Caro (E.). — Problèmes de morale sociale

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E. Caro : problèmes de morale sociale. 1 vol. in-8, Paris, Hachette. 1876.

Le livre de M. Caro est un livre de doctrine et de polémique, de polémique surtout. Sans renoncer à fortifier par des arguments positifs la morale spiritualiste, l’auteur se complaît dans l’examen et la discussion des doctrines contraires et des systèmes nouveaux ; il aime à les dévoiler, à les poursuivre dans la fragilité de leurs principes, dans la témérité de leurs conséquences ; il défend sa cause, en attaquant celle des autres. Le premier mérite d’une œuvre ainsi conçue est de nous mettre au courant des controverses contemporaines, en nous présentant par des expositions loyales et de fines réfutations le tableau à peu près complet des doctrines morales de notre temps, en nous jetant au milieu de cette mêlée confuse, où les hypothèses luttent contre les hypothèses, et où l’auteur intervient à son tour, pour assurer, s’il le peut, la victoire à la vieille morale rationnelle du droit et du devoir.

Une inspiration commune, plutôt qu’un enchaînement rigoureux des chapitres, fait l’unité du livre que nous examinons. Il n’est pas difficile cependant de démêler la loi d’après laquelle M. Caro a su habilement grouper les diverses parties de son travail. La morale intuitive a des alliés inconsidérés ou imprudents, qui la compromettent ; elle a aussi des ennemis déclarés, qui la nient ; de sorte qu’il est nécessaire de rappeler aux uns l’insuffisance de leur tentative, de prouver aux autres la fausseté de leur négation. De là les premiers chapitres consacrés, soit aux rationalistes inconséquents de la Morale Indépendante, soit aux empiriques avoués du positivisme, de l’école de l’évolution ou de l’école utilitaire. Après cette vive attaque dirigée contre les équivoques ou les erreurs morales, M. Caro a pensé avec raison qu’il était nécessaire de placer une exposition didactique des vrais principes du droit naturel : c’est ce qu’il a fait dans un chapitre de pure doctrine, où il présente sous son plus beau jour, en la rajeunissant par le détail, la théorie de la personnalité humaine, libre dans ses actes et responsable dans son choix. Nous touchons ici le point culminant de l’œuvre. On peut regretter que M. Caro n’ait pas cru devoir s’y arrêter plus longtemps. Mais il reprend aussitôt son rôle de critique, et la seconde moitié de l’ouvrage est remplie, comme la première, par la discussion des systèmes. Seulement il ne s’agit plus, comme tout à l’heure, des origines et des fondements de la morale : le débat porte sur les conséquences et les applications pratiques, particulièrement sur le droit de punir, et sur les métamorphoses de l’idée du progrès.

Revenons avec quelques détails sur les points essentiels abordés dans les Problèmes de morale sociale.

La réfutation de la Morale Indépendante est une des parties les plus fortes de l’œuvre. M. Caro analyse les causes qui ont fait à la nouvelle école une popularité supérieure à son mérite. Dans un temps où la métaphysique traverse une crise redoutable — crise suprême aux yeux de beaucoup d’esprits — il était naturel qu’on écoulât avec faveur la voix de philosophes honnêtes et convaincus, qui prenaient l’engagement de maintenir debout les lois de la morale sur les ruines de la vieille philosophie. On ne recherchait pas si ces promesses pouvaient être logiquement tenues : on ne regardait pas aux moyens : on considérait le but qui séduisait et charmait, puisqu’il donnait satisfaction à la fois à un instinct éternel de lame humaine, le besoin d’une règle de conduite et d’une autorité morale, et à une tendance marquée de notre temps, le désir de se passer de la métaphysique. Plein de respect pour les intentions des moralistes de l’École Indépendante, M. Caro critique seulement les inconséquences logiques d’un système qui voudrait conserver tout ce que la morale intuitive ou rationnelle contient de leçons et de préceptes, tout en se débarrassant des principes qui seuls peuvent les justifier et les autoriser. C’est une chimère analogue à celle que poursuivent en politique les utopistes qui veulent tout ensemble maintenir l’ordre et supprimer l’autorité.

