Carnot (Arago)/13

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Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences1 (p. 574-579).
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PUBLICATION DE L’OUVRAGE INTITULÉ :
Réflexions sur la métaphysique du calcul infinitésimal.


Le mot de science, que la série des événements vient placer sous ma plume, me rappelle que cette époque est celle de la publication d’un des ouvrages mathématiques de Carnot. Je sens tout ce qu’il y aura de fatigant pour vous à en écouter l’analyse ; mais il faut bien que, dans cette enceinte, le savant se montre aussi quelquefois. L’ouvrage précoce et si remarquable sur les machines, dont nous avons donné une idée, a fait assez connaître tout ce qu’on était en droit d’attendre de l’esprit ferme, lucide, pénétrant, de Carnot. C’était donc un brillant avenir de gloire que le jeune officier apportait en sacrifice à la patrie, lorsque, obéissant à la voix de ses concitoyens, il échangeait la vie douce, tranquille du mathématicien, contre la carrière aventureuse et parsemée d’écueils du tribun. Ce sacrifice, au reste, il ne le fit pas sans regret ; car la géométrie fut toujours son délassement favori. Privé, par des devoirs impérieux de tous les jours, du plaisir de se mesurer avec les grands problèmes dont la solution exige des années d’efforts continus et persévérants, Carnot choisit ces questions difficiles, mais circonscrites, qui peuvent être prises, abandonnées et reprises à bâtons rompus ; qu’un esprit élevé et susceptible d’une forte contention développe et approfondit, sans papier, sans crayon, à la promenade, au milieu des agitations de la foule, pendant les gaietés d’un repas et les insomnies d’une nuit laborieuse ; il dirigea enfin ses méditations vers la métaphysique du calcul. Aujourd’hui de telles recherches seraient, je le crains, peu goûtées ; cependant, qu’on se reporte aux époques où les études mathématiques firent graduellement surgir tant de natures diverses de quantités, et l’on verra toutes les appréhensions qu’elles inspirèrent à des esprits rigides, et l’on reconnaîtra que, sur beaucoup de points, c’est l’habitude plutôt que la vraie science qui nous a rendus plus hardis.

Parmi les quantités que j’ai entendu désigner, les irrationnelles se présentèrent d’abord. Les anciens évitèrent de s’en servir avec un soin scrupuleux ; les modernes eussent bien désiré aussi n’en point faire usage ; mais elles vainquirent par leur foule, dit l’ingénieux auteur de la Géométrie de l’infini.

Aux quantités qui n’étaient pas numériquement assignables succédèrent les quantités impossibles, les quantités imaginaires, véritables symboles dont on essaierait vainement de donner, je ne dis pas des valeurs exactes, mais encore de simples approximations. Ces imaginaires, on les combine néanmoins aujourd’hui sans scrupule, par addition, par soustraction ; on les multiplie, on les divise les unes par les autres comme des quantités réelles ; en fin de compte, les imaginaires disparaissent quelquefois au milieu des transformations qu’elles subissent et le résultat est alors tenu pour tout aussi certain que si l’on y était arrivé sans le secours de ces hiéroglyphes de l’algèbre. Il faut l’avouer, mille et mille applications du calcul justifient cette confiance et cependant peu de géomètres manquent de se prévaloir de l’absence d’imaginaires dans les démonstrations où ils sont parvenus à les éviter.

L’infini fit irruption pour la première fois, dans la géométrie, le jour où Archimède détermina le rapport approché du diamètre à la circonférence par une assimilation du cercle à un polygone circonscrit d’une infinité de côtés. Bonaventure Cavalieri alla ensuite beaucoup plus loin ; diverses considérations l’amenèrent à distinguer des infiniment grands de plusieurs ordres, des quantités infinies, qui cependant étaient infiniment plus petites que d’autres quantités. Doit-on s’étonner qu’en présence de ces résultats, et malgré sa vive prédilection pour des combinaisons qui l’avaient conduit à de véritables découvertes, l’ingénieux auteur italien se soit écrié dans le style de l’époque : Voilà des difficultés dont les armes d’Achille elles mêmes n’auront pas raison !

Les infiniment petits s’étaient eux, glissés dans la géométrie, même avant les infiniment grands, et non pas seulement pour faciliter, pour abréger telle ou telle démonstration, mais comme le résultat immédiat et nécessaire de certaines propriétés élémentaires des courbes.

