur réunion à la France du Nord ; cette réunion leur a coupé la tête au XIIIe siècle et l’empêche de repousser. — Leur aristocratie vit inerte et arriérée à la campagne, l’argent manque, elle se fait avare ; personne n’achète les tableaux, ne patronne les fêtes de musique. — S’ils avaient pu développer leur constitution du Moyen âge, vivre divisés en petites souverainetés indépendantes, être aiguillonnés par le patriotisme municipal, achever leur langue, se faire une littérature et des mœurs appropriées, nous aurions une nation, une pensée, un art de plus. — Ils l’avaient en 1200. — Voilà une des vies sacrifiées à la centralisation et à la France. Ils vivent dans les cadres et sous l’administration du Nord.

Pour la religion pareillement, ils sont Italiens. — Soixante-quatre couvents, je crois, à Toulouse. J’ai vu à la campagne celui des Trappistines ; elles ne sortent jamais, travaillent à la terre de leurs mains, se confessent par une grille, se lèvent à une heure du matin, dorment dans l’après-midi de une heure à deux. J’en voyais une vaguer dans le jardin dans sa longue robe d’un blanc jaunâtre, comme un maigre spectre lent et maladif au milieu du paysage éclatant et coloré. Il y en a quatre-vingts. Quelle dépopulation dans les familles ! Une jeune fille nous cite trois de ses amies devenues religieuses ; on les prend à l’âge où le sexe fait explosion et où la tête est enthousiaste. L’une d’elles disait à sa mère éplorée : « Ma pauvre maman, vous auriez voulu me donner à un homme, mais j’aime bien mieux avoir Jésus-Christ pour époux ; un jour, nous serons tous ensemble dans le ciel. » À l’âge des désirs vagues, le Jésus céleste et pourtant homme est l’époux incorporel auquel aspire le désir voilé de pudeur. — Un prédicateur est célèbre, mes amis d’ici le comparent au père Onofrio de George Sand dans Mlle de la Quintinie. Il convertit violemment et parfois reçoit des coups de bâton des pères ou des maris. Dernièrement, après un sermon, il a conduit tout son auditoire au cimetière et là, avec des torches sur les tombes, il a parlé des vers, de la pourriture, du feu de l’enfer. Mme de…, qui a perdu dernièrement son fils aîné, a été emportée avec des attaques de nerfs. — À Cahors, une des plus jolies filles de la ville s’est faite religieuse ; quand elle parut dans l’église le jour de sa vêture en vêtements blancs de mariée, les hommes murmuraient, s’indignaient : « Quel dommage ! C’est un meurtre. » — Le tumulte a été tel, qu’on n’a pu achever la cérémonie. — C’est le monde brillant, le bal qui est le grand ennemi. Les directeurs défendent à une jeune fille d’aller au bal. Notre jeune fille, toute pieuse à quinze ans, pleurait parce qu’on voulait l’y conduire : il s’agissait d’une fête de famille ; son confesseur est intervenu ; le père a insisté disant qu’il y était obligé, que ses filles ne feraient que deux tours. Le lendemain, l’imagination était retournée, elle recevait dans les rues des coups de chapeau de ses danseurs ; elle a quitté le catéchisme de persévérance.

Quantité étonnante de prêtres dans les rues de Toulouse ; il y a une retraite. J’en compte une vingtaine devant moi sous les allées de la place du Capitole et il y en a dans toutes les rues.

Un couvent des plus importants est celui de Marie-Réparatrice. Il faut cinquante ou soixante mille francs de dot pour y entrer. Les religieuses se succèdent incessamment à la chapelle pour adorer et chanter ; on les voit par la grille ; c’est une exhibition poétique et attirante ; elles ont des souliers de soie et le plus élégant habillement bleu et blanc. — L’essence du catholicisme méridional, c’est de prendre l’homme par la pompe, le ravissement des yeux, par le détournement opportun de l’instinct du sexe, et aussi par la peur de l’enfer dans l’affaiblissement final. L’argent vient surtout au clergé par les vieilles gens qui songent à la mort.


CARCASSONNE


La vieille ville, la ferme forteresse escarpée du Moyen âge est presque abandonnée ; il y reste dix-huit cents pauvres diables, tisserands pour la plupart, dans de vieilles maisons de torchis. Tout le long des murailles rampent et s’accrochent des baraques informes, borgnes ou boiteuses, imprégnées de poussière et de boue, et dans la ruelle étroite, parmi des ordures et des débris infects, des enfants déguenillés, crasseux, vaguent, avec des nuées de mouches, sous un soleil de plomb qui cuit et roussit toute cette moisissure humaine ; c’est un ghetto du XIVe siècle.

Sur une haute colline rousse, nue, déserte, s’élève la cité flanquée de sa double enceinte de murailles féodales, formidable rempart bosselé de tours, hérissé de créneaux, de mâchicoulis, tout noircis par le soleil. On y grimpe par des pentes raides de petits cailloux inégaux et durs, où ne pouvaient monter que les chevaux des hommes d’armes ou les charrettes à bœufs du Moyen âge. — Étroites poternes enserrées de tours énormes, lourds porches ogivaux ; çà et là seulement, une ou deux courbes élégantes de meneaux fleuronnés ou quelque fenêtre en arcades, portée sur de fines colonnettes. — Tout cela est rude, menaçant et sombre. — Les gens vivaient ici comme dans une aire, contents de n’être pas tués ; c’était là tout le luxe aux temps féodaux. Les tours sont à deux ou trois étages, chaque étage et chaque tour pouvant être défendus isolément, chaque enceinte exigeant son siège. Ouvertures pour lancer des traits d’arbalète, fentes de mâchicoulis pour écraser l’ennemi avec des moellons, percées pour verser le plomb fondu et l’huile bouillante, escaliers trompeurs et sans issue pour engager l’ennemi dans une sorte de puits où pêle-mêle on l’accablera de traits, salles rondes de ralliement et de corps de garde, encoches dans la pierre pour insérer les paravents de bois qui garantissent les archers : l’amas des pierres et la complication des inventions militaires sont étonnants. Il fallait tout cela contre un Richard Cœur de Lion, un Du Guesclin qui, couverts de fer, le bouclier sur la tête, avançaient sous les traits et, à coups de hache, défonçaient les portes. Vaguement, dans un lointain énorme, on devine les assauts, les entassements d’hommes, le retentissement du fer sous ces poternes, dans ces tours étagées, le long de ces escaliers tournants, entre ces hommes presque invulnérables, et qui frappaient comme des Cyclopes.

Une tour, dans sa salle basse, laisse voir encore, scellée dans un pilier, une pesante chaîne de fer dont l’anneau a été gratté et demi-limé, inutilement ; on a retrouvé un squelette après la chaîne : c’était une prison de l’Inquisition.

Malheureusement on répare l’enceinte ; les constructions, neuves et propres, si dépaysées aujourd’hui, semblent un décor d’opéra. — Au contraire, les parties intactes, bronzées par le ruissellement du soleil, écorchées et rongées par le temps, incrustées par l’ocre des lichens, trouées par le vent et la pluie, hérissent magnifiquement leur ligne bossuée, leur ruine aventureuse, leurs écroulements bizarres, leurs parois rugueuses ; la lumière accrochée aux pointes saillantes, aux bosselures polies, rejaillit du milieu des crevasses noires ; des herbes sèches pendillent aux créneaux disjoints ; une tour carrée perpendiculaire monte raide dans le bleu au milieu des blocs démantelés. La nature a repris pour soi la bâtisse humaine, elle se l’est harmonisée, elle y a versé son pêle-mêle, ses hasards, son fantastique, la variété nuancée de ses formes, et la riche plénitude de ses teintes.

Jolie église Saint-Nazaire ; la nef avec cintres à peine ogivaux est romane ou presque romane. — Le chœur est postérieur, tout illuminé d’anciens vitraux et de superbes fenêtres. — Toujours la même idée : faire du chœur une image du paradis rayonnant et de la gloire céleste. — Un Adam et une Ève nus, à gros ventre et air placide dans les vitraux ; des statuettes à demi-hauteur dans les piliers du chœur, naïves, bonasses et déjà bien expressives et bien proportionnées, indiquent sans doute le XIVe siècle et l’achèvement de l’édifice.

