Carnot (Arago)/17

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Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences1 (p. 599-608).
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CARNOT INVENTEUR D’UN NOUVEAU SYSTÈME DE FORTIFICATIONS.


Il y aurait dans cette biographie une lacune qui deviendrait l’objet de vos justes critiques si, malgré tant de points de vue différents sous lesquels j’ai déjà envisagé l’imposante figure de Carnot, je négligeais de vous parler de l’ingénieur militaire, de l’inventeur d’un nouveau système de fortifications.

Vous vous rappelez sans doute les vifs débats que Carnot eut à soutenir, dès son entrée dans la carrière militaire, avec les chefs de l’arme à laquelle il appartenait. Un caractère droit et inflexible lui faisait déjà repousser le joug pesant de l’esprit de corps. L’âge mûr ne démentit pas un si honorable début. Carnot trouva aussi dans sa raison élevée le secret de se soustraire aux préoccupations, quelquefois passablement burlesques, des hommes trop exclusivement livrés à une spécialité. Les officiers du génie eux-mêmes n’ont pas toujours échappé à de semblables travers. Eux aussi poussent quelquefois jusqu’à l’exagération les conséquences d’un excellent principe. On en a vu, je suis du moins certain de l’avoir entendu dire, on en a vu qui ne parcourent pas une vallée, qui ne gravissent pas une colline, qui ne franchissent pas un pli de terrain sans former le projet d’y établir une grande fortification, un château crénelé, ou une simple redoute. La pensée qu’avec la facilité actuelle des communications, chaque point du territoire peut devenir un champ de bataille les obsède sans cesse ; c’est pour cela qu’ils s’opposent à l’ouverture des routes, à la construction des ponts, au défrichement des bois, au desséchement des marais. Les places de guerre ne leur paraissent jamais complètes ; chaque année, ils ajoutent de nouvelles et dispendieuses constructions à celles que les siècles y avaient déjà entassées ; l’ennemi aurait, sans aucun doute, beaucoup à faire pour franchir tous les défilés étroits et sinueux, toutes les portes crénelées, tous les ponts-levis, toutes les palissades, toutes les écluses destinées aux manœuvres d’eau, tous les remparts, toutes les demi-lunes que réunissent les forteresses modernes ; mais en attendant un ennemi qui ne se présentera peut-être jamais, les habitants d’une cinquantaine de grandes villes sont privés de génération en génération, de certains agréments, de certaines commodités qui rendent la vie plus douce et dont on jouit librement dans le plus obscur village.

Au reste, ce n’est pas de ma bouche que sortiront jamais de rudes paroles de blâme contre des préoccupations, si même préoccupations il y a, qui seraient inspirées par le plus noble des sentiments, par l’amour de l’indépendance nationale ; en toutes choses cependant il faut une certaine mesure ; l’économie poussée à l’extrême, n’est-ce pas la hideuse avarice ? La fierté ne dégénère-t-elle point en orgueil ; la politesse en afféterie ; la franchise en rudesse ? C’est en pesant dans une balance exacte le bien et le mal attachés à toutes les créations humaines, qu’on se maintient dans la route de la vraie sagesse ; c’est ainsi que malgré l’empire de l’exemple et de l’habitude, que malgré l’influence, ordinairement si puissante de l’uniforme, l’officier du génie Carnot étudia toujours les graves problèmes de fortification.

En 1788, des militaires français, enthousiastes jusqu’au délire des campagnes du grand Frédéric, proclament hautement la parfaite inutilité des places fortes. Le gouvernement paraît souscrire à cette étrange opinion ; il n’ordonne pas encore la démolition de tant d’antiques et glorieuses murailles ; mais il les laisse tomber d’elles-mêmes. Carnot résiste à l’entraînement général, et fait remettre à M. de Brienne, ministre de la guerre, un Mémoire où la question est examinée sous toutes ses faces avec une hardiesse de pensée, avec une ardeur de patriotisme, d’autant plus dignes de remarque que les exemples en étaient alors devenus fort rares. Il montre que dans une guerre défensive, la seule qu’il conseille, la seule qu’il croie légitime, nos forteresses du Nord pouvaient tenir lieu de plus de cent mille hommes de troupes réglées ; qu’un royaume entouré de nations rivales est toujours dans un état précaire quand il n’a que des troupes sans forteresses. Abordant enfin la question financière, Carnot affirme (ce résultat, j’en suis convaincu, étonnera mon auditoire comme il m’a étonné moi-même), Carnot affirme à plusieurs reprises que, loin d’être un gouffre où tous les trésors de l’État allaient sans cesse s’engloutir, les nombreuses forteresses du royaume, depuis l’origine de la monarchie, depuis la fondation des plus anciennes, n’ont pas autant coûté que la seule cavalerie de l’armée française en vingt-six ans ; et veuillez le remarquer, à la date du Mémoire de Carnot, vingt-six ans s’étaient précisément écoulés sans que notre cavalerie eût tiré l’épée.