Étudions, en effet, les propriétés de la plus simple de toutes, de la circonférence de cercle ; et par là, nous n’entendrons pas cette courbe rugueuse, grossière que nous parviendrions à tracer à l’aide de nos compas, de nos tire-lignes les mieux affilés, mais bien la circonférence de cercle douée d’une perfection idéale, mais bien une courbe sans épaisseur, sans aspérités d’aucune nature. À cette courbe, menons par la pensée une tangente. Dans le point unique où la tangente et la courbe se toucheront, elles formeront un angle qu’on a appelé l’angle de contingence. Cet angle, dès l’origine des sciences mathématiques, a été l’objet des plus sérieuses réflexions des géomètres. Depuis deux mille ans, il est rigoureusement démontré qu’aucune ligne droite, partant du sommet de l’angle de contingence, ne saurait être comprise entre ses deux côtés, qu’elle ne saurait passer entre la courbe et la tangente. Eh bien, je le demande : l’angle dans lequel une ligne droite infiniment déliée ne pourrait pas s’introduire, ne pourrait pas s’insinuer, qu’est-ce autre chose, si ce n’est un infiniment petit ?

L’angle de contingence infiniment petit, où aucune ligne droite ne saurait être intercalée, peut cependant comprendre entre ses deux côtés des milliards de circonférences de cercle, toutes plus grandes que la première. Cette vérité est établie sur des raisonnements d’une évidence incontestable et incontestée. Voilà donc, au cœur même de la géométrie élémentaire, un infiniment petit, et, ce qui est encore plus incompréhensible, un infiniment petit susceptible d’être fractionné tant qu’on veut ! L’intelligence humaine était humiliée, abîmée devant de pareils résultats ; mais enfin c’étaient des résultats, et elle se soumettait.

Les infiniment petits que Leibnitz introduisit dans son calcul différentiel excitèrent plus de scrupules. Ce grand géomètre en distinguait de plusieurs ordres : ceux du second était négligeables à côté des infiniment petits du premier ; à leur tour, les infiniment petits du premier ordre disparaissaient devant les quantités finies. À chaque transformation des formules, on pouvait, d’après cette hiérarchie, se débarrasser de nouvelles quantités ; et cependant il fallait croire, il fallait admettre que les résultats définitifs avaient une exactitude rigoureuse ; que le calcul infinitésimal n’était pas une simple méthode d’approximation. Telle fut, tout bien considéré, l’origine de l’opposition vive et tenace que le nouveau calcul souleva à sa naissance ; telle était aussi la difficulté qu’un homme également célèbre comme géomètre et comme théologien, que l’évêque de Cloyne, Berkeley, avait en vue, lorsqu’il criait aux incrédules en matière de religion : « Voyez les mathématiques : n’admettent-elles pas des mystères plus incompréhensibles que ceux de la foi ? »

Ces mystères n’existent plus aujourd’hui pour ceux qui veulent s’initier à la connaissance des méthodes dont se compose le calcul différentiel dans la théorie des fluxions de Newton, dans un Mémoire où d’Alembert met en usage la considération des limites vers lesquelles convergent les rapports des différences finies des fonctions, ou enfin dans la Théorie des fonctions analytiques de Lagrange. Toutefois, la marche leibnitzienne a prévalu, parce qu’elle est plus simple, plus facile à retenir, et qu’elle se prête beaucoup mieux aux applications. Il est donc important de l’étudier en elle-même, de pénétrer dans son essence, de s’assurer de la parfaite exactitude des règles qu’elle fournit, sans avoir besoin de les corroborer par les résultats du calcul fluxionnel, du calcul des limites ou de celui des fonctions. Cette tâche, je veux dire la recherche du véritable esprit de l’analyse différentielle, forme le principal objet du livre que Carnot publia en 1799 sous le titre modeste de : Réflexions sur la métaphysique du calcul infinitésimal. J’ose affirmer que les auteurs, d’ailleurs si estimables, des meilleurs traités de calcul différentiel n’ont pas encore assez puisé dans l’ouvrage de notre confrère. Les avantages qui doivent résulter de l’introduction immédiate, dans les formules, de quantités infiniment petites ou élémentaires ; les considérations à l’aide desquelles on peut prouver qu’en négligeant plus tard ces quantités, le calculateur n’en arrive pas moins à des résultats d’une exactitude mathématique, par l’effet de certaines compensations d’erreurs ; enfin, pour le dire en deux mots, les traits fondamentaux et caractéristiques de la méthode leibnitzienne, Carnot les analyse avec une clarté, une sûreté de jugement et une finesse d’aperçus qu’on chercherait vainement ailleurs, quoique la question ait été l’objet des réflexions et des recherches des plus grands géomètres de l’Europe.