Dans la sacristie est un monument d’évêque déterré, figure naïve et réelle, et au-dessous une procession de petits personnages de pierre assez grossière, approchant du lit de mort ; figurines en relief, à peu près dans le goût des successeurs de Giotto, encore bien enfantins. — Une crypte, sorte de couloir sur colonnes courtes, où étaient des tombeaux.

On répare tout le dehors, et on a refait, au-dessus du transept extérieur, une suite de têtes fantastiquement grotesques et laides, qui sont la comédie du Moyen âge. — Mais sur la droite, une sorte de fenêtre à angle aigu, plaquée, fleuronnée de la manière la plus originale et la plus élégante. L’ensemble est un gothique modifié par des traditions latines. — Béziers est de même. — Partout les traces d’une Italie qui n’a pas abouti. En revanche, bâtiments neufs, superbes jardins, magnifiques allées de platanes énormes qui s’écaillent, eaux courantes qui les rafraîchissent, foule bruissante et active, cafés, quantité de carrioles et diligences où s’entassent des demi-messieurs et des demi-paysans, flânerie et bavardage gai. Tout cela, c’est le bas, la ville nouvelle, le Midi transformé, pacifié, civilisé, enrichi par le Nord. — C’est à cela maintenant qu’aspire l’Italie.


CETTE


Promenade en barque à huit heures du soir, seul, sur l’étang de Thau qui est derrière la ville. — Cet étang est un lac large d’une lieue, long de trois, et laissé par la mer. Les nuages ont monté et couvrent tout le ciel ; de temps en temps la lune affleure entre leurs déchirures ; elle va guéant ainsi de fente en fente, éteinte presque aussitôt qu’apparue, et versant pour une minute un faible ruissellement d’argent sur le flot sombre. On démêle pourtant la rondeur et l’énormité de la coupole céleste. La terre à l’horizon n’est qu’une petite bordure charbonneuse ; l’eau mouvante et la brume humide, au-dessus les grands corps opaques des nuages blafards, occupent tout l’espace.

Rien ne peut exprimer la teinte de l’eau par une pareille nuit ; noire, brune, mais indistincte et vaguement clapotante, on l’entend d’abord, on ne démêle rien, perdu dans cet énorme désert de formes flottantes. Peu à peu les yeux s’accoutument et sentent l’impérissable lumière qui rejaillit toujours de l’eau. — Comme une glace dans une chambre fermée et noire, comme ces sombres miroirs magiques aux profondeurs inconnues, elle luit obscurément, mystérieusement, mais elle luit ; la tête d’un petit flot, le dos d’une ondulation large, la paroi polie d’un fond tranquille, le frétillement incertain d’un remous, saisissent un éclair de clarté blanchissante, un reflet lointain de lumière répercutée et la renvoient ; toutes ces lueurs affaiblies se recouvrent, se croisent, se fondent, et voilà que de la grande noirceur vague, émerge une sorte de pâleur lustrée, comme d’un métal aperçu dans l’ombre, — infini de lumière imperceptible noyée dans les pesants replis des nuages et dans la confusion des contours lointains.

Deux ou trois fois la lune s’est dégagée, et sa grande traînée frissonnante était celle d’une lampe solitaire, allumée parmi les draperies noires tombantes, dans quelque prodigieux dôme de chapelle funéraire. À l’horizon, comme une procession de tombeaux et de torches arrêtées à une distance qui semble sans limite, paraît la côte noire, toute basse, dormante, et à chaque angle du catafalque deux ou trois lumières.

Silence extraordinaire dans le large canal par lequel on rentre. Pas une barque, pas un bruit de vent. Sur la nappe de l’eau immobile, les lumières lointaines de Cette s’allongent et remuent imperceptiblement. Ce calme de l’eau noire et luisante me remue jusqu’au fond d’horreur et de plaisir. À mesure qu’on approche, et que la bordure noire des maisons crénelle plus fortement le ciel, l’éclat admirable et calme de l’eau devient plus frappant, et bientôt la route n’est plus qu’une traînée de lumière blanche et molle entre deux haies de formes sombres. Quel contraste quand on se rappelle l’arrivée hier, le coucher du soleil au-dessus de l’étang poli comme une glace, l’embrasement de pourpre et d’ocre à l’horizon, réfléchi, avec un éclat plus métallique et plus intense, dans la surface resplendissante, la terre et le ciel tout entiers illuminés, et au-dessus de ce ruissellement de magnificences, l’azur pâle, pacifique, immaculé, où s’allumaient, comme des pointes de dards, les premières étoiles !


VISITE À AIGUES-MORTES


Nous sommes partis à six heures du matin. Une heure et demie de voiture sur la grande plaine plate qui va de Lunel à Aigues-Mortes. C’est une ancienne alluvion de la rivière, endiguée au XVIe siècle : il y a parfois cinq mètres de terre végétale. Tout est vignes, les ceps sont gros comme le poignet et donnent souvent chacun jusqu’à dix litres de vin ; malgré l’exportation, il est si bon marché que, l’an dernier, cent litres valaient cinq francs. Peu de pauvres ; la terre est très divisée, et les récents débouchés ont mis chacun à son aise.

Point de paysage étrange ou notable. Une plaine immense, tachée çà et là d’un groupe de pins parasols ou de peupliers blancs ; parfois un cyprès, une rangée de platanes, un village bordé de vieilles promenades amples et plantées de beaux arbres. — Partout, la vigne sans échalas, puis des luzernes, puis des landes marécageuses où paissent libres des chevaux de la Camargue. — Une tour ronde toute petite au bout de l’horizon. — Sur la droite, une ligne rayée, cassée, celle des montagnes lointaines. Mais l’effet est charmant, sous une petite brise continue qui tient le corps frais et à l’aise. Les paysages pâles et doux défilent comme les images d’un rêve ; tous les tons sont fins, délicats. La grande clarté du ciel amortit les couleurs de la terre. Les routes font de longs rubans unis et blancs ; les troncs argentés des platanes sont pénétrés d’une vague teinte verdâtre ; les tamaris innombrables qui bordent les champs et la route sont gris de lin ; les feuilles des peupliers et des platanes, en se retournant, laissent voir le blanc cotonneux et terni de leur dessous. De petites traînées de fleurettes jettent des zébrures imperceptibles d’amaranthe effacée sur la verdure des champs. Tout le long de la route, des herbes aromatiques, aux longues tiges, font dans les fossés un doux cordon bleuâtre. Les maisons elles-mêmes, blanches et neuves ou vieillies et peintes en grisailles incertaines par la pluie de l’hiver, les toits d’un rouge pâli, les vieilles murailles grisonnantes des fermes, marbrent ces tons doux de leurs tons ternes. La lumière universelle joue seule dans l’espace, sans contrastes et sans limites. Au-dessus de tout, le ciel étend son azur pâle, soyeux, en dégradations imperceptibles qui vont finir dans le bleu de la clarté pure, et tout le haut de sa coupole est rayé de fils ténus, de minces nues étirées comme des gazes diaphanes, sorte de cocon blanc qui semble prêt à s’envoler, tant il est fin.

Très curieuses murailles, presque aussi intactes qu’au premier jour. La ville y est enfermée tout entière, elles la protègent contre les inondations ; et, du haut de la tour de Constance, cette multitude de toits bas, enfermés dans ce haut carré de pierre, semblent des dames dans un damier.

