Carnot (Arago)/20

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Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences1 (p. 610-616).
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ÉVÉNEMENTS DE 1813.
CARNOT NOMMÉ AU COMMANDEMENT D’ANVERS.


Nous voici arrivés aux événements de 1813. Carnot n’avait pas assez de fortune pour s’abonner aux journaux. Tous les jours, à la même heure, nous le voyions arriver à la bibliothèque de l’Institut, s’approcher du feu, et lire avec une anxiété visible les nouvelles des progrès des ennemis. Le 24 janvier 1814, sa préoccupation nous parut plus vive encore que d’habitude ; il demanda du papier, et écrivit, au courant de la plume, une lettre dont vous entendrez la lecture avec intérêt :


« Sire,

« Aussi longtemps que le succès a couronné vos entreprises, je me suis abstenu d’offrir à Votre Majesté des services que je n’ai pas cru lui être agréables ; aujourd’hui, que la mauvaise fortune met votre constance à une grande épreuve, je ne balance plus à vous faire l’offre des faibles moyens qui me restent. C’est peu, sans doute, que l’offre d’un bras sexagénaire ; mais j’ai pensé que l’exemple d’un soldat dont les sentiments patriotiques sont connus pourrait rallier à vos aigles beaucoup de gens incertains sur le parti qu’ils doivent prendre, et qui peuvent se laisser persuader que ce serait servir leur pays que de les abandonner.

Il est encore temps pour vous, Sire, de conquérir une paix glorieuse, et de faire que l’amour du grand peuple vous soit rendu.

« Je suis, etc. »

Les détails que j’ai cru devoir vous donner sur les circonstances de la rédaction de cette lettre désabuseront, j’espère, ceux qui, accoutumés à concentrer toutes leurs affections sur la personne de Napoléon, virent dans les dernières paroles de Carnot une attaque cruelle et préparée de longue main du vieux démocrate contre celui qui avait confisqué la République à son profit. En vérité, Messieurs, il fallait être bien décidé à mettre les questions de personnes à la place de l’intérêt du pays, pour ne trouver qu’à blâmer dans l’offre de l’illustre sexagénaire d’aller défendre une forteresse, lorsque d’ailleurs, en fait de capitulations, il avait naguère résumé sa pensée dans ces belles paroles du fameux Blaise de Montluc au maréchal de Brissac : J’aimerais mieux être mort que de voir mon nom en pareilles écritures.

Carnot partit de Paris pour Anvers à la fin de janvier, sans même avoir vu l’Empereur. Il était temps, Messieurs ; le nouveau gouverneur n’atteignit la forteresse, le 2 février dans la matinée, qu’à travers les bivouacs de l’ennemi. Le bombardement de la ville, ou plutôt le bombardement de notre escadre, car il y avait des Anglais dans les assiégeants, commença dès le lendemain ; il dura toute la journée du 3, toute la journée du 4 et une partie du 6. Quinze cents bombes, huit cents boulets ordinaires, beaucoup de boulets rouges et de fusées, furent lancés sur nos vaisseaux. L’ennemi se retira ensuite : il avait suffi d’une expérience de trois jours pour lui donner la mesure du rude jouteur auquel il aurait affaire.

J’emprunte au journal du siége, tenu par M. Ransonnet, aide de camp de Carnot, quelques détails qui pourront intéresser, et qui montreront l’austérité du temps et du personnage.

Le 10 février, le nouveau gouverneur d’Anvers écrit au maire de la ville :

« Je suis très-étonné que la personne chargée de faire l’état des meubles et effets pour ma maison ne se soit pas bornée au strict nécessaire.

« Je désire aussi que les demandes de cette nature qui seront faites pour mon compte n’aient pas le caractère d’une réquisition forcée.

« Tous les effets détaillés sur la note ci-jointe sont inutiles. »

Les nécessités de la campagne de Belgique ayant suggéré à l’Empereur la pensée d’emprunter quelques troupes pour l’armée active à la garnison d’Anvers, Carnot écrivit au général en chef Maison une dépêche, en date du 27 mars, d’où j’extrais les passages suivants : »

« En obtempérant aux ordres de l’Empereur, je suis obligé de vous déclarer, Monsieur le général en chef, que ces ordres équivalent à celui de rendre la place d’Anvers… L’enceinte de cette place est immense, et il faudrait au moins quinze mille hommes de bonnes troupes pour la défendre. Comment Sa Majesté a-t-elle pu croire qu’avec trois mille marins, dont la plupart n’ont jamais vu le feu, je pourrais tenir la place d’Anvers et les huit forts qui en dépendent ?…

« Il ne reste donc plus ici à faire qu’à se déshonorer ou à mourir ; je vous prie de croire que nous sommes tous décidés à ce dernier parti…