Eh bien, Messieurs, devenu membre de l’Assemblée législative, l’ardent avocat des places proposa, non pas, quoi qu’on en ait dit, la destruction complète des fortifications spéciales indépendantes adossées à ces places, et qu’on appelle des citadelles, mais seulement la démolition de ceux de leurs remparts qui jadis les isolaient. Sans doute la certitude qu’il existe un lieu de retraite assurée doit, en temps de siége, exciter les soldats à prolonger la défense, à courir la chance hasardeuse des assauts ; mais, à côté de cet avantage, les citadelles s’offraient à l’esprit comme de véritables bastilles dont les garnisons pouvaient foudroyer les villes, les rançonner, les soumettre à tous leurs caprices. Dans l’âme éminemment citoyenne de Carnot, cette considération prévalut. L’officier du génie proscrivit les citadelles, et malgré de bruyantes clameurs, son opinion consciencieuse a prévalu.

Il n’en est pas tout à fait de même des nouveaux systèmes de fortifications et de défense imaginés par notre confrère. Ils n’ont fait jusqu’ici de prosélytes que parmi les étrangers. Est-ce à tort, est-ce à bon droit que nos plus habiles officiers les repoussent ? Dieu me garde de trancher une pareille question. Tout ce que je pourrai entreprendre, ce sera d’indiquer en quoi elle consiste, et même, pour être compris, je serai obligé de faire un nouvel appel à votre bienveillante attention.

Les plus anciennes fortifications, les premiers remparts, furent de simples murailles plus ou moins épaisses formant autour des villes, des enceintes continues percées d’un petit nombre de portes pour l’entrée et pour la sortie des habitants. Afin que leur escalade devînt difficile, ces remparts étaient très-élevés du côté de la campagne ; d’ailleurs un fossé susceptible d’être inondé les en séparait ordinairement.

Les remparts même, dans leur partie la plus haute, avaient une certaine largeur. C’était là que les populations des villes se portaient en cas d’attaque ; c’était de là que, cachées en partie derrière un petit mur appelé aujourd’hui parapet, elles faisaient tomber une grêle de traits sur les assaillants. Les plus timides avaient même la facilité de ne viser l’ennemi qu’à travers des ouvertures étroites, qui figurent encore dans les fortifications modernes sous le nom de meurtrières ou de créneaux.

L’assiégeant ne commençait à devenir vraiment redoutable qu’à partir du moment où, parvenu au pied des remparts, il pouvait, à l’aide de toutes sortes d’outils, d’engins ou de machines, en saper les fondations. Agir alors vivement et à volonté contre lui était donc pour l’assiégé la condition indispensable d’une bonne défense. Or, qu’on se figure un soldat placé au sommet d’un mur ; évidemment, il n’en apercevra le pied qu’en se penchant en avant, qu’en mettant presque tout son corps à découvert, qu’en perdant les avantages que lui assurait le parapet à l’abri duquel il n’aurait pu sans cela lancer ses traits, qu’en s’exposant aux coups assurés de l’adversaire qui le guettera d’en bas. Ajoutons que, dans cette position gênée, l’homme n’a ni force ni adresse. Pour remédier à quelques-uns de ces inconvénients, on couronna les murailles de ce genre de construction que les architectes appellent des encorbellements, et sur lesquels les parapets furent établis en saillie. Alors les vides, les ouvertures, ou, s’il faut employer l’expression technique, les mâchicoulis compris entre le parapet et le rempart, devinrent un moyen de faire tomber des pierres, des matières enflammées, etc., sur ceux qui voudraient saper les murs ou tenter l’escalade.

Frapper sans relâche l’ennemi quand il arrive au pied du rempart d’une ville est sans doute excellent ; l’empêcher d’avancer jusque-là serait encore mieux. On approcha de ce mieux, sans toutefois l’atteindre complètement, en construisant, de distance en distance, le long de la muraille de la ville, de grosses tours rondes ou polygonales formant de fortes saillies. Si l’on se transporte par la pensée derrière le parapet des plates-formes dont ces tours étaient couronnées, il sera facile de reconnaître que sans se pencher en avant, que sans avoir besoin de trop se découvrir, qu’en s’exposant beaucoup moins que les assaillants, la garnison de chaque tour pouvait apercevoir la tour voisine depuis la base jusqu’au sommet, et de plus une certaine partie du mur d’enceinte. De cette partie du mur, qu’on appelle aujourd’hui la courtine, une moitié au moins était visible jusqu’au pied par la garnison de la tour de droite, et l’autre moitié par la garnison de la tour de gauche ; de sorte qu’il n’y avait plus une seule partie du mur dont l’assiégeant pût aborder le pied sans s’exposer aux coups directs de l’assiégé. C’est en cela que consiste ce qu’on a appelé le flanquement.