Même sorte de fortifications qu’à Carcassonne qui est aussi du temps de saint Louis. Un long mur à créneaux et meurtrières, flanqué, d’espace en espace, par des tours rondes. Une tour pour chaque porte ; la forme ogivale à toutes les voûtes et dans un coin, encore une énorme tour ronde à deux étages, surmontée d’une plate-forme et d’une tourelle d’observation, ancienne citadelle où l’on pouvait se défendre, même la ville étant prise. — Rien de plus simple et de plus sain. Un mur monstrueux percé de meurtrières, dans l’épaisseur duquel tourne un escalier. Ce mur enclôt à chaque étage une haute salle de pierre, dont la voûte ogivale va rejoindre les parois par un épanouissement d’arceaux. Une oubliette au centre ; un vaste âtre de cheminée au fond. Un jour douteux entre par le sommet et par une ligne de baies courtes, ogivales, qui donnent sur l’escalier intérieur. Rien de plus austère que ce vide globuleux dans cette carapace de pierres nues, et cette froide et grise lumière qui semble dormir sans jamais changer. — Dans l’effacement général des objets, et dans la sévérité universelle de la matière et de la forme, on démêle avec un plaisir bizarre un bout de fleurons sur lequel chaque arceau s’appuie avant d’entrer dans le mur.

Tout en haut de la plate-forme, on aperçoit la plaine, barrée d’un côté, au bout de l’horizon, par la ligne violacée des montagnes indistinctes ; de toutes les autres parts, sans limites, ou se continuant par la mer infinie, s’étend la plaine verte, coupée de canaux luisant comme des bandes d’argent ou de longues lames de métal, et bordée par la mer d’une large plaque d’un bleu sombre.


ARLES. — MARSEILLE


Au Musée sont des débris trouvés dans le théâtre et aux Alyscamps, l’ancien cimetière gallo-romain. La pièce capitale est une tête de Vénus, de la plus grande beauté. La plénitude du crâne dans la partie supérieure est admirable. On sent la force et le génie propres à la race. La bouche est étroite, demi-entr’ouverte, la lèvre supérieure est assez grosse et avance un peu ; ce sont presque les lèvres d’un masque tragique. Sérieux et simplicité extrême des yeux sans regards, des joues presque pleines, du large et solide menton ; c’est une femme de vingt-cinq ans, dans la plus belle fleur de la jeunesse. — Nuance de gravité et même de tristesse qui est celle de la vie animale au repos.

Un beau tombeau d’Apollon. Au-dessus, les neuf Muses debout, bien mutilées, mais sveltes, allongées comme des femmes du Primatice, la draperie collante avec les plus vifs et les plus élégants mouvements du corps qui fléchit, de la hanche qui se lève, du genou qui plie. Le bel art ! Combien naturel et vivant, et quelles idées de vie heureuse et simple il fait naître !

Les tombeaux chrétiens des IIIe et IVe siècles sont singulièrement instructifs par contraste. Est-il possible que deux siècles aient amené une pareille décadence ! Têtes trop grosses, pieds mal attachés et mal proportionnés, raideur des corps, cuisses maladroites, expressions niaises. Ce n’est plus de l’art.

Saint-Trophime. — La façade est à pignon, italienne, rappelant Sienne et Pise, avec l’impression d’élégance et de solidité propre à cette architecture. Le portique, quoique très barbare pour les sculptures, est un chef-d’œuvre. C’est un fronton antique orné, soutenu par des mufles de lion et des têtes de chèvre. Un Christ assis, sec, hiératique, aux genoux saillants, aux pieds maigres, siège au-dessus de la porte entre deux anges et des animaux symboliques, grimaçants, qui lui apportent l’Évangile. Toute la courbure de la voûte au-dessus de sa tête se bosselle, hérissée de bustes et de têtes ailées d’anges en double rangée, parmi des arabesques fouillées et riches, pendant qu’à ses pieds, sur les deux flancs et jusqu’en bas, courent par centaines les processions de saints sculptés, inertes, monastiques, comprimés, dans l’attitude extatique. Rien de plus riche, de plus plein pour l’œil que ce hérissement de feuillages et de figures. Ce caractère multitudinous est une des grandes inventions du génie du Moyen âge.

Les deux flancs ont un revêtement pareil à une des chaires de Saint-Nicolas de Pise. D’un côté, les damnés nus s’éloignant de Dieu, liés par une longue chaîne de fer et poussés par un démon à figure ignoble de truand gouailleur ; de l’autre, la grave file des saints et des saintes, en longues draperies comme des figures antiques. C’est la même idée que les tableaux du Campo Santo ou de Simone Memmi. Plusieurs têtes font penser à l’antique ; de même les ajustements : certains personnages sont habillés comme les rois daces du IIIe siècle ; divers saints en belles toges et robes à plis. Par contre, ils font presque tous piteusement la grimace, c’est l’expression qui envahit la sculpture. — Partout un croisement étrange du gothique et de l’antique.

Impossible de voir l’extérieur, il est tout encastré dans des maisons. — Mais du cloître Saint-Trophime on distingue un haut clocher carré à quatre étages. Cette solide forme massive change toute l’impression ; on se sent en pays méridional.

Le cloître lui-même est un des plus étranges monuments qu’on puisse voir. C’est un promenoir autour d’un gazon carré, portant les marques de plusieurs siècles. Rien de plus lourd que ce pesant mur de pierre, cette grosse voûte cintrée portée par des couples de fines colonnettes ; l’architecte ne sent plus les rapports et les proportions et tâtonne à rebours entre ses tendances instinctives et ses souvenirs d’école. Mais c’est surtout la sculpture dont la barbarie est extraordinaire. Plusieurs têtes ont le tiers et même la moitié du corps. Dans l’ascension du Christ, elles sont piteuses et grotesques et donnent l’idée d’une caricature. Dans le massacre des Innocents, les bourreaux dans leurs cottes de mailles ont l’air de bêtes velues avec des têtes de mouton ; et il faut voir l’air godiche des mères, le pêle-mêle et l’entassement de tous ces corps, l’enchevêtrement de l’ignorance et de la fantaisie, les trois chevaux des rois Mages superposés et collés les uns dans les autres, les expressions de grenouilles ahuries. — Et pourtant, dans cette foule et cette abondance, on sent la ferveur qui à cette époque multiplie les légendes des saints. Quelques grandes figures aux angles d’un pilier, surtout au coin de la citerne un saint, squelette desséché, aux épaules rentrées, tombantes, presque sans joues et sans menton, au front tout petit, les yeux seuls faisant tout le visage, comme un fakir hébété et exalté par l’extase, raidi dans ses os ankylosés comme un ascète indien ; à côté, dans les figurines, un misérable Christ cadavérique avec ses grands, grands yeux d’exténué, et saint Jean abattu sur sa poitrine. Voilà la pâture du cœur des vrais fidèles. — C’est du IXe siècle, époque des Normands et des Hongrois.

La ville a tout à fait l’aspect d’une vieille ville italienne. Rues biscornues, masures, çà et là un reste d’arcade ; sur la place, deux colonnes romaines demi-encastrées dans le mur ; autour de la ville, une antique enceinte roussie qui s’effondre ; près du théâtre en ruines, une vieille tour carrée du Moyen âge, des maisons jetées pêle-mêle sur les hauteurs, des parois dénudées et aveugles, un chaos de tous les siècles, un figuier auprès d’une cahute et des herbes qui disjoignent les pierres écroulées.

Je me suis assis dans le théâtre, sur les larges assises de pierre qui montent, élargissant leur demi-cercle. En face de moi est ce qui reste de la scène, une couple de colonnes en marbre bigarré portant un morceau d’entablement ; à côté, les tronçons du fût des deux colonnes voisines ; derrière, les socles d’une autre file détruite ; par terre, des morceaux de fûts cannelés : ces débris indiquent le plan général. — Quelle distance entre cet art dramatique et le nôtre ! On se représente seize mille personnes, le plein jour, des acteurs avec des masques et une sorte de porte-voix ; une mélopée comme un récitatif d’opéra, de grands vêtements éclatants et tombants, des groupes sculpturaux comme les Noces Aldobrandines. — Il faut commencer par se figurer cette partie physique de la représentation avant de dire un seul mot sur la tragédie antique. Un tel théâtre par ses dimensions est presque un cirque.

Une sensation poursuit l’œil dans ces villes et villages du Midi : celle du gris sur le blanc et dans la lumière. Cette est extraordinaire à cet égard ; au-dessus d’une rue blanche, poudroyante et d’une âpre illumination répandue dans l’air, parmi les jaillissements subits de clarté qui, aux angles, semblent des poignées de rayons, et sous cette bande d’azur triomphant qui là-haut fait arcade, les maisons semblent une boue collée et recuite par les coups de soleil. Rien de terne comme ces parois grises, incrustées de poussière ancienne, percées de rares fenêtres, couvertes de tuiles pâles.