M. Caro distingue dans les doctrines de M. Massol et de ses amis des vérités qui ne sont pas nouvelles, telles que l’idée d’une morale philosophique, indépendante de toute révélation ; et des nouveautés contestables ou fausses : la prétention de constituer la morale sur un fait empirique, sur deux faits tout au plus, qui seraient le sentiment de notre liberté et la conscience de son inviolabilité. C’est là, à vrai dire, l’originalité la plus claire de la Morale Indépendante. Sur ce point M. Caro lui conteste avec raison le droit de se réclamer du témoignage de Kant, comme elle l’a essayé quelquefois. Kant n’est-il pas le plus rationaliste des moralistes, puisqu’il subordonne les actions humaines à des lois impératives et absolues, que la raison pratique rattache ensuite à Dieu comme autant de commandements divins ? Sans doute, d’après Kant, la volonté est autonome : elle se commande à elle-même, mais elle ne le peut précisément que parce que l’esprit s’élève par delà la conscience empirique, à la conception d’une volonté rationnelle, volonté idéale qui a sa réalité propre en dehors de nous. Ce n’est donc pas de Kant, c’est de Proudhon, selon M, Caro, que relève la Morale Indépendante. Proudhon, en effet, en écartant de la morale « tout protectorat transcendantal, » en définissant la justice : « la liberté qui se salue de personne à personne, » Proudhon a essayé d’arrêter à un fait purement humain et exclusivement empirique l’origine du droit et du devoir.

Que cette prétention est illégitime, qu’il faut faire un choix entre la négation de la morale et la morale rationnelle, qu’on doit se résigner à être métaphysicien ou à ne pas être moraliste, c’est ce que M. Caro montre avec force, en prouvant à ses adversaires ou bien qu’ils sont métaphysiciens sans le savoir, ou bien que leurs préceptes moraux ne reposent sur aucun fondement solide. Quand on proclame, en effet, l’inviolabilité de la liberté, tout en se flattant de ne pas sortir de la région des faits, il est certain que l’on commet une confusion. L’obligation de respecter la liberté n’est ni un fait, ni une loi empirique. Elle est une loi rationnelle, ou elle n’est pas. On ne risque donc pas d’être un faux prophète quand on prédit aux moralistes de l’École Indépendante qu’ils sont destinés soit à aboutir au scepticisme moral, soit à revenir prendre rang parmi les disciples de Kant. La Morale Indépendante est une construction louable, mais fragile ; c’est un abri provisoire, à l’usage de gens qui, ayant vu démolir le vieil édifice philosophique et ne voulant pas le reconstruire avec les mêmes matériaux, ne peuvent cependant se résigner à coucher à la belle étoile.

Le chapitre où M. Caro dénonce l’insuffisance et les lacunes du système est un modèle de discussion loyale et ferme. L’auteur y établit qu’en dehors de la morale rationnelle il n’y a plus, pour fonder l’inébranlable respect dû à la loi, que des bases précaires, et d’autre part que l’ensemble des prescriptions morales ne saurait être renfermé dans un principe aussi étroit que l’inviolabilité de la personne. Les parties les plus hautes de la vertu, telles que le perfectionnement individuel et la charité sociale, restent nécessairement en dehors. Ici M. Caro prévoit toutes les difficultés et épuise véritablement le sujet. Il n’en est pas tout à fait de même du chapitre où dans une revue rapide il fait défiler devant nous les doctrines de MM. Buchner, Littré, Darwin et Stuart-Mill. Sur tous ces points la réfutation nous paraît un peu brève. L’auteur se contente de confronter avec l’ancien idéal les réalités nouvelles. Est-ce suffisamment réfuter Darwin que lui montrer qu’entre ses affirmations et les vieilles croyances de l’humanité il y a un écart considérable ? D’un autre côté il y a peut-être quelques vérités bonnes à recueillir dans les systèmes que M. Caro repousse absolument. Ne faut-il point, par exemple, accorder quelque chose à l’opinion qui considère les notions morales comme le résultat d’une lente évolution intellectuelle ? Les philologues n’admettent plus pour le langage une révélation primitive et immédiate : les moralistes ne doivent-ils pas suivre leur exemple ? On ne compromet nullement l’autorité des principes moraux en reconnaissant que l’humanité ne s’y est élevée que peu à peu. Peu importe que leur apparition historique soit d’une date récente. L’essentiel, c’est que la raison développée les conçoive et les formule. Alors même qu’elles ne correspondraient pas à des objets réels, ces notions idéales auraient une réalité à nos yeux par cela seul que les nobles âmes y croient, et que de généreuses vies se dévouent pour elles. Penser le bien, n’est-ce pas en quelque sorte le créer ?