L’invention de la poudre à canon apporta des modifications profondes au système de fortifications au point de vue de l’attaque et de la défense. À l’aide de cette invention et de celle des bouches à feu, qui en fut la conséquence, l’assiégeant aurait pu faire brèche au rempart à coups de canon, et de fort loin. D’un autre côté, l’assiégé aurait eu les moyens d’atteindre l’assiégeant longtemps avant qu’il fût parvenu, par ses cheminements, aux murs d’enceinte. On adossa alors à ces murs de vastes remblais sur lesquels l’artillerie du plus gros calibre pût se mouvoir librement. De là, la nécessité de donner au mur destiné à supporter la poussée de toutes ces terres accumulées d’énormes et dispendieuses épaisseurs. On garantit en même temps les pieds des remparts de la vue de la campagne par des remblais artistement ménagés et se mariant avec les plis naturels du terrain. En défilant ainsi les remparts, on enlevait à l’assiégeant la possibilité de faire brèche de très-loin ; on le mettait dans l’obligation de s’approcher beaucoup du corps de place, afin que le feu de son artillerie pût s’ouvrir avec efficacité contre les revêtements chargés de l’artillerie de l’assiégé.

On raconte que Soliman II tenait conseil avec ses généraux sur la manière de faire le siége de Rhodes. L’un d’entre eux, homme d’expérience, expliquait les difficultés de l’entreprise. Le sultan, pour toute réponse, lui dit : « Avance jusqu’à moi, mais songe bien que si tu poses seulement la pointe du pied sur le tapis au milieu duquel tu me vois assis, ta tête tombera. » Après quelque hésitation, le général ottoman s’avisa de soulever la redoutable draperie et de la rouler sur elle-même à mesure qu’il avançait. Il parvint ainsi, sain et sauf jusqu’à son maître. « Je n’ai plus rien à t’apprendre, s’écria ce dernier : tu connais maintenant l’art des siéges. » Telle est, en effet, l’image fidèle des premiers mouvements de celui qui veut s’emparer d’une place de guerre par une attaque en règle. Le terrain est le tapis du sultan. Il y va de sa vie s’il s’y présente à découvert ; mais qu’il fouille le terrain, qu’il amoncelle ses déblais devant lui ; qu’il roule sans cesse, en avançant, quelque peu du tapis ; et derrière cet abri mobile, les assiégeants, conduisant avec eux une puissante artillerie, s’approchent en force et en très-peu de temps des remparts des places, sans être vus de l’assiégé.

Au fond, le problème de la fortification peut être considéré comme un cas particulier de la théorie géométrique des polygones étoilés. Cet ensemble, en apparence inextricable, d’angles saillants, d’angles rentrants, de bastions, de courtines, de demi-lunes, de tenailles, etc., dont se composent les places de guerre modernes, est la solution de la question si ancienne du flanquement. On peut en quelques points varier la construction, mais le but est toujours le même. Les principes abstraits de l’art sont devenus clairs et évidents. Le corps illustre d’officiers qui, aujourd’hui, est en possession de les appliquer à la défense du pays, a eu le bon esprit de renoncer au mystère dont il s’entourait jadis, et qui lui a été si vivement reproché. La fortification s’enseigne comme toute autre science ; ses procédés sont empruntés à la géométrie la plus élémentaire ; un simple amateur peut se les rendre familiers en quelques leçons.

Remarquons maintenant que la fortification moderne a le défaut d’exiger des dépenses énormes. C’est ce défaut ruineux que Carnot voulut faire disparaître, en substituant à l’emploi des feux directs celui des feux courbes. Carnot forme l’enceinte de la place d’un mur simple non revêtu, avec escarpe et contrescarpe. Le mur peut ne pas avoir une forte épaisseur, puisqu’il n’a pas à résister à la poussée des terres destinées à porter de l’artillerie. Derrière ce mur, il place des mortiers, des obusiers, des pierriers, devant porter dans la campagne des feux courbes dont l’effet, suivant lui, doit être beaucoup plus meurtrier que celui des feux directs, et opposer au cheminement de l’ennemi des obstacles de plus en plus efficaces à mesure qu’il se rapproche. Le mur est défilé contre les feux directs de l’assiégeant par la contrescarpe en terre formant une des parois du fossé. Il semble donc que, pour faire brèche, il faudra, comme dans le système actuel des fortifications, venir couronner le chemin couvert, opération qui, suivant l’auteur, serait éminemment meurtrière pour l’assaillant. Ceci suppose qu’on ne peut faire brèche contre le mur de Carnot que de très-près et par le tir de plein fouet. Les expériences faites à l’étranger démentent, dit-on, cette hypothèse : en employant des feux courbes, on serait parvenu à faire brèche d’assez loin à l’aide de projectiles d’un très-gros calibre. La question n’est donc pas résolue ; la nouvelle voie ouverte par Carnot semble appeler un examen plus approfondi ; mais, dès ce moment, on doit applaudir à la tentative faite par notre illustre confrère pour rendre les moyens de défense aussi efficaces que les moyens d’attaque dus au génie de Vauban.