À Arles, comme à Avignon, tout est italien ; nous avons une France qui n’est pas la France. Les rues en pente escarpée, le soir, à peine éclairées à la longue distance d’une lumière vacillante, sont pareilles à celles de Rome et de Pérouse ; longs boyaux obscurs, étranges, tortueux, sortes de couloirs pleins de ténèbres inquiétantes ; le ruisseau au milieu dégringole sur les pierres pointues, et de loin reflète sur sa noirceur une lumière horrible. Partout des coins, des angles mornes et déserts ; d’autres ruelles toutes bruissantes, comme d’une ruche qui va sortir ; les femmes et les hommes à l’entrée de leurs corridors ; semblables à des ombres et faisant rouler à voix basse leur langage sonore ; çà et là, à mesure qu’on passe, un amas de têtes entrevues, l’étrangeté d’un taudis où le pêle-mêle des meubles tremblote sous une lampe jaunâtre, le colimaçon d’un escalier qui se perd dans la noirceur épaisse. — Et tout le jour, des flâneurs et des bavards qui s’arrêtent, regardent sur les places et dans les rues.

Par contre, à Marseille comme à Cette, la rayonnante et délicieuse mer bleue, la plus belle chose qu’il y ait au monde. J’ai pris une voiture entre deux examens et je suis allé boire une tasse de café au balcon de la Réserve. La mer semble un métal qui sort de la forge, tout niellé, damasquiné d’arabesques lumineuses ; des millions d’éclairs pétillent sur cette grande nappe hérissée, sur ce bleu profond, comme sur les bosselures et les reliefs capricieux d’une cuirasse. — À tous les plans, la teinte change ; d’abord une vague améthyste trouble, puis le pur saphir intense, puis un luisant reflet vert de turquoise, enfin la soie pâle et tendre qui va se perdre dans la blancheur du ciel. Ce ciel lui-même, à quoi le comparer ? Quand une belle jeune femme, toute florissante et fraîche, toute parée pour son mariage, a mis son peigne d’or dans ses cheveux, ses colliers de perles à son cou, ses diamants à ses oreilles et que tous les joyaux de son écrin éclairent de leurs flammes sa chair rosée et vivante, elle attache sur son front un grand voile blanc qui flotte. Mais son visage le remplit de lumière, et la gaze dont il semble se cacher lui fait une gloire qui l’illumine. De même ces rochers, ces parois de marbre brisées sous l’air vaporeux qui emprisonne et étale sur eux toute la magnificence du soleil. Tout le pays a été mangé. Pierres, rocs cassés, longues arêtes décharnées qui trouent une guenille d’herbes sèches ; la végétation a disparu à demi et n’a laissé que la carcasse du sol. — La civilisation est trop ancienne sur cette terre, l’homme l’a rongée jusqu’aux os. Mais la voici qui se relève et la chair lui revient ; on défriche la Crau et on la met en vignes qui donnent un vin puissant et chargé d’alcool ; on irrigue les plaines sèches, et la Durance arrive maintenant à Marseille sur un aqueduc énorme. — C’est Marseille, comme un suçoir puissant, qui aspire la vie et la répand autour d’elle ; 260 000 habitants, elle augmente de 20 000 par an ; par l’accroissement de l’Italie et de l’Espagne, par l’ouverture de l’isthme de Suez, par le rajeunissement de tous les vieux pays gâtés ou usés de la Méditerranée, elle deviendra une cité de 500 000 âmes. Activité, esprit d’entreprise énorme ; on y travaille plus grandement qu’à Paris. — Un soir, à dix heures, par une lune blanche et un ciel immaculé, j’ai suivi la nouvelle rue qui joint les deux ports. On a enlevé une colline pour la frayer. La ville a vendu le terrain vingt millions ; les frères Pereire y bâtissent pour trente à quarante millions de maisons, toutes les maisons à la fois, chacune d’elles monumentale et monstrueuse, haute de six étages et, si je calcule d’après mon hôtel, avec des escaliers de cent cinquante marches. Toutes sont en larges pierres de taille, blanches, sculptées, les unes achevées, d’autres à demi finies, d’autres sortant de terre, parmi les échafaudages, les grues, les treuils à vapeur, les larges échappées d’eau coulante. La rue ressemble à quelque Baalbeck non achevée et déserte. En effet, sous l’Empire romain, on bâtissait des cités d’un coup comme aujourd’hui, par accumulation de capitaux et concentration administrative.

Le palais du préfet, qui s’achève, coûtera une dizaine de millions. — Les rues sont plus larges qu’à Paris ; leur différence de niveau, la hauteur des collines qu’elles couvrent, les énormes platanes branchus qui partent sur quatre rangs en vingt allées, les ruisseaux d’eau blanche courante qui descendent de toutes parts, surtout le port si vaste, qu’on double et qu’on triple, les larges constructions qui l’accompagnent, tout cela fait de Marseille une Liverpool du Midi.

Le premier soir, après dîner, par un beau ciel et un temps doux, l’impression est profonde. C’est une ville païenne de la décadence, comme Alexandrie, Antioche, Rome ou Carthage. Puissance immense d’une grande administration qui remue les pierres, bâtit des palais, les bosselle de sculptures, dérive des rivières, prodigue les magnificences ; boutiques, lumières, grands cafés dorés, théâtres ; vaisseaux, marchandises, entrepôts comblés, affluence de toutes les parties du monde ! — Et point d’âme ; rien que la recherche du plaisir cru, extérieur, grossier ; lorettes, danseuses, chanteuses ignobles et polissonnes de café-concert, des filles trotte-menu, insolentes, étalées, des têtes joviales et bornées, sans autre souci que la jouissance palpable, le luxe voyant et le rêve à fleur de peau — tout cela maintenu ensemble par la force et l’habitude, la crainte de la police et la grandeur de l’organisation.

Il faut des villes pareilles ; Marseille est très gâtée : tripotage et improbité dans les affaires. — On brusque la fortune, et l’on ne s’inquiète pas d’accrocher la probité. Une ville comme celle-ci ressemble aux Mirès ; mais elle produit, gagne, civilise, fertilise. Certaines audaces et certaines générosités ne poussent que dans certains fumiers. Ce n’est pas la coquinerie philosophique et la finesse rouée de Paris, à la Balzac, ou à la façon de nos petits journaux ; — le ton est plus grossier ; c’est celui du Méridional hâbleur, bavard, sonore, impudent, limité en tout. — Il n’est supérieur au Parisien que par la résistance à la vie, l’éternelle élasticité de la fibre.


BERRE


C’est une petite ville de dix-huit cents âmes sur une langue de terre basse qui avance entre les salines dans le grand étang salé. Il est énorme, neuf lieues de large, mais ce n’est pas un lac, c’est un étang ; la lagune domine.

Quelques beaux arbres antiques, tout verts, l’un gigantesque, gros comme six hommes, une fontaine, un ruisseau au midi font un coin de plage riant. Mais le reste est désolé, et négligé comme dans les plus mauvais endroits de l’Italie.

La plupart des rues sont d’une étroitesse étonnante, infectes d’odeur humaine concentrée, sales comme si depuis le commencement des siècles la poussière et la boue y fussent restées intactes, hérissées de petits cailloux blessants, semées de débris épars, de pêches rongées, d’épluchures ; les mouches volent par nuées et leur attouchement rend la peau fiévreuse. Des bouges ouvrent leur trou noirâtre, couvert d’un rideau déchiré ; on aperçoit un matelas, un homme couché, une femme parmi des tas d’oignons. Tout à côté tranche la bande éblouissante du soleil. Auprès d’une charrette de raisin, des gamins crasseux et déguenillés comme des lazzaroni, l’un d’eux, la face lépreuse de boutons, d’autres marqués de scrofules, fourrent leurs doigts dans les paniers. Sur un tronc d’arbre qui sert de banc, une petite fille de dix ans, jaune, aux yeux de charbon, reste couchée patiemment la tête dans le giron de sa mère, qui lui ôte la vermine.