« Je crois, Monsieur le général en chef, que si vous pouvez prendre sur vous de me laisser au moins la troupe de ligne et l’artillerie (il y avait à Anvers un détachement de la garde impériale), vous rendrez à Sa Majesté un très-grand service ; mais le tout sera prêt partir demain, si je ne reçois de vous un contre-ordre que j’attendrai avec la plus grande impatience et la plus grande anxiété. »

Outre la dépêche au général Maison je trouve à la même date une lettre au ministre de la guerre, le duc de Feltre ; j’y remarque le passage suivant :

« Quand j’ai offert à Sa Majesté de la servir, j’ai bien voulu lui sacrifier ma vie, mais non pas l’honneur. Vous savez, Monsieur le duc, que je ne suis pas dans l’usage de dissimuler la vérité, parce que je ne recherche point la faveur. La vérité est que l’état où vos ordres me réduisent est cent fois pire que la mort, parce que je n’ai de chances pour sauver le poste qui m’est confié que la lâcheté de mes ennemis. »

Bernadotte, ayant voulu détourner Carnot de la ligne de conduite qu’il s’était tracée, en reçut la réponse suivante :

10 avril 1814.
« Prince,

« C’est au nom du gouvernement français que je commande dans la place d’Anvers. Lui seul a le droit de fixer le terme de mes fonctions : aussitôt que le gouvernement sera définitivement et incontestablement établi sur ses nouvelles bases, je m’empresserai d’exécuter ses ordres. Cette résolution ne peut manquer d’obtenir l’approbation d’un prince né Français, et qui connaît si bien les lois que l’honneur prescrit. »


Après les événements de Paris, après la constitution d’un gouvernement provisoire, le ministre de la guerre, Dupont, envoya à Anvers un de ses aides de camp. Voici la lettre que Carnot lui écrivit à cette occasion :


15 avril 1814.

« Il faut le dire, monsieur le comte, l’envoi que vous m’avez fait d’un aide de camp portant la cocarde blanche est une calamité : les uns ont voulu l’arborer sur-le-champ, les autres ont juré de défendre Bonaparte ; une lutte sanglante en eût été le résultat immédiat dans la place même d’Anvers, si, sur l’avis de mon conseil, je n’eusse pris le parti de différer mon adhésion et celle de toute la force armée… On veut donc la guerre civile ; on veut donc que l’ennemi se rende maître de toutes nos places ; et parce que la ville de Paris a été forcée de recevoir la loi du vainqueur, il faut donc que toute la France la reçoive ! Il est évident que le gouvernement provisoire ne fait que transmettre les ordres de l’empereur de Russie. Qui nous absoudra jamais d’avoir obéi à de pareils ordres ? Quoi ! vous ne nous permettez pas seulement de sauver notre honneur ; vous devenez vous-même fauteur de la désertion, provocateur de la plus monstrueuse anarchie ! Les leçons de 1792 et de 1793 sont perdues pour les nouveaux chefs de l’État. Ils cherchent à surprendre notre adhésion en nous affirmant que Napoléon vient d’abdiquer, et aujourd’hui ils nous disent le contraire. Après nous avoir donné un tyran au lieu de l’anarchie, ils mettent l’anarchie à la place du tyran. Quand verrons-nous la fin de ces cruelles oscillations ? Paris ne jouit que d’un calme momentané ; calme perfide qui nous présage les plus horribles tempêtes. Ô jours d’affliction et de flétrissure, heureux sont ceux qui ne vous ont pas vus ! »


Les sentiments que Carnot avait su inspirer à la population d’Anvers sont connus du monde entier. Je ne puis résister cependant au plaisir de citer au moins quelques mots d’une lettre qui lui fut remise le jour où il partit pour Paris, après en avoir reçu ordre du gouvernement des Bourbons de la branche aînée, remontée sur le trône. Les autorités et les habitants du faubourg de Borgerhout, dont la destruction avait été résolue, et qu’il crut pouvoir conserver sans nuire à la défense, lui disaient :

« Vous allez nous quitter ; nous en éprouvons un chagrin mortel ; nous voudrions vous posséder encore quelques minutes ; nous sollicitons cette grâce insigne avec la plus vive instance… Les habitants de Saint-Willebrord et de Borgerhout demandent, pour la personne qui sera chargée de les administrer, la permission de s’informer, une fois l’année, de la santé du général Carnot… Nous ne vous reverrons peut-être jamais. Si le général Carnot se faisait peindre un jour, et qu’il daignât faire faire pour nous un double du tableau… ce précieux présent serait déposé dans l’église de Saint-Willebrord. »

Je ne commettrai pas la faute, Messieurs, d’affaiblir par un froid commentaire, des expressions si naïves, si touchantes !