Nous craignons aussi que M. Caro ne soit trop sévère pour la belle théorie de M. Littré sur les rapports de la justice et de la vérité. « Des deux côtés l’assentiment est commandé : ici il s’appelle démonstration, là il s’appelle devoir. » Que peut-on trouver à reprendre à cette admirable formule ? Faut-il décourager la morale dans ses prétentions à devenir une science ? Rationnelle dans son principe, pourquoi ne le serait-elle pas dans ses applications ? M. Caro oppose complaisamment la rigueur inflexible des conclusions de la géométrie aux incertitudes de la conscience morale : il fait valoir ces circonstances délicates, où il est difficile à l’homme de découvrir son devoir. Mais la diversité des interprétations humaines ne peut altérer, à ce qu’il nous semble, le texte immuable de la loi naturelle. L’homme a beau hésiter entre diverses conduites : cela n’empêche pas qu’il n’y a qu’une bonne conduite à tenir, et pourquoi désespérer de la connaître ? Pour ne pas être toujours aperçue, la vérité morale n’en existe pas moins, et il appartient à la science de la déterminer.

L’idée du progrès, l’histoire de ses origines et de ses transformations, l’examen des théories qui le considèrent comme la loi des sociétés humaines ; l’appréciation exacte des limites qui s’imposent au progrès, soit dans l’ordre des institutions politiques, soit dans le domaine de la science, de la morale et de l’art, tel est le vaste et beau sujet auquel M. Caro a consacré la dernière partie de son livre. Avouons-le, malgré l’ampleur des développements, c’est trop peu même de cent et quelques pages pour traiter à fond de telles questions. Aussi l’auteur pose-t-il avec éclat les problèmes plus qu’il n’a le temps de les approfondir.

Après avoir salué chez Bacon et chez Pascal le premier éveil de l’idée du progrès, M. Caro nous montre comment elle a pris pleine possession d’elle-même dans l’esprit ferme et modéré de Turgot, avant de s’exalter jusqu’à d’hyperboliques chimères dans l’âme enthousiaste de Condorcet ; comment, de notre temps, des positivistes tels que MM. Comte, Littré, Buckle et Bagehot, s’en sont emparé, pour interpréter, au gré de leurs doctrines, la marche de l’histoire et la destinée de l’homme ; comment enfin avec M. Spencer l’idée du progrès est devenue l’idée de révolution, appliquée, dans de hardies hypothèses, non plus seulement au mouvement des sociétés humaines une fois constituées, mais à l’origine même de l’homme et de l’univers entier.

La pensée maîtresse, si je puis dire, qui dirige M. Caro dans la discussion de ces divers essais de philosophie historique, c’est un vif sentiment de la liberté humaine, qu’il se plaint, non sans raison, de voir sacrifier par des systèmes très-dissemblables sur plusieurs points, mais auxquels leurs tendances fatalistes donnent une physionomie commune. Que ce soit Auguste Comte, avec la doctrine célèbre des trois états, l’état théologique, l’état métaphysique, l’état positif, ou M. Littré avec les quatre degrés successifs du développement individuel et social, le besoin, le sentiment affectif et moral, le sens du beau, la recherche scientifique ; qu’il s’agisse de la théorie profonde de M. Buckle, ramenant tous les changements humains à une double influence, l’action de la nature sur l’esprit, l’action de l’esprit sur la nature, ou enfin du darwinisme historique de M. Bagehot ; il n’en est pas moins vrai qu’avec une grande variété dans la forme de leurs conceptions tous ces penseurs se donnent la main pour imposer à l’humanité les lois d’un développement nécessaire et fatal, et pour écarter ce qui est aux yeux de M. Caro le fonds même de l’histoire : « le jeu des spontanéités libres, l’intervention des énergies héroïques et des inspirations sublimes, l’essor inattendu des initiatives qui coupent la série des phénomènes. »

Nous ne nous aviserons pas de dire que l’intervention de l’idée de liberté dans la philosophie de l’histoire soit inopportune. Qu’il nous soit permis cependant de remarquer que la discussion métaphysique du libre arbitre n’a en elle-même rien à démêler avec l’idée qu’il convient de se faire de la marche générale des événements. Les partisans les plus décidés du libre arbitre sont bien obligés d’accorder que la liberté humaine se meut dans des sphères tellement étroites qu’elle ne peut exercer une influence sérieuse sur la direction de l’histoire. Les statistiques ne prouvent-elles pas que malgré l’effort des libertés individuelles les actions humaines donnent à peu près toujours des résultats constants et identiques, les mêmes motifs sollicitant et déterminant les volontés ? De même que nos mouvements individuels dans un sens ou dans un autre n’empêchent pas le mouvement général de la terre qui nous porte, de même le jeu de nos libertés personnelles ne trouble pas la marche de l’humanité vers l’idéal qu’elle poursuit et qui la mène.