Le principal hôtel est sur la plage. C’est une grande baraque du siècle dernier, lézardée, abandonnée, sale comme une posada espagnole ; l’escalier en fer tordu tourne en carré ses marches de briques disjointes ; les chambres sont un campement, tout vit pêle-mêle ; on sent percer, ici comme partout, le lazzaronisme italien. — Un commis voyageur me disait aujourd’hui que dans le Gard et l’Ardèche, les habitants vivent de leurs mûriers et de leurs vers à soie : quarante jours de travail en tout dans l’année pour la récolte. En ce moment les vers sont malades, on commence à arracher les mûriers. Les gens n’en sont pas moins allègres, causent, rient, vont au café, payent la consommation trois sous, un sou, au lieu de dix, et bavardent ou regardent ainsi la moitié du jour. — La vie est si bon marché ! Le litre de vin, très pur et très capiteux, coûte à présent deux sous ; il ne coûtera qu’un sou dans un mois ! Tel propriétaire, en une année d’abondance, s’est débarrassé de son trop-plein en donnant à boire aux soldats à deux sous l’heure ; un autre, ayant besoin de ses tonneaux et ne voulant pas jeter son vin dans le ruisseau, a fait mettre un tonneau avec un robinet et un verre sur le passage des soldats ; buvait qui voulait. Un lieutenant à Toulouse m’a confirmé la même chose. Il conduisait dernièrement des recrues dans ce pays et on leur offrait le vin à un sou le litre. — Le raisin est délicieux et pour rien. À Toulouse il paye un sou d’entrée, et on le vendait un sou et demi sur la place. — Avec la chaleur qu’il fait, il ne faut pas plus d’habits qu’en Italie. La nature est trop bonne ici : plus elle nous gâte, moins nous faisons ; le principe est toujours le même : pour franchir un fossé de dix pieds, il faut un saut de douze. — La fécondité et la persistance de l’invention humaine sont proportionnées à la résistance de la nature.

Ce vin ne se conserve pas, n’est guère transportable. Ils le font trop mal, trop négligemment, quand la grappe est trop mûre, avec des tonneaux trop sales, etc.

Pendant la promenade que j’ai faite sur le lac, mon matelot, mangeant son raisin et buvant sa grosse gourde de vin, me parlait dans le même sens. Il a servi dix ans comme matelot sur les vaisseaux de l’État ; il a vu Londres, le Mexique, Ceylan, Batavia ; il est rentré, s’est marié à quarante ans, a un enfant, une vieille barque à voile, fait des transports de Berre à Martigue et, l’hiver, pêche un peu. Dans deux ans, à cinquante ans, il aura une pension de vingt-deux sous par jour : on lui retient 3 pour 100 de son salaire depuis l’âge de quinze ans. — Chose curieuse que le degré de socialisme déjà établi en France ! L’État vous contraint à des économies, vous associe malgré vous, vous donne par là une pitance congrue quand vous êtes invalide ; vous êtes traité en mineur incapable de pourvoir à votre vieillesse. À chaque pas, cette tutelle d’une nation mineure devient visible. La province est une autre France en tutelle de Paris, qui la civilise et l’émancipe de loin par ses commis voyageurs, ses garnisons mobiles, sa colonie de fonctionnaires, ses journaux, et un peu par ses livres.

L’étang, bleu à distance comme une pervenche dans une vasque de marbre noircie çà et là par le temps, est tout autre quand on navigue dessus. L’effet général est celui d’une teinte ardoisée, trouble, blondissante ; une sorte de bleu obscur, taché vaguement par un peu de lie de vin. Les montagnes sont sans grandeur, ni caractère ; il ne reste que l’impression d’une immense eau sous un dôme alourdi de nuages. Pas de vagues, ni d’écume, mais le hérissement à perte de vue de myriades de petits flots et l’agitation infinie, sans effort et sans violence, de ces petits flots qui vivent d’une vie modérée et terne.

Derrière nous est Berre, avec ses maisons faiblement rougeâtres ou jaunâtres, entassées autour du vieux clocher gris de l’église. Elles semblent sortir de l’eau, tant la rive est basse, et découpent nettement leur silhouette sur les bords amollis, incertains, du marécage. Au nord, les monticules de sel d’une blancheur crue, debout avec leurs pans géométriques, au milieu des bandes de verdure jaunâtre et des reflets lustrés des flaques immobiles ; tout à l’entour la coupe crevassée, rayée, des collines, vieilles pierres lézardées qui semblent avoir été tour à tour raclées avec un couteau et incrustées de lichens.

Le lac a des profondeurs de trente pieds et de larges espaces presque à fleur d’eau où pullule le vert blafard et bleuâtre des végétations sous-marines, brindilles monotones, sortes de mousses amphibies parmi lesquelles se tapissent les crabes et se cramponnent les moules. — D’autres herbes lèvent leurs petites têtes hors de l’eau, et font de grandes traînées rudes à l’œil qui s’est déjà habitué à la douceur coulante et luisante de l’eau universelle. — Le vent tombe et cet éclat monotone devient plus marqué ; les flots s’apaisent et cessent de briser les longs reflets de la lumière ; il n’en reste que des ondulations arrondies qui viennent bouillonner en teintes chatoyantes de perles entre les creux plus sombres, puis fondre insensiblement cet opale dans les tons grisâtres et brunis qui l’entourent, toujours de même, sans qu’aucune arête vienne rompre la largeur infinie de la grande clarté mouvante. On dirait d’une glace qui ondulerait sans se fendre, et selon son mouvement paisible viendrait tour à tour éclairer ou assombrir les vagues profondeurs vertes, noires, grisâtres, toujours noyées de lumières et d’ombre. En même temps, le soleil, debout sur nos têtes, tombe par cent mille flèches dans la grande chaudière qui bout ; et de cette fumée maritime sort un assoupissement fiévreux qui trouble.


ORANGE


Très vilaine petite ville, rues étroites, bossues, sales, un vieux trou de province. Et il y a une statue du comte Raimbaud II, le croisé, sentimentale et pieuse, donnée par le roi Louis-Philippe ! On sent bien ici la centralisation française et la disproportion ridicule.

Mais le théâtre est unique et il faut s’arrêter rien que pour le voir. — Évidemment il y a ici la marque d’une civilisation complète ; je ferais une étude sur Sophocle avec ce point de départ.

D’abord, voyez l’énormité de ce théâtre : quinze à seize mille personnes. Le bâtiment qui comprenait le foyer, la scène, etc., et faisait face aux spectateurs, a de trente-quatre à trente-six mètres de haut. C’est un prodigieux mur droit, rougeâtre, lézardé, formé de grands moellons gros comme le corps d’un homme. En face, adossés à la montagne, qui épargne les substructions et forme un amphithéâtre naturel, sont les gradins circulaires étagés, couverts de terre, sauf les cinq premiers rangs, mais de telle sorte que la forme des gradins est encore visible. — Trois rangées d’arcades superposées, et au-dessus un très haut mur avec les trous très nets où s’inséraient les poutres de la charpente qui faisaient le paradis, les septièmes loges.

Le gardien, qui a soixante-quinze ans, est là depuis l’âge de douze ans ; il l’a vu nettoyer sous Charles X par M. Caristie, purger de ses baraques et de ses trois cent quatre-vingts habitants ; d’en bas, lieu de la scène, il déclame des vers sur les Ruines, de Legouvé et de Chênedollé (qu’il croit vivant et de l’Institut) ; du plus haut des gradins, on les entend très distinctement, aussi nettement qu’au Théâtre-Français. Cela donne une idée bien juste de la prononciation du théâtre antique ; avec l’espèce de porte-voix retentissant qu’ils mettaient dans la bouche, les acteurs devaient être entendus très facilement. L’acoustique est parfaite, c’est l’énorme mur répercutant qui produit cette sonorité si nette.

On voit là l’œuvre naturelle d’une civilisation indigène, méridionale, appropriée au climat. La civilisation actuelle vient du Nord, appartient non à des citoyens, mais à des gens habillés, laborieux, voulant le théâtre tous les soirs, pour s’amuser, parce que dans la journée ils ont des affaires, et un spectacle réaliste, parce qu’ils sont positivistes et observateurs. — Ce théâtre, très bon à Paris, est déjà une disparate à Arles, Orange, etc. Le vrai théâtre du Midi, c’est celui-ci, en plein air, avec la magnifique lumière du ciel, fait pour des gens qui cherchent le frais dans les sombres vomitoires, qui flânent, qui dorment en plein jour sur les bancs de pierre ; qui, à cause de leur génie extérieur, décoratif, exagérateur, s’accommodent du ronflement des périodes et de la déclamation tragique.

Quelques figuiers verts, tachés de figues violettes, des grenadiers, de petits arbustes, croissent çà et là entre les débris. Une ligne de chapiteaux cassés, de fûts de colonnes, de marbres ébréchés, marque le rebord de la scène. Il semble que tout ait été pilé. Dans l’énorme mur de la façade, on distingue une colonnette d’ornementation engagée dans un creux ; de loin en loin, les points d’attache de quelque péristyle de marbre ; deux ou trois élégantes petites roses. Rien n’a subsisté que ce qui était engagé dans la serre indestructible du pesant moellon.

Du figuier au centre, vers l’Orient, on aperçoit, béant, le triple étage des voûtes croulantes, l’azur lumineux coupé et déchiré par leurs courbes ou leurs crevasses, une sorte d’échafaudage branlant, disjoint, panaché d’herbes pâles et de graminées séchées. Plus à droite, la haute muraille tournante de l’enceinte extérieure, seule et sans appui, contre le saphir ardent du ciel. Plus haut encore, la croupe de la montagne grise et fauve, et tout au sommet des débris informes, la ruine du château des comtes d’Orange. Ils avaient fait de ce cirque un des bastions de leur forteresse.

L’effet est magnifique, c’est une richesse et un amoncellement de vainqueur ; cela est aussi grand et aussi complet qu’aucune des plus belles ruines de l’Italie. Impossible d’exprimer l’effet de ces marches d’escalier réduites à un fragment informe, de ces moellons déchaussés à travers lesquels on voit le jour, de ces pierres énormes, grattées, trouées, ébréchées, écornées, pendantes, rongées au bord, plusieurs ayant perdu leur aplomb, élimées jusqu’à leurs derniers feuillets.


LYON


J’ai passé toute la journée à flâner dans Lyon et à respirer l’air un peu froid, humide et doux. Quel contraste avec Marseille !

Visiblement, surtout quand il s’agit de plusieurs générations et d’habitudes qui deviennent héréditaires, toute la structure et le degré de réaction de la machine humaine doivent être transformés. En Provence, sur la côte, le soleil ardent qui vous grille comme une haleine de feu, la lourde chaleur étouffante pleine d’électricité qui vous pèse sur la poitrine, le mistral aigre, ou le vent vif de la mer qui irrite les nerfs, fait rentrer la peau, blesse les yeux ; le roc nu, sec et la plaine bleue miroitante, belle comme une violette ; les horizons nets, lilas ou incandescents : tout cela est permanent. À la longue, l’homme se met en équilibre, sa machine musculaire se durcit ; il devient plus résistant, plus habitué aux extrêmes ; partant, il peut prendre le goût de contrastes plus tranchés. — En même temps il est plus excitable, la détente en lui est plus prompte et plus âpre, l’accent plus bref, plus sonore, plus voisin du cor et du hautbois. — Enfin il devient plus extérieur, moins reployé, plus épanché vers le dehors, vers les formes, les sons, le luxe, les choses voyantes, les félicités sensibles et palpables. — Mettez le même homme dans un bain continu d’air moite, tempéré, paisible : vous allez l’atténuer, l’affiner, l’adoucir.

Toutes les variations du climat, du sol, des dehors, ont leur contre-coup proportionné dans le moral. Pour expliquer ce fait, il y a deux principes : la loi de sélection de Darwin : ceux-là seuls subsistent à la longue, se reproduisent et réussissent, qui sont le mieux accommodés au pays ; — un Flamand au Maroc mourra plus aisément, sera plus triste, trouvera moins facilement femme qui lui plaise qu’un Marocain ; 2o la loi bien connue d’accommodation au milieu. À mon sens, elle rentre dans celle de Darwin. — Parmi ses gestes, ses attitudes, ses idées, ses actions, par suite parmi ses habitudes, par suite parmi ses instincts et aptitudes, l’homme choisit peu à peu et forcément ce qui est conforme au milieu, le reste étant peu à peu supprimé par la gêne et la souffrance, bref, par l’incompatibilité spéciale.

Physiologiquement, l’intestin, le poumon, la peau, tout organe et molécule, est lié au reste ; partant, cet organe varie d’état par les variations de l’action de l’animal ; partant, par la tendance du type à se conserver, c’est-à-dire à répéter l’état le plus fréquent, l’état physiologique approprié à tel système d’action tend à se reproduire, ce qui explique l’accommodation du tempérament dans l’individu. — Les bras du forgeron, où se fait l’appel du sang, sont plus nourris et deviennent plus musculeux.


TRAVERSÉE DU JURA


C’est un autre sol, un autre ciel, un autre monde : les toits des maisons se redressent, pour laisser glisser la neige d’hiver ; ils se rabattent à demi sur les pignons pour protéger les crépis contre les pluies obliques. Toute l’habitation se hérisse et se cuirasse de tuiles d’un rouge sombre, forte couleur de bataille. Aux alentours tout est vert, les plaines, les coteaux, les tournants, jusqu’à la crête des montagnes, d’un vert terne et mouillé, éternellement nourri par la brume coulante. Rien ne peut rendre la force du contraste pour un homme qui quitte les montagnes blanches et pelées du Midi. Pas une teinte n’est semblable. Le vert des prairies devient délicat et tendre, souvent d’un jaune pâle comme les premières pousses printanières, parfois d’un éclat délicieux mais fugitif comme l’épanouissement d’une fleur. Tous les tons du sol sont forts : maisons blanches et rouges, toits noircis, rangées de sapins sombres ; par contraste, le ciel, chargé de nues pluvieuses, est brun ou d’un jaune épais de poussière mouillée ; des brouillards lointains pendent comme des ardoises imbibées, — des brouillards voisins élèvent, vers le soir, leur gaze immobile à mi-côte. L’herbe incessamment arrosée promet de ne jamais se flétrir. Çà et là, on aperçoit une rivière dormante, avec de longues nappes luisantes, noirâtres et tranquilles comme celles d’un étang, et qui réfléchissent le ciel comme une glace. — La figure et la taille des hommes ont changé ; ils sont plus grands, moins vifs, moins gais, moins familiers. — De ce vert et de cette humidité universelle, de ces sapins et de ces montagnes, sort l’idée d’une vie plus grave et plus triste. On frissonne doucement en pensant à l’hiver, on se met en défense et l’on aime sa maison.


STRASBOURG


L’intérieur de la cathédrale est ce que j’ai vu de plus beau en gothique.

On entre, c’est une sorte de nuit. Pas une fenêtre à vitres claires ; toutes ont des vitraux coloriés et sombres. Et ces fenêtres règnent partout, des deux côtés du rez-de-chaussée, des deux côtés des hautes galeries. — Un jour étrange, une pourpre ténébreuse envahit le vaisseau énorme. Point de chaises dans la grande nef ; à peine cinq ou six personnes à genoux, ou vaguant comme des ombres silencieuses. Le ménage misérable, la friperie des insectes humains est chassée. Le large espace entre les piliers s’étale nu sous la voûte, peuplé de clartés douteuses et d’une grande ombre presque palpable.

En face, le chœur tout noir ; seule, une fenêtre lumineuse se détache au fond de l’abside, pleine de figures rayonnantes, comme une percée sur le paradis. Le chœur est rempli de prêtres pourtant ; mais on n’en distingue rien, tant les ténèbres sont épaisses et la distance grande. Point d’ornements visibles, ni de petites idoles ; deux chandeliers seulement étincellent avec leurs flambeaux allumés, comme des âmes tremblantes, aux deux coins de l’autel, dans l’obscurité, parmi les grandes formes qu’on devine. Des chants montent et redescendent à intervalles égaux, comme des encensoirs qui se balancent ; parfois les voix claires et lointaines des enfants de chœur font penser à une mélodie de petits anges ; de temps en temps une ample modulation d’orgue couvre tous ces bruits de sa majestueuse harmonie.