M. Caro est un sage ami du progrès. Il ne partage pas les illusions de ceux qui lui attribuent un avenir illimité, mais il sait le reconnaître partout où il existe, particulièrement en morale, malgré les dénégations absolues de M. Buckle et les réserves partielles de M. Bouillier. Peut-être se défie-t-il un peu trop du mouvement qui entraîne les sociétés modernes vers la démocratie. Le souvenir d’événements récents se mêle ici, par un retentissement douloureux, aux réflexions générales de M. Caro, et en explique les teintes sombres, le ton découragé. La démocratie ne peut que profiler d’ailleurs des avertissements sages que lui adresse, non pas précisément un adversaire, mais un conseiller légèrement pessimiste. Par exemple, c’est avec une finesse malicieuse que M. Caro reproche aux républicains de notre pays leur engouement irréfléchi pour la nouvelle philosophie positiviste. Ils l’ont accueillie avec enthousiasme, sans se douter que, par ses tendances fatalistes et sceptiques, elle était en pleine contradiction avec les principes de la Révolution Française. La déclaration des droits de l’homme, en effet, est un chapitre de métaphysique morale : et la nouvelle école nie toute métaphysique. Au fond des revendications démocratiques, il est facile de distinguer la croyance à la liberté, la croyance au droit : et la nouvelle école traite la liberté de chimère, réduit la conscience à une collection d’habitudes, et identifie le droit et la force. Il suffit de lire l’Introduction à la science sociale de M. Spencer, et l’Ancien régime de M. Taine pour mesurer l’erreur des démocrates qui vénèrent comme leurs maîtres des philosophes empiriques, adversaires décidés de toute révélation rationnelle et de tout principe immuable. On sait avec quelle vigueur de raisonnement, et nous ajouterons avec quelle verve de sophisme M. Spencer attaque quelques-unes des thèses les plus chères à l’esprit nouveau, par exemple l’efficacité de l’instruction. On sait aussi avec quel mépris des droits individuels, renouvelant les théories cruelles de la république de Platon, où la santé était un devoir, et la maladie un crime, M. Spencer condamne à disparaître de la société « tous ceux qui sont faibles de corps. » M. Caro proteste avec éloquence contre une philosophie étrange, qui sous un faux air de libéralisme est la plus rétrograde de toutes ; contre cet absolutisme d’un nouveau genre qui sacrifie la personne à un prétendu intérêt général, et qui repousse la charité comnle un attentat social, sous ce prétexte que la charité perpétue la faiblesse, la maladie et les infirmités !

M. Caro est resté fidèle à l’esprit, à la méthode de ses travaux antérieurs et, en écrivant les Problèmes de morale sociale, il a voulu, dans l’ordre des questions pratiques, donner comme un pendant au livre de l’Idée de Dieu.

Deux méthodes au moins (nous ne parlons que des plus saillantes) sont aujourd’hui en présence, dans la composition des écrits philosophiques : l’une que nous appellerions volontiers la méthode anglaise ; l’autre qui est restée en général, et qui avec quelques modifications restera sans doute la méthode française. Ceux qui emploient la première songent avant tout à recueillir des faits, à prodiguer les informations ; ils mettent à contribution tous les ordres de science, comme M. Spencer, ils explorent le monde entier, comme M. Darwin ; ils usent et ils abusent de l’hypothèse ; ils raisonnent à outrance, ils ne tiennent aucun compte des vieux sentiments de l’humanité ; ils préfèrent le paradoxe au préjugé : leurs livres sont comme des recueils impersonnels d’observations, comme de vastes entrepôts de faits et de conjectures. La méthode française est tout autre. Elle use sans doute du raisonnement, mais avec discrétion ; elle fait appel aux faits, mais avec mesure ; surtout elle jette dans la balance le poids des convictions personnelles exprimées avec force, avec chaleur ; elle se rattache à l’éloquence, non moins qu’à la science ; elle est un plaidoyer plus encore qu’une démonstration ; elle s’inspire des exemples de Platon, ce maître à la fois dans l’art de penser et dans l’art d’écrire, qui ne dédaignait ni d’orner la vérité, ni d’égayer le raisonnement, qui enfin mettait au service de ses croyances, non pas seulement une sèche nomenclature de faits, mais les forces réunies de sa raison et de son cœur. M. Caro appartient à cette dernière école. Nous ne songeons nullement à exalter ou à sacrifier l’une de ces méthodes aux dépens ou au profit de l’autre : nous croyons qu’elles ont toutes deux droit à l’existence. Peut-être les lois de la concurrence vitale assureront-elles un jour à l’une ou à l’autre la victoire définitive. Mais ce jour n’est pas encore venu, s’il doit jamais venir ; et en attendant, l’école Française, avec des interprètes éloquents tels que M. Caro, tient dignement sa place au milieu des controverses contemporaines.

G. Compayré.