Je suis allé jusqu’à l’entrée du chœur, et de là, la rosace orientale, plus sévère et plus noble que partout ailleurs, a éclaté dans sa bordure noire et bleue au-dessus de l’énorme obscurité des premiers arceaux. Les piliers allongeaient leurs files, colossaux, immuables ; la profondeur des ombres et la splendide opposition des jours rares étaient comme une image de la vie chrétienne plongée dans ce triste monde, avec des échappées sur l’autre. — Des deux côtés, à perte de vue, jusqu’à la voûte, les processions violettes, rougeâtres, toute l’histoire sacrée luisait sur les vitraux, comme une révélation appropriée à notre pauvre condition humaine.

Comme ces gens ont senti l’effet des jours et des ombres ! Cette cathédrale parle tout entière aux yeux et du premier regard. À quoi bon raisonner ? Le symbole donne tout, d’abord, et fait tout sentir. Impossible, avec des mots, de représenter cette énorme allée, avec ses piliers graves régulièrement rangés, qui ne se lassent pas de porter cette sublime voûte. Il y a un monde ici, un abrégé du grand monde ; ramper, tâtonner des mains contre des parois humides, dans cette vie ténébreuse, parmi les vacillements de clartés incertaines et les bourdonnements, les chuchotements aigres de la vermine humaine, et pour consolation entrevoir çà et là dans les sommets des figures rayonnantes, le manteau d’azur, les yeux divins d’une Vierge avec son petit enfant, d’un Christ tendant ses mains bénissantes, pendant que de nobles chants, de hautes notes tendues, un concert d’acclamations triomphantes emporte l’âme là-haut dans leurs enroulements et dans leur accord.

Beaucoup de beaux détails : la crypte et le chœur, dont les voûtes en cintre indiquent l’antiquité ; cela est solide à l’œil et encore roman ; c’est là le centre ; tout à l’entour, le gothique s’est épanoui.

Dans une chapelle du nord, presque noire, déserte, repose la grande statue de pierre de l’évêque Conrad de Lichtemberg, le fondateur[16], couché sur sa tombe, un livre à la main. Il semble que, comme un Pharaon, il doive dormir là toute l’éternité. — La chaire, assez petite, de 1486, est une merveille de délicatesse : feuillages, figures, entrelacements, près de cinquante statues ; le gothique, en finissant, tourne au bijou.

Je revenais toujours au chœur et à l’abside, à leurs colonnes rondes, à leur cercle solide, massif, sombre et fort, au vieux christianisme romain, tige enfoncée dans la terre, épaisse et indestructible, autour de laquelle est venu fleurir le reste.

Extérieurement, je n’aime l’église qu’à demi. Les tours sont massives et, pour les alléger, on a étendu dessus un vêtement distinct, un réseau d’ornements, un filigrane de statues, de fines moulures. — Un seul clocher à gauche ; l’édifice a l’air d’un amputé, et il ne paraît pas qu’on ait jamais pensé qu’il fallût un clocher correspondant à droite. Ce clocher lui-même est une riche efflorescence tout artificielle  ; la pierre est collée sur une carcasse en fer. — Ceci montre bien le caractère de cet art, exagéré, dépourvu de ce bon sens qui exige l’ordre et la symétrie, tout destiné à éblouir. — Plusieurs cathédrales gothiques ont leurs tours à cinquante pas, détachées. — Toute cette civilisation est pareille : un rêve puissant, violent, parfois délicat, souvent sublime, mais un rêve de malade.

Les statues sont admirables. Il y a là un art semblable à celui qui, presque au même temps, aboutit à Van Eyck, en Flandre ; Erwin de Steinbach meurt en 1318 ; la tour du nord est finie en 1365, la flèche est terminée en 1439.

Ce qui m’a charmé, c’est qu’on voit dans ces statues une aurore de l’art. Les hommes ont laissé derrière eux l’imbécillité monacale du Moyen âge, la niaiserie hiératique des sculpteurs de Chartres, qui font les têtes inertes et grandes comme un quart du corps. Ils savent les proportions, ils sont maîtres de leur outil, et voici que, pour la première fois, ils découvrent l’homme : tout ce qu’expriment une attitude, un froissement du manteau, un type de tête, un mouvement du corps, ils le fixent à la hâte, énergiquement, avec une naïveté et une joie d’inventeurs. Mais comme on sent bien qu’ils ne copient pas, qu’ils inventent ! Pas de type adopté ; ils ont les choses réelles devant les yeux, et ils en tirent toutes les variétés de la figure et de l’attitude humaine. — Voyez le sourire méchant, étrange, de convoitise dangereuse, chez telle vierge folle ; l’honnêteté un peu lourde et foncière, dans la tête carrée de telle vierge sage. Plusieurs sont vraiment nobles quoique vivantes ; ils trouvent l’idéal : non pas un seul idéal, non pas d’après l’antique, mais d’après les plaisirs nouveaux de leurs yeux et de leur cœur.

Considérez le corps nu d’Ève, au portail du milieu : une bonne Allemande charnue, un peu boudeuse, trop copiée pour nous sur une femme déshabillée, mais d’un beau sang, et qui fera de bien beaux enfants. — Les Apôtres sont sévères, maigres, avec des figures longues, une profonde et énergique expression, bien drapés et véhéments, et le mouvement de leur attitude est saisi au vol.

Sur la façade du midi sont deux statues de femmes, l’Église et la Synagogue, qu’on attribue à Sabine, la fille d’Erwin ; elles sont bien belles, elles indiquent un art bien complet et bien nouveau : têtes nobles et pensives avec de beaux longs cheveux un peu relevés, la taille menue et ployante, la robe à fins plis marquant bien la taille et toute l’ondulation du corps. Toute une vie de rêves et de pensées a peut-être été employée à trouver ces types. Là est le bonheur de l’artiste ; quand il travaille et qu’il a du génie, il arrive à voir debout devant lui, et à douer d’un corps réel son profond rêve, la plus intime aspiration de son cœur, ce qui a été refusé à tous les autres hommes. Quelle joie, en ce temps-là, de découvrir qu’une taille ployante, une forme fine de tête sous un ondoiement de cheveux souples, rend visible une âme chaste et fière !

Sur la façade du nord est un portail bâti en 1494, infiniment fouillé, enguirlandé de ronces, de branches, de nœuds entrelacés, encore un bijou de décadence. Mais les huit figures, un chevalier, un homme de cour, d’autres encore, surtout une admirable Vierge couronnée, Allemande candide, sous un diadème de magnifiques cheveux, recueillie et tenant son enfant dans ses bras, montrent aussi la naissance d’un grand et nouvel art. La sculpture succède à l’architecture, et l’homme à Dieu, comme l’État à l’Église, et l’âge moderne au Moyen âge.

Quel sentiment vif, chaste, hardi de la personne particulière, du type distinct ! Le courtisan aux joues osseuses, aux pommettes saillantes, aux jambes maigres, aux yeux âpres et proéminents ; le vieux chevalier honnête homme, lassé à force d’avoir pâti, et toujours héroïque, semblent des portraits parlants.




Conversation avec Mlle Jeanne C…, qui est dans un couvent de Strasbourg, une succursale des Oiseaux. Elle a treize ans ; c’est une fleur en bouton ; elle est mince, grande. Le soir, à table, muette, les yeux baissés, fine et svelte dans son joli corsage, elle a l’air d’un oiseau ; c’est l’étrange charme de la virginité, de la nouveauté de l’âme, de l’esprit qui n’ose encore s’ouvrir, mais qui a l’infini devant lui. Le lendemain, après cinq heures de promenade, elle se familiarise et bavarde : c’est à la fois une enfant et un petit garçon. On prend là, sur le fait, la naissance et la chute de l’illusion.

Ce couvent est si bon qu’elle voit avec plaisir arriver la fin des vacances. Les religieuses sont toutes maternelles ; on les appelle ma mère et la supérieure maman. Elles punissent très peu, et alors elles en semblent toutes chagrines. La plus grande punition est de ne plus porter la ceinture (il y a une ceinture pour chaque classe, rouge, jaune, bleue, blanche). Une fois on a dû employer une punition terrible ; la faute était si grave qu’on ne l’a jamais connue. La criminelle a été obligée de porter toute la journée une vieille robe, un vieux bonnet et de paraître ainsi aux études et au réfectoire. Jamais de prison, de privation de douceurs ; très bonne nourriture.

Elles jouent, en récréation, avec une verve et un entrain complets, à la balle, à la course, en criant, en vraies folles et en enfants ; on y tient, on donne de mauvais points à celles qui ne jouent pas.

Chaque enfant a sa religieuse préférée, son amie intime. On lui dit tout, on l’embrasse, on vient lui conter de petits secrets ; elle est tout à fait maternelle. N’ayant pas d’autre objet dans la vie, ni l’ambition, ni le bien-être, ni la vanité, ni les enfants, ni le mariage, les religieuses reportent tout leur cœur de ce côté-là. — Les jeunes filles viennent les revoir plus tard, ce sont des amies qu’on n’oublie plus.

Six cents francs par an. — Il y a cinquante élèves, trente-deux sœurs converses et autres, place pour deux cent cinquante élèves. L’institution est renouvelée depuis deux ans par des dames venues des Oiseaux ; chaque année, il y a sept ou huit élèves de plus à la rentrée. — Il est évident que des institutions laïques ne peuvent soutenir une pareille concurrence. Les seules objections contre les couvents sont que : 1o la vie y est trop douce, on y est trop gâté, cela rend impropre à la vie et au mariage ; — 2o les études y sont faibles, on ne pousse pas les enfants, on ne les tient pas à l’attache, elles n’en prennent que ce qu’elles veulent ; pareillement, dans les institutions religieuses de garçons, quand un jour de dimanche a été gâté par la pluie, on leur donne une demi-journée au premier beau jour ; — 3o souvent, quand une jeune fille est riche et douée d’imagination, on la capte, elle se fait religieuse. Le colonel et A… m’en citent plusieurs exemples.




Le caractère saillant de l’Église en France est d’être une institution temporelle, une machine de gouvernement. Le sentiment religieux proprement dit, moral, mystique, artistique, tel qu’on le voit en Allemagne, en Italie, en Angleterre, y est presque nul, tout à fait sporadique ou rudimentaire. Il n’y a de réel qu’un sentiment de docilité, un besoin de conformité, une habitude prise, un certain contentement de la raison raisonnante qui voit une belle machine, une organisation régulière, une représentation décente, et l’unité telle que la prêche Bossuet. En somme, il y a là un corps puissant, bien discipliné, qui donne des places, et dont le but est d’obtenir l’obéissance.

Je lisais dans une auberge des Vosges un rapport de Mgr de Ségur sur les progrès de telle association. Les prêtres se vantent d’avoir eu tant de communions pascales à tel endroit, etc… Les subordonnés font des rapports et des statistiques ; ils avancent suivant leurs conquêtes ; l’esprit est celui d’acquisition et de domination.

Peut-être faut-il dire que nous sommes encore des Gaulois, avec des druides indestructibles, un Vercingétorix de hasard et une administration hiérarchique importée par Rome.

Ce qui manque le plus en tout genre d’action, ce sont des chefs, des conducteurs. Presque tous les gens que je vois ne font rien ou travaillent mal, faute de guides ; c’est l’infinie minorité des hommes, un sur mille, qui a les idées générales, seules dirigeantes. Ces professeurs, ces fonctionnaires retirés ou archéologues, ces officiers que je fréquente en ce moment, flânent, vivent au café, dorment dans leur fauteuil, collectionnent ; ils ne voient aucun but qui puisse les attirer.




Promenade à Sainte-Odile.

C’est un couvent, avec un reste de crypte romane, fondé au VIIIe siècle sur une montagne. Journée splendide. — On marche trois heures dans la forêt de pins et de sapins. Pendant la première demi-heure l’effet est admirable. Les arbres sont grands, forts, dans toute leur pousse. Je ne me lasse jamais de voir ce corps droit, ce superbe élan, cette taille fine ; cela donne l’idée d’une phalange de héros vierges et sauvages. Les sapins à l’écorce unie, tachée de mousse blanchâtre, sont encore plus beaux que les pins ; leurs rameaux d’un vert plus vivant et plus frais sont jetés par masses et tranchent dans l’azur du ciel sur les broderies argentées de l’écorce. Quelquefois il y en a deux ou trois sur un versant, solitaires, immobiles comme un poste avancé de sentinelles, avec une fierté et une beauté juvéniles. D’autres en troupe descendent jusqu’au fond d’une gorge, comme une armée en marche. Leurs lamelles serrées éteignent le soleil ; on l’aperçoit à travers la colonnade des troncs, obscurci et transfiguré comme à travers des vitraux de cathédrale ; d’autres fois, par une subite percée, il arrive avec un flamboiement magnifique dans une clairière et ruisselle en nappe sur les mousses, sur le tapis luisant des lichens, sur les longs branchages qui pendent. — Au-dessous de cette illumination, on voit monter par myriades dans l’ombre muette les sveltes corps des jeunes sapins des profondeurs, délicats, droits, élancés comme des colonnettes gothiques.

Mais le plus admirable spectacle est celui qu’on a du haut de Sainte-Odile, en regardant le couchant. Toutes les montagnes sont boisées jusqu’à la cime ; à perte de vue, des arbres et encore des arbres, hérissés contre le ciel, sorte de frange sombre et vivante. Çà et là seulement, une petite prairie large comme la main, d’un vert clair, étincelle. Rien que des arbres et toujours des arbres, on n’imaginait pas qu’il pût y en avoir autant ; c’est un peuple infini, pullulant, qui envahit tout, qu’on n’a point encore troublé dans son tranquille domaine. Ils s’échelonnent sur les croupes rondes, ils descendent sur les pentes, ils s’entassent dans les vallées, ils grimpent jusque sur les crêtes aiguës de la grande montagne du centre. Toute cette énorme population primitive avance, ondulant de montagne en montagne, comme une invasion barbare, sombre et infinie. Au-dessus, le ciel d’un bleu délicieux s’arrondit avec une joie et une sérénité étranges ; le soleil dore les plus hauts bataillons ; ceux des fonds nagent dans une brume lumineuse, et vers l’est s’ouvre doucement, dans une teinte claire et vague, la large plaine fertile, cultivée, agréable, que la rude armée végétale veut envahir.


FIN

  1. Voyage aux Pyrénées.
  2. Voir dans les Nouveaux Essais de critique et d’histoire la notice sur Franz Wœpke, p.317.
  3. Le Voyage aux Pyrénées.
  4. Il y a de bonnes comédies : tel père veut amener d’avance son fils à l’hôtel pour l’habituer à la figure du colonel. Un autre dépose en cadeau pour les examinateurs des bouteilles d’huile chez le portier de l’hôtel. — Nous avons dû les renvoyer au commissaire de police.
  5. Ceci est écrit en 1863 ; on sait les progrès accomplis depuis vingt ans dans les rapports de patron à ouvrier, grâce à MM. Mangini, Aynard, etc.
  6. Voyez dans Zur Ehre Gottes, par Meissner, l’histoire du meunier Everard.
  7. En 1852.
  8. Dans la Chartreuse de Parme.
  9. Dumas père.
  10. Examinateur à l’École navale.
  11. Celui que je voyais ici l’an dernier et qui me parlait du livre de Renan, s’accrochait à ce mot de « roman » par lequel on a essayé de discréditer l’ouvrage.
  12. Voyez Voyage en Italie, t. II, p. 80.
  13. Karl Hillebrand, auteur de Frankreich und die Franzosen.
  14. Quarante mille pèlerins à Notre-Dame d’Auray, le 28 juillet ; ils bivouaquent en plein champ.
  15. Mort en 1488.
  16. Mort en 1299.